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L'Année du Maghreb

Numéro II  (2005-2006)


Dossier : Femmes, famille et droit

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Ilhem Marzouki
La conquête de la banalisation par le
Code tunisien du statut personnel
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Référence électronique
Ilhem Marzouki, « La conquête de la banalisation par le Code tunisien du statut personnel »,  L'Année du Maghreb
[En ligne], II | 2005-2006, mis en ligne le 08 juillet 2010. URL : http://anneemaghreb.revues.org/91
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : CNRS Éditions


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La conquête de la banalisation par le Code tunisien du statut personnel 2

Ilhem Marzouki

La conquête de la banalisation par le Code


tunisien du statut personnel
Pagination de l'édition papier : p. 71-95

1 Nous n’avons pas fini d’entendre le leitmotiv consacré selon lequel les Tunisiennes bénéficient
d’une avancée juridique à nulle autre comparable dans le monde arabe. Ce couplet est
rituellement entonné par les autorités politiques et est repris en écho par ses principaux
destinataires à l’étranger, mais aussi à l’intérieur du pays. Il n’est jusqu’aux plus militantes
parmi les femmes qui concèdent en soulignant que l’on ne peut nier cette évidence.
2 Pourtant, demeure la question de savoir à quelle aune doit se mesurer cette réalité ? Ou en
d’autres termes, quelles sont les échelles de comparaison ? Peut-on continuer à extraire le statut
juridique des femmes de l’ensemble du procès historique engagé par les sociétés et établir des
parallèles en ignorant les contextes où les phénomènes s’insèrent ?
3 Si politiquement le procédé fait partie de la loi du genre, ce raccourci manque à toutes les règles
de la connaissance un tant soit peu critique. L’assertion selon laquelle le Code tunisien du statut
personnel (CSP) est en « avance » ne résiste, en réalité, à aucun des repères objectivement
délimités.
4 Considérons le paramètre diachronique. Le CSP date de 19561. À l’époque déjà, l’argument
selon lequel il était en « avance » par rapport à l’état de la société, et a fortiori à l’état des
femmes, était déjà souligné parmi les registres de sa promotion. C’est à la «  clairvoyance
et aux lumières de son promoteur », le président Bourguiba, qu’est exclusivement attribuée
l’adoption du Code. Quant aux femmes, elles sont ramenées à un rôle de mineures assignées à
une attitude de modération et de subordination, et obligées de faire la preuve qu’elles étaient
dignes de la confiance déposée en elles. Le bénéfice des droits et libertés accordé par les textes
est inversé au sens de la responsabilité et du devoir dus à la famille, à la société, au leader.
Quoique cette rhétorique ne soit plus à l’œuvre telle quelle, se reproduit toutefois la logique
selon laquelle les femmes sont redevables de leur émancipation à la volonté politique et, plus
précisément, à l’autorité politique.
5 À cinquante années de distance, est-il crédible de maintenir une même formulation des
choses ? Est-il concevable de considérer qu’en un demi-siècle les femmes, la société, n’aient
pas évolué et sont pareillement tributaires de l’État  ? Enfin, à admettre même une telle
hypothèse, est-il politiquement efficient d’induire l’idée que la « révolution » des mœurs et
des mentalités qu’a été la promulgation du CSP n’a produit aucun effet ni à court, ni à moyen
ni à long terme ?
6 D’un point de vue synchronique maintenant, l’antagonisme est patent entre ce même discours
politique et les pratiques institutionnelles. Ceci apparaît quant à la place occupée par les
femmes dans la sphère publique et, plus significativement pour ce qui nous concerne ici, quant
aux résistances opposées à toute réforme dans le fond de leur statut personnel.
7 S’agissant de la présence des femmes dans l’espace public, les études et rapports périodiques
démontrent, statistiques à l’appui, la congruité de la représentation féminine aux postes
de responsabilité politique ou professionnelle2. En concordance en cela avec la norme
internationale, la sur-représentation féminine ne s’impose que dans les filières universitaires
et les secteurs professionnels dévalués par le marché du travail. Cependant, au-delà de cette
donne quasi internationalement partagée, ce sont les violences à l’encontre des femmes qui
constituent l’indicateur le plus manifeste de la dualité évoquée. Car, outre les violences
domestiques dont les Tunisiennes ne sont pas plus épargnées que d’autres, celles parmi elles

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qui se distinguent par une participation active dans la vie publique sont la cible d’agressions
verbales «  spécifiques  » . C’est par un langage cherchant à porter atteinte à leur intégrité
physique et morale que les agents de l’ordre cherchent à les dissuader de toute existence
publique, les renvoyant vers une sexualisation porteuse de discorde et de désintégration. C’est
bien là le signe que l’équivalence femmes = sexualité = privé n’est guère rompue.
8 Au sein même de la sphère privée, et en dépit des mutations introduites par le CSP, le noyau
dur de la dépendance familiale des femmes est conservé. Les amendements de 1993 avaient
suscité un certain espoir de substituer la puissance de l’époux par l’autorité parentale. Ils se
sont résolus par une très symbolique suppression de la mention du devoir d’obéissance de
l’épouse (art. 23). Par contre, le monopole de chef de famille détenu par l’époux demeure
corollaire de l’inégalité successorale. Même si des aménagements mineurs ont été apportés
à cette matière par rapport au droit musulman, la règle de la double part pour l’homme a,
elle, été bien préservée. Ceci sous-entend que le revenu salarial des femmes, alors même qu’il
est grevé d’obligations vis-à-vis des membres de la famille, continue à être considéré comme
secondaire. Tandis que la conception nucléaire de la famille repose sur une autonomisation
de cette cellule grâce à la sédimentation du lien entre les unités du couple, par l’héritage,
les femmes tunisiennes sont désolidarisées de cette cellule et maintenues rattachées à la
conception traditionnelle de la famille.
9 Une campagne associative3, lancée en 1999, pour l’égalité dans l’héritage a été accueillie par
une fin de non recevoir officielle et ce, au nom des valeurs religieuses qui imprègnent la
société4.
10 Cette concomitance entre l’exhibition d’une image de femmes émancipées et le confinement
de cette émancipation au sein de limites étroitement contrôlées fait dire à plusieurs analystes
que l’État cultive un «  double langage  » fondé sur le clivage consommation externe/
consommation interne. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut considérer qu’il
s’agisse simplement de constructions discursives creuses mais plutôt que cela correspond à
des impératifs propres à la politique de l’État. Ainsi, le volet valorisation de l’affranchissement
des femmes est actualisé par l’avènement islamiste auquel on oppose souvent une société
acquise à la modernité dont les femmes seraient la meilleure vitrine. Quant au volet restriction
de cet affranchissement, il répond, entre autres, à une instrumentalisation en sens inverse de
la question « femmes » brandie cette fois-ci comme ressource de légitimité religieuse pour
le pouvoir.
11 Dans tous les cas de figure, il s’avère une « fluctuabilité », sinon une vacuité, qui affecte les
indicateurs de l’exceptionnalité du statut des Tunisiennes. En conséquence de quoi, il paraît
plus pertinent de s’adresser aux sujets de ce droit, à savoir les femmes elles-mêmes, en tant que
référent pour saisir leurs représentations subjectives quant à la valeur et à l’effectivité de ces
droits. À cette fin, une enquête sur « Les attentes subjectives des femmes » servira à illustrer
le propos5. Le point de vue de la subjectivité se veut être un point de vue qui tranche avec deux
types de paramètres habituellement intégrés dans l’évaluation de la situation des femmes6.
12 Le premier renvoie à l’évolution globale de la société ; point de vue que l’on pourrait qualifier
«  d’objectif  ». Au regard de cette approche, il ressort que la situation des femmes évolue
en corrélation avec le changement social et que l’urbanisation, la scolarisation, l’emploi, la
communication, etc., sont les leviers de cette évolution. Dans ce cas, on pourrait considérer
que celle-ci se fait quasiment indépendamment de la volonté des concernées, c’est-à-dire
indépendamment de leur constitution en tant qu’actrices de leur propre devenir.
13 Le second type de paramètre renvoie à l’enjeu que représente la place des femmes dans la
société ; point de vue que l’on pourrait qualifier d’« idéologique ». Dans cette optique, ce sont
les différents acteurs politiques et sociaux qui se disputent cet enjeu où les femmes figurent
plus en tant qu’objets que sujets, néanmoins déterminants dans la lutte conflictuelle entre
visions et projets de société antagoniques.

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14 Le point de vue de la subjectivité est donc celui porté par les concernées sur elles-mêmes,
incluant les influences et les interférences qu’elles intériorisent et qu’elles reconduisent. C’est
ce point de vue que l’enquête menée a tenté de faire valoir dans l’objectif de définir les
demandes et les aspirations des Tunisiennes à partir de leurs perceptions.

Des femmes « ordinaires »


15 Bien que l’enquête ait porté sur un échantillon non représentatif de 310 femmes, celui-ci est
significatif d’une certaine réalité de la population féminine actuelle7. D’abord par l’âge de la
population interviewée puisque 69 % d’entre elle a entre 20 et 50 ans et 39 % a entre 21 et 30
ans. Cela veut dire qu’il s’agit de femmes nées après la promulgation du CSP et qui ont grandi
dans des familles régies par les dispositions de ce Code.
16 Pour cette génération de l’après Code, la comparaison avec une situation ex ante n’est pas à
l’ordre du jour de leurs perspectives. Elle n’intervient que de manière tout à fait indirecte à
travers l’évocation des clivages et confrontations qui les séparent de leurs parents.
17 En ce qui concerne l’état civil, nous sommes en présence d’un échantillon de femmes qui
est également significatif de l’ère post CSP par la proportion des célibataires qui est la plus
élevée (46,7 %), suivie par celle des femmes mariées (42,25 %) et, enfin, par celle des femmes
divorcées (6,45 %). La présence de femmes célibataires et divorcées (bien que moindre) est la
conséquence du relèvement de l’âge au mariage (juridique et sociologique) et du droit effectif
pour les femmes de demander le divorce.
18 Cependant, le célibat n’est pas seulement la manifestation du recul de l’âge au mariage
puisqu’il est revendiqué comme un statut à part entière par certaines des interviewées,
rejoignant en cela une tendance qui se dessine de plus en plus nettement dans la société
tunisienne8. Plus suggestif encore, une femme mais une seule, a déclaré mener une «  vie
maritale ». La pratique du concubinage, bien que minoritaire, est loin d’être inédite. Toutefois,
elle demeure moralement réprouvée et pour cette raison inavouée par ses adeptes. Cette
catégorie est, en outre, non conforme aux normes juridiques puisque la cohabitation hors
mariage n’est pas légalement institutionnalisée et, si elle n’est pas non plus explicitement
interdite, elle peut donner lieu à des poursuites judiciaires.
19 Enfin, par leur activité, les femmes interrogées sont, dans leur immense majorité, membres
de la classe urbaine moyenne. Fixées à Tunis capitale, elles sont essentiellement cadres
et agents de la fonction publique aux différents niveaux de la hiérarchie (53,5  %), tandis
qu’une proportion importante est composée par des étudiantes (23,8 %) et quelques élèves du
secondaire. Les professions libérales et artistiques et le secteur privé sont faiblement présents
(6,12  %). Cependant, cet éventail d’activités n’exclut pas les femmes à revenus modestes
(ouvrières et employées de maison soit 4,19 %), celles au chômage (3,5 %) comme les femmes
au foyer (4,5 %).
20 Au vu des variables de l’âge, de l’état civil et de l’activité, il ressort que nous sommes face
à des femmes « ordinaires » dans la mesure où, même si elles ne sont pas statistiquement
représentatives de la population-mère, elles en reconstituent les caractéristiques globales. Elles
sont «  ordinaires  » dans le sens où leur trajectoire de vie ne leur confère aucune posture
d’exception dans la société tunisienne et, bien au contraire, les assimile à leurs semblables.
Elles sont «  ordinaires  » aussi parce qu’elles vivent leur condition comme parfaitement
commune et elles auraient plus tendance à en voir les manques que les plus-values. C’est donc
à l’aune de leur parole que sera évalué le poids du CSP dans le déroulement de leur vécu.

Une autonomie morale croissante


21 Pour les besoins de cette enquête, l’univers des femmes a été subdivisé en cinq cadres
d’interaction : vécu familial (parental et/ou conjugal) ; vécu amical, amoureux, sexuel ; vécu
professionnel  ; vécu des activités publiques (civiques et/ou politiques)  ; vécu des activités
sociales (rue, loisirs, etc.).

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Le cadre familial
Le cadre familial parental
22 Les problèmes ou difficultés évoqués dans ce cadre pourraient être classés en trois genres :
difficultés à caractère relationnel, difficultés à caractère sexuel et celles à caractère matériel.
23 - Les difficultés à caractère relationnel sont les plus nombreuses et celles qui ont été le plus
amplement citées. Elles concernent ce que, d’une manière générale, on appelle les conflits
générationnels même s’il ne s’agit pas à proprement parler de conflits contemporains à la
«  crise d’adolescence  » mais de conflits plus ancrés ayant trait à des décalages, sinon des
divergences, profonds entre culture des parents et aspirations des filles.
24 Sous ce chapitre, sont d’abord dénoncées les inégalités et discriminations qui régissent
l’éducation des garçons et des filles, notamment, en matière de libertés d’action et de
mœurs, mais aussi en ce qui concerne la participation des garçons aux tâches et obligations
domestiques. Le reproche fréquemment émis se rapporte à l’absence de possibilité de
communication, de dialogue, de discussion avec les parents sur les questions qui touchent à la
vie des filles et qui sont frappées de tabou et d’interdits. Dans le prolongement de ce constat,
c’est l’absence d’autonomie et de confiance, de liberté d’opinion et de prise de décision (à
propos des fréquentations, mode d’habillement, sorties, choix des études) qui est déplorée. Les
jeunes filles, et parfois jeunes femmes, souffrent d’un contrôle parental (qui va parfois jusqu’à
la filature), d’une éducation qui, selon elles, ne prépare en rien à mener une vie indépendante
mais qui a pour finalité le mariage et l’apprentissage de la soumission engendrant en elles
déchirements internes et tensions psychologiques.
25 Dans un cas assez extrême d’état dépressif, la religion est mise à contribution pour accentuer
l’enfermement de la personne :
« Je suis la seule parmi sept filles qui n’ai pas eu de mari, je ne supporte plus le regard que portent
les hommes sur moi dans mon travail. Je suis actuellement en congé de longue maladie. Je vis
avec ma mère et mon frère, je n’ai pas le droit de franchir la porte de la maison, j’ai juste le droit
de lire le Coran, il paraît que sa seule lecture aide à éloigner les états dépressifs. Mon seul contact
en-dehors de la famille est mon médecin traitant. »
26 Si les parents sont, globalement, mis en cause de façon conjointe ou si, dans certains cas, il est
spécifié que l’un des parents est plus intolérant et incompréhensif, il arrive que la mère soit très
précisément désignée comme étant une figure particulièrement négative et oppressive. Le rôle
du frère qui joue au père de substitution est également rappelé. Le divorce réactive également
la mainmise de la famille sur la femme l’entourant d’une « protection » rapprochée.
27 - La question de la sexualité affleure comme étant au centre de ce conflit répression/
émancipation entre parents et filles. Cela émerge à travers le malaise que provoquent l’interdit
et la censure sur cette question mais surtout à travers les difficultés exprimées à vivre
de manière sereine et harmonieuse le célibat. Certaines butent irrémédiablement contre
l’impossibilité de loger hors du foyer familial, d’avoir une vie sexuelle assumée tandis que
d’autres, plus rares, font le pas de s’affranchir de l’enceinte familiale parvenant à surmonter
le « drame » que cela peut provoquer.
28 Cette dramatisation du vécu de la sexualité est portée à son maximum par la famille en cas de
mariage mixte de leur fille. Le témoignage qui porte sur cette expérience indique des ruptures
dans la famille elle-même mais également dans l’équilibre de la personnalité de l’intéressée.
29 Enfin, la question de la sexualité est soulevée à travers un cas de harcèlement sexuel subi au
sein de la famille :
« Je travaille pour nourrir ma famille car mon père est décédé. J’habite chez ma sœur qui est
mariée à Tunis et je ne sais pas quoi faire car je suis harcelée par son mari. Est-ce que vous pouvez
m’aider, me dire à qui je dois m’adresser, quelle est la démarche à suivre ? Ma mère ne veut pas
me croire car c’est à elle seule que je me suis confiée. Je ne peux pas me permettre d’habiter seule

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et de quitter la maison de ma sœur. Tous mes problèmes découlent de la pauvreté et du fait que
je n’ai pas pu terminer mes études. »
30 - La dimension matérielle est loin d’être négligeable dans la teneur du rapport entre les parents
et leurs filles. Elle est ressentie très tôt à travers les sacrifices consentis pour l’instruction des
garçons au détriment des filles et dans toutes sortes d’aides dont ceux-ci vont bénéficier. Elle
se prolonge lorsque la fille devient soutien de famille, qu’elle est forcée à travailler et que son
salaire lui est soutiré comme en témoigne cette enseignante du secondaire :
« J’ai beaucoup de problèmes financiers dans le sens où je dois venir en aide à ma mère et à mes
frères déjà mariés. Tout le monde pense que je roule sur l’or. Au début, j’ai présenté des cadeaux
à mes neveux et à mes nièces et après j’ai remarqué que personne n’était content. Alors, j’ai cessé.
Tout le monde m’en veut. Mon mari, c’est le comble, veut que j’aide plutôt les siens. Notre budget
laisse à désirer et je n’arrive plus à joindre les deux bouts à cause d’un prêt bancaire et des cours
particuliers de mes deux enfants. Je suis professeur mais personne ne comprend que j’ai ma vie,
que j’ai mes problèmes. Je suis très malheureuse. Quand j’étais jeune fille, je dépensais tout mon
salaire pour avoir la bénédiction de mes parents. »
31 La discrimination continue par la suite à s'appliquer dans les affaires d’héritage où les
femmes se plaignent d’être spoliées non seulement en vertu du droit musulman mais même
en infraction de ce droit comme lorsqu’une enquêtée nous rapporte qu’elle a été privée de la
gestion de son lot de terre confié, sous la contrainte, en location aux frères. L’empêchement
d’hériter pour l’épouse non musulmane a également été pointé.
32 Ces descriptions nous ramènent à une conception traditionnelle classique de la place et du
rôle du féminin dans la famille qui pourrait, à ce stade, pousser à déduire que rien n’a changé
dans ce cadre et que cette institution reproduit à l’identique des modes de penser et d’agir,
alors même que nous avons affaire, dans la majorité des cas, à une génération de parents de
l’indépendance.
33 Seule une d’entre elles nous offre une vision optimiste de la conduite de sa vie :
« J’ai réussi à réaliser mon indépendance sur tous les plans. Le premier pas a été celui de quitter
le domicile parental et de m’installer seule. Au début, ce fut un drame pour ma famille mais ils
ont fini par comprendre. Il est vrai que j’ai moins de problèmes que les femmes autour de moi car
j’ai pu avoir mon petit confort en dehors du mariage, des enfants et des maris encombrants. »
34 Cet extrait illustre bien à quel point les dimensions relationnelle, sexuelle et matérielle sont
imbriquées et constituent une trame commune du vécu personnel que nous allons retrouver
dans la vie de couple.

Le cadre conjugal
35 Dans les rapports de couple, on retrouve, à peu près, les mêmes subdivisions entre genres de
problèmes : problèmes relationnels (dans lesquels s’intègrent, toutefois, la dimension sexuelle
ainsi que les thèmes de la division sexuelle des tâches et de l’éducation des enfants) ; problèmes
matériels, ce à quoi vient s’ajouter une difficulté supplémentaire qui est celle des rapports
avec la belle-famille.
36 - Pour ce qui est des problèmes relationnels, ils sont très souvent d’ordre affectif ou
psychologique. Ainsi, reviennent des déclarations sur les rapports tendus avec le mari,
l’incompatibilité d’humeur, la différence d’âge, l’agressivité et la violence, les absences
du domicile, l’inconscience des besoins et demandes de l’épouse, la primauté accordée au
militantisme sur la vie conjugale, etc. La jalousie du mari est incriminée plus d’une fois
à propos de faits variables et divers  : jalousie quant à l’indépendance et l’autonomie de
l’épouse, quant à sa participation à la vie publique, quant à sa capacité à concilier vie familiale
et vie professionnelle, mais aussi vis-à-vis de ses fréquentations («  féministes  », précise
une interviewée) et ses relations amicales masculines. Sont dénoncés le « comportement de
maître » et le sentiment d’emprisonnement qui en découle et, en tout cas, du sacrifice de toute

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vie et activité personnelles allant jusqu’au sacrifice de sa profession. Deux témoignages parmi
tant d’autres décrivent ces situations :
« Je suis obligée de me séparer de mes deux enfants qui sont scolarisés à El Krib chez ma belle-
famille. Je garde seulement le plus petit et c’est une condition posée par mon mari si je veux
continuer de travailler. Je suis mariée à un intégriste qui fait tout pour me pousser à porter le voile,
j’ai toujours refusé mais il me bat et menace de divorcer. Si j’avais les moyens, j’aurais divorcé.
Mes parents sont contre pourtant ce sont eux qui m’ont empêchée de terminer mes études. »
« Il arrive à mon mari de m’empêcher de parler au téléphone avec mes amis sous prétexte de
jalousie, de perte de temps ou de tâches ménagères qui m’attendent. »
37 Le point d’abcès sexuel comme cause essentielle de dissensions est dévoilé par de nombreuses
femmes. La vie sexuelle conjugale est décrite comme étant sans amour, routinière, dégradée,
morose et monotone, enlisée dans le quotidien, comparable à une corvée. Ces qualificatifs
ne veulent pas nécessairement dire absence de vie sexuelle mais, parfois, bien plutôt des
exigences du mari difficilement supportables pour la femme et qu’elle considère comme
vicieuses :
« Divorcée d’un mari brutal et égoïste qui refusait, malgré ses moyens, de payer la pension, j’ai
dû me remarier avec un homme de 75 ans pour mes deux enfants. Mais il n’a accepté que ma fille.
Il m’oblige à avoir des rapports sexuels selon ses désirs même si je n’en ai aucune envie et me
rappelle qu’il ne m’a épousée que pour cela. »
38 Cependant, c’est sur la division sexuelle des tâches que la majorité écrasante des femmes
se sont étendues par des descriptions, des caractérisations et développements divers mais
se rejoignant dans le diagnostic de l’irresponsabilité quasi totale des maris et pères vis-à-
vis du foyer familial. Les injustices ressenties concernent l’absence d’aide de la part de
l’époux, la difficulté personnelle à assurer le confort du couple, l’incapacité à concilier les
rôles et les tâches, la surcharge de tâches domestiques et le cumul des responsabilités, le
mari démissionnaire, la contrainte au travail par le mari, le mari opposé au placement des
enfants en crèche ou jardin d’enfants, le sacrifice de la carrière et de la promotion au profit
de la famille. Alors que pour certaines, la division inégale des tâches concerne l’aspect
strictement ménager, pour d’autres elle s’étend à l’ensemble des obligations domestiques
(courses, factures, etc.) allant jusqu’à l’organisation des loisirs et sorties pour les enfants. La
prise en charge « pratique » des enfants par la mère n’empêche pourtant pas l’immixtion du
père à propos du modèle éducatif à transmettre et des valeurs à dispenser, engendrant ainsi
des conflits entre les deux parents.
39 - Les problèmes matériels  : Les divergences provoquées par les dépenses et la prise en
charge matérielle de la famille sont aussi signalées par quelques femmes. Le mari et le père
s’abstiennent de subvenir aux besoins et, en tout état de cause, pas au-delà d’un certain seuil,
certes variable selon les milieux socio-économiques, mais tout de même palpable pour les
femmes. Cet état de pauvreté n’est pas rare, bien au contraire. Dans un certain nombre de cas,
il ne s’agit pas d’une pauvreté liée à la condition d’origine mais plutôt due à un basculement
consécutif au chômage du mari, à son émigration, à son décès ou encore à un divorce. La série
suivante de témoignages illustre ces différents cas de figure :
- « Je n’arrive pas à avoir une vie décente entre transport public et cherté de la vie, je ne peux avoir
ni voiture ni femme de ménage. Résultat, je travaille doublement et je suis épuisée en rentrant à
la maison après avoir subi le calvaire du transport public entre bousculades et harcèlement des
hommes. Une fois à la maison, tout doit être prêt en un clin d’œil pour que monsieur soit content. »
- « Mon mari me considère toujours comme son inférieure pourtant c’est moi qui m’occupe de
tout et lui n’est jamais là sous prétexte qu’il rapporte de l’argent… Je n’ai pas le droit d’avoir une
femme de ménage même une fois tous les quinze jours ni de m’habiller correctement ni de sortir
alors que mon mari a les moyens de le faire. Je suis toujours épuisée et démoralisée. »

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- « J’ai été mariée très jeune à un homme que je n’aimais pas. Un alcoolique qui en est mort. À
24 ans, j’étais veuve avec 3 enfants. C’est moi qui paie l’erreur de mes parents. J’ai beaucoup de
difficultés avec les deux garçons car j’habite un quartier chaud et que la pauvreté est à l’origine
de tous les problèmes de la société. L’État non plus ne fait rien pour nous ni pour nos enfants. Les
ménages que je fais sont toujours sous-payés. J’ai surtout peur de la maladie car je n’ai aucune
couverture sociale. »
- « Je suis issue d’une famille désunie et je suis partie très jeune de la maison. J’étais sans doute à
la recherche d’un père dans mon inconscient car je me suis mariée à un homme beaucoup plus âgé
que moi mais très riche. J’ai toujours aimé le confort, je l’avoue. Il a demandé le divorce un an plus
tard et je n’ai rien eu. Je crois que la loi n’a jamais été du côté des femmes comme on le raconte. Je
ne rencontre pas de problèmes particuliers dans mon vécu quotidien à part des difficultés d’argent
car je comptais sur une pension alimentaire qui me permette de vivre avec ma fille dans le même
standing qu’avant. Je gagne plus d’argent depuis que j’exerce le métier de comédienne. »
40 - Les problèmes avec la belle-famille : ceux-ci peuvent provenir d’une cohabitation directe
qui entraîne ingérence et absence d’autonomie, mais ils peuvent découler de liens privilégiés
que l’époux continue à entretenir avec ses parents entraînant, cette fois-ci, la subordination
ou la soumission de l’épouse à leur diktat. Ainsi en est-il pour telle qui se voit contrainte de
leur rendre constamment visite ou telle autre qui regrette les répercussions d’une mère trop
possessive sur le caractère du mari qui multiplie ses exigences. Mais les interférences de la
belle-famille peuvent prendre des proportions plus graves allant jusqu’à provoquer le divorce
du couple :
« J’ai souffert de ma belle-famille qui a réussi, après 21 ans de vie commune, à me séparer de mon
mari. Je reconnais que c’est difficile à mon âge [55 ans] d’accepter un divorce forcé presque même
si, sur le plan professionnel, je me défends très bien et je gagne très bien ma vie. Mes enfants aussi
n’acceptent pas ce divorce car nous sommes dans une société qui n’accepte pas encore le divorce
même si les lois sont très avancées en ce qui concerne ce chapitre, et j’en sais quelque chose. »
41 Contrairement à ce qui se laissait constater concernant les relations parents-enfants, la position
des femmes dans le couple conjugal connaît une mutation fondamentale. Cette dernière ne tient
pas tant dans le fait que celles-ci assurent une « double journée de travail » tel que le féminisme,
depuis la fin des années 1960, l’a dénoncé, mais dans le fait que cette double journée est,
à de très rares exceptions près, considérée comme le prix à payer de leur valorisation. Si
elles reprochent aux maris leurs défaillances et leurs exigences, elles ne semblent pas pour
autant prêtes à leur céder du terrain. Ce qui a changé, à travers leurs dires, ce n’est pas tant la
division sexuelle des tâches en elle-même, c’est plutôt qu’elle n’est plus appréhendée comme
un signe d’infériorité de la femme mais celui de sa supériorité. Elles ne disent pas qu’elles
souhaiteraient renoncer, capituler face au trop-plein de responsabilités et charges mais qu’elles
voudraient pouvoir y arriver, qu’il leur manque pour cela de l’énergie ou des moyens ou du
temps pour y réussir disqualifiant, par là, irrémédiablement l’image de l’homme omnipotent.
42 Bien entendu, cette vision ne se présente pas à elles, loin s’en faut, avec cette évidente clarté.
Le sentiment de culpabilité dont elles disent souffrir (culpabilité d’avoir des loisirs en dehors
du couple, culpabilité de ne pas accorder toute leur attention et leur affection aux enfants et
d’incarner à leurs yeux le modèle d’une mère absente et négligente, culpabilité même d’être
stressée et épuisée, etc.), de même que les divorces, les sentiments d’échec dépressif, signalent
le mal-vivre de cette situation où s’inversent les rôles et les pôles. Les faibles ressources
économiques des femmes, généralement moindres que celles des hommes quand elles existent,
ne sont pas pour faciliter cette transition sociale. Néanmoins, même lorsque les ressources
sont là, ce sont les codes culturels et mentaux qui résistent.
43 Une autre attitude que celle de l’anxiété et de la souffrance face à la rapidité des changements
a aussi été rencontrée à travers cette réponse :
« Je n’ai pas de problèmes particuliers. Je suis une bonne musulmane et je n’ai pas à me plaindre
ni de mon mari ni de mes enfants. Tant que la femme respecte les règles de l’islam, elle n’a rien
à craindre de la vie. Je n’ai rien à ajouter. »

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44 Pourtant, toutes les femmes ne réagissent pas de façon aussi résignée et les témoignages
suivants révèlent qu’il y a aussi présente une volonté d’assumer sa rébellion :
- « J’ai sacrifié mari et enfants pour avoir la paix dans ma vie de femme. Les plus grosses difficultés
on les rencontre dans le mariage ou avec l’arrivée des enfants. J’en ai eu 3 en plus d’un mari
volage qui, au lieu de faire naître en moi un sentiment de résignation, m’a, au contraire, menée
vers une grande rébellion que je n’ai même pas eue à l’adolescence. J’ai tout abandonné. Je ne
me fais plus d’illusion ni sur le couple ni sur l’institution du mariage. Il est vrai aussi que je gagne
très bien ma vie et que c’est très important dans la mesure où cela contribue à donner une plus
grande marge de liberté et une maîtrise totale de sa propre existence. »
- «  Vers l’âge de 17 ans, j’ai commencé à vouloir imposer mes points de vue, c’est-à-dire à
vouloir la liberté de sortir et de fréquenter et d’être active surtout et, c’est à partir de là que mes
malheurs ont commencé et que j’ai mesuré les obstacles qui m’attendaient (c’était les années de
l’indépendance, la politique du pays encourageait les femmes mais les esprits étaient bornés).
La pression venait de mon mari. C’était une pression dans tous les domaines : moral, culturel,
psychologique. Il fallait contre toute évidence que je sois convaincue que j’étais sotte, ignorante et
que je sois sous son autorité absolue, que je ne possède rien (mon salaire m’était enlevé à la source,
je n’avais qu’à signer la fiche de paie). Le “malheur” est que j’étais intelligente et dotée d’une
forte personnalité qu’altérait l’éducation que j’avais reçue. Imaginez le désordre et les troubles
dans lesquels je me débattais. Instinctivement, j’ai compris que mon salut était dans les études.
Mon mari avait compris que j’étais déterminée et ne m’avait opposé des obstacles qu’indirects,
psychologiques, qui ne m’atteignaient pas. De monitrice de second ordre, je suis passée au grade
de maître assistante du supérieur. Aujourd’hui, j’ai compris que les femmes doivent cesser de
geindre et que lorsqu’on a la volonté et la conviction de nous faire aucun obstacle ne peut nous
arrêter. »
45 La mutation qui se dessine, et qui est symbolisée dans les parcours de femmes ci-dessus décrits,
pourrait, en définitive, être synthétisée par cette dernière opinion qui situe le problème du
changement non pas dans sa réalité mais dans la reconnaissance de cette réalité :
« Je suppose que j’ai les mêmes difficultés que toutes les femmes, c’est-à-dire que nous faisons
face à la non reconnaissance, ni dans le cadre familial ni par les maris, de ce que nous sommes
devenues. On nous reconnaît seulement un rôle ingrat, celui de ramener de l’argent à la maison
et d’élever seules les enfants. »

Le cadre des relations amicales, amoureuses, sexuelles


46 La première remarque d’ordre général qui peut être faite ici concerne la sur-représentation
des réponses portant sur la dimension sexuelle des relations hommes-femmes par rapport aux
relations aussi bien amoureuses qu’amicales. À ce propos, ce qui ressort c’est la difficulté
(imputée autant à la morale sociale qu’à la mentalité masculine) à entretenir des relations
purement amicales entre les deux sexes et la confusion dans les esprits que ce type de relations
génère lorsqu’il n’est pas tout simplement frappé d’interdit soit par les parents, soit par les
maris jaloux. À ce niveau, le confinement ou la ségrégation sexuelle ne semblent guère battus
en brèche, même si les relations d’amitié entre filles ou entre femmes semblent également
pâtir d’une certaine défiance de la part des intéressées elles-mêmes.
47 En dehors de cela, cette rubrique semble concentrer l’ensemble des contradictions que vivent
les femmes dans la société tunisienne : on y trouve, à la fois, la volonté de vivre des relations
sexuelles libres et les contraintes que fait peser l’environnement sur ce type de relations  ;
à la fois, la dénonciation du machisme masculin et une vision condescendante à l’égard
des hommes ; à la fois, une mise en cause de la religion et le refuge derrière les barrières
protectrices qu’elle offre.
48 - Liberté sexuelle et contraintes environnementales : la revendication de cette liberté revient
dans les déclarations concernant le déni d’autonomie pour les femmes, l’absence d’égalité
dans les relations amoureuses qui sont acceptées pour les hommes mais pas pour les femmes, la
protestation contre la mentalité patriarcale dominante et l’arriération des mentalités, le regard
de la société relatif à la sexualité d’une manière générale et les tabous et interdits qui la

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frappent, le règne du dénigrement, de la médisance et de l’envie, la réduction des femmes à


un corps démuni de personnalité.
49 Ces caractéristiques sont explicitées dans ces témoignages relevés parmi d’autres :
- « Une femme qui “vit sa vie” est très mal perçue, considérée comme libertine ».
- «  Les relations sexuelles sont difficiles à assumer car il y a la pression de la société, de
l’éducation. Du coup, ma vie sexuelle est un cauchemar. »
- « Lorsque je rencontre un homme, je veux avoir des relations sexuelles avec lui mais le problème
est la représentation qu’il a de la femme libre et révoltée qui, pour lui, n’a pas d’honneur. »
- « Je n’ai que des relations amicales de courte durée car je ne réponds pas aux envies des hommes
ni à l’envie de l’homme que j’aime de contrôler ma vie. »
50 L’opinion qui suit, émise par une jeune étudiante de 21 ans, résume l’ensemble des tensions
et flottements que connaissent aujourd’hui les relations hommes-femmes dans la mesure où
elle fait référence, dans un même temps, au sentiment de fragilité des femmes, à leurs attentes
à l’égard des hommes, à la précarité des relations et, en fin de compte, à la décomposition de
l’image de l’Homme à leurs yeux :
« Pas de respect, de confiance en soi, de confiance envers les autres, l’autre ne te donne pas la
liberté de t’exprimer, de critiquer ses fautes. Problème de s’intégrer dans un groupe, peur d’être
attaquée par les autres, de ne pas attirer l’attention, de ne pas trouver de vrai monsieur qui pourra
te donner ta vraie valeur, te respecter, t’aimer au vrai sens du mot et non pas pour un simple petit
désir et que l’amour ne soit pas pour quelques moments ou minutes même, qu’il supporte mes
bêtises parfois, qu’il m’entende jusqu’à la fin, qu’il m’aide à résoudre mes problèmes, être prêt
de moi pour toujours, ne pas s’éloigner dans les moments difficiles, être gentil, généreux, on peut
dire un homme debout. Mais je pourrais dire que c’est difficile de réaliser ce petit rêve car, de
nos jours, il n’y a plus de “monsieur”. »
51 - Supériorité et déconsidération des hommes : autant, chez certaines enquêtées, le machisme
des hommes reste un point d’abcès indépassable autant, chez d’autres, beaucoup moins
nombreuses il est vrai, le rapport est inversé y voyant l’expression d’une faiblesse face aux
femmes plutôt que d’une force.
52 Pour les premières, les reproches qui reviennent le plus souvent à l’égard des hommes
concernent leur prétention ou suffisance, leur plaisir sexuel égoïste, l’absence de culture
sexuelle et l’ignorance des particularités de la sexualité féminine ainsi que de leurs états d’âme,
l’absence d’affection et de galanterie, le manque de sensibilité et de compréhension dans
les rapports, la position de dominateur/protecteur, la confusion entre amour de la femme et
faiblesse, l’antinomie entre progressisme affiché et conservatisme ou conformisme ancrés.
53 Dans cette perception, le sentiment dominant est plutôt d’être objet sexuel que partenaire d’une
relation :
« Je suis beaucoup plus considérée comme objet sexuel, dans une situation de mineure due à la
quasi impossibilité des hommes d’accepter une relation de partenariat, d’échange, de tolérance
dans la différence. L’émancipation réfléchie et assumée gêne, l’indépendance, notamment
financière, incommode. »
54 Pour les secondes, c’est justement cette émancipation qui semble être mise au centre de la
relation ou, en tout cas, qui est avancée comme étant une condition déterminante telle que cela
est étayé par la réflexion suivante :
- « La seule relation amoureuse que j’ai eue a échoué puisque mon ami n’a pas accepté que sa
future femme ait un niveau d’instruction supérieur au sien et m’a demandé de choisir entre lui et
les études. J’ai choisi les études. »
- « J’ai constaté, en général, que les hommes ne supportent pas la réussite des femmes. »
- « Je n’arrive pas encore à m’entendre avec un homme qui soit à la hauteur. Mais je voyage
beaucoup et cela me permet de voir d’autres horizons. »

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- « Les garçons ne sont pas à la hauteur de ce qu’on attend d’eux, que ce soit sur un plan amical
ou dans une relation amoureuse. Les filles sont beaucoup plus mûres. Pourtant, ils croient qu’ils
sont supérieurs à nous. Je pense que c’est une idée inculquée par leurs parents. Mais j’ai appris à
me méfier toujours du regard que portent sur moi les gens, particulièrement, les garçons car il y
a plein d’hypocrisie sociale et qui fait partie des normes établies dans notre pays. »
- « Les relations amoureuses sont menacées par le désir de l’homme de dominer et d’imposer sa
personnalité, alors que la femme tente d’imposer son autonomie, d’où crises et conflits. »
55 - Mouvement d’avancée et recul : ce mouvement prend parfois la religion comme enjeu soit
pour l’écarter soit pour s’y attacher :
- « J’ai des difficultés à avoir des relations sexuelles avec mon ami en raison de l’environnement
(religion, société, famille…). »
- « Je souhaiterais que l’hypocrisie sur la liberté amoureuse et sexuelle soit levée et qu’on en parle
sans référence à la religion. »
- « Je ne parlerai pas de relations sexuelles car ces relations sont illégitimes selon les fondements
religieux. »
56 Cependant, ce terreau conflictuel ne trouve pas, dans la plupart des cas répertoriés par
l’enquête, la religion comme échappatoire et les situations de malaise et de mal-être psychique
sont assez largement exposées. Il est alors question de manque de confiance en soi et de doutes
quant aux fondements de la relation entretenue, de manque de confiance dans les hommes
et de crainte subséquente à avouer ses sentiments, de réticence et de réserve empêchant
toute initiative amoureuse et toute spontanéité, de crainte permanente de la trahison, de la
domination de la suspicion, de stress dans les rapports, de hantise du jugement de l’autre.
57 Ces stigmates ne relèvent pas tant de profils psychologiques, personnels, que de véritables
phénomènes de société qui affectent la conduite amoureuse et sexuelle des femmes. Et
ces pesanteurs sont décuplées pour les femmes seules qu’elles soient divorcées, veuves ou
célibataires. Leur état se partage entre le désabusement et un sentiment de profonde solitude :
- « Le statut de célibataire n’est pas accepté, les hommes ne cherchent que coucheries lorsqu’on
est célibataire d’un âge avancé et technicienne supérieure. L’horizon est bouché. »
- «  Dépassé l’âge de 35 ans dans le célibat, j’ai éprouvé une grande solitude avec peu de
compensations, peu de relations, peu de loisirs, une peur de l’avenir. Les Tunisiens sont
réactionnaires et moi je n’ai pas eu assez de courage, je n’ai pas pu faire comme certaines qui ont
assumé. Psychologiquement, je suis souvent abattue. »
- « En tant que femme, j’ai plutôt des problèmes d’ordre privé et affectif car je n’arrive pas à
avoir une relation durable avec un homme car les hommes dans notre société n’acceptent pas les
femmes divorcées et, peut-être aussi, artistes même s’ils font tout pour nous connaître. »
- « Pour une femme divorcée, il est difficile d’avoir une relation durable et sincère. Dominent le
sens du profit, le manque de confiance. Avec les autres femmes mariées, il y a suspicion, méfiance.
Je reste au stade des relations amicales car je refuse les relations secrètes et hypocrites et fausses. »
- « Étant divorcée, mes amies femmes me perçoivent comme un danger, certaines ont rompu leurs
relations avec moi, d’autres répandent des calomnies à l’occasion des congrès syndicaux. Les
hommes ont commencé soit à me draguer soit à me chercher un nouveau mari. »
 - « Avec mon fils, j’allais partout depuis qu’il avait 10 ans, l’âge où son père et moi nous nous
sommes séparés  : hôtel pour les vacances, théâtre, ciné, resto, chez ma mère. Je ne sais pas
comment je vais faire maintenant qu’il a grandi. C’est un problème pour moi la solitude qui vient.
Une femme seule… Enfin, je verrai. »
- « Je souffre surtout de solitude. Je n’arrive pas à avoir une relation amoureuse durable avec
mon mari. Les mecs cherchent surtout des aventures sexuelles sans lendemain. Les choses ont
beaucoup changé dans la société, je sens qu’il y a une certaine régression par rapport à l’ouverture
qui existait en Tunisie. Les femmes ne sortent plus beaucoup, en tout cas, pas celles de mon âge.
Heureusement que j’aime les animaux qui me tiennent compagnie. »

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- « J’ai vécu 20 ans avec un homme qui n’a pas hésité à me laisser tomber avec ma fille et je n’ai
jamais pu refaire ma vie sociale en dehors de mon boulot. La société a régressé et les femmes de
ma génération le ressentent très fort. Les hommes ne supportent pas la supériorité des femmes,
ils ne voient en nous que des objets. »
58 Finalement, les relations extra familiales qu’elles soient amicales ou sexuelles révèlent
un niveau supplémentaire et un palier plus profond dans la mutation de la société. Leur
qualification, par les enquêtées, oscille entre l’hypocrisie, terme utilisé par quelques-unes
d’entre elles, et l’assouvissement d’un intérêt, qui est l’impression qui se dégage de façon
nettement majoritaire de leurs déclarations.
59 Hypocrisie parce que les relations sexuelles sont une réalité non seulement commune et
courante mais où, de plus, les femmes deviennent elles-mêmes requérantes et conquérantes. Il
n’en demeure pas moins que leur vécu reste recouvert par le sceau de l’interdit et d’une quasi-
clandestinité, notamment, vis-à-vis des familles.
60 Intérêt parce que la chape morale qui continue à peser fortement sur les relations ne permet
pas de les vivre comme émancipation et épanouissement mais plutôt comme culpabilité
et humiliation. Alors que les femmes sont de plus en plus souvent entreprenantes, elles
perçoivent la sexualité comme manquement à la dignité et satisfaction d’un intérêt reflétant
le matérialisme ambiant des rapports.
61 Aussi, les sentences du type « tout ce qui intéresse les hommes, c’est le sexe » ou bien « ce
qu’ils cherchent en réalité, c’est le sexe », ne sont évidemment pas rares et reproduisent ce
modèle d’un rapport dominant/soumise.
62 Pourtant, la fréquence des allégations sur le caractère intéressé des relations, qui incluent les
relations sexuelles mais aussi amicales y compris féminines, ébranle l’idée de la reproduction
à l’identique du modèle traditionnel et laisse planer une impression générale de perte des
valeurs nobles, supérieures, qui auraient été autrefois attachées à l’amitié et aux rapports entre
hommes et femmes.
63 Les manières de dire cette acception des choses sont multiples : intérêt, profit, effondrement
des valeurs, prévalence de l’argent, relations superficielles faussées par les intérêts, absence
de normes et de noblesse, absence de sincérité, mensonges, calculs, manipulation, difficulté
à acquérir l’amitié, effritement des relations humaines, perte du sens de l’amitié, etc. Les
expressions de ce type sont nombreuses et récurrentes.
64 Elles amènent à penser que les femmes sont aussi bien concernées que les hommes par cet
état de dégénérescence et de dégradation des rapports humains, tous sexes confondus, et que
donc il s’agit bien là d’un phénomène de transformation de la société où l’attachement à un
passé idéalisé cache mal une matérialisation des normes effectives. Les évaluations vis-à-vis
de ces transformations varient puisque, dans deux témoignages au moins, la « régression de la
société » dans le sens de l’enfermement mental a été déplorée. La complexité de la situation
vient donc de là : la progression des femmes sur le terrain des tabous, ne serait-ce qu’à travers
la possibilité d’en parler, ne semble pas s’accompagner d’un progrès de la société dans son
ensemble.

Le cadre professionnel
65 Trois axes se dégagent des réponses afférentes aux difficultés dans le cadre professionnel.
Le plus nourri se rapporte aux représentations et relations au sein de ce milieu ; en second
lieu est abordée la question du harcèlement sexuel ; enfin, dans une proportion assez minime
est évoqué l’aspect proprement économique du travail à travers les thèmes du salaire et du
chômage.
66 - La division sexuelle des rôles dans le cadre professionnel  : celle-ci est le lieu d’une
confrontation dont l’issue hésite entre la reproduction, dans l’espace public, de la division
propre à l’espace privé et la formation d’une conscience perturbant cette division.

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67 Dans cette perspective, le discours sur la double, sinon la triple, journée de travail n’est certes
pas absent. Ainsi, certaines se plaignent du fait que les horaires de travail ne sont pas aménagés
en fonction des charges familiales, de l’inquiétude qui les ronge en raison de l’éloignement
de leurs enfants, de l’obligation de fournir le même effort que les collègues hommes alors
qu’elles arrivent à leur poste déjà épuisées. Il est question également du sacrifice de leurs
études en raison du travail comme du sacrifice de leur vie professionnelle au profit de la famille
avec d’ailleurs un sentiment d’échec sur les deux plans. Ce sacrifice peut aller, pour certaines,
jusqu’au refus d’assumer des responsabilités professionnelles qui leur sont proposées sachant
la charge de travail supplémentaire que cela représenterait. Le témoignage suivant résume
assez bien ce point de vue :
« Le régime des deux séances de travail est erroné, mal étudié, non rentable, inhumain. On ne vit
plus notre vie, on n’élève plus nos enfants, on est tout le temps emprisonné dans l’administration,
on est mal payé et on ne peut pas se permettre d’avoir une femme de ménage, ni une voiture pour
se déplacer. »
68 Dans le même registre, se retrouve une tendance traditionnelle des femmes à se soumettre
lorsqu’elles parlent de devoir faire «  profil bas  », de ménager les collègues hommes, du
sentiment de ne pas être à leur place sur le lieu du travail. Ce même sentiment prévaut
lorsqu’elles parlent de leur travail comme de quelque chose de monotone, de routinier, pour
lequel elles n’ont aucune motivation et donnent donc l’impression qu’elles le vivent comme
une occupation parfaitement superflue et non indispensable à leur existence.
69 Face à une telle attitude, pointe de manière assez affirmée un autre discours qui met en avant
compétences et capacités des femmes au travail. Mais si cette auto valorisation n’est pas
dite sur le mode positif, c’est que les femmes trouvent de grandes difficultés à l’assumer
sereinement. En effet, si les femmes réalisent leurs aptitudes, c’est à travers la « jalousie »
qu’elles suscitent chez les hommes et qui se concrétise par le refus de leur accorder des
responsabilités ou des promotions qu’elles estiment mériter, en particulier, comparativement
aux capacités des collègues hommes. De manière diffuse revient le fait que leurs compétences
ne sont pas reconnues, pas acceptées, occultées, bloquées, sous-estimées, qu’elles ont du
mal à imposer leurs capacités intellectuelles, que le sérieux de leur travail est tourné en
dérision, qu’elles sont jugées moins rentables en raison de leurs contraintes familiales, qu’elles
sont contrôlées de manière plus stricte. Elles décèlent, chez les hommes, une crainte de la
concurrence qu’elles représentent pour eux et la peur de la rivalité qu’elles introduisent et
dénoncent le « complexe de supériorité » dont ils sont affligés. Cette même misogynie a été
relevée dans le rapport de la population masculine à l’égard des responsables femmes qu’on
préfère éviter au profit des hommes.
70 Dans ce contexte, les stéréotypes et les « rôles des femmes » sont perçus comme des entraves à
l’évolution professionnelle et elles soulignent le décalage entre égalité de droit et contestation
de fait de leur valeur professionnelle :
- « Mes collègues hommes et mes supérieurs sont dérangés par ma compétence et par la réussite
des femmes en général. »
- « La société a régressé. Je le ressens très fort dans le cadre de la vie professionnelle. Les hommes
ne supportent pas toujours la supériorité des femmes et les femmes ne sont pas du côté des
femmes. »
- « Si une femme est compétente à un poste ou ambitieuse, elle est sujette à la jalousie destructrice
masculine. »
- « Depuis que je suis tombée enceinte, mon chef a commencé à faire pression sur moi et à me
charger de tâches que je remplissais. Ça ne l’a pas empêché de me dégrader de mon poste de
chef de personnel vers celui de standardiste me poussant ainsi à la démission, et aujourd’hui je
revendique mes droits. »

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- «  J’ai eu une carrière professionnelle à la banque relativement courte car j’ai fini par
démissionner après avoir compris que je n’aurai aucune promotion tant que mes supérieurs étaient
des hommes. Cela veut dire qu’il y a encore des inégalités dans notre société et les hommes font
tout pour cela. J’ai donc monté ma propre affaire et elle marche très bien. Dans une société comme
la nôtre, une femme doit se protéger contre les mauvais jours et ne doit compter sur personne,
même pas sur les membres de sa famille. »
71 Toutefois, sur l’ensemble des réponses de cette nature, deux interviewées ont imputé les
blocages dont elles sont l’objet non pas au critère sexuel mais à celui du non alignement
politique.
72 Quoi qu’il en soit, et que l’on se situe dans l’ordre de la représentation classique des rôles ou
dans celle émergente, le travail se déroule, pour les femmes, dans une atmosphère de tensions
et de conflits prononcés. Les motifs déclinés vont de «  l’incompréhension des supérieurs
hiérarchiques  » jusqu’à «  l’abus de pouvoir  ». De façon plus précise, sont dénoncés des
pratiques autoritaires et une absence de démocratie, le monopole des décisions par certains
collègues, les humiliations infligées par le responsable, la démission du patron qui laisse le
champ libre aux hommes pour imposer leur volonté. Cependant, ce qui est notable, c’est
que les femmes se plaignent également des femmes  : quand elles sont supérieures, elles
les trouvent particulièrement tyranniques ; quand elles sont subordonnées, elles les trouvent
particulièrement indisciplinées.
73 - Le harcèlement sexuel : cette pratique constitue un autre facteur contribuant à tendre les
relations hommes/femmes au sein du milieu professionnel et à en faire, dans bien des cas,
le contraire d’un espace d’épanouissement et de satisfaction. En fait, trois cas de figure se
présentent.
74 Celui où le harcèlement n’est pas commis mais est redouté quasiment comme une fatalité
dans un espace de mixité incontournable. Les femmes, se vivant comme « provocatrices »,
se replient sur elles-mêmes, entretiennent le minimum de relations professionnelles et se
réfugient derrière la réserve et la pudeur qui leur sont « naturellement » attribuées. Ainsi peut
se comprendre ce type de déclarations :
- « Il y a amalgame entre sympathie et familiarité dans les rapports employeur/employées, ce qui
m’oblige à réprimer ma spontanéité. »
- « Il faut toujours garder ses distances surtout pour une femme célibataire ou divorcée car il y a
des tentatives d’abus qui enveniment le climat du travail. »
- «  Sur un plan professionnel, ce n’est pas gai entre un salaire minable et aucune chance de
promotion à moins de céder au harcèlement de mes supérieurs ou de mes collègues. Notre société
est encore très en retard par rapport à l’Occident et les femmes n’ont pas encore trouvé leur place. »
75 Le second cas de figure concerne l’accusation faite aux femmes d’être non pas les victimes
mais bien plutôt les bénéficiaires des « faiblesses » masculines :
- « Je condamne les femmes qui utilisent leurs charmes et non leurs compétences pour avancer
professionnellement. »
- « Si je réussis dans mes études, on me dit que j’ai des relations sexuelles avec mes profs. »
76 Enfin, le troisième cas de figure, et c’est le plus massivement rapporté, se rapporte à l’exercice
effectif du harcèlement dans ses différentes modalités que ce soit le fait des supérieurs
hiérarchiques, des enseignants, des collègues ou des clients :
- « En tant que femme, je trouve que la vie professionnelle nécessite beaucoup de sacrifices, de
courage de patience : les maîtres de stage [avocats] veulent exploiter la stagiaire sous toutes les
formes y compris sexuelles. »
- « Mon travail [serveuse] me met en contact avec les hommes et je dois supporter leurs moqueries
et leurs tracasseries ainsi que leur langage grossier et leurs propositions sexuelles. »

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- « Les problèmes, je les vis au quotidien au contact des clients qui ne sont pas faciles. Les hommes
ont toujours une arrière-pensée dès qu’ils mettent les pieds dans ma boutique, les femmes sont
un peu jalouses. Pourtant, j’ai eu beaucoup de difficultés pour obtenir un prêt bancaire et monter
ce petit projet pour pouvoir gagner ma vie et échapper aux problèmes familiaux. Ce n’est jamais
facile pour une femme, et surtout célibataire, seule et sans soutien aucun. »
- « Harcèlement en tout genre de la part des agents de l’administration et parfois des enseignants,
non transparence et demande d’une “contrepartie” même lorsqu’il s’agit d’un droit. »
- « Dans le cadre professionnel, il y a le harcèlement moral auquel il faut faire face car à Tunis ça
devient très fréquent. Pour cela, il faut trouver des solutions et une aide solide pour lutter contre
ces gens malades. Je propose que cette aide soit orientée vers l’adoption d’une loi bien appliquée
pour lutter contre ce genre de problème. »
77 - La valeur économique : au vu de toutes ces considérations, le travail reste, pour bien des
femmes, une nécessité économique à propos de laquelle elles n’établissent pas de rapport
direct avec leur statut de femme. Il en est de même pour le chômage qui est, pour elles,
un handicap qu’elles partagent indistinctement avec les hommes ou encore pour la faiblesse
des rémunérations qui est, nous dit l’une d’entre elles, une caractéristique de la fonction
publique. Par conséquent, nombre de femmes auraient souhaité interrompre toute activité
professionnelle, si n’était la cherté de la vie :
- « Le travail est devenu économiquement indispensable, ce qui se répercute sur la santé physique
et psychologique. »
- « Il y a un manque d’encouragement dans le cadre de la vie professionnelle. On se demande
parfois pourquoi on travaille pour des salaires dérisoires. Je suis obligée de le faire pour aider mon
mari. J’aimerais pouvoir rester à la maison pour élever mes enfants. Les femmes sont exploitées
dans tous les sens du terme. »
- « Je travaille à la Charguia toute la journée entre le ménage et le secrétariat car mon patron ne
veut pas payer une secrétaire. Pourtant, je perçois le salaire d’une femme de ménage. »
- « Le métier de vendeuse est très difficile car je suis en contact avec les gens qui ne sont pas
polis avec moi. Les hommes continuent parfois à me harceler lorsque je quitte mon travail car ils
m’attendent à la sortie. Je touche un salaire de misère. Je considère que je ne suis pas mieux payée
qu’une femme de ménage. Mon patron est très dur avec moi mais je suis obligée de travailler. »
78 Ce n’est que marginalement que les questions du travail et des ressources sont appréhendées
du point de vue du genre par la référence, par exemple, à la dépendance économique que
le chômage génère ou encore à l’emploi des femmes dans des secteurs et des postes peu
rémunérés et peu gratifiants.
79 D’une manière générale donc le milieu du travail reste mal vécu par les femmes prises en
étau entre le poids de la contrainte matérielle et de l’hostilité machiste. Même convaincues
de leurs compétences et des aptitudes qu’elles mettent en relief, elles butent (à l’exception
des femmes exerçant dans le secteur libéral) sur la difficulté de s’imposer et d’arracher
l’autonomie décisionnelle et financière qu’elles estiment légitime.
80 Cette difficulté d’insertion des femmes dans l’espace public va être confirmée par les réponses
apportées aux rubriques suivantes concernant les activités publiques et sociales.

Le cadre des activités publiques


81 Le désengagement des femmes vis-à-vis de ce cadre est, de temps à autre, explicité par la
mention «  manque de temps  ». Il s’explique aussi autrement pour les épouses étrangères
en raison de l’impossibilité où elles sont de participer à la vie publique et notamment « au
niveau communal  ». Cependant, d’une manière générale, lorsque le thème est abordé par
l’échantillonnage, c’est non pas tant du point de vue des activités publiques des concernées
elles-mêmes que de celui de leur évaluation distanciée et circonspecte de la vie publique
globale dans le pays.

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82 Dans cette optique, elles indiquent que, de manière similaire aux hommes, ce dont elles
souffrent et ce qui les tient à l’écart de cette vie publique, c’est l’absence ou le manque de
liberté et l’obligation de se conformer au discours politique dominant si jamais elles voulaient
s’y mêler :
- « Je n’ai pas d’activité politique mais je suis les informations sur Internet. Je ne vote jamais et
je ne donne pas non plus au 26/26 [Fonds national de solidarité]. Ça fait des problèmes de dire
qu’on est apolitique. Il faut être comme eux. »
- « L’absence de fait de liberté d’expression transforme les activités politiques en perte de temps
car un seul discours continue de dominer et les femmes n’accèdent jamais à des postes de décision
stratégiques : leur présenceest décorative. »
83 Il en est de même lorsque la vie publique est abordée sous le prisme de la spécificité féminine :
même si l’opinion émise est fondée sur une expérience personnelle, celle-ci n’est pas énoncée
comme telle mais évoquée sous forme distante d’appréciation des discriminations qui y
règnent. Ainsi en est-il lorsque les entretiens soulignent que « les flics portent atteinte à la
dignité des femmes » ou encore que les hommes « progressistes » sont contre l’égalité dans
l’héritage, dans les salaires, dans la liberté sexuelle, etc., ou encore que les femmes sont jugées
comme des femmes et non pas comme des citoyennes.
84 La place des femmes dans les formations civiques et politiques de l’opposition est aussi
dénigrée sur le même mode :
- « Dans le travail associatif, les hommes sont beaucoup plus exigeants vis-à-vis des femmes. »
- « Aucun parti n’a su mettre la question des femmes comme une véritable activité sociale. De
plus, on remarque l’absence des femmes dans leur bureau directeur. »
- « Il est assez rare que les associations ou les partis politiques appréhendent les problèmes de
société dans leur globalité en y intégrant la dimension de l’égalité totale des droits entre hommes
et femmes. »
85 Pourtant, la « démocratie » au profit des femmes n’est pas revendiquée que d’un point de
vue progressiste mais aussi d’un point de vue fondamentaliste concernant en particulier la
répression subie par les femmes portant le voile islamique :
- « Il y a nécessité de reconnaître le droit aux femmes, leur liberté de porter le hijab et de ne plus
leur interdire les études ou la circulation. »
- « Il y a interdiction de s’exprimer librement notamment à propos des femmes perçues comme
êtres faibles. De plus, il y a restriction de la liberté des femmes à porter l'habit qu’elles préfèrent
et qu’elles considèrent digne pour elles et dans la société. »
- «  Le grand problème est celui des libertés personnelles et surtout celle de s’habiller
conformément aux dispositions de la législation islamique. »
- «  La femme clairvoyante et perspicace est celle qui n’abuse pas de la liberté en sachant les
limites dictées par la religion et celle qui ne court plus à revendiquer des droits comme l’égalité
successorale. Certes, notre texte religieux est opposé aux commentaires, à la modification et je
perçois pareille revendication comme une profanation de notre part. Nous devrons défendre nos
mosquées, nos cultures, nos morales tunisiennes, arabes et musulmanes et être responsables de la
génération de demain en inculquant nos valeurs et les notions de famille, d’union, de respect pour
les parents. On doit être un exemple de maîtrise, de conscience et de modération en matière de
civilité, convenance et religion. Femmes tunisiennes, arrêtez d’exiger des “principes” illusoires
et soyez un être et un modèle intelligents à part entière. »
86 En fait, tout paraît se dérouler comme si la génération des militantes de la gauche, féministes
ou non, s’était retirée de l’espace public déçue et désillusionnée par les pratiques et mentalités
machistes mais aussi par l’absence de perspective de changement ou d’alternative claire
au niveau du fonctionnement politique global. En lieu et place, émerge un nouveau type
de revendication où l’exigence de la présence publique des femmes est dite en termes de

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contestation islamique de valeurs perçues comme étrangères, sinon à l’ensemble de la société,


du moins à ses plus larges franges.
87 Si ce n’est dans la représentativité de l’échantillon, c’est au moins dans le ton assez impérieux
que se perçoit cette exigence nouvelle comparée à l’impression de défaite et au retrait des
militantes progressistes qui se replient sur l’éducation à la citoyenneté et à l’égalité qu’elles
tentent d’inculquer à leurs enfants.

Le cadre des activités sociales


88 En matière d’activités de loisirs, c’est surtout la rue qui a inspiré la majorité des réponses.
Comme pour les activités publiques, la précision «  manque de temps  » est revenue
fréquemment. De même, pour justifier la désertion de ce domaine d’activité, est également
relevée l’absence d’espaces de loisirs où, à tout le moins, d’espaces de loisirs qui soient jugés
adéquats par les femmes.
89 Ce qui est remarquable, c’est que dans très peu de cas les obstacles familiaux (contrôle
parental, marital) ont été évoqués comme si l’espace public, ajouté aux autres obligations et
charges, était par lui-même dissuasif.
90 En revanche, c’est à propos de l’accès à cet espace que le besoin d’une présence masculine se
fait le plus fort ressentir et que la compagnie d’un homme, par ailleurs vécue comme superflue
ou oppressive, est, sinon toujours appréciée, du moins recherchée car sécurisante :
- « Seule dans les espaces de loisirs, je suscite la curiosité. »
- « Difficulté de circuler seule dans la rue ou d’aller au café car les hommes pensent que je suis
à la recherche d’amusement et de plaisir. »
- «  Les mentalités “orientales” font que le tourisme intérieur n’est pas possible pour une fille
seule. »
- « Crainte de sortir seule la nuit, de m’installer dans un café ou au restaurant, de faire du tourisme
local. Je suis consciente de la nécessité d’un “ange gardien” quand je circule seule la nuit. »
- « Les agressions et violences contre les femmes sont devenues de plus en plus fréquentes. Je ne
peux pas aller au café seule. À partir de 20 h, il faut un homme pour se déplacer dans n’importe
quelle ville. »
- « Mes loisirs sont limités par la non disponibilité de mon mari. »
- « Je n’ai pas d’activités de loisirs avec mon mari. J’ai arrêté d’en avoir seule car je n’ose plus :
je ne suis jamais tranquille et beaucoup d’endroits sont devenus infréquentables. »
91 La rue, avec ses moyens de transports publics ou privés, reste un espace incontournable
car champ de circulation entre les différentes sphères d’insertion des femmes ; quoi qu’elle
soit aussi empruntée comme lieu de loisirs palliatif pour certaines d’entre elles. Mais,
dans tous les cas, son vécu est ressenti de manière absolument insupportable. Tous les
qualificatifs ont été utilisés pour le décrire : harcèlement continuel, abus sexuel, agression
et violence verbales, regards agressifs, gênants, violeurs, comportement immoral, manque de
respect, manque de civisme, tracasseries, embêtements, dérangement, gêne, galère, vulgarités,
injures, propositions indécentes, langage ordurier, grossièretés et obscénités, attouchements,
humiliations, remarques désobligeantes, contrariétés, oppression, danger.
92 Les deux commentaires qui suivent résument bien la perception générale des femmes
d’aujourd’hui :
- «  Je pense que la femme d’aujourd’hui n’a plus vraiment “d’énormes problèmes” comme
auparavant. Elle est l’égale de l’homme, elle étudie, travaille, se balade. Les seuls problèmes
qu’elle rencontre quotidiennement sont dus à sa séduction et à sa féminité. Ce sont les problèmes
de la rue, de se trouver gênée pour parler avec quelqu’un. »
- « En général, la rue et l’espace public sont potentiellement hostiles à la présence des femmes
non pas qu’elles soient systématiquement agressées mais cela est plus diffus et plus subtil : un
machisme certain s’y exprime, d’une part, par le moyen d’un langage volontairement grossier et

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agressif, d’autre part, par cette façon qu’ont certains hommes de draguer les femmes sur le mode
“si tu es dans la rue, c’est que tu es à tout le monde”. »
93 La question de la tenue vestimentaire revient ici beaucoup plus systématiquement que dans
les autres sections de l’entretien, tout en réservant quelques surprises :
- « Il y a des risques à sortir seule le soir, à voyager seule. Je fais toujours attention à ma tenue
vestimentaire. »
- « Dans la rue, je trouve constamment des difficultés concernant ma manière de m’habiller. »
- « Le harcèlement dans la rue rend difficile d’être jolie, libre, indépendante ».
« Étant donné que je m’habille de façon non pudique, je suis sujette à des tracasseries dans la
rue, au café ou au ciné. »
- « Les regards sont agressifs même si je suis correctement habillée. Les mots sont vulgaires. Je
suis toujours sur mes gardes. Dans le bus, je suis bousculée, non respectée comme si les hommes
me reprochaient d’être dehors. »
- « Comportement immoral et vulgarité dans l’espace public qui ne visent pas uniquement les
filles qui s’exposent mais même les femmes voilées. »
94 Ce vécu de l’espace public est accompagné, de la part des moins jeunes, d’une nostalgie
certaine d’une époque révolue où il était autre, entraînant le constat d’une régression notable :
- « La rue est de plus en plus réactionnaire, agressivité à l’encontre des femmes, les espaces-
femmes ou mixtes sont de plus en plus rares. Il y a une régression certaine à relever. »
- « Mon malaise émane d’une insoutenable nostalgie des temps meilleurs où il faisait bon vivre
dans la cité avec les valeurs qu’elle dégageait. »
- « La rue a beaucoup changé. »
- « Les espaces publics sont abandonnés par les femmes et la mixité n’est plus ce qu’elle était. »
- « Les femmes de ma génération ont plus de chance que les jeunes d’aujourd’hui car la société
était beaucoup plus ouverte, les rues étaient beaucoup plus sûres ainsi que les transports publics.
Il est vrai que les femmes célibataires sont plus nombreuses aujourd’hui mais ce sont des femmes
qui ont fait des études poussées et qui vivent plus librement. »
95 Bien entendu, parmi les femmes également se transpose l’éternelle controverse sur le « démon
provocateur » des femmes et leur responsabilité est relevée aussi bien sur un ton purement
moralisateur que sur celui plus franchement religieux :
- « Les dépassements et le langage irrespectueux touchent les femmes “qui ne se respectent pas”
soit du point de vue de l’apparence ou du comportement. »
- « Il y a difficulté à faire seule du tourisme local, à flâner mais l’attitude de certaines femmes
contribue à cela. »
- « Dans la rue, je souffre du regard moqueur porté sur les femmes modernes et loin de la morale
et de la religion. »
96 Mais, d’un autre côté, la religion est aussi désignée comme étant un prétexte pour l’exclusion
des femmes des espaces publics :
- « Dans ma religion, tous les lieux publics sont pour les hommes, la présence des femmes est
mal vue, au café surtout. »
- « Je rencontre chaque jour dans la rue énormément de difficultés et je crois que les raisons sont
psychologiques. C’est très dur de changer la mentalité des gens. Ils disent que c’est l’islam qui
les incite à agir de la sorte alors que c’est totalement faux. »
97 Quoi qu’il en soit, entre retrait, regrets et nostalgie se confirme l’impression d’une sorte de
renonciation à des prétentions sur la vie publique d’une façon générale au point que, selon
une des interviewées, « sortir devient une corvée ». En effet, peu de femmes affirment leurs
droits sur cette sphère de manière offensive et ressentent leur marginalisation comme étant de

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l’ordre du non droit. Rarissimes sont celles qui cherchent à franchir les limites du permis à
l’image de cette femme qui s’insurge contre l’interdiction arbitraire de partager une chambre
d’hôtel avec un homme qui n'est pas son légitime époux.
98 Cela ne signifie certainement pas que les femmes ne soient pas nombreuses à « enfreindre » les
règles de la discrimination qui régissent la vie sociale. Cela signifie simplement que cela est
justement vécu comme une infraction dans un univers « consacré aux hommes » ou « presque
fait pour les hommes », selon leurs dires. Ce sentiment de frustration est aussi empêché de
s’inverser en demandes ou même, comme l’ont montré les facettes de l’enquête relatives à leur
existence privée, en estime de soi par rapport à un comportement jugé indigne ou dégradant
des hommes.

Un vécu contrasté
99 Les réponses et indications ont permis de saisir certains changements qui animent la société
tunisienne. Non pas de ces changements frappants qui autorisent des discours pompeux sur
l’exceptionnalité de la situation des Tunisiennes mais des modifications lentes, souterraines
et quasi imperceptibles. En effet, au-delà des transformations qui touchent aux modes de vie
et aux comportements, c’est, plus fondamentalement encore, la représentation ou l’image de
soi des femmes qui est en train de prendre de nouveaux contenus.
100 Les indicateurs de ces nouveaux contenus que les entretiens ont permis de déceler peuvent
être ramenés essentiellement à quatre éléments :
101 - Une demande de communication et de participation aux décisions dans le rapport parents-
filles : les jeunes ne réclament plus simplement d’être indépendantes et dégagées du contrôle
des parents mais sont à la recherche de dialogue et de relations de confiance ; c’est-à-dire
d’une posture de face-à-face avec ceux-ci.
102 - Une valorisation de son rôle et de ses fonctions au sein du couple conjugal : autrement dit, les
femmes se reconnaissent dans un statut de « super woman » en mesure de faire face à toutes
les exigences de la vie moderne et voient dans ce statut non plus le signe de leur infériorité
par rapport aux hommes mais celui de leur supériorité.
103 - Une revendication d’une sexualité libre et assumée  : c’est-à-dire d’une sexualité où
l’initiative et le désir ne seraient plus exclusivement masculins et aussi une sexualité sur
laquelle ne pèseraient plus les tabous sociaux et culturels.
104 - Une conscience de ses compétences professionnelles : renvoyant à l’idée que les femmes
peuvent très bien rivaliser avec les hommes sur ce terrain ; idée confortée chez elles par le fait
que leurs collègues les perçoivent comme des concurrentes.
105 Cet ensemble de traits nouveaux amorcent la formation d’un sujet-femme pour qui le
changement ne correspond pas à des politiques volontaristes et autoritaires mais sont
l’expression d’un vécu et d’un cheminement personnels. Cependant, et en même temps, les
résultats de l’enquête révèlent également une autre série de facteurs qui semblent contrarier
ou bloquer cette mutation en cours l’empêchant de se traduire en rénovation de la société.
106 Là encore, quatre axes synthétisent cet effet de repli :
107 - La valeur famille reste primordiale : ceci se rapportant au fait que le milieu familial prime
non seulement comme milieu d’appartenance et d’insertion sociales mais aussi et surtout
comme lieu de référence et de préoccupation pour les femmes ; celui qui absorbe à la fois
leurs sentiments et leur esprit.
108 - La valeur travail est dégradée : dans le sens où le travail reste majoritairement perçu comme
gagne-pain et non comme une source d’autonomie spécifique aux femmes, d’épanouissement
et de satisfaction.
109 - La valeur liberté dans l’espace public est révisée : ce qui veut dire que la seule revendication
de liberté portée dans l’espace public n’est plus progressiste mais fondamentaliste. L’idée de
liberté individuelle, considérée occidentale, devient mot d’ordre religieux.

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110 - La valeur sociale de l’homme reste impérative : presque superflu et surcharge dans l’espace
privé, l’homme est sûreté et assurance dans l’espace social.

L’État, le droit et les femmes


111 L’histoire des organisations féminines remonte au début du XXe siècle. Même s’il est
difficile d’appliquer à leurs objectifs et leurs actions le qualificatif de « féministes », elles
ont néanmoins très tôt appelé à l’instruction des filles, à leur participation dans les luttes
anti-colonialistes et ont revendiqué le droit de vote pour les femmes au lendemain de
l’indépendance (alors que les élections de la Constituante les en avaient exclues). En dépit
de ce patrimoine, la promulgation du CSP a été exclusivement attribuée au réformisme
bourguibien. Le monopole de l’État, sinon du chef de l’État, sur le droit des femmes et, plus
largement, sur leur émancipation a totalement évincé celles-ci et les a dépouillées de toute
initiative et contrôle sur leur devenir. Désormais, s’ancrait la conviction que l’évolution des
Tunisiennes était tributaire de l’ordre étatique.
112 Parallèlement à ce credo, la révolution par le droit était consacrée comme le levier de tout
changement. Dans cette optique est alors subsumée le dogme de « l’avance » par rapport à
la société. Alors que le droit vient, généralement, cristalliser des mutations sociales, il est
ici le moteur de la mutation d’une société appréhendée comme archaïque et léthargique.
L’énonciation de ce droit étant prérogative exclusive de l’État, se condense en un raccourci
édifiant la triade femmes-CSP-État.
113 Cinquante après, où en sont les femmes de ce syllogisme ? Estiment-elles effectivement que
leur « promotion » vient du droit, lui-même attribut de l’État ? À s’en tenir aux informations
fournies par notre échantillon, la réponse à cette question est doublement négative. D'abord
parce qu’elles s’accordent à dire que le facteur juridique est négligeable ou marginal dans les
problèmes qu’elles vivent. En première lecture, cela voudrait dire que le juridique n’est pas à
la source des problèmes qui les affectent ou, autrement dit, qu’elles trouveraient plutôt dans le
droit un appui et un recours adéquat pour l’organisation de leurs relations familiales et sociales.
114 Pourtant, une lecture croisée des réponses permet de déduire, en seconde lecture, que le faible
score attribué au facteur juridique n’a pas que des implications positives. Car, si l’origine des
problèmes vécus par les femmes est ailleurs, cela veut bien dire que le juridique est aussi
marginal dans la résolution de ces problèmes. Si le juridique avait été désigné comme source
primordiale de l’insatisfaction des femmes, on pourrait envisager qu’une réforme du droit en
viendrait à bout. Or, tel n’est pas le cas.
115 En l’occurrence, le facteur qui détient le plus fort taux d’imputation est le facteur moral/
culturel (76,77 %), suivi par le facteur psychologique (49,35 %). À travers le facteur moral/
culturel, les femmes réfèrent au «  retard des mentalités  », à la «  mentalité arabe  » ou
« orientale », à la « religion », aux « traditions », à l’« éducation » y voyant les barrières à
leur propre affirmation. Mais ce même facteur moral/culturel prend un contenu opposé pour
certaines autres femmes pointant plutôt la « dégradation des mœurs » et la « perte d’identité
culturelle » comme étant à l’origine de la déconsidération qui rejaillit sur les femmes.
116 Le facteur psychique couvre, pour sa part, deux aspects distincts. D’une part, il sous-tend la
traduction dans les relations personnelles des schèmes moraux et culturels globaux. D’autre
part, il est appliqué au sentiment de faiblesse ou d’incapacité que les femmes éprouvent face
aux obstacles, aux épreuves qu’elles ont à surmonter.
117 C’est dans la classe d’âge des 21-30 ans que les deux facteurs sont le plus fréquemment
désignés. Encore une fois, il est facile de voir là un paradoxe entre, d’un côté, la proclamation
des droits censés avoir apporté aux femmes une évolution remarquable et une jeunesse
féminine souffrant plus que jamais des maux les plus communs et les mieux partagés avec les
autres. Par voie de conséquence, cela montre que les étudiantes, qui sont les plus concernées
par ces réponses, sont loin d’être convaincues par leurs « acquis », tant vantés et enviés, et
persévèrent dans la dénonciation des conservatismes si ce n’est dans la revendication.

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La conquête de la banalisation par le Code tunisien du statut personnel 21

118 Ce qui est, en effet, particulièrement curieux c’est que les femmes ne voient d’autres moyens
qu’elles-mêmes pour chercher des issues à leurs problèmes. Ce parti pris est singulier au regard
du faible activisme de la population interrogée.
119 En effet, si celle-ci considère que l’action collective est un vecteur de changement de sa
condition, au-delà même des capacités personnelles de chacune, il n’en demeure pas moins
que son acception de l’action collective est assez particulière. Il s’agit, en réalité, beaucoup
plus d’un acteur abstrait et indéfini, de l’action de la société sur elle-même pourrait-on dire,
que d’un engagement militant effectif. L’indice le plus patent à l’appui de cette interprétation
est l’ignorance quasi totale où se trouvent les enquêtées quant à l’existence de cadres
concrets de l’action collective, qu’il s’agisse d’organisations officielles ou d’organisations
autonomes. Parmi les «  initiées  », un nombre encore moindre considère que les cadres
existants (associations, partis, syndicats et autres clubs) seraient en mesure de solutionner leurs
problèmes.
120 Il est surtout frappant, pour notre propos, de relever que l’État est à peine mieux placé que les
hommes dans la fiabilité qu’elles accordent pour la résolution de leurs difficultés.
121 Par un certain côté, ce constat est assez déconcertant au vu des décennies de martèlement
politique et médiatique à propos de la place conférée aux femmes par l’État. Cependant, d’un
autre côté, on pourrait estimer que cette attitude reflète la plus belle réussite de la politique
féminine de l’État, à savoir produire une génération de femmes aptes à se prendre en charge, à
se doter de leurs propres supports, bref, à se constituer en tant qu’individus autonomes. Mais
il reste que cette réussite se résume à une demi-mesure dans un contexte où l’État refuse de
renoncer à sa mainmise sur la condition des femmes.
122 En définitive, le modèle de la « régulation par le haut »9, quoique bon gré mal gré admis comme
étant le modèle incontournable du progrès pour la société tunisienne, semble voir ses vertus
s’éroder auprès de son public de prédilection, à savoir les femmes. S’agit-il d’une opinion
renvoyant à l’inefficience, globale ou partielle, de l’État ou bien d’un constat quant à sa récente
désaffection à leur égard ? Un complément d’enquête serait nécessaire pour nous renseigner.

Notes
1  Depuis cette époque, il a connu quelques amendements plus ou moins importants et dont les derniers
datent de 1998.
2  Voir les rapports réguliers du Centre de recherche, de documentation et d’information sur la femme
(CREDIF) de Tunis, Femmes de Tunisie.
3  L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a pris l’initiative de cette campagne rejointe
par l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD).
4  D. Werner, « Entretien avec la ministre tunisienne des Affaires de la femme : celles qui veulent tout
n’auront rien », Elle, juin 2000, p. 96. Par ailleurs, Mme Neziha Zarrouk, ministre de la Femme, a réitéré,
la presse locale à l’occasion du 13 août, journée de la commémoration du CSP, la position de refus
officielle.
5  Ilhem Marzouki (dir.), Étude sur les attentes subjectives des femmes, enquête réalisée pour l’ATFD,
Tunis, 2003.
6  Alain Touraine, « Le travail du mouvement des femmes » in Recherche exploratoire sur le mouvement
des femmes, Paris, Centre d’analyse et d’intervention sociologique, 1982 (diffusion restreinte).
7  Voir le Recensement général de la population 2004 (résultats provisoires).
8  Mohamed Kerrrou (dir.), Enquête sur le célibat et les célibataires dans le grand Tunis, Tunis, CREDIF,
2002-2003 (document ronéotypé).
9  Jean Commaille, L’Esprit sociologique des lois, Paris, PUF, 1994, p. 198.

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Pour citer cet article


Référence électronique
Ilhem Marzouki, « La conquête de la banalisation par le Code tunisien du statut personnel »,
 L'Année du Maghreb [En ligne], II | 2005-2006, mis en ligne le 08 juillet 2010. URL : http://
anneemaghreb.revues.org/91

À propos de l'auteur
Ilhem Marzouki
Sociologue

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Géographie : Tunisie

L'Année du Maghreb, II | 2005-2006

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