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JEAN-MARC MOURA
UNIVERSITE DE LILLE
universitaires français. L’origine anglo-saxonne des études postcoloniales les expose en effet
à la méfiance de maint ‘francophoniste’ préoccupé par le statut croissant de l’anglais dans les
tort, ‘colonial’, d’où une péjoration a priori. Quant à la notion de francophonie, elle renvoie à
une catégorie qui n’est homogène ni linguistiquement ni littérairement et qui a pu être accusée
d’impérialisme prolongé. Je crois qu’en l’occurrence, il est utile de conjuguer les négativités,
selon le principe mathématique du « moins par moins égale plus», car la critique
postcoloniale permet d’éclairer tout un pan de la francophonie littéraire, et l’un des plus
créatifs actuellement.
Le français est l’une des langues européennes à vocation mondiale, mais derrière
francophones est, selon la terminologie officielle, d’avoir « le français en partage » : dans ces
pays et dans certaines situations de communication entre deux locuteurs, le français fait partie
une partie homogène de cet espace, une partie concernant les études littéraires. C’est ici
La francophonie littéraire est en effet une notion qui reste à construire1. L’œuvre
francophone est parfois étudiée par les Français comme un simple objet linguistique,
l’approche de celle-ci étant articulée sur une certaine vision de la francophonie et de son
avenir dans le monde. La littérature peut alors être mise au service d’une promotion voire
d’une propagande pour le français et son usage international qui n’a guère à voir avec sa
« littérarité ». Par ailleurs, le corpus littéraire francophone est le plus souvent déterminé par le
« centre » de la francophonie, parce que c’est en ce centre que se trouvent réunies les
rarement ses présupposés2. Comme l’a remarqué M.Beniamino, une solution vient à l’esprit :
laisser le corpus être déterminé par ceux se trouvent à la « périphérie » de cette francophonie.
Mais une telle démarche montre que c’est souvent telle institution ou telle classe sociale qui
Un autre problème est celui de l’objet même de l’étude. Les littératures francophones
sont souvent considérées comme un « donné de fait », un objet naturel que l’on n’aurait plus
qu’à enseigner sans se donner la peine de le construire. D’où des approches anthropologiques,
ethnologiques, sociologiques de ces lettres qui délaissent les aspects littéraires au profit d’une
1
Cf. Michel Beniamino : La Francophonie littéraire, Paris : L’Harmattan, 1999.
2
Cf. Pierre Halen : « Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire
francophone », P.S.Diop, H.J.Lüsebrink (Eds) : Littératures et sociétés africaines. Mélanges
offerts à Jànos Riesz, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2001, pp.55-66.
devons nous poser le problème de « la fondation d’une discipline dont l’objet pourrait être
très grossièrement défini comme une étude des littératures en contact, c’est-à-dire des
situations où coexistent des littératures écrites en langues différentes dont l’une est le
universitaires, l’émergence d’un ensemble d’ouvrages critiques occidentaux les prenant pour
objet ont été rangés sous l’étiquette globale de postcolonial. Les principaux critiques, Edward
Said, Homi K. Bhabha, Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Gayatri Spivak sont
désormais bien connus. Mais leurs noms montrent précisément que la majorité des recherches
postcoloniales est menées dans le monde anglo-saxon (ou germanique), bien que la
vécues, comme le rappellent Ashcroft, Griffith et Tiffin dès le début de leur ouvrage,
lorsqu’ils remarquent que les trois quarts de la population mondiale contemporaine ont vu
reflet de la société--, le postcolonialisme constitue l'une des rares théories littéraires actuelles
qui s'efforce de rendre justice aux conditions de production et aux conditions socio-culturelles
3
M.Beniamino : « La Francophonie littéraire », in Didier de Robillard et alii : Le Français
dans l’espace francophone, Paris : Champion, 1993, p.522.
échappant aux formes et aux thèmes caractéristiques d’une vision (néo-) coloniale du monde.
Dans ce second sens, 'Post-' est à entendre dans une valeur adversative et critique et
non pas chronologique, un peu comme le post-moderne n’est pas le successeur du moderne
mais une forme de développement critique de celui-ci. Le danger d’une conception purement
retomber l'analyse dans le schéma linéaire du temps propre à l'Europe, avec au fondement la
enjeux postcoloniaux importants, pour les femmes par exemple, dont la fin de la colonisation
n'a pas toujours été l'avènement de l'émancipation, ou pour les auteurs qui combattaient le
colonialisme et avaient déjà rejeté ses catégories alors que leur pays était encore sous la tutelle
coloniale (Senghor ou Mongo Beti). Enfin, le concept chronologique pourrait être prématuré,
d'écriture sont considérés : polémiques à l'égard de l'ordre colonial mais surtout caractérisés
par le déplacement, la transgression, le jeu, la déconstruction des codes européens tels qu'ils
se sont affirmés dans la culture concernée. Puis de grandes évolutions du champ littéraire,
4
Dans le domaine francophone, Bernard Mouralis l'utilise en ce sens dès 1984, en parlant de
"civilisation post-coloniale" (Littérature et développement, Paris : Silex/ACCT, 1984, p.43).
5
A.Mc Clintock : "The Angel of Progress : Pitfalls of the Term 'Post-Colonialism'", in
P.Williams, L.Christman (Eds.), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory : A Reader, New
York : Columbia U.P., 1994, pp.291-304.
tentatives postcoloniales.
les formes et les enjeux. L'approche est de facto contemporaine (le XXe siècle est le siècle de
Les deux dangers qui guettent une telle théorie sont évidents : soit demeurer une
des situations culturelles ; soit, à l'inverse, éclater en une multitude de domaines littéraires
différents6.
Il semble donc que l'on ait intérêt, avec H. Tiffin, à distinguer 1/les écrits provenant
d'autres types de colonisations). Le second ensemble paraît trop vaste pour faire l’objet d’une
II.PROCEDURES D’ETUDE
Du point de vue du corpus, la critique postcoloniale se définit précisément. Pour les
Ashcroft, Griffiths et Tiffin distinguaient quatre modèles d'analyse (non des écoles
6
Dans un numéro de la Canadian Review of Comparative Literature consacré aux littératures
postcoloniales, Steven Tötösy de Zepetnek, adoptant une approche Centre/Périphérie (de
préférence à l'approche, plus polémique, pouvoir/non-pouvoir), distingue ainsi plusieurs
champs de recherches, à la fois larges et différents :
-"obvious post-colonial situations" : "Middle Eastern, East Indian, and African Post-
Colonialities";
"Latin-American and Caribbean Post-Colonialities";
-"less obvious post-colonial situations" : "North American and Australian (with
special attention paid to First Nations, Ethnic Minorities writing)";
-"other post-colonial situations" : "East central European literatures in
reference to former U.S.S.R."6.
La notion de colonisation reçoit une extension sémantique maximale, comme l'atteste
l'énumération que fait ensuite Tötösy: « the British still colonize the Irish; the French the
Algerian immigrants; the Hungarians colonized the Romanians and still colonize the Gypsies;
the Romanians now appear to colonize the Hungarians; Canadians were colonized by the British;
while Canadians still colonize the Indigenous (First) Nations; and so forth, ad
nauseam. »(p.406) En ce sens très large, les littératures postcoloniales deviennent
extrêmement diverses, le concept de postcolonialité n'y gagne rien en clarté.
régionaux; les modèles fondés sur la race, les modèles comparatifs et les modèles
synthétiques.
sont les Etats-Unis. On aperçoit en l'occurrence toute l'importance des questions de relations
de formes venues de la métropole. La littérature est ainsi perçue par les premiers auteurs
américains comme l'un des champs les plus significatifs pour faire valoir leur différence par
qui essaya d'acclimater des inspirations britanniques tels le roman gothique ou le roman
leurs significations7.
Nathaniel Hawthorne me paraît un autre exemple. The Scarlet Letter incorpore des
élements du gothique anglais, du roman de l’adultère européen, mais transposés dans le cadre
et selon les modèles d’une société puritaine (coloniale) spécifique dont le narrateur ne cesse
tout cas le premier stade de ce que Wole Soyinka a nommé "the process of self-
7
Cf. Donald A.Ringe : Charles Brockden Brown, Boston : Twayne, 1966.
8
Certains auteurs toutefois refusent le parallèle parce que la littérature des Etats-Unis
vient d'une époque très différente. Tel est le cas d'Elleke Boehmer (Colonial and Postcolonial
Literature, Londres : Routledge, 1996, p.4).
L'analyse critique se concentre sur tous les concepts, thèmes, formes visant à exprimer celle-
ci. Il ne s'agit pas uniquement de démystification cherchant à faire parler l'autochtone "du
dedans" (Segalen s'y essayait déjà dans Les Immémoriaux), de témoignage sur une situation
intolérable (André Gide et bien d'autres adeptes d'une amélioration du système colonial ont
effectué ce type de constat), mais surtout de l'expression d'une identité qui se sait aliénée sans
être capable de (ou sans vouloir) se définir très précisément (Nedjma de Kateb Yacine est
d'une histoire littéraire du monde caraïbe, présentée par Albert Gérard10, s'efforce ainsi, en
haïtienne de 1804 anticipant les autres dynamismes d'autonomie), de retrouver des marques
XIXe siècle, relevant des parallélismes dans le transfert des traditions et de la langue anglaises
dans des milieux profondément différents mais caractérisés par un rapport ambigu à la
métropole.
9
W.Soyinka : Myth, Literature and the African World, Cambridge U.P., 1976, p.XI.
10
Revue de Littérature Comparée, 1, 1988. Cf. James Arnold : History of Carribean Literatures.
11
Un ouvrage récent comme Memory and Cultural Politics. New Approaches to American Ethnic
Literatures (Boston : Northeastern Univ., 1996) aborde par le biais de l'identité, les
littératures indienne, chicana, afro-américaine, juive-américaine, grecque-américaine, sino-
américaine, arabe-américaine, japonaise-américaine...
12
Univ. of Toronto Press, 1962.
si l'idée d'une 'écriture noire' a pu être efficace pour différencier les écrits noirs américains des
écrits noirs d'Afrique ou des Antilles13, sa vocation synthétique peut l'entraîner à négliger de
de la culture noire qui, dans ses définitions, tendait à conforter certains préjugés européens sur
conscience noire créatrice d'une esthétique particulière14. Mais à cet effet, ils s'éloignent des
surtout américains.
mouvement de la Négritude, font une place aux poètes de Madagascar dans la fameuse
anthologie). Mais ce modèle racial trouve rapidement ses limites dans le domaine
francophone au moins.
3.MODELES COMPARATIFS
Les modèles les plus connus sont ceux qui s'intéressent à la Commonwealth Literature
En fait, plusieurs modèles comparatifs ont été développés pour rendre compte de la diversité
postcoloniale.
majeures pour les cultures postcoloniales. Il a donc interrogé la "capacité" d'une langue
importée à décrire l'expérience du lieu dans les sociétés postcoloniales. Il a ainsi identifié
13
Bonnie Barthold : Black Time : Fiction of Africa, the Caribbean and the United States, New
Haven : Yale U.P., 1981.
14
Henry Louis Gates Jr (Ed.) : Black Literature and Literary Theory, New York : Methuen, 1984
15
Titre de l'ouvrage de Carole et Jean-Pierre Durix , Paris : Longman France, 1993.
« There are two broad categories. In the first, the writer brings his own language --
English-- to an alien environment and a fresh set of experiences : Australia, Canada,
New Zealand. In the other, the writer brings an alien language --English-- to his own
social and cultural inheritance : India, West Africa. Yet the categories have a
fundamental kinship ... [The] 'intolerable wrestle with words and meanings' has as its
aim to subdue the experience to the language, the exotic life to the imported
tongue. »16
Le partage est intéressant en ce qu'il pointe une série de recherches sur le rapport de
Les parallèles thématiques sont les plus nombreux dans ce type d'étude comparative :
thème de l'influence dominante d'une culture étrangère sur la vie traditionnelle, ou encore
bâtiments (le célèbre A House for Mr Biswas de V.S.Naipaul ou thème du quartier, Texaco).
d'auteurs (de Toni Morrison à Margaret Atwood) ont souligné les analogies existant entre les
colonialité18.
Enfin, certains éléments formels semblent caractériser les littératures postcoloniales :
discontinuité narrative qui permettent des études comparatives fondées sur des figures
16
D.E.S.Maxwell, 1965, cité in Ashcroft et alii, op.cit., p.25.
17
cf. Jean Bessière, J.M.Moura (Eds.) : Littératures postcoloniales et représentations de
l’ailleurs, Paris : Champion, 1999.
18
Par exemple, G.Spivak : "Three Women's Texts and a Critique of Imperialism", Critical
Inquiry, 12, 1.
19
Stephen Slemon : "Monuments of Empire : Allegory/Counter-Discourse/Post-Colonial Writing",
Kunapipi, 9, 3, pp.1-16.
20
W.H.New : Among Worlds, Erin, Ontario : Press Porcepic, 1975.
21
S.Slemon : "Magic Realism as Post-colonial Discourse", Canadian Literature, 116 (spring).
une durable faveur. Les travaux de Homi K. Bhabha22 considèrent les sociétés postcoloniales
que ces cultures ont produites. Alors qu'en Europe, la pensée, l'histoire, l'héritage culturel
constituent des références fortes pour l'épistémologie, leur validité se voit brouillée voire
persistante. Bhabha a étudié A House for Mr Biswas de Naipaul selon ce point de vue, mais
on peut aussi penser à l'histoire de l'Inde revue et corrigée par Salman Rushdie dans
Space24, Wilson Harris insiste sur ce métissage présent. Il le voit comme un combat contre un
passé qui insiste sur les ancêtres et qui valorise le "pur" au détriment de son opposé menaçant,
le "composite". Pour aller vite, il s'agit de remplacer la linéarité temporelle par la pluralité
spatiale. Le poète australien Les Murray remarque ainsi que dans la pensée postcoloniale,
"time broadens into space"25, soulignant que les formes hybrides de ces littératures s'éloignent
des modèles historiques autoritaires européens pour proposer d'autres types de représentation
III. UN RENOUVEAU ?
On doit d'abord reconnaître aux études postcoloniales une double capacité de
22
H.K.Bhabha : "Representation and the Colonial Text : A Critical Exploration of some Forms of
Mimeticism", in F.Gloversmith (Ed.) : The Theory of Reading, Brighton : Harvester, 1984.
23
Glissant qui dénonce la "double prétention d'une Histoire avec un grand H et d'une
littérature sacralisée dans l'absolu du signe écrit". "La littérature n'est pas diffractée
seulement, elle est désormais partagée. Les histoires sont là, et la voix des peuples. Il faut
méditer un nouveau rapport entre histoire et littérature. Il faut le vivre autrement." (Le
Discours antillais, op.cit., pp. 243, 245).
24
The Womb of Space : The Cross-Cultural Imagination, Westport, Connecticut : Greenwood, 1983.
25
cité in Ashcroft et alii : op.cit., p.34.
occidentale dans une perspective visant à en débusquer les aspects coloniaux : le programme
théorique en a été donné d'une manière synthétique par Jànos Riesz avec ses "Zehn Thesen
zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur"26, définissant les principes d'une histoire
des rencontres entre la littérature européenne et l'ensemble des pratiques européennes à l'égard
des autres cultures. Pratiquement, cette tâche appelle simultanément l'analyse des lettres
notamment de cette partie spécifique qu'on appelle littérature coloniale27, afin de revenir sur
cette époque où, selon le mot d'Amadou Hampâté Bâ, "le degré de moralité d'un individu se
mesurait à l'importance des services qu'il avait rendus à la pénétration française et, d'autre
part, à la situation géographique de son pays d'origine. C'est ainsi que les plus moraux des
littérature européenne, des formes, figures, thèmes acclimatant l'altérité, formant une
littéraire occidental. Jean-Louis Joubert peut ainsi écrire qu'"il n'y a plus une littérature
française, mais une polyphonie de voix littéraires qui enracinent la langue dans tous les
continents."29. La subversion d'un canon littéraire n'est pas simplement le remplacement d'un
ensemble de textes par un autre. Plus qu'un corpus textuel, un canon est un ensemble de
pratiques de lectures (avec nombre d'assertions collectives sur les genres, sur l'écriture, sur ce
que doivent être la littérature et la lecture...), pratiques consacrés par les institutions,
d'un canon implique donc la mise en évidence de ces pratiques et de leurs articulations
26
"Zehn Thesen zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur", Literatur und Kolonialismus I,
Francfort /M. : 1983. Cf. aussi Französisch in Afrika. Herrschaft durch Sprache,
Francfort/M. : IKO, 1998.
27
Par exemple, Pierre Halen : Le Petit Belge avait vu grand, Bruxelles : Labor, 1983.
28
A.Hampaté Bâ : L'Etrange Destin de Wangrin, Paris : U.G.E., 1992, p.57.
29
Littérature francophone, Paris : Nathan/A.C.C.T., 1992, p.3.
A cet égard, et pour le contexte français, il semble bien que le constat de Joubert soit un peu
optimiste et que les institutions favorisent toujours les même pratiques de lecture tout en
paraissant, via divers mécanismes de consécration (dont les prix littéraires), appuyer les
auteurs francophones30.
La contestation d'une domination mâle, initiée par les études féminines est également
liée au refus de la vision impérialiste. Les travaux de G.Spivak insistent ainsi sur le fait que
les femmes, dans nombre de sociétés, ont été reléguées dans la position de l'"Autre",
marginalisées et en un sens métaphorique, colonisées. Elles ont en commun avec les races et
les peuples colonisés l'expérience intime de l'oppression. Comme eux, elles ont dû articuler
indigène, étudié par Alain Buisine (L'Orient voilé) et dans le domaine maghrébin par Assia
-La contestation des « grands récits » s'inscrit dans le sillage ou joue comme le
complément des études post-modernistes. On peut s'intéresser ici aux rencontres entre post-
dont les littératures postcoloniales font vaciller certaines catégories propres aux études
littéraires traditionnelles :
frontières oral/écrit : l'interaction d'écritures europhones avec les traditions orales des
sociétés post-coloniales mettent en question des clivages trop nets comme lyrique, épique ou
30
En témoigneraient par exemple les statistiques des auteurs mis au programme de l'agrégation
des Lettres modernes et qui accorde la portion congrue aux écrivains francophones.
31
G.Spivak : In Other Worlds : Essays in Cultural Politics, Londres : Methuen, 1987.
32
On peut penser aux travaux de Lilyan Kesteloot sur l'épopée africaine ou de Jean Derive sur
la littérature orale africaine (Collecte et traduction des littératures orales, Paris : SELAF,
1975); plus récemment : Alain Ricard : Littératures d'Afrique noire, Paris : Karthala, 1995.
Ces ouvrages ouvrent des perspectives pour les études littéraires.
entend par ce mot, le recours au mythe n'est plus jeu esthétique individuel mais instrument
exotisme, robinsonnade...
postcolonialisme est apte à mettre en évidence les aspects idéologiques de ce qui est aussi une
institution (dont les sommets francophones sont la démonstration la plus voyante). Elle
autorise à mesurer l'hétérogénéité de l'ensemble francophone (de facto démontrée par l'entrée
récente de nouveaux pays dans un ensemble déjà fort problématique), elle pourrait aussi, par
l'accent qu'elle place sur les conditions socio-culturelles, souligner qu'un aspect de cette
préserver des zones d'influence et à combattre l'expansion anglophone. Eléments que tout le
monde connaît sans faire le détour des études postcoloniales, mais qui ,souvent négligés,
serait-ce que parce qu'une partie des études francophones a depuis longtemps procédé à ces
critiques des institutions. Plus intéressant est le travail postcolonial sur les textes.
3.un travail sur les poétiques postcoloniales, singulièrement sur la langue des textes;
33
Le mythe du royaume Khmer pour le prince Yukanthor (La Cantate angkoréenne, Paris : Figuière,
1923); L'Eternel Jugurtha de Jean Amrouche (1946).
34
D.Combe : Poétiques francophones, Paris : Hachette, 1995, p.4.
35
Présentés dans mon ouvrage : Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris :
P.U.F., 1999.
1.POETIQUES POSTCOLONIALES
Je rappelle l’exigence de M.Beniamino : fonder une discipline dont l’objet pourrait
être grossièrement défini comme une étude des littératures en contact, c’est-à-dire des
situation où coexistent des littératures écrites en langues différentes dont l’une est le français.
Le concept de conscience linguistique, emprunté par Alain Ricard à Harald Weinrich,
paraît ici important. La conscience linguistique, définie comme "la place de la langue dans la
conscience des écrivains"36, est cardinale pour un écrivain francophone, puisqu'elle est
part une représentation très nette des variétés linguistiques légitimes et que, d'autre part, on
sait que ses productions effectives ne sont pas conformes à la norme. Or avec le français,
36
A.Ricard : Littératures d'Afrique noire, op.cit., p.6.
37
Ibid.
38
Michel Francard et alii : L'Insécurité linguistique dans les communautés francophones
périphériques, Louvain : Peeters, 1993.
39
Lise Gauvin : Langagement, Montréal : Ed. du Boréal, 2000, p.209.
Tremblay) d’une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports
Mais peut-il y avoir, comme le propose D.Combe, "une analyse du fait littéraire
douter lorsque l'on examine rapidement l'hétérogénéité de l'ensemble des auteurs présentés
par le critique : Maeterlinck, Verhaeren, Elskamp, Michaux aussi bien que Senghor, Césaire,
Kateb, Kundera ou Beckett. Au reste, le titre de l'ouvrage de Combe prend soin d'utiliser
"poétiques" au pluriel.
celle-ci aux usages linguistiques et socio-culturels. Autrement dit, elle participe d’une socio-
Au plan formel en effet, les littératures francophones (et pas seulement la québécoise)
sont marquées par l’hétérolinguisme42. Plus que tout autre texte littéraire, le texte postcolonial
n’est pas uniforme du point de vue de la langue. Il intègre plusieurs niveaux et différentes
glottocritique) : l'observation des faits de langue dans les textes43. Il ne s'agit plus de
énoncée dans les textes-mêmes, d'interroger la manière dont la littérature met en scène la
40
Ibid. L.Gauvin s’inspire de la notion de plurilinguisme due à Bakhtine (non pas simple
juxtaposition des langues dans un texte mais phénomène pluristylistique, plurilingual et
plurivocal).
41
D.Combe : op.cit., 4e de couverture.
42
Rainer Grutman, le définit comme "la présence dans un texte d'idiomes étrangers, sous quelque
forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la
langue principale." (Des Langues qui résonnent. L'hétérolinguisme au XIXe siècle québécois,
Montréal: Fides, 1997, p.37).
43
J.Bernabé : "Contribution à une approche glottocritique de l'espace littéraire antillais", La
Linguistique, Paris, XVIII, 1, 1982, pp.85-109.
enfin des langues dans les oeuvres littéraires. Les travaux actuels semblent tendre vers
l'hypothèse qu'il est possible de repérer certaines régularités dans la production littéraire
complètent une approche par une autre, la sociocritique par l'analyse institutionnelle, la
tranchantes de naguère44. On peut ainsi étudier les éléments les plus saillants de cette création
Kourouma dans Les Soleils des indépendances, Amos Tutuola dans The Palm Wine Drinkard,
scénographie45, inscription légitimante d’un texte dans le monde. Par la scénographie l’œuvre
développe l’énonciation qu’elle se suppose46. Elle est un dispositif qui permet d’articuler
coexistent des univers symboliques divers --dont l’un a d’abord été imposé et a reçu le statut
de modèle. Dans cette situation de coexistence, la construction par l’œuvre de son propre
44
Littérature, 101, p.93.
45
D.Maingueneau : Nouvelles Tendances en analyse du discours, Paris : Hachette, 1988, p.29.
46
Ce que D.Maingueneau appelle la topographie et la chronographie.
texte dans un milieu instable (et d’abord au plan linguistique), où les hiérarchies sont
fluctuantes et mal acceptées, les publics hétérogènes, et de le faire reconnaître sur une scène
régularités narratives qu’une poétique des littératures francophones devient possible, traitant
des éléments par lesquels les œuvres s’articulent aux cultures dont elles émanent.
V.PERSPECTIVES
Un ensemble de littératures francophones est donc justiciable des analyses initiées par
la critique postcoloniale anglo-saxonne, selon les procédures d'étude dont je viens de parler.
47
Cf. J.M.Moura : Littératures francophones et théorie postcoloniale, op.cit.
provoquer afin qu'elles ne soient plus seulement le fruit du hasard mais qu'elles participent
d'une volonté délibérée de se nourrir de recherches venues d'horizons différents. Pourrait ainsi
se constituer une hybridation études francophones - études anglophones qui est en cours. Pour
le champ des études lusophones dans leurs relations aux études francophones, il me semble
Avant d’être l’une des premières langues postcoloniales (avec le Brésil), le portugais
semble avoir été le premier langage européen utilisé par les Africains noirs, dès le XVIe
siècle. Quant à la littérature africaine lusophone, comme l’observe Gerald Moser, elle a été
La création du mot caboverdeanidade en 1935 est sans doute le signe de l’éveil d’une
conscience régionale dans l’Afrique lusophone. Dans les années 40 et 50, les écrivains cap-
verdiens ont fondé la revue littéraire Certeza tandis que les poètes angolais inauguraient le
mouvement culturel « Vamos descobrir Angola ». Toutefois, les efforts de ces artistes et des
étudiants africains, qui se réunissaient à la Casa dos estudantes do Império à Lisbonne, n’ont
nombre de leurs écrits sont des œuvres d’exil ou de prison, beaucoup ne furent pas publiés
des autres écrits europhones d’Afrique. Jacques Chevrier pouvait ainsi remarquer en 1989
48
L’étude de Dominique Chancé sur la littérature antillaise récente analyse la manière dont
l’auteur antillais se situe et tente de légitimer une posture d’écriture sans tomber dans « le
discours du maître » (L’Auteur en souffrance, Paris : P.U.F., 1999).
49
G.Moser : « African Literatures in Portuguese : the First Written, the Last Discovered »,
African Forum, 2, 4, 1967, pp.78-96.
Pourtant des études comme celle de Russell G.Hamilton, Voices from an Empire. A
pluralité des voix propre à cette littérature53, comme en témoigne par exemple l’œuvre de Jose
est à l’origine un français scolaire (ou une imitation de celui-ci)55, et l’existence d’un ou
plusieurs créoles dans tel pays, la production littéraire des dix-sept Etats d’Afrique
francophone et celle des cinq pays lusophones d’Afrique pourraient être étudiées
d’amorcer une étude synthétique des littératures europhones d’Afrique qui nous fait
aujourd’hui défaut.
apparaît lorsque l'on a constaté l'hétérogénéité du champ disciplinaire où l'on intervient mais
que l'on y maintient une exigence de cohésion. A la limite, la théorie peut procéder d'une
50
J.Chevrier : « Les Littératures africaines dans le champ comparatiste », P.Brunel,
Y.Chevrel (Eds.) : Précis de Littérature comparée, Paris : P.U.F., 1989, p.225.
51
Minneapolis : University of Minnesota Press, 1975.
52
Lisbonne, 1983.
53
Cf. A.Ricard : Littératures d’Afrique noire, op.cit., p.153.
54
J.Luandino Vieira : No antigamente, na vida (« Autrefois dans la vie »), Lisbonne : Ed.70,
1974, Nós, os do Makulusu (« Nous autres de Makulusu »), Lisbonne : Sa’da Costa, 1975.
55
Cf. F.Dumont, B.Maurer : Sociolinguistique du français en Afrique francophone, Paris :
Aupelf/Uref, 1996.
et constitue à ce titre une critique et une histoire aussi bien qu’une théorie.
Elle permet ainsi de penser la diversité littéraire émergente en déduisant des conditions
La critique postcoloniale travaille sur des objets différents des objets traditionnels
propres aux études littéraires. Sa situation aux marges de l'institution littéraire (en Europe, au
moins) peut permettre de définir un nouveau rapport des chercheurs à cette institution,
Le danger serait de s'y enfermer et de dégager une cohérence excessive, imposant des
modes de présentation et de normalisation des littératures europhones, soit que l'on valorise a
priori ces lettres parce qu'elles sont post-coloniales, soit qu'on les transforme en un ghetto
isolant les écrivains non-européens de leurs homologues européens57. L'intérêt est au contraire
56
cf. Josef Gugler, Hans-Jürgen Lüsebrink, Jürgen Martini : "Literary Theory and African
Literature", Beiträge zur Afrikaforschung, B.3, Bayreuth, 1994, particulièrement Biodun Jeyifo
: "Literary Theory and Theories of Decolonization" et H.J.Lüsebrink : "Questionnements et
mises en perspective".
57
Risque relevé par Salman Rushdie à propos de la littérature du Commonwealth : "il apparaît
que la littérature du Commonwealth est cet ensemble d'écritures créé, je crois, en langue
anglaise, par des personnes qui ne sont pas elles-mêmes des Anglais blancs, ni des Irlandais,
ni des citoyens des Etats-Unis d'Amérique... Ce n'était pas seulement un ghetto mais un
véritable ghetto d'exclusion. Et la création d'un tel ghetto avait, a pour effet de changer le
sens du terme bien plus large de 'littérature anglaise' --que j'ai toujours considéré comme
signifiant simplement la littérature de langue anglaise --pour en faire quelque chose de
ségrégationniste sur les plans topographique, nationaliste et peut-être même raciste." (
Patries imaginaires, Paris : C.Bourgois, 1993, p.79).
inédites que ces littératures nous contraignent à aborder rejaillissent sur nos recherches
critiques concernant les lettres occidentales. En quel sens et selon quelles directions
enrichir, approfondir en retour notre regard et notre abord des littératures d'Occident58 ?
58
Comme le suggère M.Beniamino dans La Francophonie littéraire, op.cit.