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Séminaire Littérature et Emotion M1

Georges Perec Gwendoline Honig

La figure du puzzle dans


La Vie Mode d’emploi
de Georges Perec

« Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je
fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou
désire le plus : rester caché, être découvert »
W ou le souvenir d’enfance, Perec, cité par Bernard Magné

« Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au


nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous
permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous
voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le
hasard. Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés
à dissimuler l’usure des livres et des systèmes ».
Penser/Classer, Perec

L’aspect ludique des œuvres de Perec n’est plus à démontrer. Si bien souvent,
l’utilisation du jeu peut paraître proche de l’exercice de style et fait sourire, elle
cache néanmoins des significations plus profondes, dont font état nos citations
mises en exergue : le jeu est le lieu où s’établit la règle, l’ordre, et où il est – ou
non – respecté.
D’emblée, un roman tel que La Vie mode d’emploi – roman qui raconte,
dans une minute étirée de manière démesurée, la vie des habitants d’un même
immeuble - paraît, par le foisonnement de ses personnages (plus de 1000 !), de
ses intrigues et même de ses descriptions semblables à des listes, nous évoque
plus spontanément le bouillonnement désordonné de Rabelais et de son
Gargantua plutôt que l’alexandrin bien réglé de Ronsard. Pourtant, lorsque l’on
s’y intéresse de près, on constate que le roman est construit sur un réseau de
règles complexe, dont rend compte la métaphore du puzzle qui figure dans le
Préambule.
Quels horizons du texte , au-delà même de celui de la construction et de
l’emboîtement, la métaphore du puzzle permet-elle de déployer ?

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Pour voir cela, nous nous intéresserons tout d’abord à voir comment le texte est
« mis en pièces » selon les mots de Bernard Magné, puis nous nous interrogerons
sur les liens éventuels entre la métaphore du puzzle et la présence de l’image au
sein du texte. Enfin, la métaphore du puzzle ne peut-elle pas être un piège de
l’auteur tendu au lecteur ?

I – Un texte « pièce par pièce » (Bernard Magné, Perecollages 1981-


1988)

1- Présence(s) de la figure du puzzle

D’emblée, le texte s’ouvre, avec le préambule, avec la métaphore du


puzzle. Notons par ailleurs que ce préambule est entièrement répété au chapitre
XLIV, il précède le moment où Bartlebooth choisit Winckler comme son faiseur de
puzzle. De fait, cette entrée en matière et répétition du motif du puzzle n’a pas
échappé à la critique qui désignera fréquemment par la suite La Vie mode
d’emploi comme un « roman-puzzle », en suivant d’ailleurs l’appelation de Perec
lui-même qu’il utilise en décembre 1976 dans Tentative de description d’un
programme de travail pour les années à venir :
« 1. LA VIE MODE D’EMPLOI
C’est le livre que je suis en train d’écrire ; il s’agit d’un roman-
puzzle(…) »
Le parallèle entre le texte et la métaphore du puzzle n’a donc rien de novateur.
La première présence de la figure du puzzle est donc la métaphore du texte par
excellence, un texte morcelé, fragmenté. Cette pluralité du texte se note en
outre dans le sous-titre, « romans ». L’ajout du –s signale la profusion des
histoires, qui sont inventoriées dans la liste du chapitre LI. Il est nécessaire
d’ajouter ici l’importance de ce chapitre, le seul désigné par l’article défini : « le
chapitre LI ». Ce chapitre permet de faire une sorte de catalogue des histoires
venues et à venir, au milieu du texte, grâce au peintre Valène qui s’imagine en
train de se peindre lui et « autour de lui », ce que résume l’ultime fiction
énumérée et dernière ligne du chapitre : « 179 : le vieux peintre faisant tenir
toute la maison dans sa toile ».
Ajoutons à ceci une seconde présence du puzzle : au sein de la fiction, les
trois personnages principaux, Bartlebooth, Winckler et Valène, sont liés par une
histoire de puzzle. Bartlebooth apprend pendant 10 l’aquarelle grâce à Valène,
puis part parcourir le monde pendant 20 et peint cinq cents ports différents, qu’il
envoie ensuite à Winckler. Celui-ci les transforme en puzzles de 750 pièces
chacun. Le projet de Bartlebooth est de reconstituer les puzzles pendant les 20
ans suivant, pour ensuite les détruire sur le lieu même où le tableau a été peint.
Le motif du puzzle est donc présent non seulement dans la forme construite et
plurielle du texte, mais également au sein de la narration elle-même, où il

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constitue un thème, un objet-clé de la principale fiction. On peut par ailleurs


relever, comme le fait avec détail Bernard Magné dans son recueil Perecollages
1981-1988, la présence de l’objet puzzle ou d’amateurs de puzzle à travers le
texte, tel que l’énigmatique puzzle en bois offert à Madame Nochère au chapitre
XCIV, ou encore la jeune fille amatrice de puzzle et d’aquarelles qui aide
Bartlebooth devenu aveugle a finir ses puzzles.
L’ultime présence du puzzle est celle énoncée par Perec dans un entretien
avec la revue Jeux et stratégie : « La Vie mode d’emploi est partie de l’idée d’un
puzzle. Le puzzle a donné naissance à un homme qui fabriquait des puzzles. Et le
livre entier s’est constitué comme une maison dont les pièces s’agenceraient
comme celles d’un puzzle ». La présence du puzzle, c’est aussi cette maison
décrite « pièces par pièces », pour reprendre les mots de Bernard Magné dans
son recueil Perecollages 1981-1988, dans l’article « le puzzle mode d’emploi ».
Le texte rend visible, simultanément, à la même minute, des pièces différentes
d’un immeuble, ce qui aide à la dé-composition du texte, à son morcellement.
On peut dès lors s’interroger, face à cette triple présence du puzzle dans le tete :
comment Perec réussit-il ce qu’il définit dans le préambule, à savoir, l’art du
puzzle, l’opération d’assemblage des pièces : « ce n’est pas une somme
d’éléments (..) mais un ensemble, c'est-à-dire une forme, une structure (…)
seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens,
considérée isolément une pièce du puzzle ne veut rien dire ».

2 - Jeu(x) de construction(s)

La Vie mode d’emploi est composé à partir de plusieurs règles de productions


complexes et strictes, que Perec dévoile dans l’article « quatre figures pour La
Vie mode d’emploi » in L’Arc n°76, et de contraintes dont rend compte le Cahier
des charges.
Loin de prétendre à l’exhaustivité du relevé de ces combinaisons et de ces
contraintes qui ont pour la plupart été étudiées très précisément par Bernard
Magné, Alain Goulet ou encore Ewa Pawlikowska1, nous tenterons d’esquisser
quelques pistes pour rendre compte de l’élaboration complexe, et même parfois
mathématique de La Vie mode d’emploi.
Osons rappeler le propos de Perec tiré de « Notes sur ce que je cherche », dans
Penser/Classer : « presque aucun [de mes livres] ne se fait sans que j’aie recours
à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne […] ». De ces contraintes, le
Cahier des charges en dévoile 42, toutes (ou presque2) inscrites dans chacun des
chapitres. Les trois processus formels qui structurent La Vie mode d’emploi :
« polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 X 10),
pseudo-quenine d’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 »3. La
polygraphie du cavalier des échecs, c’est-à-dire ce déplacement particulier, règle
l’ordre des 99 chapitres du roman, et le bi-carré latin la distributions des 42
éléments obligatoires pour chaque chapitre. La pseudo-quenine, quant à elle,
1
Voir les divers articles parus dans les Cahiers Georges Perec
2
Voir au sujet des 42 – 1 contraintes, Bernard Magné, le passage intitulé Le manque
dans « Puzzle Mode d’emploi » in Perecollages 1981-1988, ainsi que l’article « De l’écart
à la trace : avatars de la contrainte » in Etudes Littéraires, vol. 23.
3
Espèces d’espaces, Georges Perec

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régit la répartition des citations et des allusions littéraires et picturales par un jeu
mathématique de permutation.
Une fois établies les règles de déplacement dans l’espace choisi, Perec dresse la
liste des éléments qui doivent y figurer et leur distribution. Ici, chaque chapitre,
doit comporter 21 fois deux séries de dix éléments ; ces 42 mentions, allusions
ou collages, peuvent être d’ordre très divers : des positions, des activités, des
boissons, des nourritures, des petits meubles, des jeux, des jouets, des
références à des livres et à des tableaux. Un système calculé de permutations
fait que le même couple de contraintes ne peut se retrouver dans aucun autre
chapitre. Par exemple, les 42 éléments peuvent réguler le nombre de pages du
chapitre, l’activité du personnage, la taille de la pièce. Dévoilés, mis à jour, ces
trois procédés et ces 42 contraintes permettent de mettre en forme, de créer la
structure unie du texte, et donc de « prendre un caractère lisible ». Ils
permettent de créer des liens, des pistes entre les pièces, les personnages, mais
également des échos ludiques. On peut prendre pour cela l’exemple du couple
Philémon et Baucis. Baucis doit être mentionnée dans plusieurs chapitres, on la
retrouve ainsi sous la forme « d’un beau six calligraphié » et sous le nom d’un
péniche « c’est si beau ».
Comme un puzzle, jeu de construction, la richesse du texte est la
multiplicité des pistes d’entrées, de construction, et de sorties. Il faut ici noter
l’importance considérable des « pièces annexes » au texte, qui donnent autant
de pistes au lecteur que sa curiosité recherche : un itinéraire chronologique, un
itinéraire géographique, et même un itinéraire anecdotique, centré autour des
personnages.

3 - Un texte en pièces détachées : hétérogénéité du texte, le cas de


l’hétérographie

On l’a vu, la métaphore du puzzle nous donne à voir le texte comme un


ensemble morcelé, fragmenté, disparate. Ces éléments (personnages, intrigues,
lieux) disparates s’articulent les uns par rapport aux autres, et prennent du sens
en étant reliés. Intéressons-nous maintenant à un élément qui semble
singulièrement hétérogène au sein de ce texte déjà fortement fragmenté :
l’hétérographie. Bernard Magné, dans « La Vie mode d’emploi, roman
polygraphique » in Cahiers Georges Perec 8, définit la polygraphie comme « le
phénomène par lequel, en certains lieux du texte, la polyphonie, définie comme
pluralité des voix énonciatives, est relayée et renforcée par un polymorphisme
des signifiants graphiques : avec la polygraphie, à énoncé hétérogène,
graphisme hétérogène ». Un élément graphique hétérogène constitue ce que
Bernard Magné appelle donc l’hétérographie, il en recense 60 dans le texte, à
commencer, dès le préambule, par les pièces de puzzle. Ce qui nous intéresse ici,
à l’instar de Bernard Magné, c’est les hétérographies qui signifient un
changement énonciatif : ce type d’hétérographie « tend à reproduire à l’intérieur
du livre que nous lisons un fragment du livre, livre que lit le lecteur fictif ». Ce qui
est intéressant dans l’insertion de ces éléments dans le corps du texte, c’est
qu’ils ne relèvent pas4 d’une règle ou d’une contrainte posée à l’origine dans le

4
Selon le propos de Bernard Magné, Op. Cit.

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cahier des charges. Quelques exemples de ces hétérographies5 dans le texte : la


reproduction d’un sommaire d’une revue de linguistique6, un « agrandissement
photographique d’un menu fin-de-siècle s’inscrivant dans des arabesques
beardsleyennes »7, ou encore une « carte complète illustrée » de la France8.
Bernard Magné propose une typologie des hétérographies en fonction de leur
degré de mimésis qu’elles ont avec le leur référent extra-linguistique :
- Un marquage conventionnel, ou « degré zéro, à valeur mimétique faible ».
l’hétérographie est signalée par le recours à l’italique ou à une police
différente
- Une mimésis partielle « particularités graphique de l’énoncé hétérogène,
mais cette reproduction n’est que partielle » : l’énigme calligraphiée à
l’encre violette9 n’est pas violette, mais elle est bien calligraphiée, il y a
une partie de l’énoncé qui est manquante.
- Un fac-similé : « la totalité du signifiant graphique tend à être reproduit par
la séquence hétérographique », on peut prendre l’exemple de la partition
d’Haydn reproduite en pleine page10.
Malgré l’intérêt d’un tel élément, l’hétérographie ne reste-t-elle pas une anecdote
ludique au sein de La Vie mode d’emploi ? Bernard Magné en pense autrement :
« l’irruption dans le texte des hétérographies interrompt brusquement la linéarité
du discours. Exigeant un nouveau mode de déchiffrement, substituant souvent à
la ligne une surface tabulaire qui ménage l’œil des chemins inhabituels, la
séquence hétérographique (…) enlève à l’énoncé sa transparence. Elle tend à
court-circuiter le signifié pour établir une relation directe entre le signifiant et le
référent. ». On peut donc considérer l’hétérographie comme un élémént qui
introduit une dissonance dans la construction combinée des « romans » du texte,
proposant au lecteur une image, un morceau proprement en relief.

Dans ce nouveau jeu, une figure métaphorique nouvelle semble émerger, celle
de l’image, ce que confirme l’épigraphe du texte et l’exergue du préambule, tout
deux comportant des éléments du champ lexical de la vue11. Quelle relation
l’image entretient-elle alors avec la figure du puzzle ?

II- « Regarde de tous tes yeux, regarde » : itinéraire de l’œil, du puzzle


au trompe-l’œil.

Disséminées au travers de l’œuvre, les avatars de l’image, du dessin et de la


peinture sont pléthores. Bernard Magné12 en fait un inventaire détaillé : 508
aquarelles, une centaine de toiles, 13 buvards publicitaires, 60 gravures, 30
dessins, 2 trompe-l’œil, 20 reproductions, 8 affiches, 75 titres de tableaux et 103
noms d’artistes (imaginaires ou réels). A cela doit-on ajouter les nombreux
5
L’édition de La Vie mode d’emploi utilisée pour la pagination est celle de Livre de Poche
FAYARD, 2010
6
p.320
7
p.336
8
p.250
9
p.31
10
p.134
11
« regarde », « yeux » p.15 et « l’œil »p.17
12
Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi » in Cahiers Georges Perec 1

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« dessins de lettres » : lettres en miroir, lettrines, initiales entrelacées,


« calligraphies diverses témoignant par leur pullulement d’un authentique
imaginaire graphique. »13. Ajoutons encore les deux figures – dont l’une centrale –
de peintre qui traverse le texte, le vieux peintre Valène « qui peignit
l’immeuble »14, et le peintre non figuratif Hutting. L’épigraphe de Jules Verne,
« Regarde de tous tes yeux, regarde » est bien une invitation à emprunter un
itinéraire visuel en filigrane du texte.

1- De la description – l’image, pièce du puzzle, prétexte à la fiction

Le champ de l’image apparaissant dans le texte étant vaste, restreignons-


nous à la figure du tableau ou de la peinture dans l’œuvre. On constate alors
que cette figure est un outil essentiel pour l’assemblage des combinaisons du
puzzle ainsi qu’en tant qu’embrayeur de récits. En effet, le recours à la
description de tableau, notamment dans la décoration des pièces, permet
d’accueillir des personnages, des objets ou des éléments imposés par les
contraintes formelles qui créent une trop grande dissonnance par rapport à la
trame narrative, esthétique ou logique. Ainsi Perec peut-il glisser des éléments
de plusieurs tableaux, comme le livre la pièce n°2 des annexes des Cahiers
Georges Perec 1. L’exemple du tableau de Metsys, Le banquier et sa femme, est
révélateur : il est décomposé en 10 éléments disséminé dans 10 chapitres
différents ; on peut ainsi retrouver le col de fourrure de la veste de l’homme au
chapitre XX, ou encore les perles sur le coussin de soie noire au chapitre VI.
Qu’en est-il de la dimension d’embrayeur de récit de la peinture ? Il s’agit ici
d’une forme particulière de la description, une hypotypose, ou, osons le mot, une
ekphrasis.
Autorisons-nous, pour éclaircir cette notion complexe, un excursus dans une
monographie sur Diderot et ses Salons15. A propos d’Une Petite Bataille de
Casanove, Diderot écrit : « Je juge ces sujets, sans les décrire. On ne décrit point
une bataille. Il faut la voir. ». Il nous rappelle aux origines antiques de la
description (pas seulement picturale), à la performance de l’ekphrasis dont la
réussite (l’illusion, la vivacité) est proportionnelle à la satisfaction, au jugement
du spectateur. L’orateur antique prétendait alors produire l’image même par la
seule force de son verbe. « Produire l’image : c’est là à la fois la force primitive,
archaïque, du langage, et sa manifestation la plus sublime et la plus achevée. »16.
La dimension de l’ekphrasis telle qu’elle est décrite par Stéphanie Lojkine,
c'est-à-dire la manifestation d’une image dans le langage, par le biais de la
fiction, est bien à l’œuvre dans La Vie mode d’emploi, et donne ainsi vie à
certains tableaux d’abord décrits. Intéressons-nous pour voir cela au tableau
décrit au chapitre L : il s’agit d’un tableau représentant une chambre avec un
bocal de poissons rouges. La description dudit tableau évoque ensuite, sous
forme de prétexte, un « roman policier, L’assassin des poissons rouges – dont la
lecture lui procura un plaisir suffisant pour qu’il songe à en faire la matière d’un
13
Bernard Magné, op. cit.
14
LVME, p.635, pièces annexes
15
Stéphane Lojkine, « Le problème de la description dans les Salons de Diderot », Diderot
studies, XXX, 2008
16
Stéphane Lojkine, op.cit.

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tableau » : le tableau introduit le récit, il permet de « fabriquer du


romanesque »17.

2- Image(s) en jeu(x) : trompe-l’œil et mises en abyme

Deux figures picturales permettent de faire se rejoindre plus encore le puzzle et


l’image : il s’agit du trompe-l’œil et de la mise en abyme qui jalonnent le texte.
Rappelons ici l’étymologie du mot puzzle18 : le verbe signifie « embarrasser »,
« rendre perplexe ». Le trompe-l’œil comme la mise en abyme embarasse tout
deux l’œil et la logique du lecteur, d’autant plus qu’il sont ici présentés sous
forme scripturale, ce qui signifie que le lecteur doit faire l’effort d’une
représentation mentale.
Parmi les trompe-l’œil et les quelques mises en abyme qui ponctuent le texte,
intéressons-nous de plus à un exemple de mise en abyme qui recoupe l’idée
d’embarrassement proposée par l’étymologie du mot « puzzle ». Dans le
chapitre XXIX est ainsi décrit : « un poster nostalgique, représentant un barman
aux yeux pleins de malice, une longue pipe en terre à la main, se servant un petit
verre de genièvre Hulstkamp, que d’ailleurs sur une affichette faussement « en
abîme », juste derrière lui, il se prépare déjà à déguster »19. Ici le texte propose
un effet de réduplication de l’image complexe, qui ne se réduit pas à la simple
mise en abyme que le texte par ailleurs dénonce (« faussement « en abîme » »,
soulignons ici l’emploi autonymique des guillemets), mais par une manipulation
de l’image et de sa duplication, entrainant une forme de temporalité entre les
deux images. La scène directement représentée précède la scène reproduite
dans l’affiche derrière le personnage. Le jeu ici, tout comme nous avons pu le
voir précédemment avec l’hétérographie, est de créer une rupture dans la
linéarité du récit, et d’ouvrir des brèches, des pistes, d’autres récits qui
s’enchâssent, et qui créent ainsi un effet de focalisation : « la mise en abyme
répondant au désir de spatialisation du texte contribue à délinéariser (comme à
détemporaliser) le récit et constitue une entrave majeure à toute tentative de la
lecture pour privilégier une séquence comme point de départ d’une autre »20.

3- Graphein : écriture, peinture, entaille

Derrida, dans son texte Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines,


éclaire considérablement l’étymologie du terme grec graphein, en déployant
notamment les mots qui en dérivent : « le mot « graphein » veut dire à la fois
« écrire » et « peindre » ». Ce propos éclaire considérablement l’entrelacement
constant de l’écriture avec la peinture au sein même du texte, jusqu’à même
proposer, comme alter-ego représentatif, de l’écrivain Georges Perec, deux
personnages, un peintre et un homme de lettres, le vieux Valène et le Vieux
Cinoc. D’autre part, ce qui est réellement intéressant dans le propos de Derrida
sur le mot graphein, c’est le premier mot auquel remonte l’étymologie : il s’agit,
17
Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi » CGP 1
18
définitions tirées du Petit Robert 2010 et du Robert&Collins 1993
19
LVME, p. 170
20
« l’inscription de la pièce du lecteur dans le puzzle de La Vie mode d’emploi » Marie-
Odile Martin, in Cahiers Georges Perec 1.

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selon Derrida, du mot « entaille », brèche, ouverture : « le trait a différencié,il a


ouvert l'espace, il a espacé ». Ce propos éclaire particulièrement notre
conception de la figure du puzzle : morcelé, la brèche, la fissure infime qui sépare
chacune des pièces d’un même puzzle enfin réuni ne doit pas être considérée
comme l’échec d’une unité à l’origine morcelée, mais bien comme un lieu
d’ouverture. Ce que permet la faille du puzzle, c’est ce que Perec fait en
permanence dans son texte, c’est-à-dire avoir recours à d’autres dimensions,
briser la linéarité, comme on a pu le voir dans quelques exemples
précédemment, pour proposer d’autres itinéraires…
Perec, dans un entretien pour la revue Le Devoir, affirme à ce propos : « cette
idée d’un livre ouvert est très importante pour moi : qu’il soit, en quelque sorte,
inachevé. ». Aussi ne faut-il pas voir la relation de l’écriture avec la peinture dans
La Vie mode d’emploi comme se parasitant l’une ou l’utre, ou comme résulttant
d’un non-choix. Il s’agit bel et bien d’un choix, celui d’une association proposée
déjà par l’étymologie du mot « graphein » : « tout se passe comme si, sous
l’influence du tableau de Valène, l’iconique s’ajoutait au verbal », écrit Bernard
Magné21.
Deux notions, abordées ici par le biais du trompe-l’œil et de l’ouverture du texte,
n’ont pas été poussées plus en avant : il s’agit du piège et de la relation au
lecteur.

III- la métaphore du puzzle : masque, piège, écart

1- L’art du faux : le puzzle, masque/marque du manque

Reprenons les termes utilisés lors du préambule : »l’art du puzzle commence


lorsque (…) au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il [ le faiseur de
puzzle] entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion. L’espace organisé,
cohérent, structuré, signifiant du tableau sera découpé non seulement en
éléments inertes, amorphes (…) mais en éléments falsifiés, porteurs
d’informations fausses ». A partir de ces propos, on note un enjeu majeur du
texte, celui de « brouiller les pistes ». C’est ici qu’intervient, selon Bernard
Magné22, le paradoxe de la figure du puzzle. Il la caractérise comme une
métaphore « métatextuelle », c'est-à-dire comme « un ensemble de dispositifs
par lesquels un texte désigne, soit par dénotation soit par connotation, les
mécanismes qui le produisent ». On a en effet pu le voir dans notre première
partie, la métaphore du puzzle semble révéler la construction, voire la
combinaison du texte. Tout porte à croire que le texte est donc singulièrement
agencé, comme un puzzle, et que chaque pièce s’emboîte de manière tout à fait
régulièrement avec les autres, pour peu qu’on ait réussi à saisir « les règles du
jeu ». Or, ce que propose Bernard Magné, c’est de montrer combien l’usage
même de la métaphore métatextuelle du puzzle est trompeuse. Les règles,
énoncées tout à l’heure, ne sont pas si régulières que ça ! Les 100 chapitres
censés reproduire l’échiquier 10 X 10 ne sont en réalité que 99, et même les

21
« La Vie mode d’emploi, roman polygraphique », op. cit.
22
« Puzzle mode d’emploi, petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie
mode d’emploi » Perecollages 1981-1988

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personnages qui s’appliquent des règles strictes pour leurs projets (Bartlebooth
et son programme aux échéances minutieusement calculées) ne réussissent pas
à obéir à leurs délais, ni même à terminer leurs projets (Bartlebooth meurt avant
d’avoir achevé son 439ème puzzle). L’œuvre est donc singulièrement parcourue
par la marque de l’erreur, du raté, et le roman-puzzle n’a donc rien de l’image
idéale achevée dressée dans le préambule.
Tandis que la métaphore du puzzle amène à penser le texte sous la figure
de la connection, il est ici mis à jour dans son aspect antagoniste, l’omission.
L’erreur, le manque, sillonnent l’œuvre et rendent parfois caduques certaines
règles établies. Bernard Magné23 fait d’ailleurs une liste « des mots évoquant le
manque dans La Vie mode d’emploi » : découpe, ajour,
espace,sape,vide,fissure,absence,etc. A cela s’ajoute le second projet inabouti du
texte, le tableau de Valène qui voulait embrasser toute la vie de l’immeuble : « la
toile était pratiquement vierge : (…) esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble
qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. ». On peut également, pour
illustrer cette présence de l’omission au sein du texte, se référer à la question
des 42 – 1 contraintes dans Le Cahier des Charges. Deux catégories sont en effet
présentes dans celui-ci, « faux » et « manque ». Il s’agit de la possibilité pour
l’écrivain de supprimer ou de déplacer une des 42 contraintes dans chacun des
chapitres, ainsi que le fait de pouvoir échanger ou transformer une contrainte en
une autre.
Ce fonctionnement du texte, jouant sur une figure qui dévoile la structure du
texte mais qui en même temps le rend opaque, induit une nouvelle idée : celle de
la relation de l’auteur avec le lecteur.

2- Auteur/lecteur – le piège

Plusieurs pistes nous invitent à nous interroger sur la relation de l’auteur avec le
lecteur. Rappelons tout d’abord ce que dit le texte : « l’ultime vérité du puzzle :
en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le
poseur du puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui (…), chaque espoir, chaque
découragement ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre. ».
D’emblée, la notion de dialogue (fictif), ou plutôt de duo, est ici inséré comme
nécessité, comme « ultime vérité ». Marie-Odile Martin24 étudie de manière
précise les différentes manifestations de ce duo. Tout d’abord, elle rappelle que
la figure du lecteur se déploie « à travers plusieurs strates d’instance
énonciative », à savoir le lecteur réel, le destinataire intégré dans le texte, et le
lecteur virtuel. Ensuite, elle nous donne à voir le jeu entre l’auteur et le lecteur,
notamment à travers la dissémination des citations nombreuses (dont la liste
abondante des auteurs rend compte dans le post-scriptum) et du jeu sur
l’allusion. Ainsi, elle montre que le texte, qui recourt en permanence à des
connaissances multiples, joue d’un « principe de valorisation et de culpabilisation
successives du lecteur ». Prenons l’exemple du chapitre II, qui débute avec la
référence « d’une célèbre rengaine américaine, Gertrude of Wyoming, par Arthur

23
op.cit.
24
Op.cit, CGP 1

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Stanley Jefferson ». L’utilisation de l’adjectif « célèbre » culpabilise le lecteur, qui


est confronté ainsi à sa méconnaissance significative. Or, après quelques
recherches, on s’aperçoit que le titre existe bien, mais qu’il s’agit d’un poème
anglais écrit sous le nom de Thomas Campbell. L’information proposée est donc
falsifiée, malmenée (en effet, Arthur Stanley Jefferson est le vrai nom de l’acteur
qui joue Laurel dans la série Laurel et Hardy).
De même, un jeu – piégé ! – auquel l’auteur se livre est celui du travail de
la citation et de l’intertextualité. Celle-ci, pour reprendre le propos d’Antoine
Compagnon25, « aguiche [le lecteur26] comme un clin d’œil ». Ainsi, le lecteur se
retrouve avec le nom du personnage principale, Bartlebooth, qui, pour peu qu’il
aie une culture littéraire anglophone, lui parle sans trop savoir pourquoi. En fait,
en regardant de près, Bartlebooth le voyageur possède un nom-valise, mélange
du nom de Bartleby, héros du Scribe de Melville27 et de Barnabooth, le
personnage majeur de Valéry Larbaud.
En ce qui concerne la citation, Perec pousse le vice au plus loin, car son post-
scriptum est le calque une « citation légèrement modifiée » de René Belletto
(vice extrême par la citation de ce nom en première position de la liste !) tirée de
Livre d’Histoire. Littéral, le post-scriptum signale par sa forme même la présence
trouble, le piège qu’est la citation. Une fois l’anecdote du post-scriptum révélée,
« la suspicion [est jetée] sir tout le texte »28, et le lecteur se trouve pris entre un
double-piège, celui de la citation proprement dite, souvent masquée, déformée,
détournée, et le régime de l’allusion, plus retors encore. Enfin, pour terminer
cette esquisse d’approche du jeu-piège auteur/lecteur, il est essentiel de
montrer, comme nous y invite Bernard Magné, que la figure proposée par le duo
du préambule (entre faiseur et poseur du puzzle) ne correspond pas exactement
à ce qui se passe dans le livre : « le puzzle n’est sans doute pas unjeu solitaire,
mais c’est un jeu singulatif : il n’a lieu qu’une fois. A l’inverse, la lecture est
plurielle est le livre jamais inachevé. ». Peut-on dire alors que l’image du puzzle
proposée par La Vie mode d’emploi est bien celle d’un puzzle complet et
reconstruit ?

3- Solution : Avoir du « jeu »

De manière assez évidente, le texte pose, par sa composition, et par les échecs
des projets des personnages principaux, l’impossibilité de la figure du puzzle
reconstruit. Le texte, et la métaphore du puzzle, subit le sort de la pièce
manquante. Comment résoudre alors cette apparition problématique,
ambivalente de la métaphore du puzzle ?
Perec, dans son entretien in Jeux et stratégie, affirme l’importe du jeu, au sens de
ajustement un peu lâche : «quand on essaie de résoudre un puzzle, ou un
problème de tangram, il faut que se produise un certain glissement entre ce que
l’on voit et ce que l’on devrait voir ». Ainsi, c’est l’écart, l’ouverture – que l’on a
déjà évoquée précedemment – qui fait figure de solution à ce problème du puzzle
25
Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation
26
terme Ajouté ici par nous.
27
On peut, dans ce personnage aussi, voir un avatar de l’écrivain, tiraillé entre une
onomastique évoquant « l’écrivant » et une passion pour l’aquarelle et les puzzles.
28
Marie-Odile Martin, op. cit.

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Séminaire Littérature et Emotion M1
Georges Perec Gwendoline Honig

inachevé. Mieux, cette notion permet de considérer la figure du puzzle inachevé


non pas comme un problème, un manque, mais comme l’invitation du créateur à
la participation et à l’appropriation de l’œuvre par le lecteur. Pour comprendre
cela, on peut s’intéresser au rêve n° 114 de La Boutique Obscure, recueil des
rêves de Georges Perec.
« nous arrivons devant un gigantesque puzzle (…) de loin, on a d’abord
l’impression qu’il y a, au centre, un puzzle presque achevé (…) et , tout autour,
d’autres objets. En s’approchant, on s’aperçoit qu’en fait tout est puzzle29 : le
puzzle lui-même (le tableau) n’est qu’un fragment d’un puzzle plus grand,
inachevé, parce qu’inachevable30 ; car la particularité du puzzle est qu’il est
composé de volumes ( […] des polyèdres irréguliers) dont toutes les faces
peuvent se combiner librement (…) ».
Ici, le rêve donne à voir le refus de l’objet puzzle, pour lui substituer l’idée du
système, de l’opération de puzzle. Par l’expression « tout est puzzle », et le
vertige de la mise en abyme que cette idée provoque, Perec donne à voir la
notion d’échelle multiple dont il faut être armé pour pouvoir aborder la richesse
de son œuvre. Ne pas se focaliser sur l’objet-jeu puzzle apparent, mais
emprunter les chemins de traverse, choisir de lire obliquement ou en surface,
voilà à quoi invite ces mots. Enfin, ici Perec désigne l’essence même de ce qu’il
entend par puzzle, un puzzle « inachevé parce qu’inachevable », parce que la
liberté (« librement ») de chacun peut en transformer les formes, qui d’ailleurs ne
possèdent pas de contours (« sans bords »).

CONCLUSION

La Vie mode d’emploi est un texte résolument placé sous le signe de la pluralité
et du morcellement, ce dont rend compte la figure du puzzle. Mais cette image,
ambivalente, parfois même en position de leurre, est avant tout une métaphore
métatextuelle de sa pratique de l’écriture - un jeu d’incisions, de combinaisons,
de découpage, et d’illusions ; mais également de la pratique de la lecture –
semée d’embûches, où le lecteur doit faire avec, interpréter, et introduire du jeu
dans la lecture pour s’approprier le texte, son abondance et sa compréhension.
Loin d’être, comme certains peuvent le dire, un éloge grandiloquent de l’art de la
règle, par le déploiement de la figure du puzzle Perec propose ici une esthétique
de l’ouverture et de l’écart, invitant le lecteur à prendre, en toute liberté, ses
aises dans le texte.

Bibliographie

Ecrits de Perec :
-La Vie mode d’emploi, Perec
-Penser/Classer, Perec
-La boutique obscure, Perec
-Espèces d’espaces, Perec
-« Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc n°76, 1979
29
Souligné par nous dans le texte.
30
Idem

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Etudes sur Perec et La Vie mode d’emploi :


-Cahiers Georges Perec 1, Colloque de Cerisy :
* Alain Goulet « La Vie mode d’emploi » : archives en jeu
* Ewa Pawlikowska Citation, prise d’écriture
* Bernard Magné Lavis, mode d’emploi
-Perecollages 1981-1988, Bernard Magné
-Cahiers Georges Perec 8 :
* Bernard Magné : « La Vie mode d’emploi », roman polygraphique
-Jeux et Stratégie, N’°1, 1980 Entretien avec Perec, recueilli par Jacques Bens et
Alain Ledoux

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