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« Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je
fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou
désire le plus : rester caché, être découvert »
W ou le souvenir d’enfance, Perec, cité par Bernard Magné
L’aspect ludique des œuvres de Perec n’est plus à démontrer. Si bien souvent,
l’utilisation du jeu peut paraître proche de l’exercice de style et fait sourire, elle
cache néanmoins des significations plus profondes, dont font état nos citations
mises en exergue : le jeu est le lieu où s’établit la règle, l’ordre, et où il est – ou
non – respecté.
D’emblée, un roman tel que La Vie mode d’emploi – roman qui raconte,
dans une minute étirée de manière démesurée, la vie des habitants d’un même
immeuble - paraît, par le foisonnement de ses personnages (plus de 1000 !), de
ses intrigues et même de ses descriptions semblables à des listes, nous évoque
plus spontanément le bouillonnement désordonné de Rabelais et de son
Gargantua plutôt que l’alexandrin bien réglé de Ronsard. Pourtant, lorsque l’on
s’y intéresse de près, on constate que le roman est construit sur un réseau de
règles complexe, dont rend compte la métaphore du puzzle qui figure dans le
Préambule.
Quels horizons du texte , au-delà même de celui de la construction et de
l’emboîtement, la métaphore du puzzle permet-elle de déployer ?
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Pour voir cela, nous nous intéresserons tout d’abord à voir comment le texte est
« mis en pièces » selon les mots de Bernard Magné, puis nous nous interrogerons
sur les liens éventuels entre la métaphore du puzzle et la présence de l’image au
sein du texte. Enfin, la métaphore du puzzle ne peut-elle pas être un piège de
l’auteur tendu au lecteur ?
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2 - Jeu(x) de construction(s)
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régit la répartition des citations et des allusions littéraires et picturales par un jeu
mathématique de permutation.
Une fois établies les règles de déplacement dans l’espace choisi, Perec dresse la
liste des éléments qui doivent y figurer et leur distribution. Ici, chaque chapitre,
doit comporter 21 fois deux séries de dix éléments ; ces 42 mentions, allusions
ou collages, peuvent être d’ordre très divers : des positions, des activités, des
boissons, des nourritures, des petits meubles, des jeux, des jouets, des
références à des livres et à des tableaux. Un système calculé de permutations
fait que le même couple de contraintes ne peut se retrouver dans aucun autre
chapitre. Par exemple, les 42 éléments peuvent réguler le nombre de pages du
chapitre, l’activité du personnage, la taille de la pièce. Dévoilés, mis à jour, ces
trois procédés et ces 42 contraintes permettent de mettre en forme, de créer la
structure unie du texte, et donc de « prendre un caractère lisible ». Ils
permettent de créer des liens, des pistes entre les pièces, les personnages, mais
également des échos ludiques. On peut prendre pour cela l’exemple du couple
Philémon et Baucis. Baucis doit être mentionnée dans plusieurs chapitres, on la
retrouve ainsi sous la forme « d’un beau six calligraphié » et sous le nom d’un
péniche « c’est si beau ».
Comme un puzzle, jeu de construction, la richesse du texte est la
multiplicité des pistes d’entrées, de construction, et de sorties. Il faut ici noter
l’importance considérable des « pièces annexes » au texte, qui donnent autant
de pistes au lecteur que sa curiosité recherche : un itinéraire chronologique, un
itinéraire géographique, et même un itinéraire anecdotique, centré autour des
personnages.
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Selon le propos de Bernard Magné, Op. Cit.
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Dans ce nouveau jeu, une figure métaphorique nouvelle semble émerger, celle
de l’image, ce que confirme l’épigraphe du texte et l’exergue du préambule, tout
deux comportant des éléments du champ lexical de la vue11. Quelle relation
l’image entretient-elle alors avec la figure du puzzle ?
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« La Vie mode d’emploi, roman polygraphique », op. cit.
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« Puzzle mode d’emploi, petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie
mode d’emploi » Perecollages 1981-1988
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personnages qui s’appliquent des règles strictes pour leurs projets (Bartlebooth
et son programme aux échéances minutieusement calculées) ne réussissent pas
à obéir à leurs délais, ni même à terminer leurs projets (Bartlebooth meurt avant
d’avoir achevé son 439ème puzzle). L’œuvre est donc singulièrement parcourue
par la marque de l’erreur, du raté, et le roman-puzzle n’a donc rien de l’image
idéale achevée dressée dans le préambule.
Tandis que la métaphore du puzzle amène à penser le texte sous la figure
de la connection, il est ici mis à jour dans son aspect antagoniste, l’omission.
L’erreur, le manque, sillonnent l’œuvre et rendent parfois caduques certaines
règles établies. Bernard Magné23 fait d’ailleurs une liste « des mots évoquant le
manque dans La Vie mode d’emploi » : découpe, ajour,
espace,sape,vide,fissure,absence,etc. A cela s’ajoute le second projet inabouti du
texte, le tableau de Valène qui voulait embrasser toute la vie de l’immeuble : « la
toile était pratiquement vierge : (…) esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble
qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. ». On peut également, pour
illustrer cette présence de l’omission au sein du texte, se référer à la question
des 42 – 1 contraintes dans Le Cahier des Charges. Deux catégories sont en effet
présentes dans celui-ci, « faux » et « manque ». Il s’agit de la possibilité pour
l’écrivain de supprimer ou de déplacer une des 42 contraintes dans chacun des
chapitres, ainsi que le fait de pouvoir échanger ou transformer une contrainte en
une autre.
Ce fonctionnement du texte, jouant sur une figure qui dévoile la structure du
texte mais qui en même temps le rend opaque, induit une nouvelle idée : celle de
la relation de l’auteur avec le lecteur.
2- Auteur/lecteur – le piège
Plusieurs pistes nous invitent à nous interroger sur la relation de l’auteur avec le
lecteur. Rappelons tout d’abord ce que dit le texte : « l’ultime vérité du puzzle :
en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le
poseur du puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui (…), chaque espoir, chaque
découragement ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre. ».
D’emblée, la notion de dialogue (fictif), ou plutôt de duo, est ici inséré comme
nécessité, comme « ultime vérité ». Marie-Odile Martin24 étudie de manière
précise les différentes manifestations de ce duo. Tout d’abord, elle rappelle que
la figure du lecteur se déploie « à travers plusieurs strates d’instance
énonciative », à savoir le lecteur réel, le destinataire intégré dans le texte, et le
lecteur virtuel. Ensuite, elle nous donne à voir le jeu entre l’auteur et le lecteur,
notamment à travers la dissémination des citations nombreuses (dont la liste
abondante des auteurs rend compte dans le post-scriptum) et du jeu sur
l’allusion. Ainsi, elle montre que le texte, qui recourt en permanence à des
connaissances multiples, joue d’un « principe de valorisation et de culpabilisation
successives du lecteur ». Prenons l’exemple du chapitre II, qui débute avec la
référence « d’une célèbre rengaine américaine, Gertrude of Wyoming, par Arthur
23
op.cit.
24
Op.cit, CGP 1
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De manière assez évidente, le texte pose, par sa composition, et par les échecs
des projets des personnages principaux, l’impossibilité de la figure du puzzle
reconstruit. Le texte, et la métaphore du puzzle, subit le sort de la pièce
manquante. Comment résoudre alors cette apparition problématique,
ambivalente de la métaphore du puzzle ?
Perec, dans son entretien in Jeux et stratégie, affirme l’importe du jeu, au sens de
ajustement un peu lâche : «quand on essaie de résoudre un puzzle, ou un
problème de tangram, il faut que se produise un certain glissement entre ce que
l’on voit et ce que l’on devrait voir ». Ainsi, c’est l’écart, l’ouverture – que l’on a
déjà évoquée précedemment – qui fait figure de solution à ce problème du puzzle
25
Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation
26
terme Ajouté ici par nous.
27
On peut, dans ce personnage aussi, voir un avatar de l’écrivain, tiraillé entre une
onomastique évoquant « l’écrivant » et une passion pour l’aquarelle et les puzzles.
28
Marie-Odile Martin, op. cit.
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CONCLUSION
La Vie mode d’emploi est un texte résolument placé sous le signe de la pluralité
et du morcellement, ce dont rend compte la figure du puzzle. Mais cette image,
ambivalente, parfois même en position de leurre, est avant tout une métaphore
métatextuelle de sa pratique de l’écriture - un jeu d’incisions, de combinaisons,
de découpage, et d’illusions ; mais également de la pratique de la lecture –
semée d’embûches, où le lecteur doit faire avec, interpréter, et introduire du jeu
dans la lecture pour s’approprier le texte, son abondance et sa compréhension.
Loin d’être, comme certains peuvent le dire, un éloge grandiloquent de l’art de la
règle, par le déploiement de la figure du puzzle Perec propose ici une esthétique
de l’ouverture et de l’écart, invitant le lecteur à prendre, en toute liberté, ses
aises dans le texte.
Bibliographie
Ecrits de Perec :
-La Vie mode d’emploi, Perec
-Penser/Classer, Perec
-La boutique obscure, Perec
-Espèces d’espaces, Perec
-« Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc n°76, 1979
29
Souligné par nous dans le texte.
30
Idem
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