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Le déni de la violence monothéiste

L'invention, ou si l'on préfère l'élaboration du monothéisme par les Hébreux a


représenté une mutation majeure dans l'histoire des religions et dans le processus
de développement de la civilisation occidentale. Deux innovations radicales sont
apparues par rapport au polythéisme : d'une part la transcendance d'un dieu
projeté hors du cosmos, d'autre part, entre ce dieu et l'homme, une relation
personnelle illustrée par la Parole, le Verbe divin, le fait que Dieu dialogue avec
l'homme, lui dicte sa Loi.

De ces deux innovations a émergé une nouvelle "catégorie de vérité", inconnue


jusque-là : la vérité révélée. Emanant d'un dieu transcendant, personnel et
jaloux, cette vérité unique, universelle, non révisable, s'exprime dans des textes
qualifiés de sacrés, dans une Loi et une éthique réputées relever d'une origine
divine.

La non-réfutabilité de cette vérité, la nature irrévocable de cette loi constituent


une forme d'absolutisme qui est la cause première d'une forme de violence
spécifique, inédite jusque là, qu'on désignera dans la suite de cet article par
"violence monothéiste". Elle se distingue de la violence en général en ce qu'elle
réagit à un mobile qui lui est spécifique, lié à l'origine divine de la vérité et de la
loi. Dans le judaïsme biblique, elle était motivée par l'obsession de la pureté ; sa
modalité emblématique était l'anathème, une condamnation d'une violence qui
n'existe sans doute dans aucune autre civilisation, en ce qu'elle ordonne
d'éliminer toute trace de vie et de culte du groupe qu'elle frappe : hommes, mais
aussi femmes, enfants, autels, clergé, dieux, et même le bétail. Dans le
christianisme et l'islam, ce sont le prosélytisme et le dogmatisme qui ouvrent la
voie à la violence monothéiste, qui d'exclusive et défensive qu'elle était dans le
judaïsme, devient inclusive et offensive. Dans les tous les cas, la caractéristique
de cette violence est qu'elle réagit au libre arbitre : elle vise à protéger le libre
arbitre des fidèles du risque de contagion que représentent d'autres croyances,
dans le cas des religions monothéistes prosélytes elle vise en outre à influencer
le libre arbitre des infidèles.

Les civilisations non-monothéistes connaissaient certes la violence, notamment


en vue de dominer et d'exploiter leurs ennemis ou de se protéger d'un risque
menaçant l'ordre ou la sécurité intérieures. Mais elles ne pratiquaient pas de
violence paroxystique comparable à l'anathème, elles ne détruisaient pas
systématiquement les dieux et les cultes des autres peuples. Leurs mythologies
étaient sans doute violentes, mais ces sociétés n'en faisaient pas dériver leurs lois
ni leur éthique. Ainsi les Grecs prescrivent l’hubris chez les humains, alors que
celle-ci règne sans limites dans leur panthéon.

Cette distinction entre mythologie et valeurs morales qui fondent la société


n'existe pas dans les civilisations monothéistes. Aussi ne peuvent-elles que
refouler à cette violence dont elles sont pourtant porteuses, lui opposer un déni
catégorique. Il en va de la protection de leur dogme fondateur, la vérité révélée.

La tradition monothéiste a d'abord été, à l'époque du judaïsme biblique, un


ciment identitaire, ethnique, qui a d'ailleurs démontré ultérieurement une
résistance peu commune aux vicissitudes de l'histoire. En revanche dans le
domaine de l'éthique, la Loi hébraïque ne se distinguait guère de la morale ni des
lois des peuples voisins, sinon par son rigorisme, lié à son origine divine.

Suite à l'Exil des Juifs à Babylone puis à la conquête du Proche-Orient par


Alexandre, la diaspora juive hellénisée fut le lieu de la rencontre entre la
tradition biblique et la philosophie grecque. L'idéal d'absolu et l'origine divine
de la vérité et de la Loi chez les Hébreux se trouvèrent confrontés à l'aversion de
l'hubris et à une élaboration purement humaine des lois chez les Grecs.

Bien que ne parlant sans doute que l'araméen, l'homme Jésus apparaît comme
l'un des acteurs majeurs de l'élaboration du nouveau système de valeurs qui
émergea de cette rencontre. En donnant le primat à l'intériorité sur le rituel, à
l'individuel sur l'ethnique, il prôna une éthique plus grecque que juive. Il éleva la
personne humaine au rang de valeur suprême, d'où émergeront l'individu
occidental, ses valeurs de liberté et d'égalité, sa subjectivité. Mais, Juif pieux, il
resta prisonnier du cadre de pensée de la vérité unique, il ne dénonça pas la
violence monothéiste, il ne prononça pas le mot de tolérance.

Grâce à la collusion entre l'Eglise et l'Empire, cette rencontre se solda par la


victoire du christianisme sur l'ancienne sagesse gréco-romaine. A la quête de la
vérité par les philosophes grecs se substitua la prétention des évêques à détenir
et à imposer la vérité. Si, dans le domaine des valeurs éthiques, de l'organisation
sociale et politique, des arts, les résultats ont sans doute été remarquables, en
matière de violence et d'intolérance en revanche, le prosélytisme et le
dogmatisme chrétien  puis musulman  ont été co-responsables de massacres
se chiffrant en millions de morts sur les différents continents.

La liberté de pensée, qu'avaient symbolisée les débats publics sur l'agora, se


trouva étouffée par l'Eglise pendant un millénaire, jusqu'à ce que les hommes de
la Renaissance s'affranchissent de cette tutelle et renouent avec l'indépendance
et l'esprit critique qui avaient caractérisé le "miracle grec".
Aujourd'hui l'Occident chrétien a certes rejeté les Croisades, l'Inquisition,
l'Index. Mais il lui reste à résoudre la contradiction entre vérité et tolérance, à
trouver le passage de la violence de conversion à la non-violence du
témoignage, à apprendre à marier certitude du cœur et liberté de l'esprit.

En Asie, les religions non dualistes, en particulier le bouddhisme, ont mis la


tolérance au rang des valeurs prioritaires. Gandhi, un polythéiste hindou, en fut
un militant d'exception.

La plupart des occidentaux, croyants ou non, y compris le grand pourfendeur des


religions qu'est Freud, considèrent le monothéisme comme un aboutissement de
l'esprit humain, jusqu'à occulter notre héritage gréco-romain, voire jusqu'à
attribuer à la tradition judéo chrétienne l'origine du développement scientifique
moderne.

Ils exonèrent en revanche le monothéisme de toute responsabilité quant aux


violences commises pourtant en son nom : soit ils dénient la réalité des
massacres et des bûchers, soit ils en reportent la faute sur Constantin, sur
Descartes, ou sur la violence humaine en général. Affirmer qu'aucune autre
civilisation n'a cherché à détruire systématiquement les dieux de ses ennemis, ni
qu'aucune guerre de religion n'a éclaté sans que l'un au moins des protagonistes
soit monothéiste (ou détenteur d'une vérité unique et messianique séculière),
passe pour une contre-vérité. La violence religieuse et l'intolérance sont
considérées comme des vestiges d'une histoire désormais révolue, comme des
prétextes d'un autre âge, derrière lesquels se dissimulent les enjeux modernes
que sont la politique et le fanatisme.

L'enjeu n'est pas de dénoncer les religions, qui sont la matrice de toute
civilisation, mais la notion de vérité unique, qui a abouti à un individu
occidental caractérisé par une hypertrophie du moi et par une incapacité à
distinguer tolérance et lâcheté, témoignage et conversion, certitude du cœur et
liberté de l'esprit. Lever le déni de la violence monothéiste apparaît comme un
préalable sur le chemin de la tolérance.

Jean-Pierre Castel, jean-pierre.castel@mines.org,auteur de :


"Le déni de la violence monothéiste",
L'Harmattan 2010. ISBN : 978-2-296-12825-5

Principales références:
Henri Atlan , Jan Assmann , Albert Camus, Jared Diamond, Louis Dumont, Jean-Pierre Dupuy, René
Girard , Julian Jaynes, Jean-Marc Joubert, Hans Küng , Arthur Koestler, Yves Lambert , Frédéric Lenoir,
John Paul Meier, Joseph Moingt, Philippe Némo, Jean-Marc Oughourlian, Jacques Pous, Paul Ricœur,
Maurice Sachot, Aldo Schiavone, Lucien Scubla , Jean Soler, Jean Staune , Leo Strauss , Camille Tarot,
Jean-Pierre Vernant, Jacques Vigne

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