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DOSSIER

Le classicisme
Par Nathalie Piégay-Gros*

Qu’est-ce qu’un classique ? Que désigne le classicisme


dans le domaine des arts et des lettres ?
Ces questions, apparemment simples, invitent à s’interroger
sur les valeurs que véhicule la littérature, sur l’évolution de l’histoire
littéraire et sur la dynamique de la réception des œuvres.

SOMMAIRE

I. Une notion rétrospective > p. 14 3/ La clarté et la simplicité


1/ Des bornes chronologiques incertaines 4/ L’impersonnalité
2/ Classicisme et anti-romantisme
3/ Comment une œuvre devient un classique… III. Un rapport complexe à l’histoire > p. 21
1/ L’éternité classique
II. Un modèle esthétique > p. 17 2/ La disponibilité classique
1/ L’imitation et la règle 3/ Les relations avec le présent
2/ La perfection et l’ordre

variable : classique peut s’opposer à de Nodier qu’il donne l’oppose directe-


I. Une notion populaire, à moderne, à excentrique ou à ment à romantisme. Il consacre quatre
rétrospective original. Elle est problématique : c’est pages à l’article « classique ». Littré, la
une invention tardive, qui s’est d’abord même année, définit le classicisme, qu’il
Il y a la musique classique et celle qui imposée en réaction au romantisme. présente encore comme un néologisme,
ne l’est pas ; les CAPES et les agréga- en ces termes : « système des partisans
tions de lettres classiques ou modernes ; exclusifs des écrivains de l’Antiquité ou
1/ Des bornes
un style classique dans l’ameublement et des écrivains classiques du XVIIe siècle ».
chronologiques incertaines
dans l’habillement ; et même ce qu’on On voit donc que la notion n’est pas
appelle aujourd’hui le marketing des pro- Le classicisme est une invention du encore fortement implantée et que ce
duits « classiques », ainsi dénommés XIXe siècle. Le terme apparaît par simi- qui est « classique » n’a pas encore par-
après qu’une nouvelle version plus « ten- litude avec « romantisme », dérivé de faitement cerné les contours d’un cou-
dance », du même produit est apparue. « romantique », et par opposition à ce rant esthétique, ou d’une période de
De très nombreuses maisons d’édition courant qui fut, rappelons-le, d’abord très l’histoire des arts et des lettres qui pré-
ont des collections qui font figurer le fortement polémique. Ce que nous appe- senterait les caractéristiques de ce mou-
terme de « classique » dans leur titre, le lons le classicisme est donc une notion vement inventé rétrospectivement.
plus souvent pour souligner que ces clas- rétrospective que le XIXe siècle a imposé Certes, le terme de « classique »
siques sont étonnants ou modernes ! après coup pour caractériser des œuvres existe, lui, depuis longtemps. Il est
Paradoxe qui indique suffisamment que et des doctrines qui ne se pensaient ni important de rappeler ses significations.
le classicisme est souvent suspecté d’être ne se désignaient ainsi. Lorsque Pierre Le terme latin classicus signifie : qui
ennuyeux, démodé, peu attractif et qu’il Larousse consacre une entrée dans son appartient à la classe supérieure des
faut le moderniser, voire le remettre au Grand dictionnaire universel en 1863 à citoyens. Par extension, l’adjectif va
goût du jour. Alors qu’elle semble évi- « classicisme », il le définit en quelques signifier « qui caractérise les meilleurs
dente, la notion de classicisme est diffi- mots : « Préférence exclusive pour le auteurs », puis, « les meilleurs auteurs
cile à appréhender car sa signification est style et le genre classique » ; la citation que l’on enseigne dans les classes ». Les

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meilleurs auteurs, et ceux que l’on moyens employés allant de pair avec leur 2/ Classicisme
enseigne dans les classes, ayant pendant économie. Pour Alain Viala, à l’inverse, la et anti-romantisme
longtemps été ceux de l’Antiquité, clas- dimension toujours rétrospective du clas-
sique signifie d’abord « qui fait référence sicisme impose qu’on le place entre Notion rétrospective, le classicisme
à l’Antiquité ». Par extension, il voudra 1674 (date de la publication de l’Art est aussi une notion qui se développe en
dire « qui fait autorité », dont la valeur poétique de Boileau) et 1750 environ : réaction aux inventions et aux valeurs
est reconnue par tous. Ainsi, Pierre c’est l’intégration des modèles élaborés promues par le romantisme. Le roman-
Larousse dans l’article « Classique » que pendant le règne de Louis XIV qui fonde tisme, en effet, a rejeté l’autorité des
nous avons déjà cité écrit : « le latin et le le classicisme plus que la doctrine qui se classiques et la nécessaire imitation des
grec sont nos langues classiques ». Les met en place à ce moment-là. modèles antiques. L’un des premiers à
trois connotations du mot sont alors Ces bornes chronologiques varient en employer le terme de classicisme par
conjointes : classique parce qu’antique ; fonction de l’articulation plus ou moins analogie avec « romanticisme », est
parce qu’au sommet de la hiérarchie des serrée que l’on veut faire entre l’esthé- Stendhal, qui en affirme la modernité
valeurs ; parce qu’enseigné dans les tique d’un courant et les déterminations dans Racine et Shakespeare :
classes. politiques. En tout état de cause, l’âge « le romanticisme est l’art de présen-
Ces rappels montrent que les notions classique est celui qui coïncide avec la ter aux peuples des œuvres littéraires qui,
de classique et de classicisme associent monarchie absolue de Louis XIV, période dans l’état actuel de leurs habitudes et
toujours quatre aspects : de rationalisme, de grand rayonnement de leurs croyances, sont susceptibles de
– une dimension axiologique (« clas- de la France sur les plans politique, leur donner le plus de plaisir possible. Le
sique » implique un jugement de diplomatique, culturel. À cet égard, le classicisme, au contraire, leur présente la
valeur) ; classicisme s’oppose au baroque, qui le littérature qui donnait le plus grand plai-
– une dimension prescriptive : l’ou- précède, comme aux Lumières et au sir à leurs arrière-grands-pères2 ».
vrage classique est étudié à l’école, c’est romantisme, qui le suivent. Et c’est seu- Le romantisme, qui se pense comme
un modèle qui fait autorité ; lement après que le classicisme a été moderne parce qu’il refuse l’imitation des
– une dimension historique : le classi- inventé par le XIXe siècle que « classi- anciens et qu’il entend faire entrer dans
cisme comme période des œuvres dites que » prend l’acception « de l’époque de la littérature le temps présent et la sensi-
classiques ; Louis XIV », voire « caractéristique du bilité actuelle, rejette les classiques dans
– enfin une dimension esthétique. XVIIe siècle ». Cette collusion entre l’idée un âge éloigné. Mais c’est surtout l’anti-
Le classicisme, pour toutes ces rai- d’une esthétique qui touche à la perfec- romantisme qui invente le classicisme.
sons, ne coïncide pas avec une période tion et un pouvoir à son sommet L’anti-romantisme, en effet, récuse, sur
donnée très précise. Elle peut être com- explique que Sartre définisse le classi- le plan esthétique, la promotion de la
prise entre 1660 et 1685, le quart de cisme par un critère essentiellement liberté au détriment des règles et des
siècle qui marque l’ascension de Louis sociologique et politique. Dans Qu’est-ce conventions des genres et des formes,
XIV ; de manière plus extensive, on peut que la littérature ?, il écrit : « il y a clas- l’inflation des sentiments et du moi, la
la faire coïncider avec le règne de Louis sicisme […] lorsqu’une société a pris définition d’une nature qui ne soit pas un
XIV, qui arrive au pouvoir en 1661 et une forme relativement stable et qu’elle modèle de rationalité et un paradigme
meurt en 1715. On peut aussi la faire s’est pénétrée du mythe de sa pérennité, d’objectivité, les manipulations de la
débuter en 1635, date de la fondation de c’est-à-dire lorsqu’elle confond le pré- langue qui peut être utilisée dans toute
l’Académie française par Richelieu. On a sent avec l’éternel, […] lorsque la puis- son amplitude, sans réserves imposées
pu le définir de manière encore plus res- sance de l’idéologie religieuse et poli- par la convenance. Sur le plan politique
trictive par la décennie qui voit le plus tique est si forte et les interdits si et idéologique, l’anti-romantisme rejette
grand nombre de chefs-d’œuvre clas- rigoureux, qu’il ne s’agit en aucun cas de une littérature démocratique qui place
siques publiés, entre 1660 et 1670. découvrir des terres nouvelles à la pen- très haut le critère de l’originalité et qui
C’est pourtant plus tôt dans le siècle, sée, mais seulement de mettre en forme considère que tout peut être sujet d’in-
entre 1630 et 1640, qu’a lieu la forma- les lieux communs adoptés par l’élite1 ». vention ; on critique le bariolage de la
tion de ce qu’on a appelé la doctrine Le classicisme implique donc un langue romantique, souvent assimilée à
classique. Ce n’est toutefois pas en ces mode de lecture particulier, fondé sur la un galimatias, qui fait sa place au dis-
termes que cet idéal se formule alors : la reconnaissance, par le lecteur, de valeurs cours trivial, à l’idiosyncrasie de la
notion la plus fréquemment employée à qu’il partage avec l’auteur et dont ils parole. Alors que la parole classique est
l’époque est celle d’atticisme. C’est un affirment la stabilité. À cet égard, c’est à celle de la norme et promeut une langue
idéal rhétorique qui provient de l’Anti- la modernité et à toute forme d’avant- commune qui est une langue noble, la
quité et qui prône la brièveté, la force des garde que le classicisme s’oppose. parole romantique instaure un régime

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populaire du langage. La langue des écri- Nous reviendrons sur cette définition
vains est démocratique, c’est celle de lorsque nous tenterons d’expliquer le
chacun. La langue des romantiques peut modèle esthétique classique et son rap-
absorber toutes les langues. Elle est alors port à l’histoire. Mais retenons de cette
perçue comme une menace pour la réflexion que l’auteur classique apparaît
pureté, l’élégance, la perfection de la comme tel toujours après coup. On est
langue française. En réaction à cette classique au regard de l’histoire et de la
menace, l’invention du classicisme érige postérité, au regard de ce que l’on a
en modèle qui fait autorité la langue du apporté à ceux qui suivent. C’est pour-
XVII e siècle, pure, parfaite, éternelle, quoi une œuvre romantique peut devenir
directement « branchée » sur l’origine classique (Hugo, par excellence) ; c’est
qu’est l’Antiquité. pourquoi aussi les modernes du XXe siècle
Couverture de l’ouvrage
Le propre du classicisme français est sont devenus « classiques ». Le critère de
de Gustave Lanson, Histoire illustrée
la coïncidence entre la perfection de la réception et le critère esthétique doivent de la littérature française.
littérature et celle de l’âge classique, alors être dissociés : on n’est pas clas-
pour le critique Brunetière, qui note qu’il sique en soi ; on peut le devenir. Chaque de Hugo, selon Larousse, demeureront
n’en est pas ainsi par exemple en Angle- époque, le romantisme compris, a donc classiques, parmi un grand nombre
terre. Shakespeare, Dryden sont bien ses auteurs classiques. Pierre Larousse d’autres qui risquent de ne pas être
supérieurs à Pope, poète classique, alors considère ainsi que Homère, Virgile, relues ni imitées. Tout Hugo, en 1863,
même qu’ils le précèdent ; et Byron l’est Horace, La Fontaine, Molière, André Ché- n’est pas classique ; il n’est donc pas
aussi, alors qu’il le suit3. Mais en France, nier, Musset sont des classiques. Paul encore « un classique ».
Racine est à la fois le summum de la lit- Valéry le formulait à sa manière lorsqu’il
térature française et celui du classicisme. écrivait que « tout classicisme suppose
3/ Comment une œuvre
Une fois la querelle entre romantisme un romantisme antérieur. […] L’essence
devient un classique…
et anti-romantisme apaisée, la notion de du classicisme est de venir après5 ».
classicisme perd ses accents les plus Ces remarques qui tentent d’établir Les outils et les vecteurs de la
polémiques. Sainte-Beuve, en 1850, pré- une généalogie de la notion de classi- « classicisation » sont nombreux ;
sente ainsi comme une évidence l’identi- cisme nous font comprendre que cette parmi eux, l’École joue un rôle prépon-
fication du classicisme au siècle de Louis notion est essentiellement dynamique. dérant. L’Église a été pendant plus de
le Grand : « depuis que la France pos- Elle ne doit pas conduire à essentialiser dix siècles l’institution qui a imposé le
séda son siècle de Louis XIV et qu’elle une œuvre mais plutôt à mettre en évi- canon antique ; le canon moderne, qui
put le considérer un peu à distance, elle dence les différents temps de sa récep- impose lui des textes nationaux, s’est
sut ce que c’était qu’être classique, tion. Alain Viala a bien montré comment imposé par l’État et l’École. Non que
mieux que par tous les raisonnements4 ». il était indispensable, pour comprendre l’Ancien Régime n’ait pas tenté l’ensei-
Cette évidence autorise que l’on sorte des ce qu’est un classique, de ne jamais gnement d’une littérature moderne et
bornes chronologiques et qu’on étende la oublier la logique de la réception et du nationale, mais les systèmes scolaires
notion de classique à tout auteur, à toute goût6. étaient trop disparates et trop peu cen-
œuvre qui « a enrichi l’esprit humain, qui C’est pourquoi il importe de s’interro- tralisés pour qu’une uniformisation des
en a réellement augmenté le trésor, qui ger sur les processus de « classicisa- tentatives soit possible. Il en va tout
lui a fait faire un pas de plus, qui a tion ». Le recul temporel ne suffit évi- autrement après la Révolution. Sans
découvert quelque vérité morale non demment pas à faire d’une œuvre un qu’il soit possible ici de s’attarder sur
équivoque, ou ressaisi quelque passion classique. Il faut à la fois être légitimé, l’évolution des programmes et direc-
éternelle dans ce cœur où tout semblait consacré par les institutions littéraires et tives scolaires, en particulier dans les
connu et exploré ; qui a rendu sa pensée, perpétué par les circuits qui établissent années qui suivent la Révolution, il
son observation ou son invention, sous et maintiennent la tradition. Un authen- importe de noter qu’à partir du Consu-
une forme n’importe laquelle, mais large tique classique, pour A. Viala, est un lat, le terme de « classique » prend la
et grande, fine et serrée, saine et belle en auteur qui est « intégralement intégré ». signification qu’il garde pendant tout le
soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui Ainsi, Victor Hugo, lorsque Pierre XIX e et qui demeure encore en partie
et qui se trouve aussi celui de tout le Larousse écrit son Grand dictionnaire, aujourd’hui : ce sont les textes qu’il
monde, dans un style nouveau sans néo- en 1863, n’est pas encore pleinement faut prescrire à l’école et qui, majoritai-
logisme, nouveau et antique, aisément un classique (à la différence de Musset rement, sont du siècle de Louis XIV.
contemporain de tous les âges » (ibid.). par exemple) : seules quelques œuvres L’école et la politique scolaire « classi-

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cisent » la littérature française. Est lutisme politique et la perfection esthé- excellence, de la Bibliothèque de la
exclu tout ce qui est trop ancien (le tique. Pléiade, chez Gallimard. La publication
Moyen Âge et le XVIe siècle) et tout ce Reste à préciser que la démocratisa- des romans de Simenon en 2003 vaut
qui est trop récent (le XIXe siècle). Il faut tion de l’enseignement après 1965 modi- comme une reconnaissance de son clas-
attendre le dernier quart du siècle pour fie le canon et accélère la modernisation sicisme ; on pourrait faire la même
que la primauté du XVIIe soit quelque et que, d’autre part, il n’y avait pas forcé- remarque à propos d’œuvres et d’auteurs
peu remise en cause, en particulier par ment de coïncidence (et parfois même il étrangers, jugés dignes de s’inscrire dans
Lanson. Mais jusqu’en 1965, sur y avait discordance) entre le canon sco- la prestigieuse collection. Le rôle des prix
trente-sept rubriques des programmes laire et l’élite intellectuelle, le canon sco- et des institutions littéraires, au premier
officiels, vingt-neuf sont toujours réser- laire et le public. L’École qui a « classi- rang desquels il faut placer l’Académie
vées aux classiques, de Montaigne à cisé » la littérature française pendant un française, mériterait aussi d’être pris en
Rousseau7. siècle et demi était plus conservatrice considération. Nous verrons plus loin
L’École de la IIIe République a joué que la société. La marginalisation, voire comment les commentaires et les dis-
un rôle essentiel dans la définition du l’exclusion, du roman dans les pro- cours critiques contribuent eux aussi à ce
classicisme : elle a promu la littérature grammes scolaires, nous l’avons rappelé, processus de « classicisation » de l’œuvre.
du XVIIe siècle comme modèle de perfec- relève pleinement de ce dispositif, qui Le classicisme est donc une invention
tion littéraire. Les définitions de la litté- consiste à perpétuer des hiérarchies tardive, qui promeut une période et une
rature classique comme celle qu’on génériques en fonction de critères esthé- esthétique de l’histoire de la littérature
enseigne dans les classes et celle du tiques, moraux et politiques. nationale en laquelle elle voit une apo-
siècle de Louis XIV coïncident alors par- Il est frappant de constater que la lit- gée de la littérature française et qu’elle
faitement. Certes, toute la littérature térature classique est alors essentielle- érige en modèle. C’est aussi une notion
enseignée à l’école n’était pas celle du ment française. Il s’agit, en établissant transhistorique, chaque époque, chaque
XVIIe siècle. Mais elle constituait le canon ainsi une tradition qui fasse autorité, de mouvement littéraire pouvant se recon-
principal auquel on référait tout ce qui la définir une littérature nationale, qui naître des classiques (des autorités, des
précède et surtout la suit. Si Chateau- incarne l’esprit français. Il n’y a donc modèles à imiter…) ou produire des
briand, par exemple, y figure, ce n’est aucune contradiction dans cette promo- classiques. La notion est donc à la char-
pas sans réserve : on souligne ses excès tion d’une littérature élitiste, aristo- nière des mécanismes propres à la lec-
ou à l’inverse ce qu’il peut avoir de cratique, souvent religieuse de la part ture et à l’histoire littéraires et des
vague, en les rapportant, implicitement, d’une République laïque et soucieuse de
mécanismes de production littéraire,
au canon classique. Ce canon et le démocratiser l’enseignement : la littéra-
puisqu’elle met en cause la manière
conservatisme du système scolaire expli- ture classique est l’esprit de la France.
d’écrire et le sentiment de la langue :
quent que certains auteurs aient été Le classicisme est français. Le faire lire
l’écrivain classique est un modèle à imi-
enseignés très longtemps alors qu’ils et l’imposer aux élèves comme le canon
ter, qui forme le goût. C’est à cette
n’étaient plus lus en dehors de l’École de la langue et de l’esprit français, c’est
caractéristique esthétique impliquée par
(c’est le cas par exemple de Bourdaloue affermir leur sentiment national. Pour
la notion de classicisme que nous allons
ou de Massillon) ; à l’inverse certains Brunetière, le théoricien de l’évolution
maintenant nous intéresser, sans perdre
auteurs très populaires et très influents des genres, être classique implique mani-
pour autant de vue les valeurs idéolo-
ont été tardivement inscrits dans les pro- fester une fidélité dans son œuvre à l’es-
giques et les déterminations morales que
grammes. C’est le cas de Balzac qui n’y prit national tout autant que pratiquer à
la notion toujours implique.
est entré qu’un siècle après sa mort. la perfection la langue française. Gide
D’une manière générale, le rejet du l’affirme encore très nettement, qui
roman hors du canon scolaire s’explique écrit : « Le classicisme me paraît à ce
entre autres raisons par ce « classico- point une invention française, que pour II. Un modèle
centrisme », pour reprendre le terme de un peu je ferais synonymes ces deux esthétique
Barthes. Voltaire, lui, n’est enseigné mots : classique et français » (« Billets à
qu’en tant qu’il est un historien, auteur Angèle », Incidences).
1/ L’imitation et la règle
de L’Histoire de Charles XII et du Siècle Avec l’école, l’édition joue un rôle
de Louis XIV : c’est que, par cette der- important. Certaines collections valent Le classicisme, nous avons tenté de
nière œuvre en particulier, il souscrit par- comme des fabriques de classiques, soit l’expliquer, n’est pas une doctrine esthé-
faitement à la définition du classicisme qu’elles entérinent un statut déjà évident, tique unifiée que les auteurs du
comme reconnaissance du XVIIe siècle en soit qu’elles reconnaissent la valeur clas- XVIIe siècle auraient forgée comme telle.
tant que canon, norme associant l’abso- sique d’une œuvre : c’est le cas, par Nous l’avons rappelé, c’est à la notion

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Le classicisme

d’ atticisme qu’ils se référaient, pour


qualifier l’idéal qu’ils ont voulu défendre
et ériger en modèle. Ce modèle a donné
lieu entre 1660 et 1680 à une série de
chefs-d’œuvre impressionnante : L’École
des femmes (1662), Dom Juan (1665),
Le Misanthrope (1666) de Molière ; les
Satires de Boileau (1666) ; le premier
recueil des Fables de La Fontaine
(1668) ; Andromaque (1667), Britanni-
cus (1669) de Racine ; Le Roman bour-
geois de Furetière (1666) ; le Traité sur Molière, L’École des femmes, mise en scène de Jacques Lassalle, Théâtre de l’Athénée,
le roman de Huet (1670) ; La Princesse Paris, 24 septembre 2OO1. Avec Olivier Perrier (Arnolphe), Caroline Piette (Agnès),
de Clèves de Mme de La Fayette Pascal Reneric (Horace).
(1670)… Toutes ces œuvres qui vont for-
mer le canon du classicisme paraissent n’est amoureux ? » Un des aspects les comme l’étaient les auteurs de la déca-
dans un temps très court. Cette conden- plus connus de l’« utilité » est la cathar- dence latine, par exemple). Les préfaces
sation de chefs-d’œuvre en un si bref sis, qui doit « purger » les passions du de Racine illustrent parfaitement ce jeu
espace temporel est exceptionnelle et spectateur de théâtre. L’œuvre d’art est que permet le culte des anciens, qui
fait du classicisme un temps fort extraor- utile, qui vise à amender les vices et les nourrit l’invention et la création tout
dinaire de la littérature française. Ces défauts et à rendre plus noble le specta- entière contenue par les règles et les
œuvres parues entre 1660 et 1670 illus- teur ou le lecteur. normes de la doctrine classique. D’une
trent toutes, selon des modalités à Un autre point commun des clas- manière générale, plus ceux que nous
chaque fois différentes, une doctrine siques avec les auteurs qui les ont précé- appelons les classiques du XVIIe siècle
esthétique que les poètes du XVIIe siècle dés est le grand cas qu’ils font du génie. sont modernes, plus ils prennent leur
ont élaborée dans un esprit de conquête Mais ce génie, qui est la première qua- distance d’une part avec les humanistes
d’une littérature nationale (la création de lité du poète, ne peut se développer sans du siècle précédent comme avec les dis-
l’Académie française répond aussi à ce qu’il travaille son art dans le souci et le ciples de Malherbe, d’autre part avec le
souci) qui soit en même temps fidèle à respect des règles. Dans cette période culte aveugle des auteurs antiques.
l’idéal antique et digne des modèles imi- dominée par un pouvoir autoritaire, par Un des enjeux essentiels de la Que-
tés. Sans qu’il soit ici possible d’énoncer une morale fondée sur la hiérarchie fixe relle des anciens et des modernes est la
toutes ces règles, il importe de rappeler des valeurs, par un rationalisme de plus place que l’imitation doit jouer dans l’in-
quelques principes essentiels, d’autant en plus marqué, le génie doit se confor- vention, place que le cartésianisme va
plus importants qu’ils ne caractérisent mer à la raison et suivre les règles édic- contribuer à réduire de plus en plus forte-
pas les seuls « classiques » du siècle de tées par les doctes. L’imitation, enfin, ment. L’imitation et le rôle de la règle
Louis XIV, mais aussi les classiques de est la règle d’or du classicisme, qui se cristallisent la tension entre romantisme
toutes les époques. montre en ce point comme en beaucoup et classicisme. L’imitation des anciens
L’un des principes essentiels, que la d’autres parfaitement fidèle à Aristote. est perçue, par exemple, par Stendhal
domination du rationalisme cartésien sur Imiter la nature, qui est pensée comme comme une pratique du passé : « Imiter
toute cette période ne doit pas faire un modèle d’objectivité (ce n’est pas la aujourd’hui Sophocle et Euripide, et pré-
oublier, est que l’art est utile et agréable ; nature intérieure de l’individu), imiter les tendre que les imitations ne feront pas
pour Racine, Chapelain, La Fontaine, il anciens, voici le meilleur moyen d’être bâiller le Français au XIXe siècle, c’est du
faut instruire et plaire, comme l’avaient naturel, vrai et juste. Cette imitation, classicisme », écrit-il dans Racine et
affirmé avant eux Platon, Horace, Ron- toutefois, se distingue de celle qui régis- Shakespeare (op. cit., p. 71). Il ajoute :
sard. Ainsi La Fontaine, dans la préface sait l’humanisme8 car elle se veut cri- « Aujourd’hui, les pères tutoient leurs
des Contes (deuxième partie, 1666), tique et rationnelle. Elle est fondée sur enfants ; ce serait être classique que
écrit : « Le secret de plaire ne consiste une admiration des chefs-d’œuvre et de d’imiter la dignité du dialogue de Pylade
pas toujours en l’ajustement ; ni même la tradition qui s’accommode fort bien et d’Oreste. Aujourd’hui une telle amitié
en la régularité : il faut du piquant et de de l’idéalisation, de la prédilection des appelle le tutoiement » (ibid., p. 100).
l’agréable, si l’on veut toucher. Combien auteurs qui convenaient le mieux au Le règne de l’imitation des anciens
voyons-nous de ces beautés régulières génie et au goût du temps (Sophocle définit bien le classicisme : dans cette
qui ne touchent point, et dont personne plutôt qu’Eschyle, Pindare étant rejeté perspective, est classique celui qui repro-

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Le classicisme

duit une règle. Pour Hugo, si l’ordre est 2/ La perfection et l’ordre (1647) peuvent symboliser, se sont donc
la marque du génie, il ne doit pas s’expri- appuyés l’un sur l’autre. Du bon usage,
Qu’est-ce qu’une œuvre classique ?
mer par le respect d’une règle ni par la Vaugelas écrit « C’est la façon de parler
C’est une œuvre parfaite, où chacune des
copie d’un modèle ; l’invention est affaire de la plus saine partie de la Cour, confor-
facultés est en harmonie avec les autres.
de liberté. Dans la préface des Odes et mément à la façon d’écrire de la plus
L’imagination ne prend pas le pas sur
ballades, il renverse la perspective tradi- saine partie des auteurs du temps ».
tionnellement établie et considère que la l’intelligence ; la raison ne rend pas les Pendant longtemps, cette défense de
cathédrale gothique présente « un ordre choses trop sèches ni abstraites. Le la langue française est allée de pair avec
admirable dans sa naïve irrégularité ». charme de la forme renforce la force du un rejet des influences étrangères ;
Elle n’obéit pourtant à aucune règle, fond… Un tel équilibre, on le comprend Saint-Évremond condamne ainsi le style
n’imite aucune école, mais est création aisément, contribue à faire du roman- de Sénèque qui « sent la chaleur de
d’un génie qui procède selon la loi de la tisme un non-classicisme : pouvoir de l’Afrique ou de l’Espagne [plus que] la
nature. Elle n’est donc pas classique. l’imagination, énergie qui emporte et lumière de Grèce ou d’Italie ».
Elle n’en atteint pas moins la beauté, compromet l’équilibre, déraison domi- Ce que Barthes a appelé le « classico-
contrairement à ce que pensent les imita- nent (voir NRP Lycée, n° 2, nov. 2002, centrisme » a toujours impliqué une cen-
teurs, qui « suivent servilement les ves- dossier sur le romantisme). Or le classi- sure linguistique, qui a porté sur la pré-
tiges que d’autres ont imprimés avant cisme est conçu comme le règne de l’in- ciosité au XVIIe siècle « décrite comme
[eux] » et par là confondent la routine telligence. une sorte d’enfer classique », mais aussi
avec l’art. Pour Hugo, l’imitation est à Une telle perfection repose sur une sur le français du XVIe siècle, trop marqué
pourfendre quelle que soit l’époque, quel conscience aiguë du bien parler, du bien par les hardiesses baroques, par les ita-
que soit le modèle ou l’école qu’elle pro- écrire. À quelque époque que ce soit, un lianismes. Barthes rappelle à ce propos
meut et un romantique qui imiterait écrivain classique est un écrivain qui qu’il y a toujours, derrière l’idée classique
serait un classique. Plus, « celui qui maîtrise parfaitement sa langue et ne de la langue, une idée politique. La
imite un poète romantique devient néces- tolère aucune irrégularité. Le goût du langue parfaite, la langue classique, est
sairement un classique9 ». Sa conception néologisme, de l’excentricité, de l’accu- la langue du pouvoir monarchique.
de l’imitation n’est donc pas plus limitée mulation ou de l’excès est toujours perçu Langue paternelle en quelque sorte, qui
à une esthétique et à une école définies comme antinomique du classicisme lin- censure le français parlé et impose le bon
historiquement que ne l’est le classi- guistique. Boileau avait formulé sans usage du français écrit par ceux qui sont
cisme : romantiques et classiques s’op- concession cette exigence dans son Art proches du pouvoir11.
posent, en tout temps, parce que les uns poétique (I, vers 155 à 162) : Cette perfection ne se rencontre que
refusent l’imitation que les autres ont éri- « En vain vous me frappez d’un son dans les littératures qui sont en plein
gée en règle intangible. mélodieux accord avec leur époque, non seule-
Une telle approche du classicisme est Si le terme est impropre ou le tour ment parce qu’il y a un effet de miroir,
encore courante aujourd’hui. Le philo- vicieux. comme le pensait Sartre, entre le lec-
sophe Jean-François Lyotard définit ainsi Mon esprit n’admet point un pompeux teur de l’œuvre classique et son auteur,
le classique, par opposition au moderne, barbarisme mais surtout parce que l’œuvre clas-
comme celui qui respecte les règles et la Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux sique est une œuvre de pleine maturité,
répartition en « genres du discours » ; le solécisme. une œuvre heureuse. Sainte-Beuve
moderne, lui, privilégie l’infraction (Le Sans la langue, en un mot, l’auteur opposait encore sur ce thème classique
postmoderne expliqué aux enfants, Gali- le plus divin et romantique, ce dernier terme quali-
lée, 1986, p. 72). L’assimilation que fait Est toujours, quoi qu’il fasse un méchant fiant une œuvre où le malaise domine,
Barthes du classique au lisible (par oppo- écrivain ». produite dans une société agitée par
sition au scriptible) relève du même para- Ce souci de la langue française, qui des bouleversements, alors que l’œuvre
digme10. ne compte pas pour peu dans la sacrali- classique suppose stabilité et sécurité.
Une telle opposition (tradition, norme, sation du classicisme et la « classicisa- Pour Brunetière, le théoricien de l’évo-
plaisir, loi du genre… versus invention, tion » de la littérature par l’école, vise à lution des genres, l’œuvre classique
écriture, jouissance, liberté…) érige la donner à la France une langue aussi par- apparaît lorsqu’un genre est à son apo-
notion de classicisme en catégorie trans- faite que pouvait l’être celle des auteurs gée. Racine est ainsi l’auteur classique
historique. Mais c’est généraliser à ce antiques. Le triomphe du classicisme et par excellence, puisqu’il réunit les trois
point la définition qu’on perd de vue les celui du français, que la fondation de conditions qui font un classique :
caractéristiques poétiques (et non seule- l’Académie française ou les Remarques – il dispose d’une langue à son point
ment historiques) de la notion. sur la langue française de Vaugelas de perfection ;

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DOSSIER

Le classicisme

– il traduit parfaitement l’esprit natio- fin du romantisme en particulier) mena- mai inconstant, qu’aurai-je fait fidèle ? »
nal ; cent d’altérer12. (Andromaque, IV, 5).
– il vit dans le temps de la perfection Cette clarté peut d’abord dérouter, tant
du genre qu’il cultive. 3/ La clarté et la simplicité elle est limpide ; du style de La Bruyère,
Après Racine, les tragédies ne peu- Gide écrit ainsi : « si claire est l’eau de
vent plus être classiques, car le genre Un critère essentiel du classicisme est ces bassins qu’il faut se pencher long-
tombe en décadence. Selon la même aussi sa clarté. Celle-ci, qui se manifeste temps au-dessus pour en comprendre la
logique, Sainte-Beuve oppose l’écrivain aussi bien dans la langue que dans la profondeur ». La concision et la clarté
classique et l’écrivain romantique en ce composition des œuvres, n’est pas pre- sont parfois prêtes à basculer dans l’obs-
sens que le second est toujours séparé de mière ; elle résulte d’une contrainte, d’un curité, comme l’énonce Vauvenargues
lui-même et de son temps ; il est nostal- travail critique que Valéry a justement dans une de ses maximes que cite
gique, « au dix-neuvième siècle, il adore commenté, et qui explique aussi sa for- Barthes : « Ceux qui sont nés éloquents
le Moyen Âge ; au dix-huitième, il est mule « l’essence du classicisme est de parlent quelquefois avec tant de clarté et
déjà révolutionnaire avec Rousseau » venir après ». Après un désordre premier, de brièveté des grandes choses que la
(Causeries du lundi, tome XV, 12 avril que la raison va réduire et après un tra- plupart des hommes n’imaginent point
1858). C’est la même perspective évolu- vail sur la forme qui doit être décantée. qu’ils en parlent avec profondeur13 ».
tionniste qui fait dire à Lanson que le La langue classique, selon Malherbe, doit La réserve du classique ne doit pour-
Moyen Âge est l’enfance de la littérature se purifier, éliminer les enrichissements tant pas le tenir à trop grande distance :
française, la Renaissance son adoles- trop nombreux imposés par la Pléiade, elle peut être intimidante, mais ne ferme
cence, le romantisme sa décadence… et tous les effets de la préciosité, faire la en principe jamais l’accès à qui veut bien
l’âge classique celui de sa maturité et de chasse aux licences poétiques, éliminer s’y risquer.
sa perfection. les anachronismes, les provincialismes, Le classique développe une rhétorique
Une œuvre parfaite, produite par un « dégasconner » la langue française. Ici de la pudeur, de la modestie, de la
genre à son apogée, dans une société encore, la visée politique est claire, qui réserve ; il ne force jamais la pensée ni
stable et sûre de ses valeurs, ne peut être consiste à affirmer une langue française l’expression de l’émotion et laisse tou-
immorale : la perfection, c’est justement rayonnante, sûre d’elle, langue du pou- jours qu’il y a à comprendre. À coup sûr,
l’adéquation du bien, du beau et du vrai. voir et de la conquête, qui va permettre à c’est ici encore au baroque qui le pré-
On pourrait en voir un exemple édifiant une littérature nationale de s’affirmer. La cède et au romantisme qui le suit que le
dans les jardins de Le Nôtre à Versailles : simplicité est une qualité essentielle du classicisme, sur ce point, encore une fois
ordre parfait, goût des formes rigoureuses classicisme, par laquelle il touche au s’oppose : « La littérature classique ne se
et des perspectives généreuses, noblesse sublime. « Je hais ces mots d’enflure », plaint pas, ne gémit pas, ne s’ennuie pas.
et simplicité du dessin illustrent bien le écrit Pascal lorsqu’il défend « l’esprit de Quelquefois on va plus loin avec la dou-
goût classique. La nature est maîtrisée, la géométrie », affirmant que trop d’élo- leur et par la douleur, mais la beauté est
discipline de l’esprit la gouverne. La fan- quence tue l’éloquence… plus tranquille », écrit ainsi Sainte-Beuve
taisie et la sensibilité sont raisonnables, La simplicité caractérise aussi la com- (op. cit.). Alors que le romantique se
comme elles le sont dans les plus beaux position des œuvres. Ainsi, le roman de laisse aller à l’émotion, le classique
tableaux de Nicolas Poussin ou de Madame de La Fayette, La Princesse de cherche à la maîtriser et ne l’épuise pas
Claude Le Lorrain. Clèves, se démarque du roman baroque dans le langage : « Dans toute la littéra-
On retrouve, dans cette définition, par la simplicité de l’intrigue et par la tra- ture grecque, dans le meilleur de la poé-
une dimension fortement axiologique, jectoire directe de la fable. Les récits sie anglaise, dans Racine, dans Pascal,
qui explique que l’œuvre classique est enchâssés sont parfaitement maîtrisés et dans Baudelaire, l’on sent que la parole,
aussi celle que l’on prescrit, pour for- ne font pas dériver le récit ; rien de cen- tout en révélant l’émotion, ne la contient
mer le goût, pour éloigner des mau- trifuge dans cette composition. pas toute, et que, une fois le mot pro-
vaises lectures, pour donner sens au La clarté va d’ailleurs de pair avec noncé, l’émotion qui le précédait, conti-
sentiment national. Car qui reconnaît et l’économie des moyens, et pour Gide, nue » (Gide, Incidences, op. cit.). C’est
prise le classicisme manifeste naturel- l’art classique est tout entier celui de la donc une autre forme de retentissement
lement son bon goût : son sens de la litote (« Billets à Angèle », in Inci- qui est recherchée par le classique, que
proportion, de la mesure, que les dences). « Je le craindrai bientôt, s’il ne l’on aurait tort de réduire à un écrivain
œuvres encore trop jeunes (comme les me craignait plus », lit-on ainsi dans la froid. Mais ses effets sont ténus ; son
poésies lyriques de Jean-Baptiste Rous- première scène de Britannicus. Le clas- écriture, comme pouvait le noter le stylis-
seau, selon Brunetière, injustement sique résorbe les enchaînements d’idées, ticien Léo Spitzer à propos de Racine, est
réputées classiques) ou trop tardives (la au risque parfois d’être obscur : « Je t’ai- tout entière faite d’« effets de sourdine ».

20 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 27 / novembre 2007


DOSSIER

Le classicisme

François Chauveau,
Le roi en empereur
romain, avec
quatre cavalier,
1670.

4/ L’impersonnalité tous égards un chef-d’œuvre : elle est une perspective différente, les surréalistes
faite pour perdurer comme les œuvres de qui ont voulu faire table rase de toute la
Une telle « pudeur », une telle
l’Antiquité. Elle résiste à toute forme de tradition, se sont donné des prédéces-
« modestie » caractérisent également la
changement et d’instabilité. Sartre, nous seurs non pas classiques mais surréa-
mentalité classique, qui répugne à l’ex-
l’avons rappelé, pense qu’une société pro- listes. Breton, dans le Manifeste du sur-
pression trop marquée des sentiments.
duit des classiques « lorsqu’elle confond réalisme, relit l’histoire littéraire dans
L’écrivain classique est impersonnel. Il
le présent avec l’éternel ». Ces éléments cette perspective et fait l’éloge des écri-
tient son moi à distance de l’œuvre. Bien
étaient clairement présents, quoique avec vains qui ont fait preuve de surréalisme
après que la polémique entre classiques
des nuances qu’il faut préciser, dans la avant la lettre : « Hugo est surréaliste
et romantiques s’est éteinte, Maurice
définition de Sainte-Beuve citée au début quand il n’est pas bête » ; « Jarry est sur-
Blanchot définit ainsi l’écrivain classique
de notre propos. Le classique est pour lui réaliste dans l’absinthe » ; « Baudelaire
comme celui qui « sacrifie la parole qui
celui qui a fait faire un progrès à l’esprit est surréaliste dans la morale », etc.
lui est propre, […] pour donner voix à
humain en lui donnant accès à ce qui est
l’universel14 ». De même que l’écrivain 2/ La disponibilité classique
éternel et universel, sans équivoque. Le
classique répugne à trop d’ornements, à
classique est donc celui qui croit en une On peut aussi considérer qu’est clas-
des effets trop marqués, il ne veut pas
nature stable de l’homme. Mais c’est sique non pas celui qui fixe de toute éter-
faire place au caprice, ni à la marque
aussi celui qui a trouvé une formulation à nité une forme et une pensée mais celui
trop individuelle qui barrerait l’accès à la
la fois nouvelle et durable, susceptible en qui fonde une tradition, un type de dis-
généralité comme à l’universalité.
tout cas de s’adapter à tous les temps, à cours, ce que Foucault appelle une
toutes les mœurs (« aisément contempo- « épistémè ». C’est alors la fécondité de
rain de tous les âges »). l’œuvre classique qui est un critère, sa
III. Un rapport Cette inscription du classique dans un capacité à ouvrir la voie à du nouveau. La
complexe à l’histoire panthéon éternel, cette certitude que l’on durée et la disponibilité sont alors des
a affaire à une œuvre parfaite, a déchaîné qualités essentielles ; l’œuvre classique
Le classicisme est une notion dyna- contre lui nombre de modernes, soucieux est celle qui s’avère disponible à de nou-
mique (être classique n’est pas une de nouveauté et conscient de la précarité velles formes de sensibilité, à une menta-
essence mais une qualité de l’œuvre qui du sentiment du beau, de la relativité des lité nouvelle, à des critères de jugement
évolue dans l’histoire) et une notion valeurs. Ils rejettent le canon qui veut inédits. L’œuvre classique n’est pas alors
transhistorique (le classicisme ne coïn- légiférer l’invention et l’adéquation trop celle qui est figée dans un ciel éternel
cide pas tout entier avec les œuvres clas- stricte à la norme qui équivaut à l’acadé- mais au contraire celle qui peut toujours
siques parues sous le règne de Louis misme. A. Artaud, par exemple, a refusé susciter la réflexion et se prêter à de nou-
XIV) ; c’est pourquoi cette notion en bloc tout ce qui relève de l’autorité des velles interprétations. C’est ainsi que
implique une réflexion sur le rapport des classiques et de tous les chefs-d’œuvre : Barthes, dans la préface de Sur Racine,
autres avec le temps et avec l’histoire. « Si la foule ne vient pas aux chefs- considère le chef-d’œuvre non pas
d’œuvre littéraires c’est que ces chefs- comme une œuvre éternelle mais comme
d’œuvre sont littéraires, c’est-à-dire fixés ; une œuvre disponible. Racine en est un
1/ L’éternité classique et fixés en des formes qui ne répondent exemple particulièrement édifiant, dont
C’est sans doute au XVIIe siècle que les plus aux besoins du temps » (« En finir l’œuvre a été réinvestie par des discours
classiques sont conçus et perçus comme avec les chefs-d’œuvre », Le Théâtre et critiques et théoriques multiples : la psy-
des écrivains atteignant une forme de per- son double, 1938). Michaux écrit contre chanalyse, la philosophie marxiste, la sty-
fection qui frôle l’éternité. L’œuvre est à ceux qui ont imposé un canon15 ; dans listique… Ainsi perçue, l’œuvre classique

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DOSSIER

Le classicisme

ne rime plus avec ennui et poussière comme Stendhal et les romantiques lui Question qui suppose qu’on pourrait
grise (le classique, c’est celui qu’on en faisaient grief. Cette résistance peut s’en passer ou que leur lecture s’impose
aurait déjà lu et qui réserverait peu de être tout à fait voulue. Ainsi, vouloir à nous sans que toujours nous réfléchis-
surprise…). Au contraire, le classique est écrire classique, comme le note Barthes sions ses enjeux. Parmi les nombreux
toujours surprenant. C’est ainsi que dans La Préparation du roman en 1979, arguments qu’avance Calvino21, retenons-
Barthes affirme que « le texte classique peut en venir à exprimer une résistance à en deux : « Les classiques sont des livres
est pensif » : « il semble toujours garder l’idéologie dominante. En effet, lorsque que la lecture rend d’autant plus neufs,
en réserve un dernier sens, qu’il n’ex- bien écrire n’a plus de valeur, la volonté inattendus, inouïs, qu’on a cru les
prime pas, mais dont il tient la place d’ écrire-classique n’est plus une connaître par ouï-dire » ; « On appelle
libre et signifiant16 ». La « pensivité », démarche réactionnaire et passéiste mais classique un livre qui, à l’instar des
c’est cette marge de suggestion du clas- une forme d’ascèse, de distanciation anciens talismans, se présente comme
sique qui laisse entendre qu’il ne dit pas volontaire avec l’époque présente ; une un équivalent de l’univers ».
tout. La plénitude classique est alors forme de résistance qui écarte l’écriture C’est assez dire que leur lecture est à
incitation à la lecture, à la pensée, à classique « du Durable dans lequel elle la fois découverte et plénitude.
l’écriture. Une telle approche invite à était embaumée17 » pour manifester le *Maître de Conférences, Littérature française,
penser à nouveaux frais le rapport du devenir qui est en elle. Université Paris-Diderot.

classique à l’imitation. Le classique est Thomas Pavel a pu faire de cette dis-


celui qui imite, puisqu’il respecte la règle tance une caractéristique centrale du 1. J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Galli-
et le canon. Mais il est aussi celui que classicisme : distance avec le présent, mard, Folio « Essais », p. 99.
l’on va imiter : il instaure une forme de avec la subjectivité, avec l’expérience 2. Stendhal, Racine et Shakespeare, Garnier-Flam-
marion, 1970, p. 71.
discursivité dont la fécondité est l’aune empirique immédiate du lecteur ou du 3. F. Brunetière, « Classiques et romantiques »,
même qui permet d’ériger l’œuvre en spectateur, avec une épaisseur concrète 1883, in Études critiques sur l’histoire de la litté-
du monde à laquelle l’abstraction est pré- rature française, 3e série, Hachette, 1987, p. 313.
classique. Sur le plan poétique, on pour-
4. Sainte-Beuve, « Qu’est-ce qu’un classique », Le
rait dire que plus une œuvre est clas- férée18. Constitutionnel, 21 octobre 1850.
sique, plus elle est parodiée et pastichée, Julien Gracq, qui à bien des égards 5. P. Valéry, Études littéraires, in Œuvres com-
peut apparaître comme un antimoderne, plètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
plus elle donne lieu à des « suites », plus
p. 604.
elle influence les œuvres à venir, quitte à notait quant à lui que le classicisme voulu 6. Littératures classiques, n° 19, automne 1993,
être ensuite érigée en contre-modèle. était toujours voué à l’échec. L’auteur qui Klincksieck.
se veut classique produit des livres « dont 7. Voir D. Milo, « Les classiques scolaires », in Les
L’œuvre classique est donc celle qui pro-
Lieux de mémoire, « La Nation », volume II, Galli-
duit des discours ; et elle est aussi celle l’essence est de couper tout lien de mard, « Quarto », 1997.
qui peut voir se multiplier à son endroit l’œuvre avec les annales de son temps » ; 8. Voir dossier sur l’humanisme, I, NRP n° 11,
il court le risque de supprimer « les sept. 2004.
les discours critiques ; celle qui est prise 9. Préface des Odes et ballades, 1826.
comme terrain d’expérimentation ou repères mêmes où le lecteur peut mesurer 10. En particulier dans S/Z.
d’illustration des théories. C’est en ce l’étendue de la transmutation qui signale 11. Voir « Réflexions sur un manuel », in Œuvres
le vrai classicisme : le classicisme invo- complètes, tome III, Le Seuil, 2002, p. 948-949.
sens que l’on peut dire qu’À la recherche 12. F. Brunetière, op. cit., p. 312.
du temps perdu est le grand roman clas- lontaire » ; pour que le classique soit 13. R. Barthes, « Plaisir aux classiques », in
sique du XXe siècle. authentique, il doit avoir « l’écume du Œuvres complètes, tome I, p. 50.
temps restée sur lui19 ». Le classique pro- 14. L’Espace littéraire, Gallimard, « Idées », 1955,
p. 19.
duit alors un effet d’éloignement, qui fait
3/ Les relations 15. Voir en particulier « Jouer avec les sons » in
son charme et sa valeur. Proust l’évoquait Passages, Gallimard, 1963.
avec le présent 16. R. Barthes, S/Z, in Œuvres complètes ,
dans ses Journées de lecture, disant le
tome III, Le Seuil, 2002, p. 300.
Reste qu’il faudrait réfléchir aux diffé- bonheur qu’il pouvait prendre à « ses 17. La Préparation du roman, I et II, cours et
rentes relations que le classique peut belles formes de langage abolies qui gar- séminaires au Collège de France, Le Seuil / Imec,
entretenir avec le présent. En un sens, il dent le souvenir d’usages ou de façons de 2003, p. 375-376.
18. T. Pavel, L’Art de l’éloignement, essai sur
est toujours tourné vers le passé, qui lui sentir qui n’existent plus » : il évoque la l’imagination classique , Gallimard, « Folio »,
fournit le canon à imiter. Certes, au ville de Beaune, les tragédies de Racine, 1996.
XVIIe siècle, le classique est contemporain la prose de Saint-Simon, qui toutes déli- 19. J. Gracq, En lisant en écrivant, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1995,
de lui-même : il coïncide parfaitement vrent les « traces persistantes du passé à p. 648.
avec la classe dominante, avec les quoi rien du présent ne ressemble20 ». 20. M. Proust, Pastiches et mélanges, Gallimard,
normes du bien écrire, avec le goût pré- Pour conclure, nous pourrions avec « Bibliothèque de la Pléiade », p. 190.
21. I. Calvino, « Pourquoi lire les classiques », in
sent. Mais en un sens, le classique mani- I. Calvino poser la question « Pourquoi La Machine littéraire, Le Seuil, 1984, p. 103
feste toujours une résistance au présent, lire les classiques ? » à 110.

22 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 27 / novembre 2007

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