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Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

TH ESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume I)

A n n é e U n iv e r sita ir e 1993 -1 9 9 4
I

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II

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I

I
I
Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

THESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume I)

A n n é e U n iv ersita ire 1993 -1 9 9 4


INTRODUCTION

«Nous ne sommes pas de ceux qui


ne peuvent aller sans chef de file,
ni de ces enfants perdus qui
s'effarouchent d'un conseil. Nous
avons choisi nos maîtres parmi
ceux dont la pensée répugne aux
orthodoxies.»

Jean Ballard
Jean Ballard, une vie pour les
Cahiers, Choix et notes d'Alain
Paire, Marseille, Ed. Rivages,
1981.

1
La lecture est sans nul doute une occupation dangereuse. C'est
en effet en lisant, au tout début des années quatre-vingt, le Staline
de Boris Souvarine, réédité chez Champ libre en 1977, que naquit le
désir d'en connaître plus sur l'œuvre de l'auteur de ce formidable
livre, passé à la trappe pendant plus de quarante ans, alors que sur
son sujet avait pullulé nombre d'ouvrages d'un intérêt bien
moindre.

Mon idée de départ était très simple — certains, sûrement


bien intentionnés, la jugeraient sans doute simpliste — : Il fallait
remettre à jour les critiques de gauche du stalinisme les plus
radicales pour libérer de l'hypothèque totalitaire les courants qui
voulaient œuvrer à l'émancipation sociale des classes dominées. Le
propos était sans doute, d'une certaine manière, dans l'air du temps
à la suite de ce qu’avec leur sens aigu de la formule, des
journalistes et des commentateurs à l'affût de la dernière mode
intellectuelle, avaient dénommé «l'effet Soljénitsyne». Plus sérieux
que les élucubrations «à la mode», donc éminemment périssables,
des curieusement dénommés «Nouveaux philosophes», la lecture
des analyses de Fernando Claudin stimulait la réflexion sur les
étranges complicités dont la gauche européenne s'était rendue
coupable :

«En général (...) la gauche européenne, exception faite de très


petits groupes ou d'individus isolés, s'est cantonnée, jusque
récemment, dans une attitude que je qualifierais de complicité avec
les régimes de l'Est.
C'est pourquoi nous avons contracté une grande dette à
l'égard des révolutionnaires et des travailleurs de ces pays.
La gauche européenne, en dehors du fait qu'elle a été
incapable de faire sa propre révolution, a été la principale complice
du stalinisme, de la répression contre les meilleurs révolutionnaires
de l'Europe centrale et contre des millions de travailleurs. Elle a été
la complice du goulag. La plus grande part de responsabilités

- 2 -
incombe sans doute aux partis communistes ; mais les partis
socialistes et autres secteurs de la gauche n'en sont pas exempts l.»

Venant de l'un des principaux dirigeants du parti communiste


espagnol jusqu'en 1964, exclu à la suite de divergences au sujet de
l'attitude que le P.C.E. devait adopter vis-à-vis de l'U.R.S.S., puis
collaborateur du quotidien d'extrême-gauche italien II Manifesto,
l'affirmation d'une complicité de la gauche avec les régimes
répressifs de l'Est pesait d'un grand poids et ne pouvait manquer
de susciter la perplexité pour les savants et la consternation pour
les croyants. D'autant que deux ans auparavant, le dissident
soviétique André Amalrik avait interpellé les communistes italiens
sur leur attitude : «Nous contestataires soviétiques, nous vous
avons toujours tendu la main, mais vous avez préféré la main de
nos persécuteurs 12. »

Parmi la gauche européenne, la gauche française n'était pas la


moins compromise sur ce terrain. Un de ses plus illustres
représentants parmi les intellectuels n'avait-il pas écrit et proclamé
cette pensée définitive selon laquelle tout «anticommuniste» était
«un chien» ? Claude Lefort, qui dénonça en son temps «le rôle
éminent (...) joué [par] Sartre au service de ce que le courageux
Ciliga nommait “le grand mensonge”», rappelait «comment
l'intelligence, la culture et le talent concoururent à épaissir les
ténèbres» 3.

Alors que des changements sociaux radicaux étaient espérés


ou redoutés dans tous les pays de l'Europe du Sud depuis la fin des
années soixante, que la dictature portugaise était renversée, que
Franco agonisait, que le parti communiste italien semblait aux
portes du pouvoir, de même que l'alliance autour d'un «programme
commun de gouvernement» du parti socialiste et du parti

1 «L'eurocommunisme et “les sociétés antagonistes de type nouveau”*, in II Manifesto,


Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Paris, coll. Combats,
Ed. du Seuil, 1978.
2 Annie Kriegel, Un autre communisme ?, Paris, Hachette/Essais, 1977, p. 89.
3 Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, Tel,
1979, p. 7.

- 3 -
communiste en France, que l'extrême-gauche occupait le devant de
la scène et des nouvelles luttes sociales et ouvrières, en particulier
en France et en Italie, un tel constat résonnait comme un appel à la
réflexion en vue de renouveler la critique étriquée du stalinisme et
de l'U.RS.S. que formulaient ces courants, sans parler de l'incapacité
congénitale du P.C.F. à commencer ne serait-ce qu'un timide
aggiornamento à l'époque du «bilan globalement positif» du
«socialisme réellement existant».

A qui ne se satisfaisait pas des théories trotskystes sur l'Etat


ouvrier dégénéré, sans parler des partisans de la «pensée» de Mao,
il était possible de se reporter aux travaux des revues Arguments,
l'Internationale situationniste et Socialisme ou barbarie, grâce à des
réimpressions ou des sélections d'articles dans des collections de
poche. Pourtant, malgré l'intérêt de ces travaux, il était nécessaire
de remonter plus avant dans l'histoire. Si chacune de ces
publications avait maintenu dans le contexte de la guerre froide,
puis de la décolonisation et de la reprise mondiale d'une lutte
autonome des classes, l'exigence d'une pensée critique, elles ne
pouvaient donner entièrement satisfaction, car il apparaissait, à
l'évidence, qu'un fil s'était rompu dans la tradition de la critique de
gauche du stalinisme. Selon l'expression de René Char, «notre
héritage [n'était-il] précédé d'aucun testament» *?

Pourtant, malgré cette rupture, ou plutôt cette interruption, il


existait bel et bien un «testament», le testament d'une génération
vaincue, celle des opposants à la Première Guerre mondiale et des
premiers partisans de la révolution russe, qui devinrent, au cours
des années vingt, les premiers critiques de la dégénérescence du
bolchevisme parvenu au sommet du pouvoir, succédant de peu aux
premiers contestataires venus du mouvement anarchiste. Si le
sentiment d'une tragédie sans pareille habitait les protagonistes à
un moment où, selon le titre d'un roman de Victor Serge, il était
«minuit dans le siècle», l'historiographie n'a pas retenu cette
dimension essentielle de la défaite du mouvement ouvrier1

1 René Char, Fureur et mystère, Feuillets d ’Hypnos, Paris, Poésie/Gallimard, 1974,


p. 102.

- 4 -
révolutionnaire, laminé par toutes les répressions, à commencer par
celles des Etats totalitaires, qui ne lui laissait plus aucun espace
autonome d'existence et même d'expression.

Après la Deuxième Guerre mondiale, Jean-Daniel Martinet


pouvait écrire, dans cette perspective, un article contre les
nouvelles prises de position pro-staliniennes d'Esprit :

«Certes on n'a pas à être fier d'avoir été munichois (ou


antimunichois) ; les événements de 1938, où le mouvement
proprement ouvrier n'avait plus sa place, ne sont que les amères
conséquences du grand abandon de 1936 : les occupations d'usine
en France et surtout la Révolution espagnole auront été la dernière
chance, l'ultime avertissement du destin de la classe ouvrière. Nous
n'avons pas su, ou pas pu, en profiter. Il ne restait qu'à payer et à
laisser passer la vague guerrière. L'heure de la lutte des classes
était momentanément dépassée, ce qui explique les prises de
position contradictoires de militants sincères : les uns dans
l'inaction, d'autres dans la résistance, certains même avec la Charte
du travail de Pétain L» Ce rappel historique sur la fin des années
trente amenait Martinet à souligner que l'erreur d'Esprit était «de
confondre actuellement communisme et mouvement ouvrier».
L'histoire du mouvement ouvrier dans l'entre-deux guerres devrait
donc commencer par établir cette distinction fondamentale, puis
tenir compte de la défaite du dit mouvement, ou plutôt d'une
succession ininterrompue de défaites au plan international,
«l'agonie de l'espérance socialiste» dira Souvarine en 1939, jusqu’à
la Deuxième Guerre mondiale qui marqua, pour longtemps,
l'intégration des mouvements ouvriers organisés à l'un ou l'autre
des deux camps en présence sur la scène mondiale.

Mais, avec la chute du Mur de Berlin et la réunification de


l'Allemagne, impensable quelques années auparavant, puis le
putsch avorté d'août 1991 en U.R.S.S., une nouvelle période*

* J.-D. Martinet, «Une nouvelle mystification : La revue “Esprit” au secours de


l'impérialisme stalinien», La Révolution prolétarienne, n° 312, nouvelle série n° 11,
février 1948. Sauf indication contraire, les mots ou phrases en italique dans les
citations ne sont pas soulignés par nous, mais par l'auteur.

- 5 -
historique semblait s'ouvrir qui laisserait le champ libre aux
progrès de l'abondance et de la démocratie. L'espace d'une saison,
l'on nous entretint de la «fin de l'histoire», mais, à peine ce discours
était-il prononcé que de nouvelles difficultés imprévues
apparaissaient, démontrant l'inanité de telles espérances : «Seuls,
ceux qui n'ont rien appris en étudiant l'histoire peuvent supposer
que ces choses “finiront par des chants et des apothéoses” 1. »
Persister à s'intéresser à l'histoire et à la compréhension du
stalinisme à partir des analyses produites par ses premiers et plus
lucides critiques ne relevait-il pas d'un parfait anachronisme ?

L'importance de l'ouverture des archives russes pour la


reélaboration d'une histoire et d'une sociologie du stalinisme ne
tarda pas à prouver le caractère à tout le moins superficiel d'une
telle assertion 12. Des tempêtes soulevées par «l'affaire Jean Moulin»
aux mises aux points historiques suscitées par l'ouverture des
archives russes, en passant par les étranges accointances entre
nationalistes et communistes, de Moscou à Paris en passant par
Belgrade, l'actualité de ces derniers mois a amplement démontré
que, comme l'écrivait Alain Brossât dans un autre contexte : «Il n'y
a que les imbéciles pour avoir écrit le dernier mot de cette histoire-
là eten avoir à tout jamais fini avec ce monde-là 3.»

Comme s'il était incongru, pour ne pas dire indécent,


d'envisager qu'une partie des élites politiques françaises de l'entre-
deux guerres ait pu succomber aux sirènes de l'espionnage
soviétique sous couvert d'antifascisme, comme ce fut le cas avéré
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis à la même époque ! Comme si
un minimum de connaissances historiques n'aurait pas pu tempérer
l'étonnement de journalistes qui, pour la plupart, semblaient autant

1 Boris Souvarine, «Cauchemar en U.R.S.S.», Paris, extrait de La Revue de Paris, 1937,


p. 43.
2 C f. les articles de Stéphane Courtois, «Archives du communisme : mort d'une
mémoire, naissance d'une histoire», et Nicolas Werth, «De la soviétologie en général
et des archives russes en particulier», Le Débat, n° 77, novembre-décembre 1993.
3 Alain Brossât, Le stalinisme entre histoire et mémoire, La Tour d'Aigues, Ed. de
l'Aube, 1991, p. 7.

- 6 -
ignorer l'existence d’une ligne Schlageter dans le parti communiste
allemand de 1923, que les étranges rapports entre nazis et
staliniens sous la République de Weimar, sans parler du pacte
soviéto-nazi du 23 août 1939 !

Il convient d'ajouter que pour l'ensemble des sociétés


européennes, en particulier dans les pays de l'ex-Europe de l'Est, la
connaissance de ce que fut le stalinisme est, une question de la plus
haute importance dans la mesure où la connaissance du passé est
indispensable pour s'orienter dans le présent et envisager l'avenir.
Il faudra bien que les innombrables «pages blanches» de cette
histoire-là s'écrivent un jour ou l'autre, et le plus tôt sera sans
doute le mieux pour la bonne santé de ces sociétés.

Il importe donc de préciser la terminologie employée. Parler


de «stalinisme» ou de «staliniens», ce n'est pas reprendre un
qualificatif passe-partout qui consisterait à désigner un quelconque
régime dictatorial plutôt de «gauche», ou parler d'une personne, ou
de son comportement, quelque peu autoritaire ou dogmatique. A ce
compte-là, le concept serait aussi opératoire que l'emploi du terme
de «fasciste» pour quiconque émettait, il y a une quinzaine
d'années, des doutes sur la dernière lubie idéologique d'un
quelconque groupuscule inspiré par le «marxisme-léninisme».
Qualifier, par exemple, Raymond Aron de «fasciste», ou Hannah
Arendt de «libérale U.S.», outre la bêtise de tels propos, n'est
certainement pas la meilleure manière d'exprimer des désaccords
avec les œuvres de théoriciens et de philosophes de la politique
qu’il est difficile d'ignorer systématiquement, quels que soient par
ailleurs les points d'accord ou de désaccord avec leur pensée.

Au contraire de telles élucubrations, où le stalinisme


deviendrait une expression passe-partout du journalisme le plus
superficiel et une injure à resservir à tout propos, et surtout hors
de propos, parler de «stalinisme» c'est très exactement définir le
régime instauré en U.R.S.S. par Staline, immédiatement après la
mort de Lénine, et dont les tares existaient déjà précédemment
d'une manière plus ou moins prononcée, mais devaient atteindre
sous son règne des sommets inégalés. Le «stalinien» sera donc dans
ce sens le partisan,* déclaré ou non, d'un tel régime. Il n'est peut-

- 7 -
être pas inutile de rappeler à tous ceux que pourrait choquer
l'emploi d'un telle terminologie pour son prétendu manque
d'objectivité scientifique que, par exemple, les militants du P.C.F.
revendiquaient, entre les années trente et les années cinquante, «le
beau nom de stalinien».

L'amplitude chronologique de notre travail sur la période de


l'entre-deux guerres nous semble donc autoriser parfaitement
l'emploi de cette terminologie. Mais une remarque supplémentaire
s'impose sur ce point. Certains sont tentés de limiter l'utilisation de
ces termes à la vie physique ou biologique du dictateur, décédé le 5
mars 1953, dans la mesure où le stalinisme serait impensable aussi
bien qu'impossible sans Staline lui-même. Vu l'importance de la
personnalité du dictateur dans l'imaginaire constitutif de son
régime et dans sa dérive paranoïaque, un tel argument mérite
d'être pris en considération. Mais il ne nous parait pas
suffisamment décisif pour abandonner cette terminologie, même s'il
est possible d'introduire une nuance en parlant de post-stalinisme
pour la période de l'après-1953. En effet, jusqu'à la rupture
symbolique qui suit la tentative de putsch manqué contre
Gorbatchev d'août 1991, le système stalinien a continué tant bien
que mal à perdurer jusqu'à son implosion finale et, s'il y eut bien
des tentatives de «déstalinisation» après la mort de Staline, il ne
faudrait pas oublier que l'expérience Khrouchtchev se solda par un
putsch réussi en douceur contre le successeur de Staline et une
nouvelle glaciation de presque trois décennies.

Le stalinisme est d'autre part le moule initial d'une certaine


forme de dictature totalitaire qui sera appliqué dans tous les pays
dominés par le «système communiste mondial», avec, bien sûr, des
variations d'époque et de lieu, et qui, à l'heure où ces lignes sont
écrites, perdurent, notamment en Chine «populaire», en Corée du
Nord, à Cuba, au Vietnam, etc. Depuis 1949, le régime chinois nous
semble beaucoup plus facilement caractérisable comme un
«stalinisme aux couleurs de la Chine», que comme une création sui
generis, malgré l'importance de la personnalité de Mao dans sa
naissance et son développement. A la limite, le régime perfectionna

- 8 -
certaines méthodes totalitaires, mais il ne constitua jamais une
création originale et inédite par rapport à son prédécesseur.

Ces arguments nous semblent décisifs pour attribuer la


qualité de concept opératoire dans le champ de l'histoire
contemporaine au terme de «stalinisme», et par extension l'emploi
du substantif «stalinien».

Mais retrouver l'héritage dont nous parlions plus haut,


imposait un nouvel examen sémantique car les courants que nous
évoquions, outre leur relatif oubli par les études savantes, devaient
porter le lourd fardeau d'une dénomination ambiguë avec le terme
d'«anticommunisme». En effet, l'opposition de gauche au stalinisme
est, pour les années trente, encore trop souvent qualifiée
d'anticommuniste, comme si cette dénomination tenait lieu de
concept. Dans cette curieuse acception, est anticommuniste toute
personne qui manifeste devant tel ou tel événement, tel ou tel
problème, une opposition à la politique préconisée par l'U.R.S.S. et
appliquée par les différentes sections de l'Internationale
communiste. Ainsi, pourrait être qualifié d'anticommuniste, toute
personne en désaccord avec la politique «classe contre classe» de
l'Internationale communiste, considérant la social-démocratie
comme «social-fasciste» entre 1928 et 1934-1935 ; mais aussi tout
partisan de ces thèses après 1935, quand les partis communistes
adoptèrent les politiques dites de Front populaire antifasciste.
Laquelle politique sera anticommuniste après le pacte soviéto-nazi
du 23 août 1939, quand les directives ne seront plus à l'unité
antifasciste des démocraties avec l'U.R.S.S., mais à la dénonciation
de la guerre impérialiste dont étaient responsables, en dernier
ressort, les capitalistes franco-anglais, etc.

De plus, ce concept, qui se voudrait scientifique, était (est) en


même temps une catégorie essentielle du discours politique de
l'U.R.S.S. et des partis communistes, dont le P.C.F., par exemple,
continue de faire un usage systématique, aussi bien contre ses
adversaires déclarés que contre ses alliés potentiels. Il est donc
employé dans tous les cas pour stigmatiser des interlocuteurs aussi
nombreux que divers sur le mode de la réprobation ou de l'insulte.

- 9 -
En premier lieu, ce «concept» se réduit à être un inventaire à
la Prévert d'attitudes et de raisonnem ents politiques
contradictoires, en fonction des besoins de la politique extérieure
d'un État. De plus, dans le second cas, son emploi en fait un élément
central du discours de l'objet que l'on prétend étudier avec
objectivité.

Si la pertinence d'un concept se vérifie dans la clarté de son


utilisation et dans sa propriété à rendre compte du réel, en dépit
des circonstances de temps ou de lieu, il apparaît que celui
d'anticommunisme entretient une imprécision manifeste et une
ambiguïté fondamentale avec son utilisation partisane et
politicienne, le premier sens venant cautionner et légitimer l'usage
du second.

Si donc l'on a admis l'utilisation des termes de stalinisme et de


stalinien, il en découle qu'il faudra utiliser ceux d'antistalinisme et
d'antistalinien. Cela permettra, en premier lieu, d'opérer les
distinctions indispensables entre tous ceux qui émettent des
réserves ou des désaccords avec la politique suivie par les partis
communistes. Si un membre de L'Action française et un anarchiste,
un communiste oppositionnel ou un syndicaliste révolutionnaire
condamnent le régime de Staline, il va s'en dire que ce n'est pas
pour les mêmes raisons, mais cela va encore mieux en le disant.
y
Etablir ces distinctions permet, outre une clarté indispensable,
d ’év iter une in terp rétatio n p artisane du q u alificatif
d'anticommunisme que viendrait renforcer, volontairement ou non,
l'usage académique.

Péguy a écrit que l'histoire «s'occupe de ce qui apparaît»,


avant de préciser que, devant les vaincus, «elle n'aura pas besoin
de nous flétrir» et, «si elle s'occupait de nous, tout ce qu'elle
pourrait faire pour nous serait de nous traiter négligemment
d'imbéciles» L Le qualificatif d'anticommunistes jeté tout aussi
négligemment par l'histoire académique aux opposants de gauche
au stalinisme n'est pas sans évoquer, pour nous, les propos de*

* Charles Péguy, «A nos amis, à nos abonnés» [1909], Œuvres en prose, 1909-1914,
Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 19.
Péguy où l'oubli ne le dispute le plus souvent qu'à la
condescendance ou au mépris. Il y a toutefois des exceptions
comme le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français, qui ne va pas toutefois jusqu'à s'interroger sur la notion
même de «mouvement ouvrier», alors qu'une de ses composantes
s'est transformée en une force politique agissant en fonction des
intérêts d'un État totalitaire, et non plus en fonction des intérêts
autonomes des classes laborieuses. Cela donne, par exemple, dans le
cas du Dictionnaire du mouvement ouvrier international sur
l'Allemagne des rapprochements que l'on nous permettra de juger
pour le moins surprenants entre des victimes du stalinisme comme
Hugo Eberlein ou Heinz Neumann, et des apparatchiks staliniens,
comme Walter Ulbricht ou Erich Honecker. Un certain
œucuménisme s'abritant derrière la notion par trop floue ou
élastique de «mouvement ouvrier», est-il à même de s'interroger
pour savoir s'il faut ranger les uns et les autres dans le même
moule historiographique ?

Ces précisions nous semblaient indispensables avant


d'indiquer que l'étude des courants révolutionnaires antistaliniens
devrait permettre une nouvelle approche de l'histoire de l'entre-
deux guerres et au-delà, qui commencerait d'en renouveler
profondément la vision. L'histoire est trop souvent écrite
uniquement par les vainqueurs, des vainqueurs, en l'occurrence,
dont l'extraordinaire victoire a été de réussir à identifier pendant
sept décennies un régime d'exploitation, d'oppression et de terreur
avec les symboles et les espérances de la libération sociale. Alors
que l'ouverture progressive des archives russes semble venir
confirmer les pires analyses des critiques du stalinisme, il serait
peut-être temps d'écouter la voix des vaincus, et surtout d'autres
voix que celles de l'imposture et du mensonge. Parmi ces voix, celle
de Boris Souvarine est une des plus claires et des plus fortes.
Philippe Robrieux, en écrivant que Souvarine avait été «une
intelligence et un savoir exceptionnels, ainsi qu'un caractère
authentique perdus pour le mouvement ouvrier...» 1 ne parlait

1 Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste français, t. IV, Paris,


Fayard, 1984, p. 512.

11
évidemment que du passé. L'œuvre de Souvarine reste pour tous
ceux qui voudront bien s'y intéresser afin d'opérer les clarifications
nécessaires et indispensables pour comprendre, selon le mot de
Ante Ciliga, «le plus grand événement politique et social du XXe
siècle».

Pour ce faire, ce travail voudrait modestement s'attacher à


restituer l'itinéraire politique et intellectuel de Boris Souvarine
dans l'entre-deux guerres, à partir de ses propres écrits et, autant
que possible, en rapport avec quelques unes des pensées les plus
originales du courant révolutionnaire antistalinien, dans le contexte
des grands événements de l'entre-deux guerres. Le lecteur ne
s'étonnera donc pas de trouver des développements sur l'originalité
des positions de Boris Souvarine dans la gauche et l'extrême-gauche
française des années vingt et trente. Il ne sera pas plus surpris de
voir les prises de position de Souvarine confrontées fréquemment à
celles d'autres personnages représentatifs de ces minorités
antistaliniennes ; par exemple, outre les autres militants du Cercle
communiste démocratique, Jean Bernier, les animateurs de L a
Révolution prolétarienne, Trotsky, Simone Weil, etc. L'importance
de son Staline, désormais unanimement reconnu, ou presque, nous
a amené à nous intéresser à l'écho de ce livre dans l'opinion
publique française au moment de sa parution. En effet, une telle
étude permet de présenter un instantané, au sens photographique,
relativement précis de la perception de l'U.R.S.S. au milieu des
années trente, et au-delà, tout en voyant fonctionner in vivo le
processus de marginalisation d'un discours critique sur la question
qui devait perdurer pendant des décennies, car «la vérité est que
ce qui parut autrefois nouveau, inouï, impensable, fut ensuite
enfoui dans les ténèbres de la mémoire collective» L

Par contre, on pourra être surpris de notre décision de nous


limiter au Souvarine communiste oppositionnel et antistalinien, et
donc de commencer notre travail proprement dit aux lendemains
de son exclusion de l'Internationale communiste et du parti1

1 Claude Lefort, «Une autre révolution», Libre n° 1, Paris, Petite bibliothèque Payot,
1977, p. 87.

- 12 -
français. Par rapport à notre propos, le Souvarine de l'Eloge des
bolcheviks de 1919 et celui qui condamne Nestor Makhno dans
L'Humanité, en 1924, ne nous apprend pas grand-chose, si ce n'est
sur la pertinence de son esprit critique qui lui fit abandonner
rapidement les illusions aussi lyriques que trompeuses sur la
«grande lueur à l'Est». Si les idées et la personnalité de Souvarine
sont intéressantes pour le chercheur et l'historien, entre 1916 et
1924, il faut cependant souligner que cet aspect-là est finalement le
plus connu de sa vie et de son œuvre, dans la mesure où tous les
historiens des origines du communisme français ne pouvaient
qu'évoquer un des principaux fondateurs de la Section française de
l'Internationale communiste. D'autant que le travail de Jean-Louis
Panné sur les premières années de Boris Souvarine a permis de
faire, récemment, le point sur la question 1. Par la suite, ce sont les
«gestes obscurs et souvent sans écho» d'un militant à contre-
courant qu'il faudra restituer (A.C.C., p. 8). C'est cette période, la
moins connue et la plus féconde de la vie et de l'œuvre de
Souvarine, que nous voudrions traiter dans ce travail.

Mais avant de s’attacher au Souvarine oppositionnel, il


importe de dire quelques mots des débuts de son itinéraire
politique et de son rôle politique jusqu'en 1924 12.

1 Jean-Louis Panné, Boris Souvarine : Prémices d'un itinéraire politique (1895-1919),


Mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Louis Robert, Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne, 1991-1992. Dans sa récente et savante biographie, B o r is
Souvarine, le premier désenchanté du communisme (Paris, Robert Laffont, 1993),
Jean-Louis Panné consacre douze chapitres sur vingt-quatre à la période 1895-
1924.
2 Nous utilisons principalement le mémoire de Jean-Louis Panné, op. cil,, ainsi que sa
notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, s. d. Jean
Maitron et Claude Pennetier, Paris, Ed. ouvrières, t. 41, pp. 393-400. Cet ouvrage
sera désormais référencé D .B .M .O .F ., suivi des numéros de tome et de page
correspondants.On se reportera également à la notice de Philippe Robrieux dans le
tome IV de son Histoire intérieure du Parti communiste français (Paris, Fayard),
p. 505-512 et enfin au dossier Souvarine des Archives de la Préfecture de Police de
Paris (Cabinet du Préfet).
Boris Lifschitz naquit le 24 octobre 1895 à Kiev, c'est-à-dire le
7 novembre 1895 selon le calendrier grégorien. Il était le second
fils de Kalman Lifschitz, né le 15 mars 1868, et de Mina Steinberg,
né le 22 mars 1871. La famille Lifschitz était d'origine juive et
habitait à Kiev, où le père, Kalman, était ouvrier-joaillier. Après
avoir travaillé pour l'atelier Marchak, il s'installa à son compte,
mais décida néanmoins de quitter la Russie en 1897 pour venir
s'installer en France, qui apparaissait à de nombreux juifs, victimes
ou non, des mesures discriminatoires du tsarisme, comme la patrie
de la Déclaration des droits de l'homme. Au début, un ami de la
famille déjà installé à Paris avait loué un petit appartement dans le
quartier du Marais et trouvé un premier travail à Kalman. La
famille Lifschitz ne connut pas véritablement la misère, mais
pendant un certain temps vécut pauvrement, ces premières années
parisiennes étant endeuillées par la mort de deux enfants, Jacques,
emporté par la diphtérie, et Lucie par la méningite.

Kalman Lifschitz fit l'acquisition à crédit en 1904 d'un fonds


de commerce et d'un appartement situé au 9 de la rue Cadet (9 ème
arrondissement). Le 15 mars de la même année naissait un nouvel
enfant dans la famille, Jeanne. En 1906, la famille Lifschitz
demanda la nationalité française en date du 22 avril. C'est à la
présentation de documents russes manuscrits que la date de
naissance de Boris fut mal retranscrite, 1895 se transformant en
1893. La naturalisation fut obtenue quelques mois plus tard, en
date du 26 août 1906.

Le jeune Boris entra à l'Ecole primaire supérieure Colbert,


mais à la suite d'un incident disciplinaire, il fut renvoyé de
l'établissement et en éprouva un fort sentiment d'injustice. Il entra
ensuite, grâce à son père, comme apprenti dans une usine
d'aviation de Levallois-Perret, puis dans un atelier d'art décoratif,
cité du Paradis et enfin à la revue mensuelle Art et Joaillerie,
dirigée par un vieil anarchiste qui lui fit connaître les titres de la
célèbre «Bibliothèque sociologique» publiée chez Stock, où l'on
trouvait les livres de Michel Bakounine, Christian Cornelissen,
Georges Darien, Lucien Descaves, Sébastien Faure, Guglielmo
Ferrero, Jean Grave, Augustin Hamon, Pierre Kropotkine, Louise

14 -
Michel, Domela Nieuwenhuis, Elisée Reclus, Adhémar Schwitzguébel,
Max Stirner, Laurent Tailhade, Léon Tolstoï, etc. A la fin de sa vie, il
évoquait encore l'influence de Autour d'une vie de Kropotkine qu'il
avait recommandé sa vie durant, et précisait : «C'est dire que les
idées politiques et sociales que je partageais alors n'avaient rien de
dogmatiques, soumises qu'elles étaient à des considérations
morales, personnelles en ma conscience.» 1 II lisait également les
Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, qui le captivait jusqu'à ce
que les violentes attaques de Péguy contre Jaurès, à l'occasion de
l'adoption de la loi de trois ans sur le service militaire contre les
dangers du militarisme allemand, à laquelle s'opposèrent les
socialistes, jette un sérieux trouble sur cette admiration.

C'est à partir de la grande grève des cheminots de 1910 que le


jeune homme commença à s'intéresser à la politique et à lire les
journaux socialistes, syndicalistes et anarchistes, comme La Bataille
syndicaliste, La Guerre sociale, Les Hommes du jour, L ’Humanité,
etc. En même temps que son frère aîné et deux amis, René Apercé
(dit René Reynaud) et Henri Suchet, il suivait les cours de
l'Université populaire «La Coopération des idées», fondée le 9
octobre 1899 par Georges Deherme dans le quartier du faubourg
Saint-Antoine. Parmi ses lectures, citons notamment Kant, Leibniz,
Schopenhauer, Spencer, Stuart Mill, et parmi les théoriciens
socialistes Engels, Guesde, Jaurès et Marx, grâce aux résumés du
Capital de l'avocat guesdiste Gabriel Deville et de l'anarchiste italien
Carlo Cafiero.

Muni d'un solide savoir d'autodidacte, Boris Lifschitz


apparaissait à la veille du premier conflit mondial comme «nourri
d'une culture politique à la fois libertaire et socialiste», penchant
«sous l’influence de Jaurès, vers un socialisme pragmatique», avec
cependant des références au guesdisme, en particulier à Paul
Lafargue, signe manifeste de son intérêt pour l’œuvre de Marx,
dont les guesdistes avaient été, pour le meilleur et pour le pire,
parmi les principaux introducteurs en France.

Feu le Komintern, Souvenirs — Réflexions — Documents, manuscrit inédit.

15 -
On peut ainsi résumer les états de service du jeune Lifschitz :
Incorporé au 155e Régiment d'infanterie le 28 novembre 1913, il
fut affecté le 10 septembre suivant à la 22e section des commis et
ouvriers d'administration, puis muté à Paris dans une section de
l'intendance et enfin réformé n° 2, le 28 mars 1916, à la suite du
décès de son frère Léon, l'année précédente.

Sa dernière affectation lui permit de rencontrer, par


l'intermédiaire d'Alexandre Lavigne, le fils du député socialiste de
la Gironde, les animateurs de l'hebdomadaire socialiste L e
Populaire, notamment Paul Faure et Jean Longuet, qui s'opposaient
à la majorité de la S.F.I.O., ralliée à l'Union sacrée. Cette minorité
composée d'anciens guesdistes s'appuyait sur la fédération de la
Haute-Vienne et, après la seconde conférence socialiste
internationale à Kienthal (Suisse) du 1er mai 1916, se structura
autour du Comité de défense du socialisme international (C.D.S.I.).
Le jeune militant n'avait toutefois pas attendu sa démobilisation
pour publier son premier article politique dans le petit journal
pacifiste de l'Independant Labour Party, le Labour Leader, sous la
signature de Robert Dell, le correspondant à Paris du Manchester
G u a r d ia n , pour rendre compte d'un Conseil national du Parti
socialiste.

Le signe le plus patent de son entrée dans le journalisme


révolutionnaire et le militantisme politique fut, sans doute,
l'adoption de son pseudonyme, Boris Lifschitz devenant dorénavant
Boris Souvarine, en reprenant le nom d'un des principaux
personnages du Germinal d'Emile Zola. Selon Jean-Louis Panné, le
choix de ce nom affirmait «son attachement à la culture russe et à
la réminiscence de son ancien attrait pour les théories anarchistes»,
mais également pouvait signifier «la difficulté à porter un nom juif
(à consonance quelque peu germanique), en pleine guerre, dans une
France profondément imprégnée par l'antisémitisme, et cela en
dépit du fait que lui-même et sa famille étaient dégagées de toute
culture religieuse juive et se considéraient uniquement comme des
citoyens, religieusement affranchis l .»

Souvarine adhéra à la IXe section du Parti socialiste et au


C.D.S.I., tout en fréquentant les réunions de la Société d'études
documentaires et critiques de la guerre et le petit bureau
d'Alphonse Merrheim, rue de la Grange aux Belles à la Maison des
syndicats, le premier foyer syndicaliste d'opposition à la guerre. A
propos de cette période, il écrira : «L'essentiel était l'opposition à la
poursuite “jusqu'au bout” (et quel bout ?) de cette guerre devenue
insensée, la renonciation aux appétits impérialistes, la reprise des
relations internationales entre socialistes fidèles aux principes 12.» A
la suite de son article du Populaire (n° 31, 27 novembre 1916), «A
nos amis qui sont en Suisse», Lénine lui répondit par une «lettre
ouverte» qui constitua, selon ses propres termes, «un
commencement d'initiation au léninisme» (S., p. 137).

En novembre 1917, malgré son enthousiasme pour la


révolution, il publia dans l'hebdomadaire anarchiste de Sébastien
Faure Ce qu'il faut dire (n° 78, samedi 17 novembre 1917) un
article sur «La Commune maximaliste», dans lequel il écrivait : «Il
est à craindre que pour Lénine et ses amis, la “dictature du
prolétariat” doive être la dictature des bolcheviki et de leur chef. Ce
pourrait devenir un malheur pour la classe ouvrière russe et, par
suite, pour le prolétariat mondial. La dictature de Lénine ne
pourrait être maintenue que par une énergie farouche et constante,
elle exigerait la permanence d'une armée révolutionnaire et rien ne
nous permet de préférer le militarisme révolutionnaire au
militarisme actuel. Ce que nous voulons souhaiter, c'est l'entente

1 Jean-Louis Panné, Prémices, op. cit., p. 68. Les diverses hypothèses d'adoption de ce
pseudonyme sont examinées par J.-L. Panné p. 68-70. On se reportera également,
d'une manière plus générale, à l'article de Pierre Aubéry, «Quelques sources du
thème de l'action directe dans G erm in a l» , in Pour une lecture ouvrière de la
littérature, Paris, Editions syndicalistes, 1970, p. 31-44.
2 «Une controverse avec Lénine 1916-1917», in Lénine, Lettre ouverte à Boris
S o u va rin e, avant-propos, article, notes et post-scriptum par B. Souvarine, Paris,
Spartacus, série A, n° 38, juin 1970, p. 3.

17 -
entre les socialistes pour l'organisation d'un pouvoir stable, qui soit
vraiment le pouvoir du peuple et non celui d'un homme, si
intelligent et probe soit-il.» Et un peu plus loin, Souvarine insistait à
nouveau sur l'ampleur de la tâche à accomplir en précisant qu'elle
ne pouvait «être l'œuvre d'un homme et d'une fraction qui auraient
pour préoccupation primordiale et permanente de maintenir leur
autorité sans cesse menacée».

Rédacteur au Journal du Peuple d'Henri Fabre et secrétaire de


rédaction au Populaire, il devenait, en mars 1917, l'un des vingt-
cinq responsables du C.D.S.I. et membre du comité exécutif de la
Fédération de la Seine de la S.F.I.O., en octobre 1917. Cependant, il
abandonna dans les mois suivants cette position critique sur l'action
des bolcheviks sous l’influence de Kemerer (Victor Taratouta), très
influent dans l'équipe qui publiait Le Populaire.

Il devait confirmer ce soutien de plus en plus net aux


bolcheviks au cours des séances de la Commission d'enquête sur la
situation en Russie convoquée par la Ligue des droits de l'homme
en décembre 1918, les comptes-rendus des débats étant publiés
dans le Bulletin des droits de l'homme l'année suivante (n° 3, 1er
février et n° 4, 15 février 1919). Souvarine s'y livrait à une
vigoureuse défense de «la thèse bolchéviste», sur les principaux
points soulevés par ses contradicteurs, extrêmement critiques sur
l'action des bolcheviks, notamment la paix de Brest-Litovsk et la
dictature du prolétariat.

Après la fondation de la IIIe Internationale, ou Komintern, à


Moscou (2-6 mars 1919), Souvarine s'engagea, avec toujours plus
de passion, pour le ralliement des révolutionnaires français à la
nouvelle Internationale, pour laquelle il militait partout où il le
pouvait. Ainsi, dans un article de L'Avenir international (n° 25,
janvier 1920), significativement intitulé «Brûlons les vieilles
étiquettes», Souvarine demandait aux «pionniers de la Révolution
sociale» désireux de mettre les masses en mouvement «qu'ils
dégagent, du fatras des vieilles formules et des vieux groupes, des
conceptions fraîches et une organisation neuve, qui rassembleront
les forces éparses du prolétariat révolutionnaire.» Et il poursuivait :
«Les bolcheviks l'ont compris et c'est un tel souci que décelait leur
proposition de constituer partout des “partis communistes”.» Le
leit-motiv de son combat devenait le ralliement de la gauche
socialiste, ouvrière et révolutionnaire à la IIIe Internationale L

Cependant, la rédaction du Populaire n'avait pas approuvé la


constitution de la IIIe Internationale et Souvarine cessa d'y
collaborer, tandis que ses rapports avec Jean Longuet et le Comité
de reconstruction de l'Internationale (l'ancien C.D.S.I.) se détériorait
rapidement. Désormais opposé à ses anciens camarades de la
minorité socialiste non ralliée au bolchevisme, il adhérait au Comité
de la IIIe Internationale, dont il devait devenir l'un des trois
secrétaires aux côtés de Fernand Loriot et Pierre Monatte, tout en
créant la revue de ce comité, le Bulletin communiste, en mars 1920.

Souvarine, en contact depuis février 1920 avec Henriette


Roland-Holst du Bureau auxiliaire de la IIIe Internationale à
Amsterdam, jouait un rôle de premier plan dans les tentatives de
rallier la majorité de l'ancien parti socialiste, ainsi que des forces
nouvelles issues du syndicalisme révolutionnaire, à la IIIe
Internationale, mais son arrestation, avec les deux autres
secrétaires du Comité, au moment de la grève des cheminots de mai
1920, laissa plus de champ aux initiatives de certains
«reconstructeurs» qui envisageaient un ralliement aux conditions
posées par l'Internationale par pur opportunisme. Comme l'a écrit
Jules Humbert-Droz, à propos de Frossard et Cachin, «rentrés en
France avant les autres délégués, ils avaient mené campagne pour
l'adhésion à l'Internationale communiste, croyant ainsi couper
l’herbe sous les pieds de la gauche qui, groupée dans le “Comité
pour la Troisième Internationale”, gagnait en influence dans le
p a r ti 12.» Et, serions-nous tentés d'ajouter, pâtissait de
l'emprisonnement de ses leaders qui, malgré tout, depuis la Santé,
continuaient à intervenir dans le débat pour ne pas laisser le

1 Sur la crise aiguë de l'après Première Guerre mondiale qui voit la «greffe d u
bolchevisme sur le tronc de la gauche ouvrière française», cf. Annie Kriegel, A u x
origines du communisme français, Paris, Flammarion/Sciences, 1970.
2 Jules Humbert-Droz, De Lénine à Staline, dix ans au service de l'Internationale
communiste 1921-1931, Neuchâtel, La Baconnière, 1971, p. 19.

19 -
champ libre aux «reconstructeurs» et adapter les directives de
l'Internationale aux conditions françaises, notamment sur la
question syndicale.

Cependant à l'issue du Congrès de Tours, «le Parti communiste


français (...) était loin d'être le parti révolutionnaire du type
nouveau que l'Internationale communiste entendait créer dans tous
les pays», dans la mesure où il conservait l'essentiel des structures
et des fonctionnaires de la S.F.I.O. l. A partir de là, et jusqu'en 1923,
l'objectif principal de Souvarine fut la transformation du Parti né à
Tours, pour en faire un véritable parti communiste.

A l'issue du procès du complot, qui se termina par la relaxe


des accusés, Souvarine reprit toute sa place à la direction du
nouveau parti et fit partie de la délégation française au IIIe congrès
du Komintern (22 juin-12 juillet 1921). Resté à Moscou, il fut
coopté, sur décision de Lénine, au secrétariatde l’Internationale
communiste. Demeurant en U.R.S.S., et membre des plus hautes
instances de l'Internationale, Souvarine cristallisa sur son nom la
plupart des conflits qui devaient secouer lenouveau partien
symbolisant l'autoritarisme de l'Internationale, notamment au
congrès de Marseille (26-31 décembre 1921), où la droite et le
centre s'opposèrent avec succès à sa réélection au Comité directeur,
entraînant par solidarité la démission des membres de la gauche 12.

Après le départ de Frossard du secrétariat général du parti et


l'exclusion des fondateurs d'un éphémère Comité de résistance
(Ernest Lafont, Victor Méric, Georges Pioch, etc.), Souvarine
apparaît, selon l'expression de Philippe Robrieux, comme «le type
parfait de l'intellectuel autodidacte et du bolchévique à la

1 Ibidem.
2 Sur cette période, cf. Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste
français, 1920-1945, t. I, Paris, Fayard, 1982. L'auteur de cette excellente étude
répondit, le 14 avril 1988, à notre demande de consultation des archives de
Souvarine en sa possession, qu'il serait préférable d'attendre son édition des dites
archives dont il s'occupait. Une deuxième demande de notre part, quatre ans plus
tard, n'eut pas plus de succès.

- 20 -
française» l . A la première période de l'histoire du P.C.F.,
principalement dominée par la lutte entre la «gauche», soutenue
par l'I.C., et la «droite», plus social-démocrate que réellement
communiste symbolisée par Frossard, va succéder un nouveau type
de conflits à l'intérieur de l'ancienne «gauche», totalement
surdéterminé par les déchirements pour la succession de Lénine au
sommet du parti russe. Souvarine sera, très symboliquement, le
premier exclu de ces nouveaux affrontements, aussi bien dans le
parti français qu'au niveau international, qui annonçaient la
dégénérescence irrémédiable du bolchevisme en même temps que
la victoire prochaine de Staline.

Les conséquences de l'échec de l'insurrection allemande


d'octobre 1923 et le débat dans le parti russe sur le devenir
économique et politique du pays devaient montrer à Souvarine, dès
avant la mort de Lénine, que de nouveaux problèmes allaient se
poser où, derrière les questions de stratégie, se trouvaient des
enjeux de pouvoir au sommet du Parti-Etat russe 12. Ces conflits se
doublaient de problèmes dans le parti français où, en juin 1923,
Jules Humbert-Droz, représentant de l'I.C. auprès des partis latins,
s'inquiétait déjà des méthodes autoritaires d'Albert Treint, soutenu
par Zinoviev et la direction de l'I.C. Comme l'écrit Ph. Robrieux, «la
Troïka [c'est-à-dire l'alliance K am enev-Zinoviev-Staline],
victorieuse dans le Parti russe, ne pouvait se permettre de laisser à
la libre discussion le soin de déterminer les réactions dans
l'Internationale».

Mais le mécontentement était tel contre les méthodes de


Treint et ses partisans dans le parti, que Souvarine remporta une
indiscutable victoire au congrès de Lyon (20-24 janvier 1924),
après avoir attaqué la «faiblesse» de la direction du parti,
notamment sur la question du front unique, dans le B u l l e t i n
communiste. «A l'issue du Congrès, l'orientation adoptée reprend à
peu près celle que préconisait Boris Souvarine : conformément aux

1 Ibidem, p. 168.
2 Cf. pour plus de détails, le chapitre 12, «L'année de la “bolchévisation”», de la
biographie de Jean-Louis Panné.

- 21
vœux antérieurs à la crise russe de l'Internationale, Treint était
écarté du Secrétariat général l .»

Mais, quelques jours plus tard, après que Souvarine eut


informé le Comité directeur sur la question russe, l'opposition
Treint-Souvarine reprenait de plus belle, car l'enjeu dépassait le
cadre de rivalités personnelles dans le parti français et Treint,
temporairement battu dans son parti, ne pouvait espérer revenir
au premier plan qu'avec l'aide de Zinoviev et de l'I.C. De son côté,
Zinoviev ne pouvait considérer Souvarine que comme un adversaire
à abattre après sa victoire de Lyon et ses premiers succès devant le
Comité directeur sur la question russe. En effet, le 12 février 1924,
Souvarine présentait et faisait adopter une motion sur la question
russe à une très large majorité (deux voix contre et une abstention
sur les 29 membres présents), où il préconisait un accord entre les
deux fractions du parti russe. Cette position fut, dans un premier
temps, approuvée par de nombreux militants, comme Auguste
Herclet qui représentait la C.G.T.U.. auprès de l'I.S.R. qui écrivait à
Souvarine : «Recommencer en France la discussion qui a eu lieu en
Russie, c'est non seulement inutile, mais surtout nuisible» 12.

Après cet échec, l’I.C. engagea toutes ses forces contre


l'hérétique. Des émissaires du Komintern furent envoyés à Paris,
Auguste Gouralski, Alexandre Lozovski et Dimitri Manouilski,
décidés à combattre Souvarine sur deux fronts : «au sein même du
Comité directeur, en lui opposant une alternative qui ne pouvait
être qu'Albert Treint (...), et enfin, en dehors du Comité directeur,
par un travail en profondeur dans les fédérations et dans les
sections». L'argument employé contre Souvarine, parallèle à
l'accusation de menchévisme lancée contre Trotsky dans le parti
russe, était qu'une droite, dont il était le principal leader, s'était
reconstituée dans le parti français, menaçant son identité et son
unité. Treint s'essaya à cette pénible dialectique (B u l l e t i n

1 Philippe Robrieux, op. cit., p. 195.


2 Syndicalisme révolutionnaire et communisme, les archives de Pierre Monatte,
présentées par Jean Maitron et Colette Chambelland, Paris, François Maspero, 1968,
p. 380. Cf. D.B.M.O.F., t. 31, p. 313-315.

- 22 -
c o m m u n is t e , 28 mars 1924, «Dans la voie tracée par Lénine»)
S'exerçant aussi bien à la base qu'au sommet du parti et tentant de
gagner sa presse, L ' H u m a n i t é en premier lieu, la campagne
bénéficiait du prestige de l'Internationale et tentait de gagner des
éléments jeunes et sans expérience, en leur offrant une promotion
rapide dans l'appareil du Parti ou des Jeunesses.

Elle porta rapidement ses fruits, puisque dès le 13 mars, le


Comité directeur, sur une proposition du Bureau politique soutenue
par Treint, prenait la décision de réaffecter Souvarine comme
délégué auprès de l'Exécutif de l'I.C. et de lui retirer la direction du
Bulletin communiste. En effet, le Bulletin communiste de la semaine
contenait un article de Treint, «Communistes et travaillistes» qui
attaquait violemment les positions défendues par Rosmer, auquel
Souvarine avait ajouté la note suivante : «Le secrétariat du parti
nous interdit la moindre rectification des assertions inexactes du
précédent article et le moindre commentaire de ses affirmations
anticommunistes sur la “volaille à plumer”. Par discipline, nous
nous inclinons naturellement, mais nous estimons que cette
conception de la discussion imposée par le Bureau politique est
absolument contraire à l'intérêt du parti et de l'Internationale et
nous en appellerons à la prochaine assemblée du parti.» Après cette
première sanction, Souvarine riposta la semaine suivante en
publiant une «Lettre aux abonnés du Bulletin communiste»
CL'Humanité, 27 mars 1924) dans laquelle il réfutait les accusations
portées contre lui, les conditions de son retrait du B u lletin et
exprimait le désir de réunir suffisamment de souscripteurs pour
publier une revue marxiste indépendante l . Souvarine venait de
commettre la faute que ses adversaires attendaient en se plaçant
en dehors du cadre et de la discipline du Parti, mais non content de
cet acte d'indiscipline, il récidivait en publiant, courant avril, une
traduction et une longue préface du Cours nouveau de Trotsky, sans
l'aval du Parti.

Le 12 juin, le IVe Plénum de l'Exécutif élargi de l'I.C. se


réunissait et décidait la formation d'une commission pour examiner

1 Ibidem , p. 381-385.

- 23 -
le cas de Souvarine, qui sera exclu quelques jours plus tard au
cours du Ve Congrès mondial de l'I.C. (17 juin-8 juillet) :

«Invité à s'expliquer devant la Commission française,


Souvarine le fit avec beaucoup de hauteur, il réfuta toutes les
accusations portées à son encontre, quoique de façon défensive. De
toute manière, l'auditoire était déjà décidé à le condamner, car le
V e Congrès mondial était littéralement préfabriqué. Souvarine
devait être exclu. La décision prise par le Congrès mondial postulait
qu'il lui revenait de faire ses preuves et de continuer à se conduire
en communiste pour être éventuellement réintégré. C'était
l'exclusion temporaire et conditionnée. Se conduire en communiste
signifiant en fait accepter la zinoviévisation sans protester L»

Dans ses mémoires, Souvarine revint sur cette exclusion


«temporaire» en écrivant : «Etre exclu pour un an, cela signifiait
qu'on espérait me voir converti à de bons sentiments, c'est-à-dire
soumis et obéissant, prêt à approuver en public ce que je
désapprouvais en mon for intérieur, disposé à accomplir les pires
*
besognes décidées par les dirigeants d'un Etat policier omnipotent,
cruel, déguisé sous un masque socialiste et humanitaire. Or j'avais
perdu bien des illusions depuis le dernier congrès du Komintern et
pendant mon séjour à Yalta ... Mais j'avais en outre une illusion
principale à perdre : celle de pouvoir vivre en Russie quelque
temps encore, comme le commun des mortels 2.»

C'est ce cheminement, de la perte des illusions idéologiques à


l'analyse lucide et radicale des méfaits du stalinisme pour le
mouvement ouvrier international et dans la politique mondiale, que
nous allons maintenant examiner. Désenchantement ? Peut-être
dans un certain sens : on ne voit pas se transformer impunément
ses espérances les plus chères en leurs plus hideux contraires. Mais
il ne faudrait pas employer ce terme comme l'expression d'un
ressentiment stérile et vain, car le ressort ultime de l'itinéraire de
Souvarine nous semble relever d'une fidélité à une certaine éthique
du mouvement révolutionnaire d'avant la grande catastrophe

1 Philippe Robrieux, op. cil., p. 217-218.


2 Feu le Komintern, op. cil.

- 24 -
stalinienne où le combat pour la défense des plus opprimés et
l'intransigeance de ses convictions passaient avant tout. Par rapport
aux innombrables apparatchiks staliniens et aux intellectuels
chantres du Guépéou, des assassinats, des camps et de la Grande
Terreur, Souvarine a toujours pu se revendiquer de cette fidélité-là,
autrement méritoire et profonde que celle de ceux qui
s'agenouillaient devant la force brute pour applaudir des
condamnations à mort au nom de la libération humaine.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il me reste à remercier


les personnes dont l'aide m'a été précieuse dans l'élaboration de ce
travail et dans la réunion de ma documentation. D'abord les
témoins que j'ai pu interroger, en majorité militants des minorités
révolutionnaires antistaliniennes des années trente (anarchistes,
communistes oppositionnels et trotskystes, socialistes ou
syndicalistes), dont beaucoup sont malheureusement aujourd'hui
décédés 1. Ce travail leur doit beaucoup et se veut un modeste
hommage à leur mémoire. Comme l'écrivait Albert Camus dans sa
préface à Moscou sous Lénine d'Alfred Rosmer :

«Parmi tant de guides qui s'offrent généreusement, je préfère


choisir ceux qui (...) ne songent pas à s'offrir, qui ne volent pas au
secours du succès, et qui, refusant à la fois le déshonneur et la
désertion, ont préservé pendant des années, dans la lutte de tous
les jours, la chance fragile d'une renaissance. Oui, nos camarades de
combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu'ils n'ont pas
la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La
servitude seule est solitaire, même lorsqu'elle se couvre de mille
bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont
maintenu, nous en vivons encore aujourd'hui. S'ils ne l'avaient pas
maintenu, nous ne vivrions de rien 12.»

Ces remerciements s'adressent aussi particulièrement à Mmes


Colette Chambelland (Musée social, Paris), et Françoise Souvarine et
à M. Jean-Louis Panné, ainsi qu'à Mmes Florence de Lussy du

1 Leurs noms figurent à la rubrique «entretiens et témoignages» dans nos sources.


2 «Le temps de l'espoir» [1953], Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981, p.
791.

- 25 -
Département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque
nationale (Paris), et Monique Suzzoni de la B.D.I.C. (Nanterre), et
MM. Louis Eemans du C.E.R.M.T.R.I (Paris), Pierre Rigoulot et Branko
Lazitch de l'Institut d'histoire sociale (Paris puis Nanterre), Kees
Rodenburg de l'In stitu t international d'histoire sociale
(Amsterdam), les animateurs de l'O.U.R.S. (Paris) et les Archives de
la Préfecture de police de Paris. Enfin, il me reste à remercier Mme
Annie Kriegel d'avoir bien voulu accueillir et diriger le travail d'un
étudiant au parcours plutôt atypique.

Marseille, décembre 1993.

Nota Bene : La transcription des noms russes a été unifiée, y


compris dans les citations. Les références aux écrits de Souvarine
parus depuis la réédition du Staline sont intégrés dans le corps du
texte avec ces abréviations, suivies des numéros de page
correspondants :

— A . C . C . , pour A contre-courant, Ecrits 1925-1939,


Introduction et notes de Jeannine Verdès-Leroux, Paris, Denoël,
1985.

— C.S., pour La Critique sociale, revue des idées et des livres,


1931-1934, réimpression de 1983, Paris, Editions de la Différence,
648 pages. Prol., désigne le Prologue écrit par Souvarine pour cette
réédition ; I correspond aux numéros 1 à 6 de la revue, et II aux
numéros 7 à 11, dont la pagination est continue pour chaque série.

— S., pour Souvenirs sur Panait Istrati, Isaac Babel, Pierre


P ascal, suivi de Lettre à A. Soljénitsyne, Paris, Editions Gérard
Lebovici, 1985.

— ST., pour Staline, Aperçu historique du bolchevisme, Paris,


Editions Champ libre, 1977.

- 26 -
CHAPITRE I

LES DEBUTS DU
COMMUNISME D'OPPOSITION
1924 - 1 9 2 9

«En politique, plus que partout


ailleurs, le commencement de
tout réside dans l'indignation
morale.»
Milovan Djilas,
Conversations avec Staline, Paris,
Idées/Gallimard.

- 27 -
I — LES ETAPES DE LA BOLCHEVISATION

A — LE CERCLE COMMUNISTE MARX ET LENINE ET LES


TENTATIVES OPPOSITIONNELLES.

Annonçant l'exclusion de Souvarine par le Ve congrès de


l'Internationale communiste dans le parti français, L ’H um a n ité
publia le 19 juillet 1924 une mise au point du Secrétariat sur «le
cas Souvarine» qui indiquait, entre autre :
«La “valeur”, le “talent”, le “savoir” (nous pourrions ajouter le
“passé”) de tel ou tel ne sauraient justifier un relâchement du
contrôle auquel tous les communistes sont astreints.
C'est dans la mesure où toutes les survivances petites-
bourgeoises du “Moi” individualiste seront détruites, que se
formera l'anonyme cohorte de fer des Bolcheviks français.
C'est dans la mesure où les chefs, connaissant mieux et aimant
davantage le prolétariat, sauront consentir à ses besoins le sacrifice
de leur vanité personnelle, que s'établira le lien intime et vivant
qui les liera aux masses et fera de leur Parti un tout homogène et
puissant.
S'il veut être digne de l'Internationale communiste, à laquelle
il appartient, s'il veut suivre les traces glorieuses du Parti russe, le
Parti communiste français doit briser sans faiblesse tous ceux qui,
dans son sein, refuseraient de se plier à saloi !
Le Parti ne sera apte à assurer le triomphe de la dictature
prolétarienne que s'il a réussi au préalable, à imposer une
discipline de fer à tous ses membres, quels qu'ils soient.
L'exclusion de Souvarine marque, dans ce sens, une nouvelle
et significative étape.»Il

Il est symptomatique de constater que le texte même de cette


notification d'exclusion était une sorte d’hommage aux qualités et
au passé militant de Souvarine, eu égard, sans doute, à sa place de
premier plan dans la naissance et les premiers pas du parti
communiste français.

- 28 -
Si un regard rétrospectif permet de voir que Souvarine fut le
premier d'une longue série d'exclusions parmi les pionniers du
communisme français dans la période dite de bolchevisation, il
n'est par contre pas certain que ce fait produisit de nombreux
remous à la base du parti. Ainsi, d'après les souvenirs d'Albert
Vassart, «cette exclusion d'un de ceux qui avaient le plus âprement
combattu pour la création d'un parti communiste français et qui
jusqu'au début de 1924 en avait été l'un des militants les plus
écoutés, ne fit pas beaucoup de bruit dans les rangs du P.C., tout au
moins dans le coin de province où je me trouvais 1.»

Vassart revenait ensuite sur le conflit Treint-Souvarine et sa


conclusion : «Treint qui, depuis longtemps était le plus acharné
contre Souvarine (et était d'ailleurs souvent critiqué de façon
pertinente par celui-ci) donna une explication assez filandreuse de
toute cette affaire dans le Bulletin communiste. “Nous avons lutté
contre la coalition du néo-menchévisme de Souvarine avec le néo­
gauchisme ouvriériste teinté de syndicalisme pur de Monatte.”
L'usage d'un tel jargon pour fabriquer un amalgame était assez
saugrenu en 1924 ; mais Treint a été un précurseur dans bien des
cas et surtout dans la première phase de la bolchevisation. Lorsque
le Comité directeur du P.C.F. publia, après le Ve congrès de l'I.C. une
“thèse” sur les travaux et décisions du dit Congrès, il n'y avait
qu'une simple allusion au “cas Souvarine” et ce fut pour constater
que le P.C. devait “sortir de la longue période de difficultés de
croissance qui va de la scission de Tours à l'exclusion de Souvarine”
pour appliquer résolument les décisions de l'I.C.»

En dehors des analyses de Souvarine sur le devenir de l'U.R.S.S.


et ses rapports avec l'Opposition russe, deux faits peu connus sont
particulièrement significatifs de cette période, la diffusion du
«testament de Lénine» et la tentative de réintégration de 1926.
Après avoir examiné ces deux points, nous reviendrons aux
tentatives oppositionnelles auxquelles Souvarine participa,
notamment sa collaboration interrompue avec le «noyau» de la

1 «Mémoires inédites» d'Albert Vassart, Institut d'histoire sociale. De même pour la


citation suivante. Sur l'itinéraire de Vassart, cf. D .B.M .O.F., t. 43, p. 79-83.

- 29 -
revue La Révolution prolétarienne, l'expérience de Limoges autour
de Marcel Body et le rapprochement avorté entre le Cercle de
Souvarine et le groupe de La Lutte de classes de Pierre Naville et
Gérard Rosenthal.

L'épisode de la diffusion des document connus sous le nom de


«testament de Lénine», est certainement le plus symbolique des
combats incertains et des occasions manquées de l'Opposition
communiste russe et internationale, dans les années 1924-1926.
Avant d'aborder directement les faits et le rôle qu'y joua Souvarine,
il convient de rappeler les circonstances de la rédaction des dits
documents l .

Devant les problèmes qui menaçaient l'avenir de la révolution,


Lénine, craignant une scission du Parti russe, écrivit le 25
décembre 1922, une note confidentielle destinée au prochain
congrès du parti, à propos des rapports entre Staline et Trotsky. Il
soulignait que «le camarade Staline en devenant secrétaire général,
a concentré dans ses mains un pouvoir immense» et ne croyait pas
«qu'il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence» ;
quant à Trotsky, «il est, certes, l'homme le plus capable du Comité
central actuel, mais il a trop d'assurance et il est entraîné outre
mesure par le côté purement administratif des choses» (ST., p. 271).
Ensuite, Lénine caractérisait en quelques mots Boukharine,
Kamenev, Piatakov et Zinoviev.

Comme l'indique Souvarine, «dans ce singulier document,


Lénine dose prudemment les appréciations et s'exprime en nuances
subtiles. (...) Il veut inciter ses proches collaborateurs à quelque
modestie en leur indiquant leurs faiblesses, éviter qu'ils ne
perpétuent les griefs du passé ; en même temps, il distingue
Trotsky entre tous comme le plus capable ; à propos de Staline, il se
borne à mettre en garde contre la tendance du secrétaire du Parti à
abuser du pouvoir.»

1 Pour cette présentation, nous utilisons principalement le Staline (p. 271-272) et D e


Lénine à Staline (Histoire du parti communiste de l'Union soviétique) de Leonard
Schapiro, Paris, Gallimard, coll. La suite des temps, 1967.

- 30 -
De nouvelles informations transmises à Lénine sur les
événements de Géorgie et le rôle qu'y tenait Staline, l'incitèrent à
radicaliser sa critique de la personnalité et du rôle politique du
secrétaire général. En effet, la Géorgie, soviétique depuis sa
conquête par l'Armée rouge en 1921, voyait s'opposer les
bolcheviks géorgiens au commissaire aux nationalités, Ordjonikidzé,
soutenu par Staline, sur la question de l'indépendance nationale de
cette république. Après de multiples conflits, une commission fut
chargée d'examiner, à partir d'août 1922, le problème des relations
entre la Fédération russe et les autres républiques. Staline
prévoyait l'inclusion des républiques dans la Fédération russe, mais
Lénine, dans une lettre à Kamenev, fit savoir sa préférence pour
une fédération de républiques égales entre elles, obligeant Staline à
modifier son projet ; cependant que les Géorgiens refusaient d'être
inclus dans une fédération transcaucasienne comprenant l'Arménie,
l'A zerbaïdjan et leur propre pays. Après les mesures
administratives prises contre eux par Ordjonikidzé, les géorgiens
s'adressèrent à Lénine qui désapprouva totalement leur attitude et
le com ité central géorgien protesta en dém issionnant
collectivement. Divers incidents s'ensuivirent, dont des voies de fait
exercées par Ordjonikidzé surun communiste géorgien. Les
géorgiens s'adressèrent à nouveau à Lénine pour demander une
commission d'enquête. Les faits désormais révélés à Lénine allait
l'amener à changer de position et à donner raison aux géorgiens
contre Ordjonikidzé, Dzerjinski et, surtout, Staline. Il préparait une
demande d'exclusion temporaire d'Ordjonikidzé et la mise en
accusation officielle de Dzerjinski et Staline quand les progrès de sa
maladie, le privant de l'usage de la parole en mars 1923
l'empêchèrent de mener cet ultime combat au XIIe congrès du Parti
qui eut lieu un mois plus tard. Il avait auparavant prié instamment
Trotsky de se charger de la question géorgienne, mais seul
Racovsky s'opposa vainement à Staline sur la question nationale au
cours de ce congrès. Trotsky «négligea ainsi de profiter d'une
occasion, qui ne devait jamais se représenter, d'attaquer, avec
l'entière autorité de Lénine, Staline et ses partisans» l .

î Léonard Schapiro, op. cit., p. 311.


Ces nouveaux développements de l'affaire de Géorgie avaient
amené Lénine à rédiger une nouvelle note, cette fois dépourvue de
précautions et de nuances au sujet de Staline :
«Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable
dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable
dans la fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux
camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et
de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se
distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est à dire qui
soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les
camarades, moins capricieux, etc... Cette circonstance peut paraître
une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour se préserver de
la scission et du point de vue que j'ai décrit plus haut des rapports
mutuels entre Staline et Trotsky, ce n'est pas une bagatelle, à moins
que ce soit une bagatelle pouvant acquérir une importance
décisive» (ST., p.272).

Au cours du XIIe congrès du parti, de nombreuses allusions


voilées furent faites aux notes de Lénine, mais personne, et Trotsky
en premier lieu, ne jugea bon de réclamer le départ de Staline du
secrétariat, pourtant explicitement demandé par Lénine comme un
point pouvant acquérir une «importance décisive». Il est probable
que Trotsky estima qu'une action ouverte contre Staline
déstabiliserait l'appareil d'un parti en proie à de nombreuses
difficultés tant économiques que politiques et sociales. En effet de
nombreuses grèves eurent lieu en 1923, tandis que, depuis la fin
1922, des mouvements communistes clandestins, la Vérité ouvrière
et le Groupe ouvrier dénonçaient la «nouvelle bourgeoisie» des
dirigeants et des hauts fonctionnaires de l'Etat-parti et le régime
«d'arbitraire et d'exploitation» qu'elle faisait régner sur les classes
laborieuses.

Pourtant, si personne ne se revendiquait du contenu du


«testament» qui, officiellem ent n'existait pas, il faisait
suffisamment son chemin par le biais de la rumeur pour qu'une
première version approximative, mais fidèle à son message, soit

- 32 -
publiée dans le périodique des sociaux-démocrates russes en exil, le
Sotsialistitcheskii Vestnik du 17 décembre 1923 L

C'est avec la parution du livre de Max Eastman, Since Lenin


d ie d que l'attention se porta à nouveau sur la question du
testament, parmi l'ensemble des problèmes soulevés par l'auteur
sur les conflits au sommet du parti bolchevik 12. Le livre fut publié
le 10 mai 1925 par la Labour Publishing Company à Londres, puis
aux Etats-Unis par l'éditeur Horace Liveright, et l'été suivant, il fut
traduit en français chez Gallimard. Eastman fut condamné par
Trotsky lui-même, qui publia dans le Sunday Worker un article le
désavouant en ces termes :
«Eastman prétend que le Comité central “dissimule” au Parti
plusieurs documents importants rédigés par Lénine dans la
dernière période de sa vie (...). Le mot de diffamation est le seul qui
convienne pour qualifier cette attaque contre le Comité central de
notre parti.
Quant au fameux “testament”, Lénine n'en a laissé aucun (...).
Tout bavardage au sujet d'un “testament” tenu secret ou méconnu
constitue une invention malveillante.»

Par la suite, une série d'articles de la femme de Lénine fut


publiée affirmant que le livre de Max Eastman n'était q'un
«ramassis de cancans», et son auteur «un petit bourgeois aux
penchants anarchistes». Seules, quelques publications comme, en
France, La Révolution prolétarienne, donnèrent la parole à Eastman
pour qu'il pût exposer les faits 3.

Cependant, à l'occasion de la XVe Conférence du P.C. (b) de


l'U.R.S.S. (26 octobre-3 novembre 1926), Souvarine décida de
divulguer le texte du «testament» de Lénine aux lecteurs de L a

1 André Liebich, Les mettcheviks en exil face à l'Union soviétique, Montréal, Cahier de
recherche du Centre interuniversitaire d'études européennes, 1982, p. 10.
2 Cf. Max Eastman, «Autour du “testament” de Lénine», Le Contrat social, vol. IX, n°
2, mars-avril 1965, p. 78-85.
3 C f., Max Eastman, «Ce que signifie le désaveu de Trotsky», La Révolution
prolétarienne, n° 9, septembre 1925, et, «La réponse du “noyau” à deux dem andes
de Trotsky», La Révolution prolétarienne, n° 10, octobre 1925.

- 33 -
Révolution prolétarienne (n° 23, nov. 1926). Cette publication
devait coïncider avec une offensive de l'Opposition russe et
internationale, mais les oppositionnels russes capitulèrent, tandis
que Souvarine, revenu de ses brèves illusions de réintégration,
radicalisait son opposition en divulguant ce qui aurait dû être la
meilleure arme, entre des mains moins timorées, contre la dictature
du secrétaire général. Il en avait reçu une copie par l'intermédaire
de Préobrajenski, qui la tenait de la veuve de Lénine, Nadejda
Kroupskaïa. Dans ses mémoires, Marcel Body présenta une autre
version de la façon dont le «testament» parvint à Souvarine 1. Selon
lui, une copie du document lui fut transmise par Alexandre
Chliapnikov qui connaissait ses liens d'amitié avec Alexandra
Kollontaï. Profitant d'un passage à Moscou du futur fondateur de la
Ligue contre l'antisémitisme, Bernard Lecache, et de l'avocat Henry
Torrès, venus enquêter sur les pogromes commis en Ukraine en
1919-1920 pour défendre Salomon Schwartzbard devant les
Assises de la Seine, Body leur aurait confié une copie du document,
dans le but de la communiquer à Souvarine. Il est probable que
Body passa bien le «Testament» à Souvarine, mais ce dernier l'avait
certainement reçu auparavant de la façon qu'il indiqua à la fin de
sa vie 12.

Souvarine précisait, dans une présentation non signée, le


contexte de la rédaction et l'importance politique de ce document
dans les conflits au sommet du parti russe : «Après la mort de

1 Marcel Body, Un piano en bouleau de Carélie (Mes années de Russie, 1917-1927),


Paris, Hachette, 1981, chap. «Je fais passer le “Testament” de Lénine en France à
Boris Souvarine», p. 285-289.
2 Est et Ouest, n° 626, ler-31 mars 1979. Cet article était la reproduction de celui
publié dans la même revue en 1956, n° 151, 1er-15 mai, avec la précision suivante :
«Par précaution, Souvarine avait tenu secret le nom de la personne à qui Kroupskaïa
avait donné le testament de Lénine pour qu'il le fit passer en Occident. Il s'agissait
de Préobrajenski. Peu de temps auparavant, Souvarine avait appris que des parents
de Préobrajenski vivaient encore quelques années plus tôt, que peut-être ils
n'étaient pas morts. Mieux valait ne pas attirer sur eux l'attention des policiers
soviétiques, qui, peut-être, n'avaient jamais connu la filière suivie par le testament
pour parvenir dans les mains de Souvarine.»

- 34 -
Lénine, Kroupskaïa remit au Bureau politique les précieux papiers
en demandant leur lecture au 13e Congrès. Staline, Zinoviev et leurs
amis s'y opposèrent. Ils venaient de mener contre Trotsky une
grande campagne de diffamation où leur procédé favori était
d'opposer Lénine à Trotsky en exhumant artificieusement de
vieilles querelles, tout en s'attribuant l'héritage de l'autorité du
premier, — au mépris de la vérité historique comme des intentions
de Lénine. La révélation des notes ultimes de celui-ci eût
contrecarré leurs plans.
Ces dernières notes de Lénine avaient, aux yeux des
dirigeants du Parti, tant d'importance qu'ils donnèrent l'appellation
de “testament” à leur partie essentielle concernant le Comité
central, les dangers de scission le menaçant et les caractéristiques
des principaux membres. C'est de ce “testament” qu'il a été si
souvent question dans les allusions des polémiques de ces
dernières années. C'est ce document dont l'existence même a été
niée par les néo-léninistes d'après la mort de Lénine.»

En même temps, Max Eastman publiait le «testament», avec


l'aide de Souvarine, dans The New York Herald du 18 octobre
1926— «Lenin's secret “Testament” predicts long bitter struggle for
leadership in Russia» — dont le texte allait être repris par de
nombreux journaux aux Etats-Unis et dans tous les pays européens.

Après de multiples dérobades, l'Opposition russe se décida


enfin à poser la question du «testament» dans le Parti, mais son
heure était depuis longtemps passée. Dans son discours à la séance
plénière d'octobre 1927 du Comité central du P.C. de l'U.R.S.S.,
Staline eut beau jeu d'y faire longuement allusion, en rappelant les
désaveux précédents de Trotsky au livre d'Eastman et en se payant
le luxe de reprendre les propres termes de Lénine le concernant
pour dire : «Oui, camarades, je suis brutal vis-à-vis de ceux qui
manquent de parole, décomposent et détruisent le parti» L Après
cette allusion de Staline, l'épisode essentiel du «testament» de

Staline, «L'opposition trotskyste, aujourd'hui et autrefois», La Correspondance


internationale, n° 114, 7e année, 12 novembre 1927.

- 35 -
Lénine fut longtemps oublié, avant que Khrouchtchev y jette la
lumière des révélations du XXe Congrès du P.C.U.S.

Après dix-huit mois d'exclusion «temporaire», Souvarine


décida de demander sa réintégration au Comité exécutif de l'I.C., en
date du 10 décembre 1925, entraînant une réponse négative dans
laquelle il était accusé d'avoir mené une «campagne contre-
révolutionnaire et anticommuniste». En effet, le XIVe Congrès du
P.C. de l'U.R.S.S. fut considéré par Souvarine comme «une étape vers
le mieux», dans la mesure où il jugeait que la situation négative
inaugurée en 1924 avec la prétendue bolchevisation était
imputable à Zinoviev. La défaite de ce dernier pouvait donc avoir
des conséquences positives, tant dans l'Internationale que, par
contrecoup, dans le parti français. C'est cette situation nouvelle qui
l'amena à adresser une lettre à Staline, le 25 janvier 1926, pour
réfuter les calomnies répandues sur son compte. La situation
restant incertaine pendant les mois suivants, la délégation du Parti
français à l'Exécutif élargi de l'I.C. de février 1926 comprenait un
partisan des thèses de l'opposition française, l'ouvrier docker et
syndicaliste Victor Engler, qui posa le problème de la réintégration
de Souvarine. Dans son discours du 20 février 1926, Zinoviev, à
propos du «danger de droite en France» indiquait que Souvarine
représentait un courant pénétré «d'un esprit anticommuniste et
réactionnaire». Une intervention de Pierre Semard, deux jours plus
tard, lui fit écho pour stigmatiser «le travail fractionnel
systématique» de Souvarine qui venait de créer «un petit groupe
pour englober tous les adversaires du parti et de la direction», alors
qu'il cessait la parution du Bulletin communiste comme preuve de
bonne volonté. Le même jour, Engler posa publiquement la question
des conditions éventuelles d'uneréintégration de Souvarine,
répondant à ces contradicteurs qui en faisaient une question de
personne : «j'en fais une question de principe». Maurice Thorez y
revint, dans son discours, pour s'opposer à une éventuelle
réintégration, au nom de la direction du parti français qui
considérait la chose comme entendue depuis 1924. Dans son
discours de clôture du plénum élargi du Comité exécutif de l'I.C.,
Zinoviev, à propos de la situation dans le parti français, insista sur
«le danger de la création d'un nouveau Parti, d'un parti soi-disant

- 36 -
ouvrier souvarinien qui pourra grouper autour de lui tout au plus
quelques centaines d'hommes, mais qui pourra causer assez de mal
à notre Parti ...» L

La VIIe session du Comité exécutif élargi de novembre-


décembre 1926 consacrera une résolution à Souvarine décidant :

«1) D 'exclure définitivem ent Boris Souvarine de


l'In te rn a tio n a le com m uniste pour propagande contre-
révolutionnaire ;

2) De considérer comme une publication contre-


révolutionnaire l'organe dirigé par le groupe Monatte-Rosmer, La
Révolution prolétarienne, auquel collabore Souvarine ;

3) De demander au Comité central du Parti communiste de


l'Union soviétique d'interdire formellement à tous ses membres de
confier un travail quelconque à Boris Souvarine ;

4) D'interdire à tous les communistes toute collaboration,


littéraire ou autre, au groupe Monatte-Rosmer ou à La Révolution
prolétarienne 12.»

Revenant sur ces «histoires de réintégration», Monatte


commenta : «Lorsque Souvarine, à l'époque, m'a parlé de sa
possibilité de réintégration, je lui ai dit : “Ce parti ne vaut pas cher,
mais s'il acceptait de te réintégrer il vaudrait encore moins que je
ne crois. Quoi ? Avant-hier, hier encore, il te traitait de contre-
révolutionnaire, et avec lui l’Internationale, et aujourd'hui il te
réintégrerait 3?”» Son attitude de refus était, en l'occurrence, plus
réaliste que les brèves illusions de Souvarine en la matière.

1 Ce développement s'appuie sur le compte-rendu du Comité exécutif élargi de l'I.C.,


publié dans La Correspondance internationale, n° 30, 9 mars, n° 33, 13 mars, n° 36,
19 mars, n° 46 13 avril, n° 51, 23 avril et n° 53, 26 avril 1926.
2 «Thèses et résolutions», La Correspondance internationale, 7e année, 20 février
1927.
3 La Révolution prolétarienne, n° 27, 1er février 1927.

- 37 -
En janvier 1925, au moment où Souvarine revenait en France,
paraissait le 1er numéro de La Révolution prolétarienne, «revue
mensuelle syndicaliste-communiste». La sortie de cette revue
s'inscrivait dans le processus de crise que connaissait le Parti
français, appliquant sous la direction d'Albert Treint les consignes
de «bolchevisation» de l'Internationale communiste. Souvarine y
collabora de mai à septembre 1925, puis d'août à novembre 1926,
y traitant notamment des problèmes de la révolution russe et de
l'Internationale communiste. Les militants les plus confirmés de
cette nouvelle revue avaient, avant 1914, fondé, dans l'esprit du
syndicalisme révolutionnaire, La Vie ouvrière. Ils furent ensuite du
combat contre l'Union sacrée aux côtés des minoritaires socialistes
et de certains anarchistes, pendant la guerre de 1914-1918, dans le
«Comité pour la reprise des relations internationales», qui devint, à
partir de 1919 le «Comité pour la Ille Internationale» L Malgré
leurs préventions contre les origines en partie social-démocrates du
nouveau parti communiste issu du congrès de Tours, les militants
syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière y adhérèrent,
mais ils se heurtèrent à Treint et ses partisans. Ils en furent exclus
à la conférence nationale extraordinaire du 5 décembre 1924, pour
avoir diffusé une lettre aux membres du Parti, signée par
Delagarde, Monatte et Rosmer, où ils protestaient contre l'accusation
de vouloir reconstituer un courant de droite dans le parti,
dénonçaient le régime bureaucratique du P.C. et prenaient la
défense de Trotsky.

La collaboration de Souvarine à cette revue fut son premier


acte politique d'oppositionnel, observant et analysant pour les
lecteurs de la revue «syndicaliste-communiste» les premiers
résultats de la bolchevisation dans le Parti russe et dans
l'Internationale. Les articles de Souvarine furent d'abord publiés
sous la signature «un communiste», puis il les signa de son nom à
partir d'août 1926.*

* Colette Chambelland, «La naissance de la Révolution prolétarienne». Communisme,


n° 5, 1984, Presses universitaires de France, p.77-87.

- 38 -
La republication du Bulletin communiste n'altéra pas les bons
rapports entre Souvarine et le «noyau» de la revue syndicaliste,
car, comme l'écrivait cette dernière, «il y avait place à côté de la
R . P . pour un organe s'attachant plus particulièrement au
redressement du Parti communiste», la naissance du Bulletin étant
interprétée comme «une marque du développement de l'opposition
révolutionnaire» (n° 11, novembre 1925). Cependant, son article de
novembre 1926 sur la défaite de l'Opposition entraîna plusieurs
réactions négatives, notamment du fabien anglais Raymond
Postgate et de l'instituteur syndicaliste B. Giauffret L

Souvarine, dans une longue réponse à ses contradicteurs mais


aussi au «noyau», donna un véritable discours de la méthode de ses
conceptions sur l'information et la connaissance à donner sur la
Russie, mais son ton souvent polémique fut désapprouvé par la
revue syndicaliste qui répondit en trois points aux arguments de
Souvarine. Elle regrettait le ton et l'esprit de sa réplique, imputant
à «l'arsenal du parfait bolchevik» des méthodes qu'elle
désapprouvait. Elle jugeait que Souvarine n'avait pas suffisamment
fourni d'éléments pour que les militants puissent se former une
opinion par eux-mêmes, en particulier au sujet des thèses de
l'opposition russe. Enfin, sachant la difficulté à informer sur les
choses de Russie, la revue estimait ne pas pouvoir faire plus dans le
cadre imparti à une revue mensuelle, en tout cas pas «remplacer
les livres qui manquent». Sur le fond, elle n'était pas sûre que le
seul problème dans le parti russe était celui du pouvoir, mais plutôt
celui d'une classe ouvrière russe épuisée et incapable d'exercer le
pouvoir par ses propres organismes. Si tel ou tel des reproches
précédents pouvaient être plus ou moins acceptés, la dernière
rem arque, la seule vraiment essentielle, nous semble
caractéristique de la difficulté pour le mouvement ouvrier
occidental à saisir la spécificité et l'originalité de la forme de
domination politique en train de se créer en U.R.S.S., alors que
Souvarine mettait l'accent sur l'essentiel : on ne pouvait parler de
partis, de syndicats, de coopératives et de classe ouvrière à propos

«Parmi nos lettres : A propos de la crise russe», La Révolution prolétarienne, n° 24,


décembre 1926.

- 39 -
de l'U.R.S.S., comme s'il s'agissait d'un pays d'Europe ou d'Amérique.
Derrière des mots identiques se cachaient des réalités non pas
différentes, mais radicalement opposées. Derrière le mensonge
idéologique du pouvoir de la classe ouvrière se dissimulait une
nouvelle forme de domination, que Souvarine allait s'employer à
déchiffrer 1.

A côté de sa collaboration à La Révolution prolétarienne,


Souvarine avait recommencé la publication du Bulletin communiste,
désormais sous-titré «organe du communisme international»,
d'abord hebdomadaire, du n° 1 du 23 octobre 1925 au n° 15 du 29
janvier 1926. A cette date, une Déclaration du comité de rédaction
annonça l'arrêt de sa parution hebdomadaire, comme «une nouvelle
preuve de fidélité à l'Internationale communiste», tout en signalant
la création du Cercle communiste Marx et Lénine, dont le point 12
des statuts indiquait : «Le Cercle publie le Bulletin communiste en
principe mensuel, mais de format et de périodicité variables selon
ses moyens».

Le Cercle se proposait de «créer un foyer d'étude accueillant


les révolutionnaires soucieux de s'élever au niveau des problèmes
sociaux présents et à venir», en rassemblant les communistes,
exclus ou membres du parti, afin de «fortifier leur culture et leur
préparation révolutionnaire dans l'esprit du marxisme». Il se
réclamait des quatre premiers congrès de l'Internationale
communiste «sans accorder à toutes leurs résolutions [un] caractère
dogmatique». En dehors de la difficile parution du Bulletin et de
quelques réunions, l'essentiel des activités du Cercle fut de tenter
d'alerter l'opinion ouvrière de la répression contre les
révolutionnaires en U.R.S.S.

En 1926-1927, Souvarine fut occupé pendant plusieurs mois


par une affaire judiciaire qui, aujourd'hui oubliée, fit grand bruit à
l'époque, le procès de Samuel Schwartzbard, qui avait tué le 25 mai
1926, à Paris, l'ancien chef du gouvernement autonome ukrainien

Le dossier de cette polémique nous a été aimablement communiqué par Colette


Chambelland. Nous publions en annexe le texte intégral de la lettre de Souvarine au
«noyau» de la R.P.

- 40 -
Simon Petlioura. Bien qu'elle se situe en marge des activités
oppositionnelles de Souvarine, il importe de s'y arrêter car, comme
il l'écrivait à Marcel Martinet, cette affaire politico-judiciaire l’avait
«accaparé» pendant un an L

Samuel Schwartzbard était né en 1886 en Bessarabie et avait


participé au mouvement révolutionnaire de 1905 en Ukraine, avant
de s'installer à Paris l'année suivante 12. Engagé volontaire dans la
Légion étrangère dès le début de la Première Guerre mondiale, il
fut grièvement blessé en mars 1916, cité à l'ordre du jour et décoré
de la Croix de guerre, puis réformé n° 1, l'année suivante. Retourné
en Russie à la fin 1917, il combattit les Blancs dans la région
d'Odessa avec un corps de francs-tireurs, le bataillon Rachale,
tandis que plusieurs membres de sa famille furent victimes des
pogromes commis pendant l'hiver 1919-1920, en Ukraine. Il donna
son témoignage sur cette période, après son retour en France, sous
le pseudonyme de Schoulim, dans la revue L ’Idée anarchiste,
animée par Louis Anderson et publiée de mars à novembre 1924.
Selon Nathan Weinstock, il aurait milité dans le groupe des Fraye
sotsialistn (les socialistes libres) pour la reconstruction d'un
mouvement anarchiste juif et, selon Alexandre Skirda,
Schwartzbard était «un familier de Nestor Makhno», auquel il
aurait confié son intention de tuer Petlioura, l’anarchiste ukrainien
opposé à l'attentat contre les personnes tentant en vain de l'en
dissuader.

L'annonce de l'attentat contre Petlioura provoqua une émotion


considérable dans l'opinion publique, tant en France qu'à l'étranger,
en reposant directement la question de la responsabilité des
sinistres pogromes commis en Russie pendant les périodes
troublées de la révolution et de la guerre civile. Schwartzbard fut
défendu par Maître Henry Torrès, alors avocat du Parti
communiste, de la C.G.T.U.. et de l'ambassade soviétique bien
qu'exclu depuis 1923, assisté de ses collaborateurs Serge Weill-
Goudcheaux et Gérard Rosenthal. Un ami de Torrès, le journaliste

1 Lettre du 20 février [1928 ?], fonds Marcel Martinet, Bibliothèque nationale.


2 Cf. notre notice sur Schwartzbard, dans le D.B.M.O.F., t. 41, p. 191-192.

- 41
Bernard Lecache, également exclu en 1923, entreprit un voyage de
trois mois en U.R.S.S. afin d'enquêter sur la responsabilité effective
de Petlioura dans les pogromes. A son retour d'Ukraine, il rencontra
Pierre Pascal à Moscou qui nota dans son journal, en date du 3
octobre 1926, que «dans tout son voyage, il a été l'hôte du
Guépéou : autos, billets pris d'avance, hôtels, compagnons de
voyage», avant d'indiquer que, malgré les témoignages recueillis
sur les massacres, «on n'a pas autre chose que des preuves morales
de la responsabilité de Petlioura, car il n'a pas laissé d'ordre écrit
de massacre» l. A son retour, Lecache publia une série d'articles sur
son voyage, du 5 février au 5 mars 1927, dans Le Quotidien, reprise
et complétée en volume dans Quand Israël meurt, au pays des
pogromes (Paris, Editions du Progrès civique, 1927).

De son côté, Souvarine avait été contacté par Torrès pour


collaborer à la défense de Schwartzbard, tant pour des travaux de
traduction que pour ses connaissances de l'histoire révolutionnaire
russe de la période. De plus, il participa à la publication du compte­
rendu du procès, publié sous le seul nom d'Henry Torrès, Le procès
des pogromes (Paris, Les Editions de France, 1927), partageant la
moitié des droits avec l'avocat *2.

Cette affaire fut à l'origine de la création par Bernard Lecache


de la Ligue internationale contre les pogromes en 1927,
transformée l'année suivante en Ligue internationale contre
l'antisémitisme, sous le patronage de nombreuses personnalités
comme Paul Langevin, Victor Basch ou Henry Torrès. Elle permit à
l'U.R.S.S. d'apparaître insoupçonnable aux yeux de l'opinion
internationale sur la question de l'antisémitisme, alors même que
dès 1929 dans La Russie nue, Souvarine notait la réapparition,
depuis plusieurs années, d'un antisémitisme d'un nouveau type qui
n’était plus le seul fait de l'Etat et de la classe dirigeante, comme
sous le tsarisme, mais de la population laborieuse elle-même. La
participation de Souvarine, surprenante au premier abord,

* Pierre Pascal, t. IIIe, op. cit., p. 173.


2 Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati, 1929-1934», Cahiers Panait Istrati, n° 7,
1990, p. 173.

- 42 -
s'explique probablement par sa volonté de défendre l'œuvre de la
révolution russe, à une date où les ponts entre communistes
officiels et oppositionnels ne sont pas encore tout à fait
infranchissables. Cela ne devait pas durer pour Souvarine, alors que
Bernard Lecache — «connu pour ses campagnes de bluff et de
chantage», selon Humbert-Droz — affirma nettement dans les
années suivantes sa sympathie active pour l'U.R.S.S., en siégeant au
comité national des Amis de l'Union soviétique et en collaborant au
journal de l'association, L'Appel des soviets l .

En 1931, Souvarine devait également participer à une aventure


éditoriale originale en publiant les archives de Raffalovitch,
attestant des fonds secrets versés à la presse française, retrouvées
après la chute du tsarisme, sous le titre de « ... L'Abominable
vénalité de la presse ...», d'après les documents des archives russes,
1897-1917 (Paris, Librairie du travail). Sur proposition de Jules
Humbert-Droz, Souvarine avait été chargé de cette campagne dans
L 'H u m a n ité, qui publia du 5 décembre 1923 au 30 mars 1924 les
pièces de ce dossier avec un retentissement considérable, y compris
devant les tribunaux. Un grand retard avait été pris pour la
publication en volume des principales pièces de ce dossier, dû en
parti aux difficultés propres à une structure d'édition militante
comme la Librairie du travail, mais le préfacier mentionnait
également «des causes qui incombent au Parti communiste et que
nous ne voulons pas rechercher» 12. Cependant, l'éditeur avait tenu à
publier cet ouvrage, malgré le temps écoulé, car, de toute manière,
le problème de l'indépendance de la presse demeurait, qui n'était
pas «seulement au service des puissances d'argent de l'intérieur»,
mais également «de celles de l'extérieur».

1 Cf. D.B.M.O.F., t. 34, pp. 48-50, et Jules Humbert-Droz, Mémoires, op. cit., p. 134.
2 A propos de cette campagne de presse, Ph. Robrieux note : «La volonté ouverte de
semer l'indignation et la révolte dénote toute une conception de la lutte politique au
grand jour. Vingt ans plus tard, dans une série de cas similaires, plutôt que de
déclencher un scandale, on se livrera ici ou là au chantage politique. Autres temps,
autres mœurs. » Op. cit., p. 178.

- 43 -
Au début de l'automne 1928, un nouvel organe communiste
d'opposition, La Vérité (n° 1, 22 septembre 1928) sous-titré
«Organe hebdomadaire des travailleurs révolutionnaires» paraissait
à Limoges à l'initiative de Marcel Body, son rédacteur-gérant.
Marcel Body était né le 23 octobre 1894 à Limoges l . Ouvrier
typographe, il était membre de la Fédération du livre depuis 1909
et avait adhéré à la section S.F.I.O. de Limoges en août 1914, après
l'assassinat de Jaurès. Mobilisé en 1915, il se porta volontaire pour
la Russie en 1917 et fut versé, l'année suivante, à la Mission
militaire française de Moscou, dirigée par le capitaine Jacques
Sadoul. Opposé à la politique interventionniste du gouvernement
français en Russie, il rompit avec la Mission militaire et fit partie du
groupe communiste français de Moscou, rattaché à la Fédération
des groupes communistes étrangers, dépendante du Parti russe 12. Il
travailla par la suite comme traducteur dans les services de
l’Internationale communiste, puis dans les services diplomatiques à
Christiana, en Norvège, où il était le proche collaborateur
d'Alexandra Kollontaï. Il retourna définitivement en France en mars
1927 et milita au P.C.F., tout en exprimant des désaccords, jusqu'à
son exclusion au printemps 1928 pour avoir appelé publiquement à
voter pour le candidat socialiste, au second tour des élections
législatives du 29 avril, contre les consignes du parti, en pleine
politique «classe contre classe».

Le Travailleur eut un trimestre d'existence et quinze numéros


publiés. Souvarine y collabora dès le n° 1, sous le pseudonyme de
Léonard Champagnac en donnant une chronique de politique
française. Lucien Laurat fit de même, sous les pseudonymes de
Lucien Marin et Ante Ilescu, traitant notamment de la crise du
parti communiste allemand et de ses différentes oppositions 3.

1 Cf. D .B.M .O .F., t. 19, p. 315-316 et ses mémoires, Un piano en bouleau de Carélie
(mes années de Russie, 1917-1927), Paris, Hachette, 1981.
2 C f. son témoignage dans «Les groupes communistes français de Russie (1918-
1921)», in Contributions à l'histoire du Komintern, s.d. Jacques Freymond, Genève,
Droz, 1965.
3 Otto Maschl (1898-1973), dit Lucien Laurat, militant du Parti communiste
autrichien et de l'Internationale communiste, puis du Cercle communiste Marx et

- 44 -
Parmi ses collaborateurs, on retrouve également les noms de Robert
Louzon, Pierre Monatte, Pierre Naville, Gérard Rosenthal (Francis
Gérard), Alfred Rosmer, Jean-Jacques Soudeille (Souzy).

Une déclaration d'intention fut publié dans le premier numéro


du T ra va illeu r, qui indiquait notamment : «Nous nous sommes
séparés du Parti communiste sur trois questions essentielles :
1°/ le bannissement des membres de l'opposition russe.
2°/ la tactique appliquée par le parti aux dernières élections
législatives.
3°/ l'immoralité qui règne dans certains milieux communistes.»

Sur le premier point, il était précisé que «les hommes que l'on
a bannis ne sont pas des contre-révolutionnaires, ce sont de bons
artisans de la Révolution, coupables seulement d'avoir une opinion
différente de celle de la fraction dirigeante sur les meilleurs
moyens de vaincre les difficultés économiques dans lesquelles se
débat l'Union soviétique, de combattre la dégénérescence
bureaucratique, de défendre les conquêtes d'octobre et de préparer
la Révolution mondiale qui, seule, permettrait à nos camarades
russes d'édifier réellement le socialisme. De telles mesures
répressives appliquées à des hommes qui ont consacré leur vie à
bien servir la cause des travailleurs tourmentent notre foi
communiste et annihilent la force morale dont nous avons besoin
pour combattre la répression bourgeoise.»

A propos du parti communiste, la déclaration de l'Union des


travailleurs révolutionnaires proclamait ne pas être contre lui, mais
«contre les méthodes et les moyens mis en œuvre par l'appareil
bureaucratique qui s'arroge le droit d'agir en son nom pour
éliminer les militants qui, dans le parti, ont une opinion saine et
indépendante.» En effet, «à la faveur de la crise russe, il s'est
constitué dans le parti communiste une coterie de politiciens

Lénine, collaborateur du Bulletin communiste et de La Critique sociale, fondateur


de la revue Le Combat marxiste et animateur de la tendance du même nom dans la
S.F.I.O. à partir de 1933, économiste marxiste s'inspirant des analyses de Rosa
Luxemburg, enseignant au Centre confédéral d'éducation ouvrière de la C.G.T. au
cours des années trente. Cf., D.B.M.O.F., t. 33, p. 337-338.

- 45 -
professionnels acquis d'avance à n'importe quelle majorité (...) dans
le but unique de ne pas compromettre leur situation personnelle.»

Après avoir proclamé son attachement indéfectible à la


révolution russe et son opposition irréductible aux socialistes
officiels, la déclaration indiquait vouloir œuvrer en faveur de
l'unité politique et syndicale, sans dissimuler les obstacles qui
étaient «le socialisme et le syndicalisme gouvernemental des uns, le
syndicalisme politique et la démagogie stérile des autres», et
appelait à l'union des travailleurs socialistes et communistes.

L'événement fut salué par Pierre Monatte dans La Révolution


p ro léta rien n e comme le signe possible d'une «renaissance à la
base». Par rapport à la tentative de la revue Contre le courant de
rassembler les diverses oppositions communistes, Monatte écrivait
qu'il n'attendait rien de positif d'une fusion au sommet l . Au
contraire, «un mouvement révolutionnaire sain (...) devra repartir
d'en bas, localement, régionalement. C'est seulement quand
existeront ces petits mouvements régionaux que la fusion au
sommet pourra se faire.» Il attachait donc un «intérêt particulier» à
la tentative de Body et de ses camarades de Limoges.

Dans sa première chronique, Souvarine donna une intéressante


définition des congrès du parti radical-socialiste : «On appelle
Congrès radical-socialiste une réunion de députés et de sénateurs
radicaux qui se considèrent “mandatés par le suffrage universel”, et
renforcés de trois douzaines de conseillers généraux et municipaux
figurant les “militants”. On y vote à l'unanimité des motions dont le
moins qu'on puisse en dire est que tout le monde les ignore, à

1 «Le carnet du sauvage», La Révolution prolétarienne, n° 65, 1er octobre 1928. Contre
le courant (n°15/16/17, 25 octobre 1928) annonça comme suit la parution de L a
Vérité : «Depuis le mois de septembre, nos camarades de Limoges Body et Burquet
ont fondé un journal hebdomadaire La Vérité, organe de combat et de documentation.
La Vérité a rencontré un excellent accueil auprès des travailleurs limousins.
Fraternellement nous souhaitons la bienvenue à l'organe des travailleurs
révolutionnaires de Limoges.»

- 46 -
commencer par ceux qui les ont votées, bien entendu par
acclamations L»

Ces chroniques donnèrent à Souvarine l'occasion de s'exprimer


sur la politique suivie par les partis socialiste et communiste, ainsi
que sur la bourgeoisie française.

A propos du premier, il se demandait ce qui le différenciait du


«radicalisme bourgeois», et même du «conservatisme patriote» : «A
part le père Bracke, Jean Longuet et quelques autres qui ont vécu
leur vie entière dans le vrai socialisme et essaient faiblement de
continuer à le servir sans avoir la force de le vivifier ni le courage
de rompre avec ceux qui en déshonorent le nom, à part quelques
petits groupes d'adhérents silencieux en Flandre et dans le
Limousin, qui donc se souciait du point de vue de classe et des
traditions révolutionnaires dans ce parti parlementaire et
embourgeoisé ?»

En effet, ce qui caractérisait l'activité socialiste parlementaire,


depuis la guerre, c'était «un effort constant pour améliorer les
affaires de la bourgeoisie», la notion d'intérêt général se substituant
dans le discours socialiste à celle de classe ou d'intérêt ouvrier. Une
mentalité nouvelle apparaissait parmi les plus hauts dirigeants
socialistes qui, désormais, raisonnaient en «hommes d'Etat,
préoccupés de n'apporter que des correctifs ra iso n n a b les à la
politique officielle (c'est à dire bourgeoise) parce qu'on se croit
appelé à en prendre bientôt la responsabilité, au moins partielle,
par une participation au pouvoir». Les socialistes étaient donc
devenus «l'opposition de sa Majesté le Capital», car ils ne
remettaient pas fondamentalement en cause le régime, mais se
bornaient à proposer des aménagements partiels ou à formuler des
réserves de détail. A contrario, Souvarine évoquait le souvenir des
luttes de l'avant-guerre (grève des cheminots de 1910, protestation
contre la loi des trois ans en 1913) en mettant en avant les figures
de Guesde et de Lafargue, mais aussi de Vaillant et de Jaurès.1

1 «Chronique politique de Paris», La Vérité, n° 1, 22 septembre 1928. Les citations


suivantes sans indication d'origine sont extraites de cet article.

- 47 -
Le parti communiste n'échappait pas non plus à la critique
acerbe de Souvarine qui le qualifiait de «régiment» : «Quelques
“chefs” ordonnent et les compagnies, les escouades obéissent. Les
chefs eux-mêmes obéissent à d'autres chefs, plus haut placés et
nommés par on ne sait qui (...) Si les quelques milliers de membres
qui restent dans ce malheureux parti y comprennent encore
quelque chose, c'est qu'ils sont de bonne composition (...) Les
provocateurs des sommets du Parti font inutilement passer à tabac
quelques dizaines de militants courageux fanatisés, qui
abandonnent le mouvement après avoir subi de cruelles exactions
policières. La force communiste s'use vainement dans une
“gymnastique révolutionnaire” anachronique.»

A propos de la tactique communiste de refuser au second tour


les voix communistes aux candidats socialistes, permettant
l'élection de réactionnaires, Souvarine constatait qu'il n'y avait plus
de «vrai parti communiste, en France comme ailleurs, mais des
formations politiques aveuglément assujetties à la direction du
Parti bolchevik russe». Considérant qu'aucune fraction du
prolétariat français «ne déciderait librement de faire le jeu de la
réaction», Souvarine en concluait que de telles pratiques n'étaient
possibles «qu'au moyen d'un parti passif, pris en main solidement
par des agents de l'instance supérieure».

Enfin ses vues sur la bourgeoisie française «vieillie,


vulgairement jouisseuse, satisfaite de la situation acquise» ne
manquait pas de perspicacité comme les années ultérieures allaient
amplement le démontrer jusqu'au désastre de juin 1940. Il la
jugeait «incapable dans son ensemble de concevoir de grandes
idées, des vues d'avenir à longue portée, sur le plan même du
progrès capitaliste» et précisait : «Sans doute, elle est encore loin
d'une dégénérescence complète, elle conserve des catégories
sociales encore saines, elle bénéficie du privilège de la culture et
d'une expérience séculaire, — et il est absurde de la considérer
comme frappée d'impuissance. Mais elle est à la remorque des
initiatives d'autres bourgeoisies moins usées, celles d'Allemagne et
d'Amérique; ses grandes œuvres qu'il ne faut pas nier, sont
réalisées tardivement, sous la pression des nécessités criantes et ne

- 48 -
sont jamais à la mesure du développement des besoins sociaux et
de la technique. Servie par un ensemble de conditions historiques
et économiques, elle ne se sent pas encore menacée par la
concurrence des rivaux et, en attendant la dure crise qui la
rappellera au sentiment des réalités, elle se laisse vivre.»

Un dernier point mérite d'être souligné dans les contributions


de Souvarine à La Vérité, concernant l'état du mouvement
prolétarien. En effet, Souvarine considérait que le prolétariat avait
été «saigné par la guerre» et que, désormais, il était «endormi par
la sagesse socialiste et fatigué des excitations communistes». En
publiant un extrait d'une brochure de 1915 de Rosa Luxemburg,
qualifiée de «grande continuatrice de Karl Marx», la rédaction de
l'hebdomadaire limougeot, dans un chapeau de présentation
anonyme, tentait de donner une explication de la crise du
mouvement ouvrier : «Les troupes d'élite du socialisme
international se sont entre-déchirées et les meilleurs militants,
formés dans les années relativement calmes d'avant-guerre, par
des hommes comme Jaurès, Guesde et Lafargue, sont disparus dans
la fournaise, en laissant le champ libre aux braillards et aux
phonographes. Nous payons les dettes de la guerre non seulement
sous forme d'impôts et de vie chère, mais encore par la crise de
notre organisation et de notre idéologie de classe.»

Ces préoccupations se retrouveront dans l'éditorial du premier


numéro de La Critique sociale en 1931, y compris la référence à
Rosa Luxemburg, pour expliquer la crise profonde que traversait le
mouvement prolétarien, alors que la crise du système capitaliste
aurait dû lui permettre de s'affirmer comme candidat virtuel à la
succession d'une bourgeoisie à bout de souffle. C'est précisément
dans la constatation de cette distorsion entre la prétendue théorie
et la tragique réalité que se développera le révisionnisme de
Souvarine sur le «rôle historique» du prolétariat.

Le dernier numéro de La Vérité fut publié le 29 décembre


1928 à la suite de difficultés pécuniaires. Pierre Monatte tira le
bilan de l'expérience malheureuse de Limoges en émettant
certaines critiques : «Dans un milieu ouvrier un peu dense, ayant
une tradition révolutionnaire comme Limoges, des camarades

- 49 -
doivent pouvoir faire tenir un hebdomadaire s'ils veulent s'en
donner la peine. Ce n'est pas une question de sous, c'est une
question d'expérience journalistique et de volonté. L'expérience
journalistique a manqué à Body ; il a fait un journal régional qui
n'était pas régional. Alors qu'il aurait dû borner son appel à la
collaboration extérieure à deux ou trois articles au maximum il en
avait deux pages. Cela au détriment de la vie locale et régionale L»
Monatte reprochait ensuite à Body de ne pas avoir plus rendu
compte de la vie ouvrière et syndicale de sa région et, en fin de
compte, d'avoir privilégié les problèmes politiques au détriment
des questions ouvrières et syndicales. D'où sa conclusion, selon
laquelle, à l'avenir, une tentative similaire devrait «être animée
davantage d'esprit syndicaliste».

Il est possible de retrouver dans les critiques de Monatte la


différence de sensibilité entre les oppositionnels venus de la gauche
de la S.F.I.O. comme Souvarine, qui faisait toujours référence aux
Guesde et Lafargue du début du siècle, ainsi qu'à la gauche de la IIe
Internationale (Rosa Luxemburg), et ceux dont la priorité
demeurait le renouveau du syndicalisme révolutionnaire.

A la suite de l'arrivée de Trotsky à Prinkipo, un échange


épistolaire entre celui-ci et Souvarine devait aboutir à une rupture
définitive entre les deux hommes 12. Au niveau du Cercle, une partie
des adhérents, groupée autour de Pierre Naville, se rapprocha de
Trotsky, après le séjour de Naville et Gérard Rosenthal à Prinkipo,
durant l'été 1929. Dans une lettre à Trotsky du 10 août 1929,
Naville, en accord avec Rosenthal, exposa son point de vue sur le
bilan des premières années de l'opposition française et ses
perspectives de travail. A propos de Souvarine, il notait qu'il s'était
«mis hors de cause, rejetant délibérément l'opposition de gauche
russe sans être toutefois lié à celle de droite, et repoussant d'une
façon générale la tradition marxiste du bolchevisme» 3. Naville

1 «L'expérience de Limoges», La Révolution prolétarienne, n° 73, 1er février 1929.


2 Ce point est examiné en détails dans la partie suivante de ce chapitre.
3 Ce document fut publié dans La Lutte de classes de septembre 1929. Il a été
reproduit par Pierre Naville dans L'Entre-deux guerres, la lutte des classes en

- 50 -
soulignait que «l'opposition française, bourrelée de contradictions,
squelettique, d'une insuffisance organique criante» n'avait «pas su
prendre la place nécessaire dans la lutte communiste pour la
libération du prolétariat». Par rapport aux côtés négatifs
répertoriés de l'opposition française, dont les principaux étaient,
pour lui, une «abstention totale» des problèmes nationaux, une
incapacité à mener une lutte sérieuse et l'inaptitude à dépasser les
cercles étroits de militants intéressés par les problèmes de
l'opposition, Naville indiquait que le groupe de La Lutte de classes
n'avait, jusqu'à présent, pas pensé qu'«un seul des groupes
existants en France pouvait fournir “l'axe” d'un mouvement profond
de renaissance». Trotsky répondit à ce mémorandum en indiquant
que, «si Souvarine a perdu si malheureusement son chemin, c'est
qu'après avoir rompu avec la méthode marxiste, il essaie d'y
substituer ses observations, réflexions et études subjectives et
capricieuses». Apparemment, exprimer un désaccord avec Trotsky
revenait à abandonner la «méthode marxiste».

Dans ses mémoires, Pierre Naville a résumé cet épisode de la


manière suivante : «lorsque Trotsky fut expulsé du territoire
soviétique en février 1929, c'est tout naturellement vers lui que
nous nous tournâmes pour examiner l'entente nécessaire et
envisager l'action à mener désormais. Ce fut pour nous l'occasion de
cesser une collaboration momentanée avec le Cercle démocratique
Marx et Lénine (sic) et participer à la naissance du journal L a
V érité, en poursuivant la publication de La Lutte de classes, qui
avait succédé à C larté, et à l'organisation de la Ligue communiste
(opposition) L»*

france, 1926-1939, Paris, EDI, 1976 et, plus récemment, dans Léon Trotsky/Pierre
Naville/Denise Naville/Jean van Heijenoort, Correspondance 1929-1939, Paris,
L'Harmattan, 1989, suivi par la réponse de Trotsky.
* Pierre Naville, Mémoires imparfaites, le temps des guerres, Paris, La Découverte,
1987, p. 64.

- 51 -
La correspondance échangée par plusieurs militants du Cercle
permet de donner une idée plus précise de cet épisode L Le 13
septembre 1929, Pierre Kaan écrivait à Souvarine, alors à
Carqueiranne pour la rédaction de La Russie nue, afin de l'informer
des changements intervenus dans la position d'une partie des
adhérents du Cercle, à la suite de deux lettres d'Aimé Patri. Dans la
première (24 août 1929), Aimé Patri, précisait le choix auquel se
croyaient confrontés les partisans de Trotsky dans le Cercle :
«Puisque maintenant, il s'agit de choisir nettement entre Boris et le
Vieux comme transmetteur du “flambeau du communisme”, entre
Boris qui dit “il n'y a plus de mouvement”, Lucien qui dit “Retour
aux partis indépendants”, et le Vieux qui dit “organisons une
fraction communiste de gauche”, mon opinion est faite.» Et dans la
suivante (septembre 1929), il revenait sur la question : «Pour Boris,
il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre que la révolution
mondiale vienne sonner à la porte pour le prier de se mettre à sa
disposition. Pour l'instant, c'est zéro et la seule activité que l'on
puisse mener est d'empêcher que zéro ne dise quelque chose par
l'intermédiaire du P.C. officiel. Pour Lucien, plus réaliste, il s'agit de
refaire une social-démocratie, régénérée selon la vieille formule
(gauche social-démo. + droite communiste = parti idéal). Ni l'une ni
l'autre de ces attitudes ne me conviennent : le nihilisme abstrait de
Boris pas plus que le genre de réalité dont Lucien nous donne
l'aimable perspective.»

En fonction de ces correspondances de Patri, Kaan exprimait sa


surprise à Souvarine : «Il en ressort qu'à la suite du voyage Naville-
Gérard, tout le groupe de la Lutte des classes est tombé d'accord
pour travailler en commun avec le Vieux. On publie à partir
d'octobre son hebdo communiste de “Gauche” La Vérité ! C'est en
somme l'embarquement pour Byzance (...) Pour ma part, je
considère qu'il y a là un véritable renversement d'attitude de nos
amis. Or, comme la situation politique n'a pas changé depuis juillet,

Toutes les citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de la


correspondance publiée en annexe du mémoire de maîtrise d'histoire de Marie
Tourrès, petite-fille de Pierre Kaan, sur La Critique sociale (Université de
Besançon).

- 52 -
il faut recourir à des explications subjectives. Pour Naville et
Gérard, vous aviez raison de prévoir les effets du “magnétisme
personnel”. (...) Je crois que la raison profonde d'une pareille
détermination, c'est un besoin d'action immédiate, de participation
au mouvement ouvrier, besoin bien compréhensible en un sens.
Mais je crois un peu naïf d'ériger ce besoin en doctrine.»

Souvarine répondit à ce courrier le 18 septembre pour


commenter la «volte-face» de ces nouveaux partisans de Trotsky.
Au plan politique, il s'étonnait des affirmations de Gérard
considérant le Cercle comme «la gauche de la contre-révolution
mondiale», propos pour le moins étonnant de la part d'un adhérent
du même Cercle quelques semaines auparavant. Le premier
numéro de La Vérité était jugé «d'une platitude et d'un vide rares»,
et Souvarine s'interrogeait, désabusé : «C'est donc cela, la gauche ? »
Il insistait plus particulièrement sur l'aspect moral de l'attitude des
«lâcheurs» : «est-il admissible qu'on lâche ses camarades d'idées et
de combat sans la moindre explication, sans la moindre tentative
d'échange de vues préalables ? » En effet, il ressort de cette
correspondance que l'ensemble du Cercle, y compris le groupe de
La Lutte de classes, avait envisagé, au début de l'été, la possibilité
de publier dès que possible une revue théorique. On retrouvait là le
vieux projet de Souvarine qu'il finira par concrétiser moins de deux
ans plus tard avec La Critique sociale. L'étonnement de Souvarine,
Kaan, etc. était donc tout à fait compréhensible devant l'attitude de
camarades qui, au début de l'été envisageaient encore un travail en
commun, et quelques semaines après, prenaient une voie
radicalement différente.

Ceux-ci adressèrent le 20 septembre une lettre aux membres


du Cercle, proposant une discussion sur le contenu de la lettre de
Souvarine à Trotsky et la parution de l'hebdomadaire La Vérité, en
indiquant que ces questions étaient «celles de la différenciation des
tendances de droite et de gauche dans l'opposition» L Pierre Kaan1

1 Les cosignataires étaient : Gérard [Rosenthal], co-secrétaire du Cercle ; Pierre


Naville, Patri, membres de la Commission exécutive ; Collinet, Lapierre, Claude

- 53 -
répondit longuement au groupe de La Vérité. Sur la forme, Pierre
Kaan remarquait : «vous proposez d'ouvrir un débat, et vous avez
pris déjà les mesures pratiques qui auraient dû suivre et non
précéder une confrontation des points de vue». Sur le fond, c'est-à-
dire sur l'importance de la lettre de Souvarine à Trotsky pour la
différenciation entre la gauche et la droite de l'opposition, Kaan
notait : «Cette lettre est, comme vous le savez, une réponse à
diverses publications du camarade Trotsky et ne peut être
présentée ni comme un manifeste, ni comme une profession de foi.
Souvarine y discute les 3 critères adoptés par Trotsky, après avoir
souligné que ces 3 critères ne lui paraissent pas valables. Il se place
au point de vue de Trotsky et non au sien.» Souvarine, de son côté,
jugeait ainsi cet épisode dans un courrier à Pierre Kaan du 23
octobre : «Nous sommes en présence d'une tentative de
bolchevisation n° 2, à une échelle réduite. Elle aura le sort de la
précédente. Le gauchisme de tous ces gaillards est de la littérature
obscure, inconsistante- et pauvre».

L'année suivante, les mêmes signataires adressèrent une


nouvelle lettre, en date du 9 février 1930, «Aux camarades du
Cercle communiste Marx et Lénine», dans laquelle ils voulaient
préciser les raisons de leur désaccord. Leur participation aux
réunions du Cercle en 1928, et jusqu'en juin 1929, tenait à l'espoir
d'«y trouver une base d'action et d'élaboration théorique nouvelle»,
malgré un «esprit de critique pure et de passivité», cependant que
le Cercle restait, sous l'influence de Souvarine, «un organe de
discussions éclectiques sans perspectives d'action». En 1929, ils
avaient été «en désaccord fondamental» avec la lettre de Souvarine
à Trotsky, dans la mesure où elle marquait, selon eux, «une rupture
nette avec l'activité de l'opposition communiste en général pour le
présent, et une révision de la doctrine des quatre premiers congrès
de l'I.C., pour le passé». Ils regrettaient en outre la non-publication
de la lettre de Souvarine. Sur ce point, il est à noter que Souvarine
avait interrogé Istrati, le 1er décembre 1929, sur les possibilités de
publier sa lettre en ces termes : «Tous les camarades qui ont lu ma

Naville, membres du Cercle. Ce document, ainsi que la lettre suivante aux membres
du Cercle, m'a été aimablement communiqué par Pierre Naville.

- 54 -
lettre à L.[éon] T.[rotsky] me pressent avec insistance de la publier.
Il n'est question que de ce document dans le Landerneau de
l'opposition, depuis plusieurs mois. De tous côtés, on m'en demande
communication or je n'ai plus, depuis longtemps, un exemplaire
disponible. Ne pourrait-on, avec une solide introduction, des notes
et quelques écrits additionnels, en faire un vol. [urne] chez
R ied er ? 1» Enfin, ils dénonçaient l'apparition d'une «droite
véritable», dans et hors du parti, dont une expression était le P.O.P.
récemment fondé par des exclus et des démissionnaires du P.C. Ils
y amalgamaient les revues syndicalistes La R évolution
prolétarienne et Le Cri du peuple, le Cercle quant à lui ne pouvant
prétendre à faire œuvre «de critique et d'élaboration intellectuelle»
quand son seul «monument théorique» était la lettre de Souvarine
à Trotsky. Selon eux, le Cercle n'avait comme seule perspective que
«la disparition ou le glissement sur des positions changeantes aux
alentours des partis “indépendants” qui entendent se placer entre
la social-démocratie et le communisme, c'est-à-dire plus près de la
première que du deuxième».

Pierre Kaan réagit très fermement à cette nouvelle lettre


ouverte pour s'étonner, dans une lettre à Souvarine du 23 février
1930, du caractère «malhonnête» du procédé : «rendre publique
leur rupture avec le Cercle, en évitant d'en faire l'historique,
apporter un document rédigé tout exprès, en se gardant bien de
publier ceux où s'avèrent leurs manœuvres et leur esprit (...) ; enfin
faire remonter faussement leur départ en juin 29, ce qui est un
mensonge impudent ! »

Parmi les protagonistes de cette scission, seuls Pierre Naville et


Gérard Rosenthal militèrent jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale
dans le mouvement trotskyste, dans lequel Michel Collinet et Aimé
Patri ne firent qu'un très bref passage. En 1933, le second,
d'ailleurs, se rapprocha du Cercle communiste démocratique sans y
adhérer formellement. Michel Collinet et Aimé Patri comptèrent,
après la guerre, parmi les collaborateurs du Contrat social.*

* «Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati, 1929-1934», Cahiers Panait Istrati, n°


7. 1990, pp. 167 et 169.

- 55 -
B. LA SOLIDARITE AVEC LES REVOLUTIONNAIRES
PERSECUTES EN U.R.S.S.

En 1921, peu après son arrivée à Moscou, Souvarine demanda


à se rendre à la prison de Boutirki, pour interroger les prisonniers
anarchistes sur les motifs et les conditions de leur incarcération.
Cette démarche, qui attestait autant de liberté d'esprit que de sens
critique, fut peu appréciée par le «mentor» de la délégation
française au Congrès de l'I.C., Victor Taratouta, qui réprouva de tels
«agissements», au point qu'une commission d'enquête fut réunie
qui, en définitive, donna raison à Souvarine (S., pp. 139-142).

Le sujet n'en continuait pas moins de préoccuper Souvarine


qui, deux ans plus tard, envoya une lettre à la direction du Secours
rouge international où il soulignait la difficulté de défendre les
prisonniers politiques des «pays capitalistes», alors que
continuaient à se produire des «faits regrettables dans les prisons
et les camps de concentration russes», notamment dans les îles
Solovki. Auguste Herclet, alors à Moscou pour y représenter la
C.G.T.U. auprès de l'I.S.R., informait Pierre Monatte des démarches
de Souvarine dans ce sens :

«Souvarine s'est beaucoup occupé de cette question, et il doit


continuer de loin à demander la suppression de Solovetz. Une
commission a été nommée par le Conseil des commissaires du
peuple pour visiter les prisons et, entre autres, le monastère en
question. On me raconte que cette commission a déjà commencé par
Moscou et d'autres régions (elle vient de libérer 60% des
emprisonnés des prisons visités, après examen des dossiers), mais
n'est pas encore allée à Solovetz. Je ne sais pourquoi l .»

Au lendemain du IVe Congrès mondial de l'Internationale


communiste, muni d'une feuille de route en sa qualité de
communiste suspendu de parti pour une période temporaire,
Souvarine avait pu partir pour la Crimée rejoindre ses amis qui
autour, de Francesco Ghezzi, Nicolas Lazarévitch et Pierre Pascal,*

* Jean-Louis Panné, op. cil., p. 130.

- 56 -
avaient fondé une petite communauté agricole à Yalta, sur les rives
de la mer Noire.

A deux reprises, Souvarine a donné une description précise et


chaleureuse de cette communauté fraternelle, dont la vie sera de
courte durée, emportée dans le tourbillon des drames à venir :

«Notre minuscule commune consistait en un jardin abandonné


par son ancien détenteur bulgare et octroyé par le soviet local à
deux copains anarcho-syndicalistes italiens qui avaient fui le
fascisme, Francesco Ghezzi et Tito Scarselli. Lazarévitch les
connaissait bien et, en compagnie de Pierre Pascal, ils avaient
défriché un terrain qui, par leur labeur, était redevenu un jardin
luxuriant. Dans la maison saccagée pendant la guerre civile, il ne
restait guère de portes ni de fenêtres, mais cela n'avait pas
d'importance sous le climat paradisiaque de la Crimée méridionale.
Les fruits et les légumes du jardin suffisaient presque à assurer
notre subsistance. Autour d'un noyau stable d'occupants, il y eut
des hôtes de passage, et nous avons compté avec amusement
jusqu’à seize tendances ou nuances d'opinions, à l'exception de la
tendance officielle L»

Et Souvarine compléta, par la suite, ses souvenirs sur la


communauté de Yalta :
«Outre la dizaine d'habitants déjà mentionnés, il faut nommer un
Français devenu forestier sibérien, après avoir fait divers métiers
et vécu onze ans d'expérience soviétiques ; à son retour en France,
il devait écrire deux excellents témoignages dignes de foi : Ce qu'est
devenue la Révolution russe, préfacé par Pierre Pascal, et L'U.R.S.S.
telle qu'elle est, préfacé par André Gide. Puis Auguste Herclet, autre
Français, syndicaliste, fut des nôtres pendant quelques jours. Je
garde le souvenir de l'écrivain et traducteur Sobolev (...), qui par la
suite mourra noyé dans la Moscova au cours d'une expérience
malheureuse. (...) Enfin nous eûmes chez nous même un tchékiste,
Milgram, partisan de l'Opposition ouvrière guidée par Chliapnikov
et Kollontaï ; pour comprendre cette présence, il faut toujours
penser à la signification changeante des notions avec le temps qui*

* Est A Ouest, n° 584, 16 décembre 1976.

- 57 -
s'écoule : les mots et les choses, et les gens subissent des mutations
profondes, d'une époque à une autre. Là, nous sommes en 1924.
Milgram sera victime des “épurations” sanglantes ordonnées par
Staline, dans et par le Guépéou. (Notre ami Ghezzi, plus tard déporté
en Sibérie, périra dans un camp du Goulag.)»

La vie quotidienne s'écoula tranquillement durant tout l'été


1924, avec pour seules occupations les travaux de jardinage et les
discussions politiques, dans ce petit phalanstère des bords de la
mer Noire aux conditions de vie exceptionnelles. Souvarine eut
alors la tentation de rester en U.R.S.S., «sans être mêlé à la
politique, uniquement préoccupé de vivre dans le peuple, de me
perfectionner dans la langue, d'étudier les conditions et les
problèmes du pays en marche vers le socialisme, selon ce que l'on
pensait alors.» (5., p. 114)

Mais au début de l'automne, une perquisition nocturne de la


Guépéou dans la communauté, à la recherche de documents et
d'une imprimerie «anarchiste», mit fin à cette période de calme et
de sérénité. Souvarine, qui avait encore sur lui sa carte d'identité
du Conseil des Commissaires du Peuple qu'on avait oublié de lui
retirer, ne fut pas inquiété, mais il décida de rentrer le plus
rapidement possible à Moscou où Nicolas Lazarévitch avait été
arrêté.

Dès son arrivée dans la capitale soviétique, Souvarine entreprit


de multiples démarches en vue d'obtenir la libération de ses amis
emprisonnés car, comme il l'a précisé, «les conditions du moment»
étaient «déjà très arbitraires, pas encore totalitaires». Il put ainsi
pénétrer sans difficulté au siège du Guépéou et plaider la cause de
ses infortunés amis devant de hauts responsables. Cet épisode, dans
lequel des proches étaient impliqués, lui donna une idée de la
répression exercée par le régime sur les moindres velléités
d'opposition. Dans une lettre adressée à Pierre Monatte et à ses
camarades, il décrivit les aléas de cette affaire, au fur et à mesure
de son évolution, entre la fin octobre et la fin décembre 1924, pour
en souligner l'«immense intérêt comme illustration des méthodes
en vigueur».

- 58 -
A propos de ses deux amis qui venaient d'être libérés après un
mois d'emprisonnement, il notait des réflexions qu'il convient de
reproduire longuement car elles illustrent bien sa compréhension
précoce des mécanismes répressifs et de la dérive totalitaire du
régime :
«Tous deux ont été arrêtés sans l'ombre d'un motif, et
beaucoup d'autres aussi (sans doute une trentaine). Il a suffi qu'ils
(les deux) connaissent Nicolas; mais la quasi-totalité des autres ne
le connaissaient même pas. Donc, on arrête les gens, en usant à
leurs égards des pires procédés d'intim idation, voire de
terrorisation, on espère leur faire raconter quelque chose. Mais là
où il n'y a rien, le diable lui-même perd ses droits. Les malheureux
bouclés ne peuvent voir personne, n'ont pas de défenseur, ne
peuvent recevoir de lettre, n'ont ni livres ni journaux; ils savent
qu’on peut les accuser de n'importe quoi et qu’ils seront jugés sans
procès, sans témoins; qu'on les déportera par “voie administrative”.
Les juges d'instruction opèrent la nuit ; on réveille les détenus à 1
ou 2 heures du matin pour les démoraliser, on emploie menaces et
promesses, faux documents et mises en scène. Après un ou
plusieurs mois de ce cauchemar, l'innocent est mis à la porte,
presque avec un coup de pied quelque part ; à 1 heure du matin, on
le réveille et on lui dit : “suivez-nous” ; le malheureux peut
s'attendre à tout ; à la direction de la police on lui apprend qu'il est
enfin libre. Il faut avoir en vue que Valia n'était pas abandonnée,
que j'avais vu beaucoup de gens influents, que Léna avait parlé à
Kroupskaïa, etc. Imaginez le sort de ceuxqui ne connaissent
personne ! Et figurez-vous ce qui se passe en province... C'est à
frémir.» (S ., pp. 122-123)

Dès 1924, Souvarine pouvait constater et dénoncer dans une


correspondance privée des pratiques et des méthodes répressives
que l'on retrouvera plus tard, considérablement aggravées, au
moment des procès de Moscou et dans les grandes purges. Cette
description de l'univers judiciaire et carcéral soviétique n'est pas
également sans rappeler également les grands témoignages
ultérieurs comme L'Accusé d'Alexandre Weissberg (Paris, Fasquelle
Editeurs, 1953),dont il pourrait, en quelque sorte, constituer les
prodromes au niveau des faits rapportés. Cette confrontation

- 59 -
indirecte et douloureuse avec l'arbitraire de la répression lui
permit de comprendre le tour de plus en plus inquiétant que
prenait le régime.

Il décida donc de quitter l'U.R.S.S. et, pour ce faire, il se rendit


au Komintern, car venu avec un faux passeport, il devait repartir de
même. Après un refus sec et catégorique de Ossip Piatnitski, il
réussit à en obtenir un par l'intermédiaire de ses amis de
l'Opposition qui occupaient encore, à cette date-là, des postes
importants dans le Parti et dans l'Etat ; faux passeport plus faux
que nature et qui aurait dû lui valoir une arrestation en traversant
les pays baltes. Mais finalement, Souvarine traversa les frontières
sans encombre et, après trois jours de voyage depuis Moscou,
arriva à Paris en janvier 1925.

De son côté, Nicolas Lazarévitch avait été arrêté le 8 octobre


1924, pour avoir tenté de créer un groupe, à l'usine Dynamo où il
travaillait, qui prônait la constitution de syndicats de classe
indépendants ayant pour mission de défendre les intérêts des
ouvriers eux-mêmes contre la direction des usines étatisées ou le
patronat privé issu de la N.E.P. Il fut condamné à trois ans de camp
de concentration par le Commissariat du Peuple aux affaires
intérieures, le 12 décembre 1924. D'abord détenu au secret à la
Loubianka, il fut, ensuite, transféré à la prison de Boutyrki, toujours
à Moscou, puis au camp de Souzdal et enfin, de nouveau, à la prison
de Boutyrki, en mars 1926, où il fut violemment passé à tabac à la
suite d'incidents.

Dès son retour, Souvarine chercha à organiser une campagne


de solidarité avec Lazarévitch l . Pour ce faire, il contacta les frères
Wullens qui publièrent et signèrent une «Protestation contre une
injustice», et entreprirent diverses démarches auprès de
l'ambassade d'U.R.S.S. et d'intellectuels sympathisants de la
révolution russe. En mai 1926, une lettre arrivée clandestinement
de Moscou informa les amis français de Lazarévitch de la
détérioration de son état de santé 12. «Une adresse au camarade

1 Cf. D.B.M.O.F., t. 41, p. 391.


2 «Nicolas Lazarévitch», par N. Faucier, Le Réfractaire, n° 48, mai 1979.

- 60 -
Rakovsky, ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris» fut signé par une
quarantaine d'intellectuels, sympathisants de la révolution russe,
notamment Romain Rolland, Georges Duhamel, Séverine, Jacques
Mesnil, Georges Pioch, Léon Werth, Marcel Martinet, Jean-Richard
Bloch, Edouard Berth, André Julien, G. de Lacaze-Duthiers, Han
Ryner, Maurice et Marcel Wullens, etc., lui demandant son
intervention «pour obtenir des garanties de justice, accusation et
jugements publics, sur des faits dûment établis, avec possibilité de
défense et de témoignages à décharge» ou la mise en liberté
immédiate de cet ouvrier syndicaliste 1. De plus, le 22 juin, une
délégation de la Ligue syndicaliste était reçue par Christian
Rakovsky, proche de l'Opposition, pour demander la libération de
Lazarévitch. Le 12 août, de Moscou, Rakovsky faisait savoir à ses
défenseurs français que Lazarévitch devait être remis en liberté, et
que possibilité lui serait donné de partir pour l'étranger.

En fait, Lazarévitch ne fut libéré que le 29 septembre. Du côté


des défenseurs de Lazarévitch, une polémique éclata à la suite de la
soudaine volte-face de Maurice Wullens, qui publia dans
L 'H u m a n ité du 22 septembre, un article reniant son action
précédente et mettant en cause Boris Souvarine et son frère,
Marcel, à la suite de la publication de l'appel des intellectuels dans
plusieurs journaux. Commentant ces faits dans son journal, Pierre
Pascal écrivait en date du 3 octobre : «La protestation des
intellectuels contre l'emprisonnement de Nicolas a été reproduite
dans La Russie opprimée, et de là dans Le Quotidien du 14
septembre. L ’H u m a n ité du 22 publie une lettre où Wullens le
communiste dénonce Boris Souvarine comme son auteur, explique
les adhésions par une confusion entre son frère et lui, et lance une
ignoble allusion contre Lazarévitch : sa biographie est-elle
complète, demande-t-il ? Triste sire ! Mais L 'H u m a n ité du 23
renchérit encore, en affirmant que Lazarévitch a vécu en Russie
dans des conditions d'hygiène telles qu'il pouvait traduire Lénine et

1 «L'affaire Lazarévitch», La Ligue syndicaliste, La Révolution prolétarienne, n° 21,


septembre 1926, et «Lazarévitch est sorti de prison», La Révolution prolétarienne,
n° 22, octobre 1926. Cet article était complété par l'«adresse» à Racovski et la
«Lettre de Marcel Wullens à la rédaction de L'Humanité» .
que, s'il n'est pas encore en France, c'est qu'on n'a pas pu lui avoir
le visa français. Que ses protecteurs contre-révolutionnaires le lui
obtiennent ! Ignominie et provocation1.»

Finalement, Lazarévitch arriva en France le 2 octobre 1926 et


s'installa dans le Jura. Il donna son témoignage sur son expérience
en U.R.S.S. dans une brochure publiée par le syndicat fédéraliste
des mécaniciens et assimilés de Liège, Ce que j ’ai vécu en Russie
(Seraing-sur-Meuse, 1926) et participa à la revue des anarchistes
russes à Paris, Dielo Trouda. Enfin, en 1927-1928, il organisa avec
sa compagne, Ida Gilman (dite Mett) 12, une tournée de conférences
sur la condition ouvrière russe dans les principales villes
d'Allemagne, de France et de Suisse 3.

Après l'exclusion de Trotsky et de Zinoviev du comité central


du P.C.R. (b), le 23 octobre 1927, une manifestation de l'Opposition
eut lieue à Moscou, le 7 novembre, entrainant l'exclusion du Parti
des deux leaders de l'Opposition et le suicide de Ioffé. Au cours du
X V e congrès du Parti, il est exigé des oppositionnels des
déclarations de «repentir» : Zinoviev, Kamenev et leurs partisans
capitulent, tandis que les autres sont exclus par milliers.

A partir de la fin 1927, le Bulletin communiste s'ouvrit donc de


plus en plus fréquemment à des informations sur la répression du
communisme en U.R.S.S. Une déclaration intitulée «la Révolution
russe est en danger», signée par la commission exécutive du Cercle,
fut reproduite en affiche 4. On pouvait y lire notamment que, par
milliers, les prolétaires révolutionnaires étaient privés de travail,
tandis que «les plus ardents [étaient] déjà nombreux dans les
prisons et dans les lieux de déportation sibériens». Ces mesures

1 Pierre Pascal, Mon état d'ame — Mon journal de Russie — t. III : 1922-1926, Lausanne,
Ed. L'Age d'homme, 1982, p. 173-174.
2 Ida Mett (1901-1973), compagne de Nicolas Lazarévitch, collabora, de 1925 à 1927,
au mensuel des anarchistes russes à l'étranger, Dielo Trouda (La Cause du travail) à
Paris. Elle vécut ensuite, avec Nicolas, en Belgique, en Espagne, puis en France où
elle collaborait à La Révolution prolétarienne (Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393).
3 Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393-395.
4 Bulletin communiste, n° 22-23, octobre-novembre 1927, p. 373.

- 62 -
réactionnaires s’expliquaient dans la mesure où le pouvoir était
accaparé par «une clique de fonctionnaires, groupée autour de
Staline» qui représentait «la caste bureaucratique» intéressée au
maintien d'un tel régime. En conséquence, le Cercle demandait aux
ouvriers révolutionnaires d'exiger «des informations sur la
répression du mouvement révolutionnaire en Russie».

Dès le numéro suivant, le Bulletin communiste (n° 24-25,


décembre 1927) publiait un ensemble d'articles et de documents
sur la question. Il annonçait l'emprisonnement de George
Andreytchine à Moscou, un ancien militant des I.W.W. d'origine
bulgare, et donnait des informations sur la «déportation» (c'est-à-
dire la relégation et l'exil) des communistes oppositionnels qui ne
s'étaient pas déjugés à l’issue du XVe congrès. En outre, le Bulletin
publiait l'«Appel des déportés à l'Internationale», dans lequel ceux-
ci tentaient de s’adresser «aux comités centraux des partis
nationaux de l'Internationale communiste». De son côté, le Cercle
publiait une nouvelle déclaration, «Les leaders de la révolution sont
en route pour la déportation et l'exil», qui avait été reproduite et
diffusée sous forme de tract. Soulignant le rôle de ces hommes dans
la révolution, parmi lesquels figuraient Trotsky, Radek, Rakovsky,
Préobrajensky, Sérébriakov, Sosnovsky et Smirnov, le tract
répondait à la question sur la nature de leur crime : «Ils ont
défendu les principes proclamés par la révolution d'Octobre, les
prescriptions de la Constitution soviétique, les résolutions prises
librement par le Parti bolchevik du vivant de Lénine, les intérêts
du prolétariat international.» Si le régime pouvait déporter et exiler
de tels leaders, «quel traitement inflige-t-on aux humbles, aux
ouvriers, aux anonymes» ?

A l'occasion des élections législatives des 22 et 29 avril 1928,


le Cercle et le groupe de la Lutte de classes décidèrent une action
commune «pour saisir l'opinion ouvrière de la question des
déportations de communistes en Russie soviétique», sous la forme
d'une campagne d'affichage dans les quartiers ouvriers de la région
parisienne où se présentaient les «vingt-cinq candidats théoriques
des deux groupes». S'adressant aux «travailleurs communistes»,
cette proclamation répondait aux mêmes questions que dans l'appel

- 63 -
précédent sur la personnalité des bannis et celle des accusateurs et
des juges, les raisons de leur condamnation, avant d'interpeller les
ouvriers communistes français :

«L'ocasion vous est offerte de faire entendre votre voix, de


demander des comptes, d'imposer votre volonté. Aux candidats
communistes qui font appel à vos suffrages, dictez cette exigence
primordiale : Justice aux déportés de Sibérie ! (...) Avec nous,
réclamez pour Trotsky et ses camarades la liberté de s'expliquer
devant les masses travailleuses de tous les pays. Exigez des
communistes l'engagement solennel de l'obtenir avec nous du Parti
communiste.»

Victor Serge déployait une double activité dans les luttes de


l'opposition : avec ses camarades de Moscou et Leningrad, mais
également par ses articles dans la revue parisienne C larté sur la
«Plate-forme de l'opposition» et sur la révolution chinoise, signés
de son nom L Convoqué au début 1928 devant la Commission de
conrôle du rayon central de Leningrad, Victor Serge se vit notifier
son exclusion du Parti. Début avril, il était arrêté et incarcéré. La
nouvelle de son arrestation fit grand bruit à Paris où le B u lletin
co m m u n iste, La Lutte de classes et La Révolution prolétarienne
réclamèrent sa libération, tandis que L ’Humanité publiait un article
de Vaillant-Couturier disant que Serge était traité en prison avec
les plus grands égards et qu'Henri Barbusse lui écrivait,
embarrassé, pour s'excuser d'avoir «rayé [son] nom de la liste des
collaborateurs de M o n d e », en apprenant son arrestation. Cet
embarras était aisément compréhensible, car au moment où Victor
Serge était emprisonné, L 'H u m a n ité publiait sa traduction d'un
roman de Fédor Gladkov, Le Ciment, et les Editions sociales
internationales celle des Œuvres de Lénine.

Le Bulletin communiste, étant publié avec retard, put tirer les


conclusions politiques de l'arrestation et de la libération de Victor
Serge en écrivant : «Le régime qui jette de tels hommes en prison

Sur cet épisode, cf. Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, 1901-1941, Paris,
Ed. du Seuil, Points/politique, 1978, pp. 252-253, et Jean-Louis Panné, «L'affaire
Victor Serge et la gauche française», Communisme, n° 5, 1984, p. 89-104.

- 64 -
révèle son caractère de plus en plus autocratique, de moins en
moins prolétarien. (...) Nous lutterons au nom des véritables
principes du communisme jusqu'à obtenir l'instauration en Russie
d'une juridiction populaire obligatoire, d'un contrôle public des
actes du pouvoir, des garanties légales de justice, c'est-à-dire d'une
démocratie communiste». A propos de sa remise en liberté, le
B u lle tin s'interrogeait sur le sort des autres emprisonnés :
«Pourquoi lui seul et non d'autres qui sont dans le même cas ?
Probablement parce que Victor est connu en France où une
déclaration réclamant simplement “toute la lumière”, “la publicité
nécessaire”, a été signée par une vingtaine de membres du Comité
de défense des victimes du fascisme, dont Victor est membre». La
conclusion s'imposait d'évidence : «Le gouvernement soviétique se
moque de l'opinion ouvrière mais casse devant quelques
intellectuels libéraux et socialistes» L

L'année suivante, l'emprisonnement de Francesco Ghezzi ne


mobilisa pas le C.C.D. à l'égal de la relégation de Trotsky et des
autres oppositionnels, après leur exclusion du parti russe, mais son
cas était une manifestation symbolique de la répression contre les
révolutionnaires étrangers réfugiés en U.R.S.S. depuis le début des
années vingt. Souvarine tenta, le premier, d'alerter l'opinion
socialiste et ouvrière avec les maigres moyens dont il disposait 12. Il
avait connu Francesco Ghezzi pendant l'été 1921, lors du IIIe
Congrès de l'I.C. L'anarcho-syndicaliste italien, membre de l'U.S.I., et
réfugié en U.R.S.S. depuis 1923, alors qu'il était en butte à la
répression des gouvernements italien et allemand, avait participé à
la petite commune de Yalta, avant de retourner vivre à Moscou,
comme ouvrier d'usine. Il était également lié à Nicolas Lazarévitch,
Pierre Pascal, Victor Serge et était, selon Istrati, «le rapporteur le
plus fidèle de la vie ouvrière dans les fabriques et les usines».

1 Les articles du Bulletin étaient : «Victor Serge en prison» et «Victor Serge libéré»,
n° 27-28, avril-juillet 1928, p. 445.
2 Pour une étude détaillée, nous renvoyons à notre article, «L'Affaire Francesco
Ghezzi, la vie et la mort d'un anarcho-syndicaliste italien en U.R.S.S.», A nnali 2
(Studi e strumenti di storia metropolitana milanese). Milan, Franco Angeli, 1993,
p. 3 4 9 -3 7 5 .

- 65 -
Connu pour ses opinions anarchistes, en contact avec des
oppositionnels et prolétaire informé de la situation réelle des
ouvriers russes, Ghezzi fut étroitement surveillé dès 1928, tandis
qu'il était réduit au chômage, comme de nombreux travailleurs
russes. Il fut arrêté dans la nuit du 11 au 12 mai 1929, et, très vite,
Souvarine annonça ce nouvel acte arbitraire du gouvernement
russe.

Dans son article de La Lutte de classes (n° 10, mai 1929),


Souvarine précisait le sens de son appel en faveur du militant
italien : «Nous n'intervenons pas pour un camarade en raison des
liens qui nous unissent mais dans sa personne, nous défendons la
cause supérieure de la révolution, bafouée par un pouvoir non élu
qui s'est imposé au peuple russe à la faveur de la lassitude et ne se
maintient que par l'état de siège.»

Ce nouvel acte de répression contre un ouvrier irréprochable et


un révolutionnaire persécuté dans son propre pays, amenait
Souvarine à se poser le problème de la solidarité effective des
différentes com posantes du mouvement révolutionnaire
international. Le déroulement de la campagne de solidarité avec
Ghezzi, particulièrement importante dans plusieurs pays d'Europe
occidentale et jusque dans les mouvements libertaires des deux
Amériques, devait démontrer que ses craintes étaient prématurées.
On peut toutefois remarquer que, malgré des traits communs avec
l'affaire Sacco-Vanzetti et, surtout, une évidence encore plus claire
de l'innocence du persécuté, le cas de Francesco Ghezzi ne prit pas
la même ampleur que pour les deux italo-américains, démontrant,
pourrait-on dire par l'absurde, l'hégémonie sur les consciences
d'une propagande qui sélectionnait pour ses objectifs les bonnes
victimes des «mauvaises», confondant sciemment la solidarité
ouvrière internationale avec, au mieux, les nécessités de
renforcement d'un appareil, au pire, avec les besoins du moment de
politique étrangère d'un État totalitaire.

Mais au-delà de la solidarité plus ou moins grande que


pouvaient apporter les organisations ouvrières, il y avait un autre
problème, également très important : celui des prétendus amis de
l'U.R.S.S. parmi les intellectuels. Les propos de Souvarine à leur

- 66 -
égard étaient extrêmement sévères et reprenaient, en les
radicalisant des réflexions que l'on pouvait lire, au moins depuis les
festivités du dixième anniversaire de la révolution, chez Pierre
Pascal, par exemple. Stigmatisant les approbations serviles et
mercenaires de «ratés de la littérature, d'acteurs en rupture de
scène, d'avocats sans cause, de figurants ouvriers quasi illettrés et
spécialement sélectionnés pour leur inculture, de politiciens
domestiqués, de laudateurs recrutés par les pires moyens», Pascal
dénonçait vigoureusement l'usage du cynisme et de la corruption
fait pour s'attacher de pareils soutiens : «Le Gosizdat a convoqué
tous les écrivains présents à Moscou pour leur payer les droits
d'auteur refusés jusqu'à présent aux étrangers traduits. Tous les
journaux ont sollicité des nobles invités des articles largement
rétribués en roubles et en dollars. Un certain nombre de ces
“délégués” ont été nommés correspondants de presse avec de bons
honoraires en dollars : en voilà qui ne sont pas près de sympathiser
avec l'opposition ... Inimaginable curée 1 !»

Deux ans plus tard, Souvarine, à propos de Ghezzi, ne pouvait


que stigmatiser «ces pseudo-intellectuels qui se prostituent au
gouvernement soviétique dans toutes sortes de comités et
camouflages d'organisations destinés à approuver mordicus tous les
agissements des caissiers de Moscou». Pour un Panait Istrati qui
prit position pour Ghezzi à plusieurs reprises et sollicita Romain
Rolland, combien d'intellectuels alors prestigieux ne levèrent pas
même le petit doigt pour l’ouvrier italien qui réunissait sur sa
personne la vindicte des gouvernements «bourgeois», fasciste et
stalinien.

Cependant, informé par Souvarine, Nicolas Lazarévitch, qui


savait de quoi il retournait sur les prisons soviétiques, publia dans
Le Libertaire (n° 206, 1er juin 1929), la nouvelle de l'arrestation,
entamant ainsi une campagne de solidarité de plus de deux ans
avec Ghezzi, aussi bien en France qu'en Europe (Allemagne,
Belgique, Suisse, notamment). En dehors du mouvement anarchiste,

1 Pierre Pascal, Russie 1927 , mon journal de Russie, t. IV, 1927, Lausanne, L'Age
d'homme, 1982, p. 262.

- 67 -
la campagne pour la libération de Ghezzi trouva un écho favorable
chez les syndicalistes de La Révolution prolétarienne, où Jacques
Mesnil fut particulièrement actif, dans la revue communiste
oppositionnelle Contre le courant de Maurice et Magdeleine Paz,
dans la revue littéraire Les Humbles de Maurice Wullens, revenu
depuis l'affaire Lazarévitch à une vue plus critique de l'évolution
du régime soviétique, etc.

Devant l'aggravation de l'état de santé de Ghezzi, alors


emprisonné à Souzdal, Souvarine revint sur cette affaire dans le
Bulletin communiste (n° 31, février 1930) en prenant à partie
violemment «les complices bénévoles ou mercenaires des
emprisonneurs» : «Allons-nous nous borner à de platoniques
protestations ou nous décider enfin à une action énergique pour
sauver cet ouvrier révolutionnaire ? Pourquoi ne pas user de
représailles sur la personne méprisable d'un Cachin, d'un Barbusse,
ou de tout autre saligaud de même espèce, jusqu'à ce qu'on nous
rende notre camarade sauf ? Ces marchands de soviétisme
cesseraient d'encourager la répression des idées révolutionnaires
en U.R.S.S. s'ils se savaient exposés ici à des risques en même temps
qu'ils profitent de leur ignoble métier, et l'on y regarderait à deux
fois là-bas avant de martyriser un militant unanimement respecté
s'il fallait s'attendre à des contre-coups dans l'Internationale.»

Finalement, l'affaire prenant toujours plus d'ampleur dans la


mesure où les défenseurs de Ghezzi ne baissaient pas les bras, le
gouvernement russe finit par remettre l'ouvrier italien en liberté,
sans l'autoriser à émigrer, et après lui avoir soutiré une déclaration
où il affirmait son admiration pour l'œuvre économique des Soviets,
semant quelque peu le désarroi chez ses défenseurs.

Ghezzi devait être à nouveau arrêté pendant la Grande terreur


et, une fois de plus, La Révolution prolétarienne accomplit son
devoir de solidarité avec les révolutionnaires de toutes tendances
persécutés en U.R.S.S. Il faut noter qu'en dehors des rédacteurs
habituels de la revue syndicaliste, un article émouvant fut consacré
à Ghezzi sous la signature d'«un socialiste».

- 68 -
Il nous est impossible malgré nos recherches d'affirmer à coup
sûr que Souvarine se cachait derrière cette signature, mais il nous
semble raisonnable d'en émettre l'hypothèse, et ce pour plusieurs
raisons l . D'abord, Souvarine avait signé ses articles «un
communiste» dans cette revue en 1925-1926. Le moins que l'on
puisse dire c'est que la ressemblance est frappante entre l'un et
l'autre terme, le glissement du premier au second s'expliquant par
son évolution politique : il a écrit que l'homme qui avait commencé
à écrire le Staline était «“un communiste” au sens où Jaurès se
disait communiste au début du siècle, le terme étant alors
synonyme de socialiste et de social-démocrate» (ST., p. 17). D'autre
part, parmi les articles publiés entre 1937 et 1939 sous cette
signature, tous les sujets étaient très proches des préoccupations de
Souvarine et concernaient la répression stalinienne, contre le
P.O.U.M. en Espagne et contre des hommes que Souvarine avait
connus, à un titre ou à un autre, en U.R.S.S. comme Bêla Kun ou
Francesco Ghezzi. De plus, l'article d'«un socialiste» sur Ghezzi
laissait transparaître une tonalité assez personnelle : «Si Francesco
Ghezzi est vivant, qu'on nous le rende. Qu'il vienne manger avec
nous, parmi nous, le pain amer de toutes les défaites du
prolétariat ! Si on l'a fusillé, que nous le sachions ! Que les
fusilleurs m ettent bas le masque et prennent leurs
responsabilités !» Or, qui pouvait en France connaître Ghezzi, en
dehors des militants qui signaient de leur nom habituel leurs
articles dans la revue syndicaliste, si ce n'est Souvarine ? De plus, la
tonalité de cet article nous semble bien correspondre aux propres
idées et sentiments politiques du Souvarine de 1939 : «le pain amer
de toutes les défaites du prolétariat» correspond, dans un registre
voisin, avec «l'agonie de l'espérance socialiste» dont Souvarine
parlera en 1939 dans son Staline ; tandis qu'un socialiste demandait
des comptes sur le sort de Ghezzi aux complices de l'étranger des
assassins — «intellectuels, fonctionnaires syndicaux, communistes
payés ou sincères — comme l'article de La Lutte des classes de
1929, problématique qui n'est, à notre connaissance, pas employé*

* Dans une lettre du 8 juin 1993, Mario Maurin nous indiqua que sa mère Jeanne
Maurin, étant très âgée, ne pouvait ni confirmer ni infirmer notre hypothèse.

- 69 -
dans les autres articles consacrés à l'affaire Ghezzi en 1929-1931 et
en 1938-1939.

- 70 -
II — TROTSKY ET L’«OPPOSITION DE GAUCHE».

A. — LES PREMIERES ANNEES.

C'est notamment, comme on l'a vu, à la suite de sa publication


en français de Cours nouveau de Trotsky, que Souvarine fut
«temporairement» exclu de l'Internationale communiste, au cours
du Ve Congrès, tenu à Moscou du 17 juin au 8 juillet 1924. Il est
difficile de dire si c'est ce simple fait, probablement peu connu, qui
a longtemps fait dire aux rares commentateurs politiques,
historiens ou journalistes qui mentionnaient le nom de Souvarine
que celui-ci était «trotskyste». Il n'est par contre pas impossible de
penser que les dits commentateurs et journalistes se conformaient,
plus ou moins consciemment et volontairement, à l'emploi, dans ces
questions, du langage dominant, à savoir la terminologie stalinienne
et néo-stalinienne de désignation des alliés et des adversaires.

Quoi qu'il en soit, il est aisé de constater que les rares mentions
du nom de Souvarine que l’on pouvait trouver, jusqu’au seuil des
années quatre-vingt, le désignaient, à de rares exceptions près,
comme un militant trotskyste, y compris pour le définir
politiquement, de nombreuses années après sa rupture avec
Trotsky. Souvarine s'est exprimé d'une manière très nette sur cette
dénomination, notamment à la fin de sa vie. Ainsi, dans le Prologue
à la réimpression de La Critique sociale, il écrivait : «Politiciens et
journalistes ignorants et bavards m'ont taxé gratuitement de
“trotskysme”. Cela n'existait pas, lors du conflit où je me suis
prononcé, à Moscou, contre le mensonge et l'arbitraire officiels.
Trotsky et ses partisans répudiaient alors sincèrement et
énergiquement tout trotskysme» (p. 15).

Dans ce texte, dernier écrit publié de son vivant, Souvarine


s'arrêta longuement sur la personne et les idées de Trotsky en
reprenant à son compte une remarque de Michel Heller concernant

- 71
les années trente : «Trotsky produit l'impression d'une horloge qui
se serait arrêtée en 1917» l .

Il insistait particulièrem ent dans ces quelques pages


extrêmement denses sur les contradictions et les erreurs de
pronostic principales de l'auteur de Cours nouveau, notamment
dans les luttes pour le pouvoir au sommet du parti russe, après la
mort de Lénine. Mais il ne ménageait pas non plus l'exilé et ses
partisans, prenant acte «de la fidélité de Trotsky à ses erreurs
passées (...) et qui ont stérilisé ses derniers efforts, son activité
littéraire et son action politique», alors qu'il «aurait peut-être pu
frayer au communisme une nouvelle voie ou amorcer une œuvre
révisionniste féconde» (C. S. Prol., pp. 14-15).

Il est facile de voir à travers ces quelques remarques du


Souvarine de 1983, la continuité de ses convictions, à propos de
Trotsky. Mais plutôt que de se référer un texte récent, aussi
intéressant soit-il, il est plus important de revenir aux sources en
examinant, à travers les articles de Souvarine dans les années vingt
et trente, ses positions et critiques face à Trotsky. En effet, l'examen
des relations entre Trotsky et ses partisans d'une part, Souvarine et
ses amis d'autre part, permettra d'établir, sur l'ensemble de l'entre-
deux guerres, la réalité d'une situation caractérisée par la netteté et
la profondeur des oppositions entre les deux biographes de Staline.
Au-delà du seul problème de la dénomination politique du
Souvarine oppositionnel, cette présentation permettra de signaler,
au passage, la richesse théorique d'un courant révolutionnaire anti­
stalinien, qu'il est aussi erroné que contestable de ramener à une
variante du trotskysme.

Si, en octobre 1925, Souvarine qualifiait Trotsky et Radek,


comme des «révolutionnaires à toute épreuve, et les plus éminents
par l'intelligence et la culture», il constatait, dès l'année suivante
que les travaux du premier souffraient «parfois d'un excès de
schématisme et d'une tendance trop optimiste naturelle à tous les
révolutionnaires de son envergure» (A.C.C., p. 64 et 96). Après la*

* Michel Heller/Alexandre Nekrich, L'Utopie au pouvoir (Histoire de VU.R.S.S. de


1917 à nos jours), Calmann-Lévy, Paris, 1982, p. 209.

- 72 -
défaite de l'opposition de novembre 1926, Souvarine commençant à
tirer le bilan de ses erreurs, affirmait que l'opposition russe n'était
pas assimilable à ses leaders, aussi prestigieux soient-ils, comme
Trotsky, Zinoviev ou Chliapnikov, mais «la classe ouvrière qui pense
et veut faire elle-même ses destinées» (Ib id e m , p. 117). Mais il
faudra attendre 1929 pour que Souvarine tire, dans sa polémique
avec Trotsky, le bilan de ses divergences avec l'opposition incarnée
par le fondateur de l'armée rouge.

Le 20 janvier 1929, Trotsky, déjà relégué à Alma Ata depuis


un an, était informé de son expulsion d'U.R.S.S. et, après des jours et
des jours d'incertitude et un passage à Odessa, il était débarqué à
Constantinople avec sa femme et son fils. Après quelques jours
passés au consulat soviétique, puis à l'hôtel, Trotsky et les siens
s'installèrent sur la petite île de Prinkipo en avril 1929, dans
l'attente d'un visa pour un pays européen, qu'ils n'obtinrent, à
destination de la France, qu'en juillet 1933. Dès son installation
connue, des contacts se rétablirent entre militants dispersés. Ainsi,
Alfred Rosmer écrivait à Trotsky, dans ce même mois d'avril 1929 :
«Votre bannissement a fait sortir tous les groupes d'opposition de
leur léthargie plus ou moins prononcée et tous, ou à peu près, se
présentent comme les vrais champions de vos idées à l'encontre des
autres l .»

Dès le 15 février, Souvarine avait envoyé un mot à Trotsky


pour avoir de ses nouvelles dans la situation difficile où il se
trouvait, tout en lui proposant son aide matérielle *2. Le 16 avril,
dans un courrier nettement plus substantiel, Souvarine, tout en
regrettant l'impossibilité matérielle de rencontrer son interlocuteur,
exprimait, tout d'abord, un avis sur la conduite que, selon lui,
Trotsky devrait adopter vis-à-vis des groupes d'opposition : «Il faut
attendre, prendre du champ, s'informer, échanger des vues, réviser

* Trotsky/A. et M. Rosmer, Correspondance 1929-1939, présentée et annotée par


Pierre Broué, Paris, Gallimard/Témoins, 1982, p. 17.
2 L'ensemble de ce développement renvoie à la correspondance de Souvarine à
Trotsky, conservé dans les papiers Trotsky de la Houghton library, Harvard. Les
citations sans indication d'origine en sont tirées.

- 73 -
les idées toutes faites formées dans l'atmosphère malsaine des
luttes de fractions et altérées de considérations tactiques, enfin
s'efforcer de discerner les groupes ou les hommes capables de
repenser le marxisme et d'apporter leur contribution originale à
l'élaboration d'une pensée communiste vivifiée et vérifiée par
l'épreuve.» Apprenant la publication imminente de deux articles de
Trotsky sur «l'orientation des groupes dits d'opposition» en France
et en Allemagne, Souvarine craignait que celui-ci n'ait à regretter
sa précipitation à s'exprimer aussi rapidement sur la question,
d'autant que la disproportion entre l'état du mouvement et la
personnalité de Trotsky pouvait, même involontairement, créer ou
accentuer les problèmes dans l'atmosphère précédemment décrite.
Ayant reçu un courrier sûr, Souvarine voulait surtout par cette
lettre, lui donner des nouvelles d'U.R.S.S., notamment sur le sort et
l'attitude des leaders de l'opposition russe, dont, la position, pour la
plupart, se résumait dans la motivation suivante : «le Parti fait une
politique de gauche ; l'opposition s'est trompée sur le Thermidor, le
Parti ayant démontré pouvoir maintenir sans elle une politique
prolétarienne ; il n'existe plus de sérieux désaccords entre le Parti
et l'opposition.» En outre, selon Boukharine à un sympathisant de
l'opposition, les oppositionnels étaient «infestés d'espions et de
provocateurs du G.P.U.», Staline connaissant ainsi tout ce qu'ils
disaient et faisaient et pouvant «les liquider quand il le voudra» 1.

Le 26 avril, Souvarine indiquait à Trotsky qu'il avait pris


connaissance de sa lettre du 31 mars, «A propos des divers
groupements de l'opposition», et y répondrait dès que possible. Il
soulignait, en outre, à partir d'une récente lettre de Moscou la
disparité d'état d'esprit entre opposants libres et opposants
déportés, à cause évidemment de la répression, mais également de
la tactique de Staline, reprenant le programme d'industrialisation
de la «gauche». Le 1er mai, une nouvelle lettre donnait des
indications précieuses sur la situation des groupes d'opposition et,*

* Pierre Broué note dans son livre L'assassinat de Trotsky (Bruxelles, Complexe,
1980, p. 39), à propos de réunions du secrétariat international de l'Opposition à
Berlin en 1931 : «nous possédons plusieurs procès-verbaux de cet organisme où il
arrivait que les agents du G.P.U. soient en majorité !»

- 74 -
indirectement sur Souvarine lui-même : «De notre mouvement
brisé, il ne reste plus, hors du parti que des miettes. En réalité, il
n'y a pas, en France, de vrais “groupes” : seulement quelques
hommes dont chacun est tenu d'assumer de multiples besognes s'il
veut essayer de maintenir quelque chose, ne fut-ce qu'un semblant
de vie groupusculaire. Or, quand un militant encore relativement
jeune, c'est-à-dire ayant beaucoup à apprendre, doit consacrer déjà
un tiers de la journée aux corvées de subsistance, qu'il faut lire
quatre ou cinq journaux et quelques revues de son pays et de
l'extérieur pour se tenir au courant, assurer une liaison par
correspondance entre les derniers survivants de la crise tant en
France qu'à l'étranger, prendre connaissance du minimum de livres
indispensables, participer à quelques réunions et discussions, — que
lui reste-t-il pour le travail théorique et doctrinal ?» De plus,
Souvarine imputait une bonne part de la «désagrégation de
l'opposition» à une «immixtion abusive des Russes dans notre
travail». Il mettait également Trotsky en garde à propos du fait que
ce dernier pouvait prêter une sorte de «vie artificielle» à des gens
qui n'existeraient pas sans lui. Enfin, Souvarine s'étonnait que
Trotsky lui prêtât les «idées et tactiques contradictoires» du groupe
allemand de Brandler et Thalheimer.

Dans la lettre suivante, en date du 8 mai, et à la lecture des


derniers écrits de Trotsky, les prises de position de Souvarine par
rapport à celles de son correspondant, et leurs appréciations
divergentes se faisaient jour d'une manière de plus en plus nette.
Ainsi, Souvarine, avec son sens habituel de la formule, évoquait
face à l'analyse concrète d'une situation concrète, la tendance de
Trotsky à substituer «aux données réelles, des notions
conventionnelles ; à la complexité des faits et des forces, la
simplicité d'une “ligne” ou d'une “barricade” ; aux raisons, des mots
d'ordre». Deux hypothèses étaient envisageables sur l'attitude que
pouvait adopter Trotsky après son bannissement : la première
prolongerait la trajectoire adoptée depuis 1926, la seconde serait
basée sur une révision des positions antérieures grâce à la prise en
compte d'éléments d'appréciation nouveaux. Souvarine regrettait
que Trotsky semblât s'engager dans le premier terme de cette
alternative sans avoir mûrement réfléchi à la situation et aux,

- 75 -
erreurs passées. La discussion ne manquait pas de prendre un tour
plus personnel, Souvarine répondant aux accusations de son
interlocuteur sur «l'acerbité» de sa prose : «Si parfois je me laisse
aller à une tournure vive ou à une expression forte, c'est que le
sujet m'y porte ou que l'adversaire m'y incite.» Mais le plus
important était que Trotsky renouvelait «l'erreur énorme» de
l'Internationale communiste à propos de la presse : «C'est le pire
des services à rendre à un groupe impuissant que de lui donner,
avec les divers moyens de créer un organe, l'illusion que cet organe
est son œuvre et qu'il n'a pas besoin d’effort pour arriver à la
hauteur de sa tâche.»

Le 13 mai, Souvarine, apprenant par un voyageur de retour de


Constantinople, que Trotsky n'avait pas connaissance de la plupart
des numéros du Bulletin communiste se proposait de lui en envoyer
une collection, avec d'autres imprimés du Cercle, aux fins de
documentation. Mais il laissait transparaître son pessimisme sur
l'utilité de cet envoi dans la mesure où les derniers articles de
Trotsky laissaient supposer que son opinion était déjà faite. Il
revenait sur ses difficultés matérielles pour terminer sa réponse
proprement politique aux mises en cause de Trotsky. Deux jours
plus tard, une nouvelle lettre de Souvarine, plus chaleureuse et
personnelle suite à un courrier du 10 de Trotsky, insistait en
préambule sur les «fortes affinités politiques, intellectuelles,
sentimentales même» qui l'unissait à son correspondant pour
constater : «une divergence de vues durable serait une date dans
ma vie ; je ne m'y résignerai pas facilement».

Cependant, sa lettre d'explication politique du 8 juin 1929


répondit très longuement à Trotsky, en se plaçant du point de vue
de ce dernier à propos des «trois questions classiques qui
fournissent un critère permanent d'apprécier les tendances du
communisme mondial» : la politique du Comité anglo-russe,
l'évolution de la révolution chinoise et la politique économique de
1TJ.R.S.S. (A.C.C., p. 192).

En effet, pour Souvarine, les trois questions invoquées comme


«critères décisifs» ne concernaient que des «questions secondaires
de stratégie, de tactique, de méthode, d'application» et impliquaient

- 76 -
la reconnaissance de notions nouvelles imposées dans le
mouvement communiste après la mort de Lénine. Ces trois critères
semblaient à Souvarine «arbitrairement choisis et dépourvus de
valeur en soi». Il précisait : «Vous attendez d'un communiste
français, tchèque ou italien qu'il donne une solution impeccable aux
problèmes essentiels de la politique en Angleterre, de l'économique
en Russie, de la tactique en Chine. Faute de quoi, vous le classez du
côté de “la barricade” où se trouvent, d'après vous, la bourgeoisie, la
social-démocratie et le “bloc centre-droit”. Et la correction de sa
position est établie selon sa conformité à votre propre point de vue,
lequel est considéré comme étalon sans doute par prédestination.»

Les critères ainsi estimés, Souvarine se livrait à un certain


nombre de remarques préalables sur les termes et notions
employés, tout en remarquant que l'absence d'une «langue
commune entre communistes» était un signe patent «de trouble et
de déclin». En premier lieu, Souvarine réaffirmait son opposition au
néocommunisme de 1924, c'est-à-dire le léninisme, qui reflétait
«les intérêts restreints de la nouvelle formation dirigeante de
Russie», en contradiction avec la théorie de la politique
communiste. Ce léninisme était-il «le prolongement contemporain
du marxisme» ? Sans tenter l'étude d'un tel sujet, Souvarine
donnait quelques pistes dé réflexion sur ce thème, en examinant
tout d'abord le bolchevisme qu'il considérait comme «une
simplification du marxisme à l'usage d'un pays aux classes bien
tranchées où la révolution s'inscrivait en permanence à l'ordre du
jour contre un régime qui se survivait à lui-même». Instrument de
conquête du pouvoir, quel usage le bolchevisme en avait-il fait le
moment venu, aussi bien en Russie qu'à l'étranger ?

Pour la Russie, l'économie allait «dans le sens d'un capitalisme


d'Etat où une catégorie sociale nouvelle s'approprie et consomme
une grande part de la plus-value produite par les salariés». Sur la
scène internationale, le bolchevisme avait échoué, pas seulement
dans son estimation des rapports de forces, mais faute d’avoir mal
«compris le caractère de l'époque», «pas su analyser l'état du
capitalisme», «mal supputé les facultés de résistance des classes

- 77 -
dominantes», «surestimé la conscience et la combativité des classes
exploitées», voulu «fabriquer des partis communistes à son image».

Souvarine considérait donc le léninisme comme «une


expression de l'ignorance paysanne enduite d'un vernis de
marxisme» qui s'éloignait du savoir pour, simplement, «forger un
système de croyances», une nouvelle idéologie serait-on tenté
d'ajouter.

Après sa critique du léninisme, revendiqué aussi bien par les


communistes orthodoxes que par les oppositionnels, Souvarine
examinait la conception de l'identification des classes et des
courants politiques, à laquelle Trotsky faisait constamment
référence : «d'un côté, prolétariat et gauche ; d'autre part,
bourgeoisie et droite ; et comme cela ne va pas sans laisser
quelques situations plus complexes, il y a le “centrisme” qui, s'il
n'existait pas, devrait être inventé pour y fourrer tout ce qui gêne».

A l'aide de nombreux exemples historiques dans les


révolutions du passé et parmi les théoriciens socialistes, Souvarine
relativisait la justesse d'une assimilation systématique entre les
positions les plus à gauche et la justesse des politiques poursuivies.
Pour en rester à la France et à l'histoire récente, il rappelait
qu'avant la guerre, la «gauche» s'exprimait dans le courant
hervéiste, «de piteuse mémoire», son fondateur, Gustave Hervé,
étant passé en quelques années, et après août 1914, d'un ultra-
gauchisme virulent au nationalisme le plus revanchard,
transformant son journal La Guerre sociale en La Victoire.

De cette accumulation d'exemples où les plus à gauche n'étaient


pas toujours ceux que l'on croyait, Souvarine concluait que
l'expérience historique montrait «les courants dits de gauche
comme traduisant assez souvent l'impatience, la combativité ou
l'idéologie des forces petites-bourgeoises, citadines et rurales»,
alors, qu'en règle générale, «la classe ouvrière dans sa masse
organisée incline dans le sens dit de “droite”», comme le prouvait
l'importance des syndicats réformistes et des partis socialistes. En
conséquence, «les interprètes les plus authentiques du marxisme ne
se xangent nécessairement ni à droite ni à gauche». Quant à la

- 78 -
notion de centrisme, elle servait à Trotsky «d'expédient» pour
éviter les qualificatifs plus précis ou les définitions topiques qui
auraient mis à mal son schéma d'interprétation.

Autre thème sujet à caution dans la vision trotskyste : la


trahison. «Cela peut être vrai ou non, selon le cas, mais en aucune
circonstance cela n'explique quoi que ce soit, ni ne montre comment
il s'est fait que le “peuple” se soit laissé trahir de la sorte.» Et
Souvarine, impitoyable, enfonçait le clou : «La pitoyable destinée
pour un parti politique que de voir son bagage se réduire à savoir
que le citoyen un tel ne mérite pas sa confiance».

Ensuite, Souvarine se livrait à un examen approfondi des trois


questions soulevées par Trotsky sur l'Angleterre, la Chine et
l'U.R.S.S. A propos de ce dernier pays, Souvarine présentait une
nouvelle analyse hétérodoxe, par rapport à celles de l'opposition et,
plus généralement, du marxisme plus ou moins vulgarisé dont elle
se réclamait. En effet, pour lui, «la question posée dans le Parti
depuis la mort de Lénine, c'est celle du pouvoir. En mettant la
politique économique en avant comme critère, vous croyez éviter
de vulgariser le conflit, lui ôter le caractère personnel, respecter un
marxisme formel. En réalité, vous tombez dans le matérialisme
puéril du léninisme. Le politique, ici, ne s'ensuit pas de
l'économique ; il le précède. Comme marxiste, vous devriez
constater le fait d'abord, puis l'éclairer, ce qui est facile car le
politique visé découle de l'économique antérieur, non de l'immédiat
(...) Comme léniniste, vous intervertissez les phénomènes.»Il

Il fallait répondre à la question suivante : «Le régime


soviétique ne peut-il durer qu'en comprimant toutes les classes
laborieuses, à commencer par le prolétariat, et en imposant silence
au peuple entier ?» Cette question claire, évidente et simple,
l'opposition avait peur de la poser «parce qu'elle ne se sentait pas
capable de la résoudre ...». En effet, sauf «à substituer (...) une
dictature de clan à une autre», il fallait définir les formes politiques
d'exercice du pouvoir et donc poser le mot d’ordre d'une
Constitution capable d'offrir des garanties aux citoyens. Car, «si
l'état de siège, l'omnipotence policière et les pleins pouvoirs du

- 79 -
Politbureau sont admissibles en permanence, les oppositions
communistes n'ont pas à s'y soustraire.»

Le dernier grand point abordé par Souvarine concernait le


courant communiste d'opposition allemand animé par Heinrich
Brandler et August Thalheimer, qu'il définissait comme «l'ancien
noyau de Spartacus vulgairement appelé “droite”, comme si vous
estimiez nécessaire de renchérir sur son exclusion et donner un
avant-goût de la démocratie dont nous jouirions dans une
Internationale répondant à vos vœux». Souvarine revenait
longuement sur l'échec d'octobre 1923, imputé par la direction de
l'I.C. à Brandler, alors qu'aucune discussion véritable n'avait traité
de cette question : «c'est un même un véritable crime au passif de
Zinoviev que d'avoir étouffé tout débat honnête là-dessus et
exploité la défaite d'Allemagne à des fins de lutte intestine en
Russie, sacrifiant ainsi le présent et l'avenir immédiat du
mouvement communiste allemand, piétinant les intérêts du
communisme international L»

S'opposant aux fameux critères de Trotsky, Souvarine préférait


que l'on s'emploie à sauver ce qui pouvait l'être et, en premier lieu,
de «soustraire les éléments sains et les jeunes aux directions de
droite ou de gauche de “Moscou” pour les exercer à se diriger eux-
mêmes, à se passer d'instructions impératives extérieures, les
inciter à penser leur doctrine et à élaborer leur politique, à grouper
pour l'action de classe une véritable élite de travailleurs».

Sa conclusion établissait tout ce qui le séparait de Trotsky et de


ses partisans et faisait la spécificité de sa démarche : «Notre erreur*

* A propos de la condamnation de Brandler par l'Exécutif de l'I.C. en décembre 1923,


Jules Humbert-Droz écrit dans ses mémoires que «la direction du Parti communiste
russe, alors aux mains de Zinoviev et de Staline, (...), cherchait un bouc émissaire,
plutôt que de recourir à une sérieuse autocritique de sa faute. Elle fit condamner la
“droite” allemande et mit à la tête du Parti communiste allemand les gauchistes,
Ruth Fischer et Maslow. Clara Zetkin et la délégation du Parti communiste polonais
désapprouvèrent ces sanctions qui imputaient aux exécutants la lamentable faillite
d'un plan absurde ne pouvant conduire qu'à un échec» (op. cit., p. 152).

- 80 -
à tous fut de vouloir, sous votre influence, la réintégration dans un
parti où il n'y a pas de place maintenant pour des marxistes et
l'erreur plus particulière de l'opposition russe est d'y persévérer,
les uns y réussissant individuellement par le reniement, les autres
croyant réussir en groupe par un martyre dont ils attendent un
éveil du prolétariat. (...) Savoir attendre est aussi nécessaire que
pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la
faculté d'agir comme on peut se donner l'illusion de l'action en
s'épuisant en paroles.»

Avec cette lettre, sorte de bilan des premières années en


marge du communisme officiel, Souvarine démontrait l'ampleur du
chemin parcouru depuis 1924, tout en affirmant une exceptionnelle
lucidité sur les impasses et les impuissances du trotskysme et la
stérilité d'une certaine scolastique à terminologie marxiste ou
léniniste. Il établissait que la tâche la plus urgente des
révolutionnaires était de rompre radicalement avec le bolchevisme
dégénéré, alors que l'opposition en reproduisait les tares en
miniature, mais également de se consacrer à une réflexion
approfondie des grands problèmes de l'heure, tout en formant les
cadres et les militants d'une nouvelle génération révolutionnaire.

- 81
B.— De la rupture de 1929 à la mort de Trotsky.

Après cette rupture radicale, Souvarine n'en continua pas


moins de suivre avec la plus extrême attention les positions de
Trotsky. Ainsi, il rendit compte dans chaque numéro de La Critique
so cia le, à l'exception du dernier, de la publication du Bulletin de
l'Opposition, dont il écrivait : «Publié à Paris en russe par L. Trotsky
depuis son exil à Constantinople, ce Bulletin apporte une précieuse
contribution à l'étude de la Révolution russe. Bâillonné en Russie
sous le régime de Staline, le leader de l'opposition a maintenant
toute licence de s'exprimer sur les questions controversées et en
use largement. Quoi qu'on puisse penser de ses points de vue, on ne
saurait se dispenser de les connaître pour suivre sérieusement le
développement de la situation en U.R.S.S.» (C. S. I, p. 38).

Souvarine ne manquait pas, non plus, de rendre compte des


livres ou brochures publiés par Trotsky. Toujours dans La Critique
socia le, il consacra des notes de lecture, de longueur inégale, aux
ouvrages ou opuscules suivants : Mon exil (Edit, du Groupe
communiste d'Opposition belge), La Révolution défigurée (Rieder),
La Défense de l'U.R.S.S. et l'Opposition et La «troisième période»
d'erreurs de l'Internationale communiste (Librairie du travail),
dans le premier numéro de La Critique sociale (mars 1931), L es
problèmes de la révolution allemande (Ed. de La Vérité) _ n° 5,
mars 1932 _ , et Histoire de la Révolution russe (Granit, Berlin, puis
Rieder, Paris) _ n° 7, janvier 1933 et n° 10, novembre 1933. A
l'exception notable de Histoire de la Révolution russe, dont
Souvarine disait que ce livre «prend d'ores et déjà la place la plus
éminente dans la littérature historique consacrée à la Révolution
russe», et concluait par cet éloge exceptionnel : «D'autres Histoire de
la Révolution russe viendront mais aucune ne pourra passer outre à
celle-ci, qui fait honneur à Trotsky et au marxisme, son école», les
commentaires de Souvarine montraient parfaitement bien le
caractère et l'importance des divergences politiques entre les deux
hom m es.

Les recensions systématiques par Souvarine du Bulletin de


l'Opposition étaient, à cet égard, particulièrement éclairantes. Il est

- 82 -
possible de regrouper les commentaires de Souvarine autour de
deux grands axes, le premier concerne tout ce qui touche
directement à l'U.R.S.S., le second regroupe les questions de
politique internationale et l’activité communiste dans différents
pays (Allemagne, Chine, Espagne etc.).

A propos de l'U.R.S.S., un des désaccords les plus importants


entre Trotsky et Souvarine portait sur les questions économiques et
la mise en œuvre du plan quinquennal, notamment à propos de
l'article de Trotsky, «Les succès du socialisme et les dangers de
l'aventurisme». En effet, selon Souvarine, «Trotsky considère
comme succès socialistes la construction d'usines par des ingénieurs
américains ou allemands au prix de l'affamement de presque toute
la population et d'une oppression politique inouïe, mais trouve
dangereux de tenter la réalisation du plan quinquennal en quatre
ans. Il estime nécessaire de rendre la liberté de discussion à ses
partisans et de la refuser à ses contradicteurs, oubliant que pour
discuter, il faut être au moins deux.» (C. S. I, p. 38)

Quelque temps plus tard, Souvarine continuait dans sa critique


radicale des analyses de Trotsky sur l'évolution économique de
l'U.R.S.S. : «Trotsky appelle toujours “succès économiques”
l'industrialisation incohérente, les “géants” improductifs, les usines
inachevées, les chantiers en souffrance, les gaspillages
gigantesques, la production massive de déchets et rebuts, la hausse
des prix de revient, le délabrement des transports, la crise aiguë du
logement, l'inflation à outrance, la famine de marchandises, la
disette de produits alimentaires, l'antagonisme entre la ville et la
campagne, la misère des ouvriers et des paysans» (C. S. I, p. 277).
Au contraire, Souvarine disait partager le point de vue de
Rakovsky, qui, dans un article sur l'économie de l'U.R.S.S., faisait
«table rase des affirmations de Trotsky sur les “grands succès” du
plan quinquennal», en confirmant l'avis selon lequel il n'était «ni
réalisable, ni réalisé» (C. S. I, p. 279).

Cette critique des analyses économiques de Trotsky était


complétée par une réfutation de ses idées politiques sur le régime
politique de l'U.R.S.S. Souvarine s'en prenait par la dérision à la
thèse de Trotsky sur l'Etat-ouvrier, en rappelant que Lénine le

- 83 -
désignait, en 1920, comme «un Etat ouvrier-paysan à déformations
bureaucratiques», et précisait : «douze ans après, évidemment
grâce au régime de Staline, nous sommes dans un Etat ouvrier pur
et simple» (C. S. II, p. 98).

De tout cela découlait le jugement que Souvarine portait sur


l'activité politique de Trotsky et de ses partisans, à savoir que
l'opposition de Trotsky était «une “opposition de Sa Majesté” à la
bureaucratie soviétique et non une opposition à cette bureaucratie
qui domine l'Etat en Russie et régente l'Internationale». Le
«bolchevisme-léninisme» de Trotsky était donc «une variété de
dégénérescence du communisme, non une réaction saine contre la
dégénérescence officielle» (C. S. I, p. 87). Ce statut d'«opposition de
Sa Majesté» apparaissait, selon Souvarine, au travers des prises de
position de Trotsky, par exemple dans la participation des
«bolcheviks-léninistes» à la Conférence d'Amsterdam, dont
Souvarine disait : «Il s'agit de la mise en scène d'un pseudo-congrès
mondial fomenté à Moscou et organisé par l'intermédiaire de
gendelettres français.» Trotsky publiant dans le Bulletin de
l'Opposition une «Lettre sur le congrès contre la guerre», Souvarine
commentait cet article en écrivant: «Trotsky dénonce à raison ce
scandale, mais fait semblant de croire que les Barbusse, Rolland et
Cie en sont les initiateurs, alors qu'ils ne sont que des instruments.
D'autre part, il envoie ses suiveurs participer à cette trompeuse
cohue, où chaque pseudo délégué ne représente que soi-même» (C.
S. I, p. 277) i.

La situation allemande était un autre point important de


divergence 12. Pierre Broué considère, à juste titre, que «les
dernières années du séjour de Trotsky à Prinkipo sont dominées
par la bataille engagée par l'exilé pour provoquer un redressement
de la politique du Parti communiste allemand et de l'Internationale

1 C f. les réflexions de Simone Weil sur le mouvement d'Amsterdam, Œ u v r e s


complètes, Ecrits historiques et politiques, vol. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 228-
232.
2 Les positions de Souvarine à propos de l'Allemagne sont examinées plus
spécialement au chapitre II, B, §. 2.

- 84 -
communiste devant la mortelle menace, toujours plus précise, du
nazisme et la marche de Hitler au pouvoir» 1. Ce terme de
redressement définit parfaitement la position de Trotsky jusqu'en
1933, y compris dans les mois qui suivirent immédiatement
l'arrivée des nazis au pouvoir.

La première allusion de Souvarine aux écrits de Trotsky à


propos de la situation allemande parut dans La Critique sociale (n°
4, décembre 1931). Souvarine commentait l'article de Trotsky
«Contre le national-communisme» (Bulletin de l'Opposition, n° 24,
septembre 1931), motivé par «la jonction des pseudo-communistes
allemands et des nationaux-socialistes dans le référendum
prétendu “rouge”». En effet, le 9 août 1931 un référendum avait vu
s'unir contre le gouvernement de centre-gauche de Prusse toute la
droite, des nazis aux «populistes», avec les communistes allemands,
cette coalition hétéroclite échouant, non sans avoir rassemblée
37,1% des voix. Pour Souvarine, «ce n'est pas la première fois que le
Parti communiste d'Allemagne fait le jeu des nationalistes, sous
l'inspiration des dirigeants de Moscou, au nom d'une politique “de
gauche”. Trotsky circonscrit prudemment la question et discute
gravement avec des fonctionnaires domestiqués.» Dans cette
dernière phrase se résumait l'essentiel de la critique de Souvarine,
en ce tout début des années trente. D'abord il sous-entendait la
timidité des commentaires de Trotsky, ensuite il montrait la
faiblesse d'une position qui consistait à vouloir exposer des
arguments politiques, aussi sensés et justes soient-ils, à des
fonctionnaires entièrem ent dépendants, m oralem ent et
matériellement, d'un parti bureaucratisé aux ordres d'un appareil
d'Etat aveugle et sourd, non seulement à des aspirations socialistes,
mais également au simple bon sens.

En mars 1932, la parution de la brochure de Trotsky, L e s


problèmes de la révolution allemande (Paris, Ed. de La Vérité),
donna l'occasion à Souvarine de commenter plus longuement les
thèses de l'exilé de Prinkipo, d'autant plus qu'il considérait, depuis
l'année précédente, qu'en Allemagne se jouait «le sort de l'Europe».*

* Pierre Broué, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, p. 713.

- 85
Il était inutile de vouloir s'adresser aux leaders du «pseudo Parti
communiste allemand, comme si ces gens avaient des opinions et
non des raisons vulgaires d'obéir à des ordres». Trotsky essayait, en
vain, de leur expliquer «des choses très élémentaires, comme par
exemple que les ouvriers social-démocrates ne sont pas des
fascistes» ou encore «que les communistes doivent parer au danger
le plus réactionnaire avant de régler leurs comptes avec leurs plus
proches voisins politiques» ; ces considérations d'évidence étant
données pour dénoncer la nocivité de pratiques comme le plébiscite
de Prusse.

Pour Souvarine, «Trotsky adopte sans paraître s'en douter, ce


qu'il appelle dans son jargon de “bolchevik-léniniste” un point de
vue “de droite”, condamnable à son avis quand ce n'est pas lui qui
le préconise, mais excellent s'il lui plaît de s'en faire l'interprète.»

Trotsky protestait, à juste titre, contre le chauvinisme qui avait


gagné ce parti, mais Souvarine, en rappelant l'affaire Schlageter,
soulignait que ce phénomène n'était pas nouveau et n'avait pas été,
dix ans auparavant, dénoncé par Trotsky, après le célèbre discours
du 20 juin 1923 prononcé par Radek devant le Comité Exécutif de
l'Internationale communiste, publié ensuite sous le titre de «Léo
Schlageter, le Voyageur du Néant». Cet épisode est décrit ainsi par
Otto Rühle : «L'Allemagne fut déclarée “pays national opprimé”, le
prolétariat devait se préparer à une “guerre de libération
nationale”, à collaborer furieusement avec les ligues nationalistes
contre le traité de Versailles, une “défense nationale” fut organisée
contre l'occupation de la Ruhr par la France, Radek fit l'éloge de
l'espion nazi Schlageter qu'il transforma en “héros national”, la
social-démocratie et le parti communiste se retrouvèrent dans le
“front unique” et dans les gouvernements de coalition, le national-
bolchevisme se déchaînait L»

Le lieutenant Albert Léo Schlageter, ancien membre des corps-


francs de la Baltique avait été fusillé le 26 mai 1923 pour sabotage,
sur ordre des autorités françaises d'occupation de la Ruhr. Il devint*

* Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge, Paris, Spartacus, n° 63, oct./nov. 1975,
p. 61.

- 86 -
immédiatement un héros et un symbole pour les courants
nationalistes d'extrême-droite. Après le discours de Radek, le parti
communiste allemand adopta la «ligne Schlageter», pour désigner
ses tentatives de s'adresser aux couches sociales prolétarisées par
la crise et influencées par les nationalistes et les extrémistes de
droite L

Dans cette brochure, constituée d'un recueil d'articles,


Souvarine s'arrêtait particulièrement sur celui qui traitait du
«tournant» de l'Internationale communiste, constatant qu'il
exprimait «un certain nombre de vérités utiles, mêlées à de vaines
considérations abstraites...» et concluait : «Tout ce qu'il y a de vrai
et de sain dans ce mélange correspond exactement à ce que Trotsky
appelle la “ligne de droite”, et qu'il condamne en bloc pour
l'accepter en détail. Le reste est rigoureusement conforme à la
pensée de Staline, que Trotsky qualifie de “centrisme”. Mais
comment le tout peut-il constituer ce que Trotsky considère comme
une politique “de gauche”?»

Dans le même numéro de La Critique sociale, Souvarine rendait


compte du n° 25/26 du Bulletin de l'Opposition où Trotsky publiait
son article «La clef de la situation internationale est en Allemagne».
Il importe de citer l'intégralité de ses remarques pour bien
comprendre la nature des critiques qu'il formulait :

«Enfin, il dénonce à juste raison la folie des communistes


allemands enclins à laisser Hitler s'emparer du pouvoir, dans
l'espérance de l'y voir discréditer et de l'y supplanter à bref délai ;
la première besogne d'Hitler dictateur serait évidemment de
détruire matériellement et physiquement les organisations
ouvrières, et il faut une brute épaisse comme Thaelman pour
supposer autre chose. Trotsky démontre fort bien que la lutte
décisive doit être livrée aux nazis avant l'éventualité de leur
victoire et non après. Cela est si vrai que l'atmosphère politique a1

1 On trouvera deux points de vue différents sur l'affaire Schlageter dans les livres de
Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923), Paris, Ed. de Minuit, [1971],
1977, p. 692-697; et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann,
[1972], 1980, p. 97-101.

- 87 -
changé en Allemagne dès que les partis ouvriers ont pris position
de résistance armée, alors que tout semblait perdu quand les
communistes et les social-démoerates croyaient à la fatalité d'une
expérience hitlérienne. Trotsky prouve que cette issue immédiate
n'est pas fatale. Tout cela est d'ailleurs conforme aux idées
condamnées par Trotsky comme “droitières” et qui deviennent
“gauchistes” sous sa plume, on se demande pourquoi et comment. Il
montre, en outre, qu'une victoire nationale-socialiste en Allemagne
rendrait inéluctable une guerre contre l'U.R.S.S. (...) Mais Trotsky
persiste à ne pas tenir compte de faits essentiels comme
l'inexistence de vrais partis communistes, et tout son raisonnement
s'en trouve faussé. Pour lui, “le parti” est une abstraction qui
intervient en tout état de cause, même s'il s'agit d'un troupeau
d'inconscients aux ordres d'un Manouilsky ou d'un Piatnitsky
quelconques, eux-mêmes aux ordres d'un Staline. Cette confusion
des mots et des réalités annule ou vicie le sens général de cet
article-proclamation.»

Après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, il faudra attendre plusieurs


mois pour que Trotsky se prononce avec prudence, sous le
pseudonyme de Gourov, pour la création d'un nouveau parti, mais
uniquement en Allemagne («Parti communiste allemand ou
nouveau parti», Bulletin de l'Opposition, n° 34). Ainsi, parmi ses
partisans français, Pierre Naville publia, dans la «tribune de
discussion» de L 'E cole ém ancipée, un article, où il défendait la
tactique de redressement du Parti communiste allemand prônée
par Trotsky avant la victoire nazie, car, «en dépit de la stratégie
anti-marxiste de sa direction, [il] groupait l'espoir et les forces vives
du prolétariat révolutionnaire». Dans le même numéro de VE.E.,
Simone Weil, à propos de l'article de Naville, faisait l'éloge des
analyses de Trotsky sur la situation allemande depuis 1930, tout en
soulignant que «cette constatation [laissait] entière la question de
l'attitude qu'ont observée les trotskystes à l'égard de
l'Internationale communiste l .»1

1 Pierre Naville, «Sur la situation en Allemagne», L'Ecole émancipée, n° 28, 9 avril


1933. Simone Weil, op. cil, t. 1, p. 201-202.

- 88 -
Souvarine saisit cette occasion pour faire connaître sa critique
des positions de Trotsky sur la situation allemande, son article
intitulée «La clef de la situation» étant une allusion transparente à
l'article du même nom de Trotsky dans le Bulletin de l’Opposition l .

Selon lui, Trotsky s'était «lourdement trompé» sur cette


question. A propos de la formule qui donnait son titre à l'article,
Souvarine signalait que le journal britannique l'O bserver avait
employé «mot pour mot» la même formule, avant la parution de
l'article de Trotsky, «une idée analogue [s'exprimant] à l'époque
dans la plupart des journaux sérieux». Cette constatation était donc
tout à fait «banale» et «commune à des gens de diverses opinions»,
la montée en puissance du national-socialisme étant patente à
partir des élections de 1930. Aux lendemains de ces élections,
«Trotsky formule des opinions qu'il a coutume de qualifier de
“droite” quand elles ne sortent pas de sa plume de “gauche”. Il y
préconise une tactique défensive, le Front unique avec la social-
démocratie, etc. Puis au cours de l'année consécutive, il écrit
plusieurs dizaines d'articles sur l'Espagne, comme si “la clef de la
situation” était à Madrid ou à Barcelone.»

Afin de savoir si Trotsky avait fait preuve d'une lucidité


particulière dans son analyse des événements allemands, Souvarine
tentait d'envisager le problème du propre point de vue de Trotsky
«selon qui le parti communiste est toujours et partout l'expression
des intérêts du prolétariat et l'instrument de la révolution sociale
c'est à dire le détenteur de la fameuse clef, pourvu que la fraction
de gauche en ait la direction (...) Sous cet angle et en considérant
avec Trotsky chaque parti dit communiste comme la section
nationale d'un parti mondial, la clef de la situation ne pouvait se
trouver en Allemagne que si l'Internationale communiste n'était
pas une fiction. Mais tant que les sections communistes nationales
ne sont essentiellement que des ramifications de la bureaucratie
prétendue soviétique de Russie, la clef de la situation est
évidemment à Moscou (...) Trotsky n'a donc fait que répéter sous

1 Le Travailleur, n° 49, samedi 22 avril 1933. Les citations suivantes sans indication
d'origine sont extraites de cet article.

- 89 -
une forme nouvelle son erreur habituelle qui consiste à raisonner
sur un postulat arbitraire : l'existence d'une Internationale
communiste, dont l'inexistence est archi prouvée dans les faits.»

Une fois Hitler au pouvoir, Trotsky finit par reconnaître «la


nécessité de constituer un nouveau parti en Allemagne», mais, une
fois le pire accompli, et sans étendre cette lucidité rétrospective aux
autres pays où la désastreuse et criminelle politique de
l'Internationale communiste continuait à s'appliquer. Il était donc
mal venu de le féliciter pour des analyses où il ne se résolvait à
admettre l'évidence que «bon dernier».

Pour Souvarine, «Trotsky a disserté sans discontinuer sur un


parti communiste inexistant, qui serait éventuellement capable de
comprendre et de défendre son programme, de réaliser le front
unique avec les autres organisations ouvrières, d'entreprendre la
lutte à main armée contre les nazis, etc. Or, toute possibilité de cette
sorte était à priori exclue. Si une seule de ces hypothèses avait
appartenu à l'ordre des choses possibles, cela eut signifié une
régénération miraculeuse et instantanée de la Troisième
Internationale dégénérée. Poser le dilemme, c'est le résoudre.»

Ensuite, Souvarine contestait le terme de «bonapartisme»


employé par Trotsky pour désigner les différents gouvernements
allemands, du parlementarisme classique à la dictature nazie. Pour
lui, le bonapartisme désignait «le régime militaire qui consolide le
transfert de propriété réalisé par une révolution, qui assure aux
nouveaux possédants, et avant tout aux paysans, la sécurité de
leurs récentes acquisitions.» Notons sur ce point que la critique de
Souvarine pouvait s'étendre au prétendu «bonapartisme» de
Staline, dont certains oppositionnels russes comme Trotsky, avaient
pu penser, dans un premier temps, qu'il s'appuyait sur les
nouvelles couches sociales issues de la Nep et sur les paysans aisés,
avant que l'annonce des plans quinquennaux et de la
collectivisation forcée des campagnes démontrent l'erreur de cette
analyse. Ainsi, bien plus tard, Souvarine écrivait que Trotsky
«voyait en Staline l'incarnation d'une classe, celles des “koulaks”,
non un individu dangereux en soi ; quand Staline eut exterminé les
koulaks et des millions de paysans pauvres par la même occasion, il

- 90 -
(Trotsky) vit en son ennemi mortel l'incarnation de la bureaucratie
soviétique, autre classe qu'il appelle un “milieu social distinct” et
dans son Jo u rnal il attribue la victoire de Staline à des “causes
profondes dans la dynamique des forces historiques” ... l»

La conclusion de l'article du Travailleur était implacable, aussi


bien pour Trotsky que pour ses partisans : «Au total, rien de ce que
Trotsky a dit de sensé sur l'Allemagne ne lui appartient en propre
mais peut être revendiqué en commun avec lui par ceux qu'il
dénonce à la légère comme “droitiers”. Tout ce qui lui est personnel
s'est avéré faux ou illusoire. Quant aux trotskystes, il sera plus
charitable de les passer sous silence ; avec “la clef de la situation”,
ils font penser à ces malheureux conscrits qui cherchent la clef du
champ de manœuvres.»

Par la suite, Souvarine fit encore brièvement référence à la


décision de Trotsky de reconstituer «un nouveau parti, mais dans
un seul pays, l'Allemagne» (C .S ., II, p. 148), en qualifiant cette
position d'«intenable».

Enfin, toujours dans La Critique sociale (n° 10, novembre 1933,


p. 196), Souvarine commenta l'article de Trotsky sur «La
catastrophe allemande», où celui-ci faisait preuve d'une «singulière
incompréhension et d'une pénible étroitesse de vues en critiquant
des erreurs de stratégie et de tactique», alors qu'il ignorait
«l'essentiel» : «la bolchevisation de 1924 qui a domestiqué les
partis communistes, perverti leurs cadres, corrompu leurs leaders
et complètement dénaturé tout le mouvement dès lors voué à sa
perte irrémédiable.» De là, il découlait pour Souvarine que Trotsky
n'avait «rien appris depuis dix ans».

Le 24 juillet 1933, Trotsky arriva en France, débarquant du


vapeur italien B ulgaria, dans le petit port de Cassis, après avoir
obtenu un permis de séjour. Souvarine commenta brièvement
l'événement pour se réjouir, «sans arrière pensée», de l'obtention
d'un visa obtenu après les démarches de personnalités socialistes
ou libérales et de la Ligue des droits de l'homme. Mais, Souvarine

1 «Ultima verba de Léon Trotsky», Preuves, n° 59, 1959.


ne mettait pas à un terme à ses critiques de fond contre Trotsky et
ses partisans, en particulier la tendance à «ramener le moindre
incident au schéma élémentaire de Trotsky sur les classes sociales
et les tendances politiques» L

Ainsi, à propos de l'obtention de ce permis de séjour :


«Combien d'articles Trotsky n'a t-il pas écrit sur l'inexistence de
toute démocratie à propos de la “planète sans visa”? D'après sa
logique spéciale, l'octroi du visa Daladier-Boncour traduirait donc
une véritable révolution ?» Et Souvarine poursuivait : «La
démocratie n'a mérité ni cet excès d'honneur ni cet indignité. Son
contenu historique n'est pas mesurable au sort exceptionnel de
Trotsky. Il n'y a pas grand-chose de nouveau en France, depuis le
premier refus du visa, comme il n'y avait rien de changé en
Turquie lors de l'admission de l'exilé.»

Enfin, toujours à propos de l'arrivée de Trotsky en France,


Souvarine condamnait en terme très durs «l'attitude des pseudo
communistes d'ici», à propos de deux articles de L'H um anité : «Il
est arrivé naguère à Trotsky de formuler pour la repousser
aussitôt, l'hypothèse d'un “banditisme bureaucratique”. Or, c'est
bien l'expression qui convient à défaut d'être plus forte et plus
juste. Nous avons nié depuis longtemps avoir un quelconque
désaccord politique avec les malfaiteurs de droit commun qui
servent ici d'agents à Staline.»

L'ébranlement causé par les conditions de la défaite allemande


et le constat patent de l'impuissance des deux Internationales
rivales, provoquèrent une tentative de regroupement de la part des
organisations qui se situaient en marge de l'I.O.S. et en dehors de
l'I.C. Ainsi, les 27 et 28 août se réunit à Paris, à l’initiative de
l'Independant labour party britannique, une conférence
internationale à laquelle participèrent le Parti ouvrier norvégien, la
Fédération communiste ibérique, le Bund (le Parti socialiste ouvrier
juif de Pologne), le Parti d'unité prolétarienne français, le Parti
socialiste ouvrier d'Allemagne (S.A.P.), deux groupes oppositionnels1

1 «Trotsky en France», Le Travailleur, n° 64, 5 août 1933. De même pour les citations
suivantes.

- 92 -
hollandais (R.S.P. et O.S.P.), un groupe d'opposition suédois et des
trotskystes.

Souvarine ne laissa pas passer l'occasion de commenter cette


conférence l . De l'initiateur de cette conférence, l'I.L.P., il soulignait
qu'il avait commis la «faute impardonnable» de sortir du Labour
party, s'isolant ainsi de la majorité du prolétariat britannique, et
jugeait le réalisme de ces «candides socialistes d'Angleterre et
d'Ecosse» à leur projet utopique de fusionner, au cours des années
vingt, les deux Internationales rivales. Parmi les participants à la
conférence, Souvarine estimait plusieurs organisations respectables
(le Parti ouvrier norvégien, la Fédération communiste ibérique,
etc.), «tant par la composition sociale prolétarienne que par la
sincérité des convictions socialistes», ou de premier plan comme le
Bund polonais. Mais il qualifiait le petit Parti d'unité prolétarienne
français d'organisation à la «réputation méprisable et méritée», le
fait que des partis si dissemblables soient réunis donnant «une idée
de l'inconscience des initiateurs».

Mais c'est sur la participation des partisans de Trotsky que


Souvarine s'étendit pour souligner les incohérences et les
revirements de l'exilé : «En effet, depuis bientôt une dizaine
d'années, Trotsky essaie d'accréditer un schéma rigide selon lequel
les tendances politiques dans le mouvement ouvrier correspondent
à des intérêts de classe, la gauche étant l'expression du prolétariat
et la droite, de la bourgeoisie. Trotsky a pris soin de s'identifier une
fois pour toutes à la gauche proprio motu. Ainsi caractérisé, à son
avantage, il pouvait se permettre d'établir des caractères distinctifs
pour classer les militants, toute divergence de vues impliquant le
rejet du coupable à droite, “de l'autre côté de la barricade”.» Avec
les représentants de la «droite», un communiste de gauche
estampillé ne devait rien avoir à faire, sans parler de la droite de la
droite, la social-dém ocratie. Pour Trotsky, l'opposition
internationale de droite était bien représentée par le
Kommunistische Partei-Opposition (K.P.-O.) de Heinrich Brandler et
August Thalheimer.1

1 «A gauche, droite!», Le Travailleur, n° 68, 2 septembre 1933.

- 93 -
Au sein du K.P.-O., une importante minorité, animée par
l'ancien militant spartakiste Jacob Walcher, critiquait la direction
Brandler-Thalheimer à propos de l'évolution de la politique suivie
par l'U.R.S.S. et l'Internationale communiste. La minorité du K.P.-O.
avait rejoint en 1932 le S.A.P., le parti socialiste ouvrier, créé
l'année précédente à la suite d'une scission de gauche du S.P.D. Les
anciens oppositionnels de «droite» dans le S.A.P., au nombre
d'environ un millier, devaient s'emparer de la direction du S.A.P., à
partir de 1933. C'est à ce moment-là que Walcher et Thomas (Jacob
Reich) entrèrent indirectement en contact avec un Trotsky
désireux, après la défaite allemande, de poser le problème du
«développement des fondements d'une politique révolutionnaire
pour une longue période», ces réflexions aboutissant, le 15 juin, à la
publication d'un article de discussion signé Gourov, «Les
organisations socialistes et nos tâches» L

Selon Souvarine, à propos du S.A.P., Trotsky n'aurait dû avoir


que «mépris pour ce ramassis de droitiers indifférents à ses
critères, à ses thèmes, à ses brochures et à ses mots d'ordre», «mais
à la grande stupeur de ceux qui ne connaissent pas Trotsky, un
rapprochement a eu lieu entre les parangons du gauchisme et la
droite de la droite. Trotsky avait découvert, parait-il une différence
entre les communistes qui évoluent à droite et les socialistes qui
évoluent à gauche (...) Mais comment cette théorie de dernière
heure trouve-t-elle à s'appliquer dans le cas du S.A.P. qui est une
sorte de confluent de deux tendances : l'une communiste, orientée à
droite ; l'autre, socialiste, orientée à gauche ?»

Mais cet étrange rapprochement était-il à peine annoncé, que


la nouvelle de la participation de trotskystes à la conférence de
l'LL.P. déconcertait un peu plus «les camarades tentés d'espérer
encore quelque chose de Trotsky». Devant cette «volte-face sans
principes», Souvarine revenait sur les événements passés :*

* Pierre Broué, T rotsky, op. cil., p. 737-738. Cf. également les notices sur Brandler,
Thalheimer et Walcher dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international (Allemagne), Paris, Ed. ouvrières, 1990.

- 94 -
«En 1912, à Vienne, Trotsky avait réalisé une coalition
hétéroclite et éphémère de droite et de gauche englobant tous les
socialistes de l'Empire russe face aux bolcheviks. Douze ans plus
tard, Zinoviev et Kamenev se sont unis à lui reprocher cette vieille
aventure, à leurs fins politiques immédiates, visant à discréditer un
rival. Nous avons haussé les épaules. Mais, en 1927, Trotsky
récidivait dans le même esprit en concluant un nouveau “bloc” avec
ses pires adversaires de la veille, avec la droite dont il dénonçait
l'influence, avec la démagogie de Zinoviev, l'opportunisme de
Kamenev, le libéralisme de Sokolnikov, en même temps qu'avec les
oppositions démocratiques de gauche représentées par Sapronov et
Chliapnikov. Cette fois, nous avons dégagé notre responsabilité et
refusé de rester solidaire de cette politique incohérente dont les
résultats n'étaient pas malaisés à prévoir. Aujourd'hui, Trotsky
coopère à un nouveau “bloc d'Août” et ce professeur de rigorisme
doctrinal s'accommode du P.U.P. dans une tentative de rassembler
dans la pire confusion n'importe qui pour faire n'importe quoi.»

Sa conclusion reprenait une comparaison de Jacob Walcher


selon lequel le groupe trotskyste était un petit bateau surmonté
d'un grand mât, et ajoutait deux correctifs à cette métaphore : «le
bateau est pourri et le mât porte une girouette».

Trois semaines plus tard, Souvarine revint sur la question à la


suite d'un article de Van Zurk qui s'étonnait du mépris manifesté
par Souvarine pour le P.U.P. et les trostkystes dans son article !. Il
écrivait notamment pour répondre à son contradicteur : «Nous
professons qu'on peut estimer un communiste de gauche ou un
socialiste de droite, sans partager leurs idées, pourvu que l'un et
l'autre accordent leur théorie et leur pratique, leurs actes et leurs
paroles. Mais nous méprisons, certes, le gauchiste qui traite le
droitier de bourgeois, pour ensuite, tomber dans ses bras et
proclamer la 36e Internationale, celle qui fera la leçon aux
marxistes authentiques fidèles à leurs principes et soucieux de ne
promettre que ce qu'ils peuvent tenir.»*

* «Tribune de discussion : Sur un article», Le Travailleur, n° 71, 23 septembre 1933.

- 95 -
Dans un article du Travailleur, Joaquim Maurin, le beau-frère
de Souvarine, alors militant de la Fédération communiste ibérique
avant de participer en 1935 à la création du P.O.U.M., dénonça en
termes véhéments «La faillite du trotskysme» (n° 78, 11 novembre
1933). Selon lui, «Trotsky, avec son prestige international, avec sa
fébrile production politico-littéraire, s'appuyant de plus en plus sur
l'échec de l'Internationale communiste, paraissait devoir présider à
la résurrection du socialisme révolutionnaire.» Malheureusement, il
n'en avait pas été ainsi, Trotsky apportant «dans les organisations
d'opposition les mêmes méthodes, le même centralisme mécanique,
le même favoritisme qui régnent actuellement dans l'Internationale
communiste».

A propos de la question allemande, primordiale entre toutes,


Maurin reconnaissait à Trotsky «quelques idées justes», mais
qualifiait son attitude de «social-démocrate», car il plaidait pour
des «mots d'ordre démocratiques» ; alors que, selon Maurin, la
révolution bourgeoise en Allemagne, comme en Espagne, ayant
échoué, il fallait désormais se placer sur un nouveau plan, celui de
la révolution socialiste.

A la fin de l'article de Maurin une N.D.L.R. précisait : «Sans


reprendre à notre compte tout ce qu'il écrit, nous croyons utile de
mettre sous les yeux de nos lecteurs un point de vue qui montre
combien la dite conférence était composée d’éléments disparates et
incompatibles.»

Après la publication du S ta lin e , deux sujets amenèrent


Souvarine et Trotsky à la poursuite de leurs polémiques indirectes.1
La première concernait le rôle de Trotsky dans la répression de la
révolte de Kronstadt, en 1921, la seconde le livre de Trotsky Leur
morale et la nôtre.

Dans son Staline, Souvarine décrivait en deux pages très denses


les événements qui devaient aboutir à la première grande révolte

1 Cf. chap. III, à propos des réactions de Trotsky et des trotskystes à la publication du
livre de Souvarine.
populaire contre le pouvoir dictatorial du Parti-Etat l . D'une
manière discrète, son analyse constituait, à notre connaissance, la
première réévaluation positive de l'insurrection en dehors des
m ilieux anarchistes ou ultra-gauches, qui avaient pris
immédiatement conscience de l'importance de l'événement, en
même temps qu'une critique fondamentale de l'attitude de Trotsky
dans cet épisode de la révolution russe.

Après avoir présenté le contexte de cette révolte qui


revendiquait, notamment, des élections libres aux soviets, la liberté
d'expression et d'organisation pour les organisations ouvrières, la
liberté pour les prisonniers politiques, l'abolition des privilèges du
parti communiste, un ravitaillement identique pour tous les
travailleurs et le droit pour les paysans et les artisans de vivre du
produit de leur travail, Souvarine réfutait les assertions qui
faisaient des insurgés des partisans du rétablissement du tsarisme
et de l'ancien régime. Au contraire, la simple chronologie permettait
de voir que ce soupçon n'était qu'une pure et simple calomnie : «Si
les matelots et les ouvriers de Kronstadt avaient ourdi un complot
ou dressé un plan, ils eussent attendu le dégel qui rendrait leur
forteresse imprenable et mettrait Petrograd sous le tir de la flotte»
(ST., p. 249).

Les insurgés furent victimes de leur naïveté, en croyant qu'ils


pourraient faire valoir leurs revendications auprès du nouveau
pouvoir. «Mais le lourd «appareil» du parti bolchéviste n'était déjà
plus sensible à la pureté des meilleures intentions. Attaqués sur la
glace par les coursanti (élèves-officiers sélectionnés), les mutins se
défendirent, devenant insurgés malgré eux» (ST., p. 249). Souvarine
soulignait, sans doute pour les amateurs de symboles significatifs,
que la fin de la Commune de Krondsdadt, le 18 mars 1921,
coïncidait avec le cinquantième anniversaire de la Commune de

1 Parmi la production historique sur ce sujet, on se reportera principalement au livre


pionnier de Ida Mett, écrit dès 1938, La commune de Kronstadt, crépuscule sanglant
des soviets (Spartacus, Paris, 1977. 1er éd. 1948) et à celui de Alexandre Skirda,
Kronstadt 1921, Prolétariat contre bolchevisme (Ed. de la Tête de feuilles, Paris,
1972).

- 97 -
Paris. A propos de Trotsky, Souvarine remarquait «qu'on ne se
glorifie pas de certaines victoires» et soulignait que celui-ci ne
consacrait que deux lignes, dans ses mémoires, à cette affaire.

Sur le moment, ces deux pages, dans un livre qui en comptait


plus de cinq cents, ne provoquèrent pas de réaction notable,
Trotsky préférant s'abstenir de tout commentaire, comme il le
déclara lui-même après le déclenchement de la polémique.

Deux ans plus tard, dans le cadre de la Commission Dewey, du


nom du philosophe libéral américain qui patronnait une
commission internationale d'enquête sur les procès de Moscou aux
Etats-Unis, Wendelin Thomas, également membre de cette
commission, mit en discussion une lettre ouverte à Trotsky
concernant Kronstadt et Makhno l . Informé au jour le jour par
Alfred Rosmer des activités de cette commission, Trotsky réagit à
cette lettre, de même que nombreux militants du mouvement
ouvrier international qui s'exprimèrent sur cette question
fondamentale pour la compréhension de la dégénérescence de la
révolution russe, «les voix étranglées à Kronstadt (ayant) acquis de
la force en dix-sept ans», comme l'écrivait Emma Goldman, qui

1 Wendelin Thomas, militant du S.P.D. puis de 1TJ.S.P.D., il fut un des leaders du


comité des marins révoltionnaires et participa à la mutinerie des marins de
Wilhelmshaven. Il milita ensuite au K.P.D. et fut député au Reichstag. En 1933, il
quitta le K.P.D. et émigra aux Etats-Unis. En dehors de sa participation à la
commission Dewey, il devait ensuite, selon Pierre Broué, abandonner toute activité
politique. Renseignements biographiques : Pierre Broué, Révolution en Allemagne
(1 9 1 7 -1 9 2 3 ), Ed. de Minuit, Paris, 1971, p. 932 ; L. Trotsky/A.et M.Rosmer,
Correspondance 1929-1939 (présentée et annotée par Pierre Broué), Gallimard,
Paris, 1982, p. 212, note 4. Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international sur l'Allemagne ne comporte pas de notice sur W. Thomas.
Sur la Commission Dewey, on se reportera à l'article de Alan Wald, «La commission
Dewey : quarante ans après», dans les Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre
1979.

- 98 -
ajoutait : «Et c'est pitié que le silence des morts parle parfois plus
fort que la voix des vivants» L

En France, les milieux anti-staliniens apportèrent leurs


contributions au débat, par exemple dans La Révolution
p ro léta rien n e qui publia des articles de Ante Ciliga, Ida Mett et
Victor Serge, mais décida de ne pas publier la brochure de Ida Mett
sur ce sujet. Rapprochant Kronstadt et le procès du P.O.U.M., René
Frémont s'appuyait sur le Staline de Souvarine, dans Le Libertaire
(3 novembre 1938), pour établir la responsabilité de Trotsky dans
la répression de l'insurrection. Cette question fut une des causes de
la rupture entre Trotsky et Victor Serge car, selon ce dernier,
Trotsky «se refusait à admettre que dans le terrible épisode de
Kronstadt 1921, les responsabilités du Comité central bolchevik
eussent été énormes» 12.

Dans un article du Bulletin de l'Opposition (n° 70, octobre


1938), Trotsky s'en prit nommément à Souvarine, comme nous y
avons fait allusion ci-dessus, dans les termes suivants : «Souvarine,
qui, d'un marxiste indolent est devenu un calomniateur excité,
déclare dans son livre sur Staline que, dans mon autobiographie, je
me suis tu consciemment sur la rébellion de Kronstadt...» Il n'y eut
pas, à notre connaissance, de réponse de Souvarine à cette mise en
cause, les principaux contradicteurs de Trotsky venus du
communisme oppositionnel étant, en France, Ante Ciliga et Victor
Serge. Dans ce même article, Trotsky soutenait que
«personnellement je n'ai participé en rien à l'écrasement de la
rébellion de Kronstadt, ni aux répressions qui suivirent
l'écrasement.»

Pour étayer son affirmation sur le rôle de Trotsky dans la


répression de la révolte de Kronstadt, Souvarine s'était appuyé sur
l'ouvrage de Trotsky Comment s'est armée la Révolution, publié en
russe à Moscou en cinq volumes de 1923 à 1925, qu'il citait dans la
bibliographie de son chapitre sur «La guerre civile». La traduction

1 Cité par Paul Avrich, La tragédie de Kronstadt (1921), Paris, Ed du Seuil,


Points/Histoire, 1975, p. 216.
2 Victor Serge, op.cil., p. 348.

- 99 -
de deux documents extraits de cet ouvrage, «Dernier avertissement
à la garnison et à la population des forts rebelles» (Petrograd, le 5
mars 1921) et «Discours prononcé au défilé en l'honneur des héros
de Kronstadt, le 3 avril 1921» démontrent la participation directe
et avérée de Trotsky à l'écrasement de cette insurrection populaire
et ouvrière L

Le compte-rendu de Leur morale et la nôtre (Ed. du Sagittaire,


Paris) de Souvarine, dans Les Nouveaux cahiers (n° 15, avril 1939)
fit rebondir la polémique. L'article ne ménageait pas Trotsky
puisqu'il parlait de «l'inconséquence» de l'auteur. Pour Souvarine,
Trotsky avait été «piqué au vif par une critique de plus en plus
fréquente selon laquelle “stalinisme et trotskysme se valent”, tous
deux dérivés du bolchevisme de Lénine». Il citait une «notice jointe
à la brochure» selon laquelle «“la morale est fonction de la lutte des
classes” et celle-ci est “la loi des lois”». Il en découlait que la morale
était relative et soumise aux intérêts des classes sociales. En fin de
compte, cette conception revenait à dire que «la vraie morale doit
défendre les intérêts de l'humanité, celle-ci représentée par le
prolétariat, celui-ci par le parti de Trotsky...» Et Souvarine, avec
une ironie mordante, ajoutait que ce parti n'existant à vrai dire pas,
la conclusion, «ahurissante, mais logique en son genre», était que
«Trotsky incarne la morale».

Trotsky ne laissa pas passer l'occasion de poursuivre son vieux


règlement de compte avec Souvarine, après des propos aussi
sévères. L'article de Trotsky parut d'abord en russe dans le Bulletin
de l'Opposition (n°77-78, mai-juillet 1939), avant de faire l'objet de
nombreuses traductions 12. Trotsky indiquait en préambule que le
premier mérite de son pamphlet avait été de démasquer «certains

1 Cf. Branko Lazitch, «Trotsky émule des “Versaillais”?», C om m entaire, n° 8, hiver


1979-1980.
2 Son titre était «Moralistes et sycophantes contre le marxisme — Les trafiquants
d'indulgences et leurs alliés socialistes ou le coucou dans le nid de l'autre — ». Nous
utilisons le texte publié dans Victor Serge/Léon Trotsky, La Lutte contre le
stalinisme, 1936-1939, textes réunis et présentés par Michel Dreyfus, Ed. F.
Maspero, Paris, 1977, p. 242-256.

100 -
philistins et sycophantes». Il s'en prenait à Victor Serge, le
traducteur français de son livre, pour un prière d'insérer qui, selon
lui, avait sciemment déformé son contenu, permettant à Souvarine
et «d'autres sycophantes» de se saisir de cette déclaration
trompeuse pour «rechercher des sophismes empoisonnés».
Englobant dans sa réprobation, outre Serge et Souvarine, des
personnalités aussi différentes que Marceau Pivert, Max Eastman,
Magdeleine Paz, pour ceux qui avaient affirmé leur antistalinisme,
et Victor Basch et Me Rosenmark de la Ligue des droits de l'homme
pour leur attitude au moment des procès de Moscou, Trotsky
stigmatisait «la tendance générale réactionnaire qui est dirigée
contre le bolchevisme et le marxisme dans leur ensemble». Trotsky,
en l'occurrence, semblait tout faire pour mériter le reproche d'un
substitutisme entre le «marxisme» et sa propre personne.

D'une manière plus sérieuse, il évoquait les débats des


révisionnistes sur le marxisme, à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, qui avaient «tenté de greffer le kantisme sur le marxisme
ou, en d'autres termes, de subordonner la lutte de classes du
prolétariat à des principes qui lui sont soi-disant supérieurs».
Trotsky eût pu faire preuve d'un peu plus de circonspection dans
l'emploi de raccourcis qui transposaient des débats philosophiques
dans les pures et simples catégories des combats politiques, pour ne
pas dire partisans. Il n'en reste pas moins qu'il faisait preuve, une
nouvelle fois, de sa fidélité aux aspects les plus évidemment
contestables du Lénine de Matérialisme et Empiriocriticisme, à
propos duquel Simone Weil disait, dans La Critique sociale (n° 10,
novembre 1933), que, pour Lénine, la philosophie était bien une
affaire de parti, dans la mesure où «les théoriciens du mouvement
socialiste (...) élaborent une doctrine compliquée et mystérieuse qui
sert de soutien à l'oppression bureaucratique au sein du
mouvement ouvrier» (C.S. II, p. 185).

L'ennemi théorique était désigné par la revendication de


l'impératif catégorique kantien, malgré ses manifestations les plus
diverses mais toutes unies par un même rejet du «marxisme», dont
Trotsky ne doutait pas un instant être le fidèle interprète. Il lui
restait à désigner et à stigmatiser le promoteur occulte de cette

101
«tendance générale réactionnaire», en la personne de Boris
Souvarine, «ex-pacifiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex­
communiste-démocrate, ex-marxiste..., ex-Souvarine, pourrait-on
presque dire...»

Après avoir reconnu à Souvarine de savoir «manier la plume»,


Trotsky s'empressait de rajouter que cela n'était pas suffisant pour
«savoir penser», dans la mesure où il avait fait la preuve avec son
livre sur Staline qu'il ne comprenait pas «ce qu'est la révolution ni
ce qu'est la contre-révolution». Sautant allègrement des catégories
politiques aux appréciations psychologiques, Trotsky considérait
que «la disproportion entre son esprit critique et son impotence
créatrice le ronge comme un acide». Et il ajoutait : «De là sa
constante exaspération, et son manque d'honnêteté élémentaire
dans l'appréciation des idées, des hommes et des événements, le
tout recouvert d'un moralisme desséché. Comme tous les cyniques
et les misanthropes, Souvarine est organiquement attiré par la
réaction.»

Il serait possible de citer encore quelques unes des


appréciations méprisantes de Trotsky. Retenons, notamment que
Souvarine, n'ayant pas rompu clairement avec le marxisme, ne
pouvait que préférer «l'équivoque» ; qu'il était monté «à
califourchon sur le chien mort de la morale éternelle» ; qu'il n'y
avait «rien de sincère chez lui» ; etc.

La conclusion de Trotsky éclairait bien quel était l'enjeu de


cette polémique tous azimuts, dans laquelle Souvarine occupait,
avec Victor Serge, une place de choix :

«Ne pas craindre aujourd'hui une complète rupture avec


l'opinion publique officielle, de façon à obtenir le droit d'exprimer
demain les idées et les sentiments des masses insurgées, voilà un
mode particulier d'existence qui diffère de l'existence empirique
des formalistes petits-bourgeois. Tous les partis de la société
capitaliste, tous ses moralistes et ses sycophantes périront sous les
décombres de la catastrophe imminente. Le seul parti qui survivra
sera le parti de la révolution socialiste mondiale, même s'il semble
aujourd'hui inexistant aux rationalistes aveugles, exactement

102 -
comme leur avait paru inexistant le parti de Lénine et de
Liebknecht durant la dernière guerre.»

Et un peu plus loin il martelait son accusation infamante : «Le


moralisme de Victor Serge et de ses pairs est un pont menant de la
révolution à la réaction. Souvarine est déjà de l'autre côté du pont.
La moindre concession à ces tendances signifie le début de la
capitulation devant la réaction.»

Ces affirmations de Trotsky permettent d'éclairer le fond de


cette polémique, vu du côté de l'auteur de Leur morale et la nôtre.
Au-delà de procédés toujours un peu vains, sinon dérisoires, par
rapport aux véritables enjeux politiques et intellectuels, l'attitude
de Trotsky nous semble parfaitement correspondre à la remarque
citée de Michel Heller. Trotsky continuait à raisonner en fonction de
la situation de la Russie de 1917. Quand il écrivait, dans le même
article, que «deux classes décident du sort de l'humanité : la
bourgeoisie impérialiste et le prolétariat», on ne peut que s'étonner
d'un tel schématisme. Alors que le 4 août 1914 et le 30 janvier
1933 auraient dû poser, dans toute sa cruelle nudité, l'inévitable
question de la décadence de l'ancien mouvement ouvrier, dans
toutes ses composantes, et de la capacité éventuelle des classes
laborieuses à recréer de nouvelles formes autonomes
d'organisation, Trotsky s'épuisait tragiquement à vouloir
recommencer le combat des bolcheviks contre la première guerre
impérialiste, sans envisager véritablement le contexte nouveau issu
de l'existence des Etats totalitaires et la profondeur des défaites
subies par les classes laborieuses. A cet égard, les analyses
confidentielles d'un homme comme Otto Rühle dans la revue Living
marxism sur «le caractère bourgeois du bolchevisme et sa proche
parenté avec le fascisme» 1 nous semblent beaucoup plus en phase
avec la nouvelle situation historique que les affirmations de
Trotsky pendant la guerre soviéto-finlandaise où, selon lui, «quels

1 «La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme» (Living
marxism, vol. IV, n° 8, sept. 1939), article traduit dans :
K orsch/M attick/Pannekoek/Ruhle/W agner, La contre-révolution bureaucratique,
Paris. UGE 10/18, 1973, p. 280.

103 -
que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à
l'impérialisme mondial d'écraser l'U.R.S.S., de rétablir le capitalisme,
de transformer le pays de la Révolution d'Octobre en colonie» *.

A l'issue de ces remarques, il n'est pas inutile de revenir au


jugement d'un auteur contemporain qui rappelait parfaitement
l'importance de Cours nouveau, tout en soulignant les causes
politiques de l'échec de Trotsky face à Staline. En effet, Trotsky «a
échoué pour ne pas avoir su, ni voulu, parler la même langue que
les quinze mille a p p a r a tc h ik i qui formaient, en 1922, le
fonctionnariat permanent du parti, et qui devaient bientôt en
devenir les maîtres. En outre, Trotsky avait littéralement organisé
son échec en se lançant, en octobre 1923, dans une attaque
idéologique juste, mais politiquement désastreuse, contre la
bureaucratisation du Parti. Son Cours nouveau était étayé sur une
analyse géniale de la bureaucratisation, mais, pour devenir un acte
politique, il lui manquait l'efficacité que seul aurait pu lui conférer
l'appel — impensable — au rétablissement de la démocratie à
l'extérieur du parti 12.»

Cours nouveau touchait juste dans la dénonciation de la


bureaucratisation du Parti unique, mais, dans la suite, Souvarine
radicalisa sa critique, tandis que Trotsky devait maintenir, jusqu'à
la fin, l'ambiguïté fondamentale de sa position, critiquant le
stalinisme sans aller jusqu'au bout de sa remise en cause initiale,
pourtant féconde de développements futurs. A cet égard le
qualificatif d'opposant de Sa Majesté, que Souvarine lui attribua au
début des années trente nous semble parfaitement convenir pour
définir l'ambivalence fondamentale de sa position, malgré son
courage et sa fin tragique.

1 Léon Trotsky, «Bilan de l'expérience finlandaise», in Défense du marxisme, Paris,


EDI, 1976, p. 258.
2 Kostas Papaioannou, «Pourquoi Staline réussit-il à vaincre Trotsky ?»,
Commentaire, n° 8, Hiver 1979-1980, p. 597.

104
III. — L'EVOLUTION DU RÉGIME SOVIÉTIQUE
A. — LA DOMINATION DE L'ETAT-PARTI.

Dépassant les descriptions et dénonciations des conflits de


pouvoir byzantins dans les sommets de l'Etat-parti, Souvarine livra
dès 1927 une analyse lucide des rapports de classe dans la nouvelle
formation sociale soviétique. A partir de là, il prenait la véritable
mesure des changements intervenus dans la nature du Parti et, en
même temps, dressait la liste de ses critiques du «bolchevisme
dévoyé». Il revenait sur ses désaccords avec l'opposition russe, sur
lesquels il s'était déjà exprimé dans de précédents articles, pour
affirmer l'originalité de sa position parmi les communistes
oppositionnels de tous pays. Son article, qui aurait pu être sous-
titré «Réflexions en vue d'un bilan», pouvait ainsi aborder avec
autant de recul que de lucidité ce dixième anniversaire de la
révolution de 1917 l .

Les principales questions auxquelles ce texte entendait sinon


répondre, chose impossible dans le cadre d'un article de revue, du
moins esquisser en traçant des perspectives fécondes de réflexion,
étaient les suivantes :

«Comment le communisme russe est-il passé de sa théorie


révolutionnaire à une pratique conservatrice ? Ce conservatisme a-
t-il le caractère d'une politique tendant à sauvegarder les
conquêtes de la Révolution, ou un sens réactionnaire imposé par
l'irrésistible pression des nécessités économiques ? Et d'abord,
quelle est, après dix ans de révolution, la réalité soviétique voilée
par les déformations de détracteurs systématiques et d'apologistes
intéressés, par les légendes à l'usage des mystiques et des
suiveurs ?»

Pour répondre à ces questions, il ne suffisait pas d'avoir réuni


une information abondante sur les choses de Russie, mais, au-delà

* «Octobre noir», Bulletin communiste, n° 22-23, oct.-nov. 1927. Article repris dans
A .C .C ., p. 119*137. Les citations suivantes sans indication d'origine renvoient
toutes à cet article.

105 -
de l'énormité de la documentation à manipuler sur la question, de
comprendre comment l'utiliser à bon escient : celle produite par les
institutions soviétiques elles-mêmes ne devant pas être confondues
avec la littérature de propagande. Cependant, même avec une
documentation topique et utilisable, «les matériaux sèchement
documentaires ne sont d'aucun secours à ceux qui ignorent
l'histoire de la Russie et croient pouvoir se passer des notions
d'économie politique, de philosophie, d'éthique constituant le
bagage culturel de véritables révolutionnaires». Il fallait pour
tenter «un bilan réellement significatif de la décade écoulée» et
dégager «le sens du développement russe», avoir recours à la
«méthode marxiste», entendue dans toute sa richesse et sa
complexité qui n'avait rien à voir avec le «simili-marxisme
élémentaire, simpliste, mécanique» en usage chez les bolcheviks
officiels.

Pour répondre aux questions posées en préambule, Souvarine


commençait, dans l'esprit du marxisme dont il se revendiquait, à
examiner l'infrastructure de la société soviétique à travers le
devenir des classes sociales héritées du tsarisme depuis les dix
dernières années, lui-même déterminé par l'évolution du régime
économique. En dehors de l'aristocratie, peu importante dans le
domaine de la production, les autres classes avaient toutes subsisté,
et bien qu'elles fussent toutes marquées par l'histoire chaotique de
la décennie, «leurs proportions essentielles [n'avaient] guère varié».
Toutefois, des transformations non négligeables s'étaient produites
à l'intérieur de la petite-bourgeoise, entraînant, notamment, un
phénomène nouveau et lourd de conséquence avec l'apparition
d'«une sorte de patriarcat» dans les sommets de l'Etat et du Parti.
Au contraire, le rapport numérique entre les paysans et les
ouvriers était quasiment inchangé dans la période considérée. Ces
rapports de classe correspondaient nécessairement à «un stade de
développement en Russie», basé sur la production agraire, de
caractère privé, «c'est-à-dire capitaliste ou à tendances capitalistes»
et une production industrielle détenue par l'Etat. Cette dernière
fournissait une plus-value détournée par une bureaucratie
parasitaire, incapable de donner naissance à une classe
d'entrepreneurs et d'industriels. Contrairement aux déclarations ,du

106
Parti, opposition comprise, cela ne constituait en aucun cas «un
mode de production “de type socialiste conséquent”».

Au niveau des superstructures, les institutions politiques


présentaient un caractère foncièrement différent «des articles
correspondants du programme socialiste» : les soviets étaient
réduits aux prérogatives d'un conseil municipal, «le droit d'opinion
politique en moins» ; les assemblées centrales n'étaient que des
«chambres d'enregistrement», les syndicats des instruments de la
politique du Parti réduits à un rôle de répression ou d'assistanat
dans les entreprises. Au-dessus, se trouvait, sans partage, le Parti,
dont l'organisation et le fonctionnement pyramidal aboutissait à ce
que le Secrétariat disposât seul des «moyens de composer à son
idée ce personnel innombrable». A ce stade, Souvarine pouvait
dégager la tendance générale de l’évolution des événements en
U.R.S.S. : «restauration des classes» et reprise de leurs luttes, et non
suppression de celles-ci ; poursuite et développement de
l'exploitation de l'homme par l'homme ; renforcement de la
dictature.

Les conditions objectives décrites, il fallait envisager les


politiques suivies par les dirigeants, car «dans une situation
donnée, le rôle des hommes n'est pas négligeable, selon le sens où il
s'exerce». Les divisions entre bolcheviks étaient apparues, selon
Souvarine, à propos des moyens à mettre en œuvre pour éviter un
retour de la bourgeoisie qui, battue sur le plan politique, pouvait
prendre peu à peu sa revanche sur le plan économique. Souvarine
ne contestait nullement la nécessité de la N.E.P. instaurée sous
Lénine, mais il fallait envisager les «modalités de sa réalisation» en
vue de «réduire au minimum les concessions au capitalisme».
Délaissant quelque peu un discours qui se voulait jusqu'à présent
plus descriptif que normatif, Souvarine indiquait alors quelle était
sa position sur ce problème depuis 1923 : «Nous jugions nécessaire
de faire appel aux ressources profondes de la masse, par des voies
démocratiques, pour vaincre la difficulté historique et organiser
une République sociale sans précédent, certes non communiste,
mais du moins socialiste par le programme et la tendance.» A
défaut d'avoir fait coopérer l'ensemble des forces du Parti à la

107
résolution de ses difficultés, la répression avait été l'unique moyen
d'imposer la politique d'un Parti dont, sous la force des choses, la
nature avait très profondément changé.

L'opposition n'avait pas pris la mesure exacte de ce


changement considérable, dans la mesure où elle n'avait pas su
«différencier la réalité du Parti de sa définition théorique». Cette
réalité-là, Souvarine en donnait de très larges aperçus qu'il
convient de citer longuement pour bien montrer la nouveauté des
réflexions de Souvarine, plusieurs décennies avant que l'ancien
dirigeant communiste yougoslave Milovan Djilas livre son analyse
de La Nouvelle classe dirigeante (traduction française André
Prudhommeaux, Paris, Plon, 1957) :

«Le Parti forme une nouvelle classe privilégiée tout en


comprenant plusieurs classes au second degré : un prolétariat
d'humbles militants confinés aux pénibles besognes, à l'héroïsme
obscur et quotidien ; une aristocratie intellectuelle ou pseudo telle,
accaparant les hautes fonctions ; des catégories intermédiaires
réparties aux divers étages de l'administration publique ou
économique. Ce patriarcat jouit d'une vie matérielle modeste, mais
assurée ; à peu près garanti contre le chômage, il bénéficie de
divers avantages, très appréciables dans la médiocrité de
l'existence générale ; mais son privilège essentiel est le monopole
de l'activité politique. Le Parti n'est plus une fraction du
prolétariat : il se trouve au-dessus. Ses intérêts ne s'identifient
plus à ceux de la classe. Il y a le Parti, et il y a le reste.»

Et Souvarine développait alors les raisons du «fétichisme de


Parti» de l'opposition qui n'avait pas compris la transformation en
cours : «Longtemps incapable de remonter à ses origines
communistes, elle a eu, elle aussi, ses aristocrates dans les
ambassades et les organes économiques ou administratifs
supérieurs, son prolétariat dans les fabriques, son régime intérieur
avec des leaders dépositaires de toute science, de toute autorité, et
des suiveurs.»

Du Parti, Souvarine passait à l'examen des idées qui faisaient


- sa doctrine pour constater «une altération du marxisme», «vulgaire

108
et caricatural chez les dirigeants, rigide et livresque dans
l'opposition», «rendu primaire par l'oubli de la dialectique et d'un
m atérialism e grossier par l'ignorance de tout élément
d'appréciation non économique». Il n'hésitait pas à dire, en
paraphrasant Marx dans la Critique de la philosophie du droit de
H egel, que «le léninisme» était «l'opium de l'Internationale». Selon
lui, la «faute impardonnable» de l'Opposition était d'avoir repris à
son compte ce léninisme, car en admettant «le dogme de
l'infaillibilité léninienne», «elle a contribué à monter la machinerie
religieuse sous laquelle elle s’est fait écraser. Reprenant un propos
injurieux de Zinoviev à son encontre, où l'ancien président de l'I.C.
l'avait accusé de cracher sur le mausolée de Lénine, Souvarine
laissait éclater son talent de polémiste devant le sinistre ersatz de
religiosité d'une telle momification en s'écriant :

«Si le mausolée était à notre portée, ce n'est pas un crachat que


nous lui destinerions mais une allumette, accomplissant ainsi ce
double devoir : incinérer un cadavre et faire monter de la place
Rouge la flamme symbolique de la révolution.»

Dans ce prétendu léninisme, Souvarine s'en prenait


particulièrement à l'immoralisme et à la pratique du mensonge : «le
premier menteur venu se croit léniniste en mentant». Au contraire
de telles pratiques qu'il reprochait également à l'opposition,
Souvarine invoquait l'éthique révolutionnaire et disait, grâce au
Neveu de Rameau de Diderot, sa répugnance du mensonge : «... Si le
mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à
la longue, et au contraire la vérité sert nécessairement à la longue,
bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise un moment».

Pourtant, malgré ces critiques de l'opposition, il ne pouvait


oublier qu'elle avait eu «l'inoubliable mérite de descendre dans
l'arène en 1923, pour la démocratisation du Parti, étape nécessaire
vers la démocratie soviétique». Mais elle n'avait pas su assez se
différencier de la majorité : «Elle a donné l'impression de vouloir
seulement supplanter les maîtres du pouvoir et de n'avoir songé à
la démocratie que pour y parvenir, impression fâcheusement
confirmée par le concours d’un démocrate à la Zinoviev.» Mais il
critiquait également le fait que l'opposition «partage encore

109 -
l'aberration qui, dans une juste dénonciation de la démocratie
bourgeoise, implique aveuglément toute démocratie, oubliant notre
rôle principal de champions de la démocratie authentique, celle que
les socialistes et les communistes de toujours appelaient démocratie
sociale.» Dans cette voie, il retrouvait les réflexions de Rosa
Luxemburg pour qui la dictature du prolétariat consistait «dans la
manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition».

Autre reproche commun à la majorité et à l'opposition : leur


démagogie et leur prétendu «gauchisme». Devant l'échec des
mouvements révolutionnaires en Europe occidentale au début des
années vingt, Souvarine estimait, depuis des années, qu'il était
inutile d'entretenir des illusions ou, pire, de lancer des combats
perdus d'avance, faute d'un rapport de forces favorable. Aux
illusions dangereuses qui ne pouvaient qu'amener défaite ou
découragement, il opposait la nécessité d'une «juste analyse de la
situation et [d'] une politique appropriée».

Loin de confondre tous les opposants dans le même moule, il


dénonçait plutôt une «sorte d'opinion moyenne» de l'opposition afin
qu'elle puisse se retrouver sur des principes clairs, et non dans un
«bloc» avec ses ennemis d'hier, Zinoviev et Kamenev, «réalisé à la
faveur de marchandages». Souvarine proposait donc de repenser à
un enseignement qui se dégageait de la pratique de Lénine, à savoir
qu'il était «préférable d'avoir raison tout seul ou à un petit nombre
que de chercher un compromis entre la vérité et l'erreur pour
additionner des forces vouées au désarroi à la première épreuve».

A travers cet article, Souvarine posait déjà les grandes lignes


de son évolution ultérieure et établissait bien la spécificité de sa
démarche parmi les différentes tendances de l'opposition
communiste, tout en faisant la démonstration d'une lucidité
exceptionnelle et d'une capacité rare, dans un milieu ravagé par
l'idéologie, à penser par lui-même, au plus près des faits étudiés.

Cette analyse des formes prises par la prétendue «dictature du


prolétariat» fut poursuivie et développée dans un chapitre portant
ce titre, guillemets compris, de La Russie nue (A.C.C., pp. 146-188).
-S'il y avait formellement une Constitution en U.R.S.S., la spécificité

110
de son régime résidait non pas dans son inapplication effective,
comme cela est souvent le cas, mais dans le fait que la Constitution
n'avait «rien de commun avec le régimedont elle est censée définir
les institutions», car, dans les faits, «un seul individu jouit de tous
les droits et tous les autres assument tous les devoirs». Cet individu
était le Secrétaire général du parti communiste 1.

Le pays était divisé en deux catégories d'individus : «les


membres du parti et les “sans-parti”». Seuls les premiers
disposaient de quelques droits, variables en fonction de leur place
dans la hiérarchie de l'appareil. Les seconds étaient divisés en deux
catégories, «“les sympathisants” et les autres». L'avantage des
sympathisants était de recevoir «de petites facilités dans la vie
courante».

Pour le Parti, la situation de ses membres se subdivisait en


différentes catégories : «Il y a une sorte de prolétariat du
communisme, les adhérents humbles et obscurs adonnés aux
besognes ingrates ; une classe moyenne, répartie dans les postes
modestes mais au travail moins pénible et mieux rémunéré ; une
bourgeoisie, assumant les fonctions relativement importantes dans
l’économie et l'administration ; une aristocratie, monopolisant les
charges politiques et les responsabilités ; une petite oligarchie,
enfin, où se recrutent les gouvernants de fait qui ne sont pas
toujours les gouvernants de nom, entourant le “sommet” (sic) de la
hiérarchie communiste, représenté par le Secrétariat du Parti.» Ce
système pyramidal faisait que tout communiste détenait «une
parcelle de puissance publique, à exercer sur plus petit que soi».
Depuis la mort de Lénine, la qualité de membre du parti
communiste n'entraînait plus le fait d'être communiste et, au
contraire, il était «préférable de ne pas l'être», car les communistes
authentiques avaient seulement le choix «entre le silence et la
prison ou la Sibérie» dans la mesure où la répression des idées
révolutionnaires battait son plein. Les communistes attitrés, au

Une telle observation en dit long sur la perspicacité des commentateurs de tous
bords qui s'extasièrent, quelques années plus tard, sur la nouvelle Constitution
soviétique adoptée le 5 août 1936, «la plus démocratique du monde».

111
nombre de 1.360.469, constituaient donc des «rouages de la
machine gouvernementale soviétique», en même temps qu'ils
étaient «la principale catégorie privilégiée du régime», assimilables
au plan politique à «une sorte de patriarcat, monopoleur de
l'autorité» et disposant d'avantages économiques en termes de
sécurité de l'emploi, de logement et de rémunération. La qualité de
membre du parti n'entraînait pas comme sous Lénine des droits et
des devoirs, mais, dorénavant, «des avantages et des profits».
Dressant un réquisitoire impitoyable du changement fondamental
de nature du parti, il était logique qu'il conteste radicalement la
prétention des trotskystes à vouloir le «redresser», comme si l'on
pouvait y rejouer les luttes de tendance des partis de la IIe
Internationale d'avant 1914. La nature, mais aussi la composition et
le rôle social du parti, s'étant radicalement inversé, la seule
solution, pour rester fidèle à ses convictions socialistes, consistait à
rompre complètement avec un parti qui n'avait plus rien de
prolétarien et de socialiste, mais s'apparentait une nouvelle forme
de domination politique.

Souvarine s'attachait ensuite à décrire le «mécanisme du


régime» qui plaçait au sommet de la pyramide le Secrétariat du
Parti. A chaque appareil du Parti correspondait un organisme des
Soviets qui lui était soumis, aboutissant à une «subordination
étroite et complète du personnel soviétique au personnel
communiste, avec fusion intime des deux à tous les postes
importants de commandement». Mais cet édifice bureaucratique
monumental du Parti et des Soviets n'était qu'un fragment d'un
ensemble plus vaste auquel il fallait ajouter l'appareil des
syndicats, les appareils économiques, industriels, commerciaux,
l'appareil policier, militaire et celui des coopératives : «Tous ces
appareils additionnés, entrelacés, interpénétrés, constituent la plus
formidable trame d'autorité qui ait jamais enserré, ligoté, bâillonné,
paralysé un peuple, un individu, et dont on ne connaît pas
d'équivalent ni dans le passé, ni dans le présent, que l'on ne
surpassera jamais dans l'avenir prévisible.»

112 -
B. LA MISE A NU D'UNE SOCIETE ENCHAINEE

Afin de faire connaître la condition des classes laborieuses en


U.R.S.S., Souvarine disposait de deux moyens complémentaires : la
lecture et le dépouillement systématique de plusieurs journaux
soviétiques, ainsi que les correspondances adressées de Moscou par
Pierre Pascal, observateur privilégié de la dégénérescence des
espérances révolutionnaires initiales et témoin attentif de la vie
quotidienne du peuple russe. Ainsi, dans une lettre de Moscou,
rédigée après les cérémonies du 10e anniversaire de la «révolution
d'octobre», Pierre Pascal brossait cetableau accablant des
conditions de vie économiques, sociales et politiques, de la majorité
de la population :

«Songez qu'il y a dans les villes quelque trois millions de


chômeurs, dont la majorité ne reçoit pas de secours (le nombre
officiel avoué est d'environ un million et demi) ; que la plupart des
salaires sont des salaires de misère ; que la crise du logement n'a
aucune tendance à s'atténuer ; que le pain, le lait, le sucre font
défaut tour à tour dans les magasins, à la porte desquels
stationnent de longues queues ; que le prix des denrées n'a pu être
abaissé ; que la spéculation s'exerce sur les objets manufacturés ;
enfin qu'on ne voit nulle part d'issue à ces choses.

Songez aussi que le peuple n'a pour ainsi dire aucune liberté ;
que jamais, aux pires heures du communisme de guerre, des luttes
civiles et de la guerre étrangère, la dictature n'a été aussi
étouffante. Encore comprenait-on l'état de siège au moment du
danger. Mais maintenant ? La prose officielle, qui a envahi tous les
journaux écœure : toujours les mêmes mensonges, le même bluff,
les mêmes promesses, les mêmes formules-clichés. De quelque côté
que l'on se tourne : censure, Guépéou, fonctionnaires aux ordres. Un
formidable appareil bureaucratico-policier comprime tout L»1

1 «Lettres de Moscou», Bulletin communiste, n° 22-23, octobre-novembre 1933.


Articles repris dans Mon journal de Russie, t. IV, Lausanne, L'Age d'homme, 1982.

113 -
Souvarine, après bien des hésitations, accepta la proposition de
l'écrivain roumain de langue française, Panait Istrati, de publier un
ouvrage sous le nom de ce dernier. Le livre intitulé La Russie nue,
sur une idée de Jean Bernier, était le troisième volume d'une
trilogie signée par Istrati, celui-ci n'ayant écrit que le premier
volume, Vers l'autre flamme, le second, Soviets 1929, étant de
Victor Serge.

Nous ne connaissons pas la date exacte et les circonstances de


la rencontre entre Istrati et Souvarine. Ce dernier a simplement
indiqué dans l'article qu'il a consacré à son ami, qu'ils déjeunèrent
ensemble, en compagnie de Christian Rakovsky, alors ambassadeur
d'U.R.S.S. à Paris, la veille du départ des deux hommes pour Moscou.
Rakovsky, ami de Trotsky et proche de l'opposition dite
bolchevique-léniniste, était rappelé à Moscou, commençant la
longue descente aux enfers qui, de relégation et de déportation en
passant par le procès de Moscou de mars 1938, devait se terminer
par sa mort en 1941, dans des circonstances non encore éclaircies.
Au moment de ce déjeuner entre les trois amis, Istrati «ne tarissait
pas de propos enthousiastes sur la révolution et sur l'avenir
radieux qui s'ouvrait devant elle», tandis que Souvarine pensait
qu'il ne pourrait s'instruire que par sa propre expérience et que
Rakovsky demeurait inhabituellement absent et silencieux (S., p.
56).

Après le succès fulgurant de ses premiers livres (notamment


Kyra Kyralina, Paris, 1924), Istrati, d'origine populaire et d'opinion
socialiste, affirmait une vive sympathie pour le communisme et
l'édification «socialiste» entreprise en U.R.S.S. Il était considéré
comme un compagnon de route et son désir de se rendre dans la
«Patrie des travailleurs» se réalisa à la suite d'une invitation aux
cérémonies du 10e anniversaire de la révolution. A ce moment-là,
Souvarine décrit ainsi la sensibilité politique de l'écrivain roumain :
«Il n'avait guère de connaissances en matière de marxisme ni de
souci à cet égard : ses sentiments lui tenaient lieu de doctrine, son
instinct le rangeait du côté des pauvres, des exploités, des victimes
et des révoltés de toute sorte. Son idéologie l'apparentait plutôt à
une sorte d'anarchisme humanitaire dépourvu de motivations

114
théoriques. Il ignorait tout du régime soviétique, sauf son hostilité
au monde capitaliste, et même au point de caresser le projet de se
fixer en Russie pour y vivre désormais, lui qui ne pouvait
s'incorporer à aucune collectivité, comme s'il était possible à un
individu indépendant d'exister dans un pays où toute la population
est enrégimentée, de gré ou de force, dans un réseau serré de
cellules étatiques et policières.» (S., p. 57)

En tout, Panait Istrati passa seize mois en U.R.S.S., sillonnant le


pays dans tous les sens, d'abord accompagné d'interprètes zélés et
d'officiels de la Voksy la Société de liaison culturelle avec l'étranger,
organisme dépendant de la Guépéou. Après diverses péripéties,
entrecoupées d'un bref séjour en Grèce où Istrati et son nouvel ami
Nikos Kazantzaki étaient allés dire leur enthousiasme pour le «pays
des Soviets», Istrati revint à Moscou, à la fin de l'année 1928. Son
enthousiasme initial s'émoussait peu à peu au contact des réalités
et particulièrement à cause de sa volonté de connaître et de
partager le sort de ceux d'en bas, en quittant les circuits
touristiques officiels, réservés aux hôtes de marque. Souvarine
décrit comme suit son état d'esprit du moment : « Il se berce
toujours de principes abstraits, de concepts idéaux qui font fi des
réalités palpables, mais il a vu et entendu tant de choses contraires
à la théorie que son esprit en est profondément troublé. Il croit que
la vérité est bonne à dire, pour combattre la dépravation du parti
étatique, l'iniquité qu'il a observée de toutes parts, les perversions
déjà multiples de la société nouvelle — et pour faire prévaloir la
justice dont il a une passion irrépressible.» (5., p. 69)

C'est au moment où la longue expérience d'Istrati en U.R.S.S.


l'inclinait vers des sentiments contradictoires qu'éclata ce qui allait
devenir l'affaire Roussakov, un vieil ouvrier juif et révolutionnaire,
de Leningrad. Roussakov avait six enfants, dont une fille aînée,
mariée avec Victor Serge, tandis qu'une autre de ses filles était
l'épouse de Pierre Pascal. Une bureaucrate communiste, convoitant
l'appartement qu'occupait la famille Roussakov, déclencha une
campagne de calomnies, bientôt relayée dans la P ra vd a de
Leningrad, en des termes qui faisait craindre le pire pour la vie du
viel ouvrier. A l'évidence, à travers Roussakov, c'était Victor Serge

115
que l'on cherchait à atteindre afin de briser la volonté d'un
opposant que sa notoriété dans les milieux intellectuels étrangers
protégeait encore indirectement, par rapport au commun des
mortels. Après la condamnation à mort de Roussakov, Istrati
s'insurgea et fit tout ce qui était en son pouvoir pour le sauver : «Il
m'a fallu dix jours de féroces interventions, là-bas, depuis Kalinine
jusqu'au dernier procureur, en passant par la toute-puissante
presse rouge, et soixante-dix jours de patience et de labeur
termitien, d'ici, pour que, embêté, Staline (sûrement) donne l'ordre
d'acquitter Roussakov ... l ». En 1934, annonçant la mort de ce
«prolo libertaire» et donnant la conclusion de cette lamentable
histoire, Jacques Mesnil écrivait : «Le vieux Roussakov fut privé de
travail, c'est-à-dire de pain ; il vit l'une de ses filles en prison, une
autre prise de folie à force de douleur et de tourments, son gendre
en prison, puis en exil ; il fut en butte à toutes les avanies et s'il n'y
avait eu à l'étranger des protestations énergiques de gens dont le
gouvernement de Staline a besoin, il aurait été chassé de Leningrad
et réduit à crever sur les grandes routes. Malgré sa vigueur native,
le vieil ouvrier, miné par la fatigue, lesprivations, les tourments,
les persécutions s'est effondré, atteint au cœur 12 .»

En même temps, cette affaire lui révélait la face cachée de la


réalité soviétique qu'il avait jusque-là tenté d’occulter, car elle
n'était pas un cas isolé, mais «l'un des milliers d'abcès dont se
meurt la Révolution», ainsi qu'il l'écrira à Romain Rolland, après son
retour en France. Comme l'écrira plus tard Souvarine, Istrati
«comprend, enfin, que l'affaire n'est ni locale, ni épisodique ; qu'il
ne s'agit pas d'un cas particulier, que c'est un microcosme où
s'affirme la lourde et implacable machine bureaucratique prête à
broyer des innocents irréprochables (...) Istrati est définitivement
désillusionné, désabusé, et enfin ne pense plus en formules

1 «Correspondance Panait Istrati-Romain Rolland (1919-1935)», Cahiers Panaït Istrati


n° spécial 2-3-4 (1987) édité par l'Association des amis de P. Istrati, Valence, p.
307, et p. 305 pour la citation suivante extraite de la même lettre en date du 5 mai
1929.
2 «La mort d'un ouvrier en U.R.S.S.», La Révolution prolétarienne, n° 168, 10 février
1934.

116
trompeuses sur la pseudo-dictature du prolétariat. Sa faible culture
politique d'autodidacte errant ne lui permet pas encore de rejeter
des clichés que l'opposition trotskyste entretient et lui inculque,
tant sur la lutte de classes, en l'absence de lutte et de classes, que
sur la nocivité de la bureaucratie alors que le Parti über ailes est
l'Etat soviétique. Mais ses intuitions contredisent ses opinions
invétérées. Il rentre à Paris le15 février 1929, fourbu, malade,
désorienté, ne sachant plus à qui, ni à quoi se vouer : il ne peut ni
parler, ni se taire, ni écrire, ni s'abstenir. Au lendemain de son
retour, il est chez moi, il raconte... » (5., pp. 72-73).

Parmi les raisons qui provoquaient cette «tempête sous un


crâne» chez l'écrivain roumain,il y avait bien sûr une immense
désillusion sur le régime soviétique. Il écrivait à ce moment-là à
Romain Rolland que la Russie lui avait «cassé les reins». Mais il est
probable que l'influence, pour ne pas dire le magistère moral et
intellectuel, exercée par Romain Rolland entrait également en ligne
de compte. Romain Rolland avait grandement contribué, en 1921, à
sauver Istrati d'un désespoir profond et d'un naufrage certain en
lui révélant ses dons littéraires, puis en accompagnant ses premiers
pas d'écrivain. Le vagabond roumain lui avait, dès lors, voué un
amour et une piété que l'on peut sans exagération qualifier de
filiaux. De plus, Romain Rolland était un des noms les plus
marquants de la gauche intellectuelle de l'entre-deux guerres et
l'écrivain le plus prestigieux de l'importante revue littéraire
E u ro p e, classée à gauche et fondée en 1923 aux Editions Rieder.
Après avoir été extrêmement réservé, de même que Maxime Gorki,
devant la révolution russe et le bolchevisme, il devint dans la
seconde moitié des années vingt, et surtout dans la décennie
suivante, un des principaux compagnons de route de l'U.R.S.S. et du
stalinisme, en participant systématiquement aux nombreuses
actions de propagande de l'Internationale communiste. Il lança
notamment avec Henri Barbusse un appel à l'unité des partis
ouvriers et démocratiques dans l'hebdomadaire M onde (28 mai
1932) pour la défense de l'U.R.S.S., prélude au rassemblement
d'Amsterdam, puis au congrès anti-fasciste européen de la Salle
Pleyel du 4 au 6 juin 1933. Après l'arrivée d'Hitler au pouvoir en
Allemagne le 30 janvier 1933, il fut de tous les appels et de tous

117
les Comités que lançaient Willi Münzenberg pour sauver Dimitrov
et ses co-inculpés du procès de l'incendie du Reichstag (à
l'exception bien sûr du malheureux Van der Lubbe considéré
comme un provocateur nazi). Il fit partie du comité Thaelmann
destiné à obtenir la libération du leader communiste allemand. La
même année, il adhéra à l'Association des écrivains et artistes
révolutionnaires (A.E.A.R.) et fit partie de son comité de patronage
aux côtés de Aragon, Barbusse, Jean-Richard Bloch, André Breton,
Luis Bunuel, René Crevel, Paul Eluard, Man Ray, Eugène Dabit, Elie
Faure et Paul Nizan. Si, comme l'écrivent Anne Roche et Geraldi
Leroy, «les noms symboles de Gide et de Romain Rolland
témoignent du souci des initiateurs du mouvement de ne pas
paraître inféoder l'A.E.A.R. au P.C.», «la réalité est moins idyllique»
L Romain Rolland joua également un rôle important à Vendredi qui
a souvent été présenté comme l'hebdomadaire des intellectuels
favorables au Front populaire. Enfin, on peut noter à propos de
l'évolution de la revue Europe dans les années 1934-1936, que les
spécialistes de l'histoire littéraire de la période constatent que les
textes de Romain Rolland et Jean-Richard Bloch «peuvent encore,
par leur flou, faire une certaine unanimité ; mais si on les replace
dans leur contexte, on constate qu'ils signifient l'inféodation au
P.C.F. et à l'U.R.S.S.» 2.

La correspondance entre Romain Rolland et Panait Istrati


éclaire particulièrement bien le débat entre les deux écrivains sur
l’U.R.S.S., après le retour d'Istrati en Europe. La participation de
Souvarine à la trilogie d'Istrati et les jugements portés par Romain
Rolland sur l'opposition communiste, en même temps que la stature
de l’écrivain, en font un épisode important de l'histoire des
intellectuels français devant le stalinisme. Elle permettra aussi de
comprendre les jugements sévères de Souvarine sur Romain
Rolland qui, pour lui, représenta le symbole de l'abdication devant
le stalinisme et l'approbation de la force brute.*

* Geraldi Leroy/Anne Roche, Les Ecrivains et le Front populaire, Paris, Presses de la


Fondation nationale des Sciences politiques, 1986, p. 17.
2 Geraldi Leroy/Anne Roche, op. cit.

118
La trilogie d'Istrati est également importante car elle
constituait le premier témoignage critique venu d'un écrivain
sym pathisant aidé de deux communistes oppositionnels.
Auparavant les ouvrages critiques, plus ou moins pertinents,
étaient venus principalement des milieux réactionnaires et
conservateurs. A gauche, les seuls documents essayant de mener à
bien une dénonciation argumentée du régime soviétique avaient
été le fait des autres courants révolutionnaires russes vaincus par
le bolchevisme et s'étaient pour la plupart intéressés à la période
1917-1921. Deux catégories d'ouvrages coexistaient dans cette
catégorie. D'abord des livres qui apportaient un point de vue
différent sur la période révolutionnaire comme, par exemple, L a
Révolution russe en Ukraine de Nestor Makhno (Paris, 1926).
Ensuite des livres ou brochures qui dénonçaient la répression dont
étaient victimes des militants socialistes-révolutionnaires ou
anarchistes, par exemple, Tché-Ka, Matériaux et documents sur la
terreur bolcheviste recueillis par le Bureau Central du Parti
socialiste-révolutionnaire russe (Paris, 1922) ou La Répression de
l'anarchisme en Russie soviétique par le «groupe des anarchistes
russes exilés en Allemagne» (Paris, 1923).

Après avoir informé Romain Rolland de l'affaire Roussakov,


Istrati lui écrivait quelques jours plus tard à propos de l'arrestation
de Francesco Ghezzi et des graves menaces qui continuaient de
peser sur Pierre Pascal et Victor Serge. Il lui demandait
d'intervenir en faveur des persécutés car il dépendait des amis du
dehors qu'on ne touchât pas à ces hommes : «On nous craint, car on
a besoin de nous (lorsqu'il faut intervenir pour un Bêla Kun ou pour
un Rokocsi)» l . Il avait mis le doigt sur le marché tacite dont
dépendaient les relations entre l'Union soviétique et les écrivains
sympathisants. Istrati espérait encore naïvement que la sympathie
des compagnons de route irait davantage aux victimes qu'aux
bourreaux.

Après un premier refus d'intervenir de Romain Rolland,


Istrati revint à la charge en joignant à son message du 28 mai 1929

1 Cahiers P. Istrati, op. cil., p. 309.

119 -
trois lettres de Boris Souvarine et ses deux lettres de décembre
1928 adressées au Guépéou en faveur de Roussakov. Il espérait
encore convaincre Romain Rolland d'accomplir un petit geste pour
les persécutés : «avec votre petit doigt, je me fais fort de soulever
bien des consciences» lui écrivait-il L

Dès le lendemain, Romain Rolland lui précisait sa position


dans deux lettres consécutives, dont les termes, comme la
sécheresse, étaient révélatrices : «1 - Défendre la Russie, quand elle
est menacée (elle l'est, elle le sera), par le reste du monde.; 2 -
Venir au secours de quelques malheureux condamnés à mort (ou
menacé de l'être) pour raison politique.» Il considérait les lettres au
Guépéou comme «parfaites». Par contre, celles «de Boris Souvarine
me déplaisent et me confirment encore plus dans ma résolution. Je
refuse à Boris le droit de représenter “les droits du peuple russe”.
Aucun homme ne peut permettre cette extravagante prétention».
En dehors de l'expression sur «les droits du peuple russe» reprise
par Rolland de la lettre de Souvarine, Romain Rolland ne donnait
pas d'autre détail sur ses désaccords avec Souvarine. Toutefois, ce
que nous savons de l'œuvre de Souvarine nous incite à penser que
l'interprétation qu'en suggère Romain Rolland était quelque peu
abusive. Souvarine a, toute sa vie, insisté sur les nécessaires et
indispensables distinctions à faire en ce qui concerne les affaires
russes. Il semble donc pour le moins surprenant de le voir tout à
coup s'ériger en représentant du peuple russe au mépris du simple
bon sens. A propos de ces distinctions il écrivait en 1937, pour
commenter les Retouches à mon retour d'U.R.S.S. d'André Gide : «La
confusion est courante entre la Russie et l'Union soviétique, le
peuple russe et le parti bolcheviste, la révolution de Lénine et la
contre-révolution de Staline. Rares ceux qui savent faire les
distinctions nécessaires et dans le russe discerner le soviétique,
dans la révolution le bolchevisme, et sur les multitudes dominées la
couche des dominateurs» (ACC, p. 301-302).

Dans la seconde lettre du 29 mai, portant la mention «urgent


et essentiel», Romain Rolland jugeait les lettres au Guépéou

Ibidem , p. 313, et p. 318-319 pour les deux citations suivantes.

120
«magnifiques». Mais, avec une logique singulière, il exhortait Istrati
à les garder secrètes : «Vous ne devez pas les publier en ce
moment, ni surtout les laisser publier par Boris et les amis de
Serge». En effet, selon l'écrivain, «cela ne servirait en rien à la
Révolution Russe — mais à la réaction européenne, dont les
oppositionnistes font aveuglément le jeu» 1. On reconnaît là, au
passage, un argument qui était promis à un bel avenir dans le
débat politico-intellectuel des décennies suivantes.

Devant les arguments et l’insistance de Romain Rolland, Istrati


hésita longuement. Ainsi, le 28 mai il annonçait à Rolland son
intention d'écrire «L'affaire Roussakov», tandis que le 30 il semblait
y renoncer. Souvarine, voisin d'Istrati à Paris et le rencontrant
presque quotidiennement, était le témoin, comme on l'a vu, de ses
hésitations et de sa difficulté à aller contre l'avis de Romain
Rolland. Le 20 août, enfin, sa décision prise, Istrati écrivait à
Romain Rolland : «Ami, j'ai cassé la vaisselle (...) Le sort de mes
amis, connus et inconnus, sera bientôt public, et ce n'est qu'ainsi
que nous les sauverons» 2. 1 Plus loin, il annonçait sa décision de
publier Vers Vautre flamme en trois volumes, seul le premier étant
de sa plume, le second écrit par Victor Serge et le troisième par
Souvarine.

Dans sa réponse (24 août), Romain Rolland ne cacha pas sa


vive hostilité à ce projet : c'était une grossière erreur qui allait
«donner des arguments à la réaction». Il l'attribuait au manque de
sens politique d'Istrati et lui conseillait de revenir à l'écriture
romanesque, son véritable domaine. Enfin, il déconseillait vivement
à Istrati de publier sous son nom des écrits d'autres personnes : «Il
est inadmissible qu'un Souvarine parle sous votre masque».
Quelque temps plus tard, ce sera la rupture entre les deux écrivains
du fait de Romain Rolland : «Je ne me brouille pas. Je brise» (15
mars 1930).

Deux leçons se dégagent de cet épisode. Il est, tout d'abord,


frappant de constater que pour Romain Rolland, Souvarine, parmi

1 Cahiers P. Istrati, op. cil., p. 319-320.


2 Ibidem , p. 324.

- 121 -
les communistes oppositionnels, figure toujours comme le
repoussoir, le «fanatique». Cette rancœur remonte-t-elle au début
des années vingt où le fondateur du B u lletin com m uniste
représentait le type même du bolchevik intransigeant à l'encontre
d'un écrivain qui avait très tôt adopté la posture du «grand écrivain
humaniste» ? C'est possible, mais là ne réside pas sans doute
l'essentiel des craintes exprimées par Rolland. Sans doute, ce
dernier comprit que la position de Souvarine était la plus radicale
pour dénoncer la «dictature du Secrétariat», d'où les craintes qu'il
exprimait à Istrati. Dans la décennie suivante, l'évolution respective
des deux hommes symbolisera, chacune à sa manière, un
paradigme opposé parmi les différentes prises de position politique
adoptées pendant cette période.

En ce qui concerne Romain Rolland, il est permis de constater


très prosaïquement qu'il est désormais impossible d'invoquer
l'ignorance de la répression en U.R.S.S. pour justifier le silence des
compagnons de route du stalinisme dans les années trente. C'est bel
et bien en connaissance de cause qu'un Romain Rolland a fait son
choix dans cet épisode. Et l'énormité des procès de Moscou
n'interrompra pas non plus le cours calme et serein de la bonne
conscience de cet humaniste bien pensant.

Abordant La Critique sociale, il ne sera pas surprenant de voir


que la personne de Romain Rolland n'y était guère ménagée et que
son soutien au stalinisme y était violemment dénoncé. Jean Bernier
parla d'Europe comme d'une revue à «l'idéologie démocratique
humanitaire» tandis qu'à propos de ses rédacteurs il souligna leur
«analphabétisme politique et économique (...) décourageant» (C.S., I,
p. 39). Pierre Kaan, de son côté, dénonça la dérive bolchéviste de
cette revue où Romain Rolland se faisait «le serviteur des néo­
bolcheviks» et qualifiait son attitude d'«attristante» (C.S., I, p. 183-
184).

Souvarine évoqua de son côté Romain Rolland dans ses


comptes rendus des numéros de La Révolution prolétarienne. La
rareté de ses jugements permet que l'on reproduise la totalité de
celui où Souvarine condamnait à la fois le littérateur et l'intellectuel
engagé dans un style très polémique. L'article de Romain Rolland

122 -
était paru dans le n° 116 (avril 1931) de la RP sous le titre :
«Europe, élargis-toi, ou meurs». Souvarine commentait :
«Littérature ampoulée ou l'hypertrophie du “moi” ne parvient pas à
se dissimuler sous un pêle-mêle d'affirmations creuses d'allure
humanitaire. Le littérateur stalinien, qui sait tout sans rien étudier,
tutoie l'Europe où il ne voit même pas les classes et tranche
souverainement des questions internationales avec une suffisance
incroyable, en mélangeant Lénine, Sun-Yat-En et Ghandi dans une
pathos déclamatoire. “Le récent procès de Moscou ne m'a rien
appris que je ne soupçonnasse”, dit cet adepte de M. Cachin, tout en
donnant dans le panneau de la guerre contre l'U.R.S.S. de plus en
plus imminente» (C.S., I, p. 89). Il qualifiera ultérieurement Romain
Rolland de «Stalino-Ghandiste» après son entretien publié dans la
RP avec l'apôtre de la non-violence (C. S., I, p. 237).

Au moment des procès de Moscou, Souvarine aura des mots


extrêmement durs pour ceux qu'il nommait «les intellectuels
français apologistes de Staline», symbolisés par les noms de Romain
Rolland, Langevin ou André Malraux (ACC, p.290-291). Ceux-ci
n'avaient pas l'excuse de la faim, de la torture ou de la coercition
exercées par une dictature totalitaire pour se faire les approbateurs
volontaires et enthousiastes de la politique de Staline. Approuvant
les Retouches à mon retour d’U.R.S.S. d'André Gide, il se félicita d'y
voir celui qu'il nommait le «zélateur sénile du bolchevisme» (ACC,
p.303) exécuté en quelques lignes : «Je crois que l'auteur d'A u -
dessus de la mêlée jugerait sévèrement Rolland vieilli. Cet aigle a
fait son nid : il s'y repose» l .

Revenons en septembre 1929, où Souvarine, s'étant rendu aux


raisons d'Istrati, partait pour Carquairanne, dans le Var, afin de
s'isoler quelques temps avec sa documentation afin de rédiger le
livre demandé. A son arrivée, il écrivait à Amédée Dunois : «Je suis
dans un patelin du Var, pour plus d'un mois sans doute, attelé à
une besogne assez ingrate qui doit être achevée en principe le 30
Septembre mais pour laquelle j'espère obtenir un délai de grâce

1 André Gide, Retour de l'URSS suivi de Retouches à mon retour de l'URSS, Paris, Ed.
Gallimard coll. Idées, 1978, p. 95.

123
les communistes oppositionnels, figure toujours comme le
repoussoir, le «fanatique». Cette rancœur remonte-t-elle au début
des années vingt où le fondateur du B u lletin com m uniste
représentait le type même du bolchevik intransigeant à l'encontre
d'un écrivain qui avait très tôt adopté la posture du «grand écrivain
humaniste» ? C'est possible, mais là ne réside pas sans doute
l'essentiel des craintes exprimées par Rolland. Sans doute, ce
dernier comprit que la position de Souvarine était la plus radicale
pour dénoncer la «dictature du Secrétariat», d'où les craintes qu'il
exprimait à Istrati. Dans la décennie suivante, l'évolution respective
des deux hommes symbolisera, chacune à sa manière, un
paradigme opposé parmi les différentes prises de position politique
adoptées pendant cette période.

En ce qui concerne Romain Rolland, il est permis de constater


très prosaïquement qu'il est désormais impossible d'invoquer
l'ignorance de la répression en U.R.S.S. pour justifier le silence des
compagnons de route du stalinisme dans les années trente. C’est bel
et bien en connaissance de cause qu'un Romain Rolland a fait son
choix dans cet épisode. Et l'énormité des procès de Moscou
n'interrompra pas non plus le cours calme et serein de la bonne
conscience de cet humaniste bien pensant.

Abordant La Critique sociale, il ne sera pas surprenant de voir


que la personne de Romain Rolland n'y était guère ménagée et que
son soutien au stalinisme y était violemment dénoncé. Jean Bernier
parla d'Europe comme d'une revue à «l'idéologie démocratique
humanitaire» tandis qu'à propos de ses rédacteurs il souligna leur
«analphabétisme politique et économique (...) décourageant» (C.S., I,
p. 39). Pierre Kaan, de son côté, dénonça la dérive bolchéviste de
cette revue où Romain Rolland se faisait «le serviteur des néo­
bolcheviks» et qualifiait son attitude d'«attristante» (C.S., I, p. 183-
184).

Souvarine évoqua de son côté Romain Rolland dans ses


comptes rendus des numéros de La Révolution prolétarienne. La
rareté de ses jugements permet que l'on reproduise la totalité de
celui où Souvarine condamnait à la fois le littérateur et l'intellectuel
engagé dans un style très polémique. L'article de Romain Rolland

122 -
était paru dans le n° 116 (avril 1931) de la RP sous le titre :
«Europe, élargis-toi, ou meurs». Souvarine commentait :
«Littérature ampoulée ou l'hypertrophie du “moi” ne parvient pas à
se dissimuler sous un pêle-mêle d'affirmations creuses d'allure
humanitaire. Le littérateur stalinien, qui sait tout sans rien étudier,
tutoie l'Europe où il ne voit même pas les classes et tranche
souverainement des questions internationales avec une suffisance
incroyable, en mélangeant Lénine, Sun-Yat-En et Ghandi dans une
pathos déclamatoire. “Le récent procès de Moscou ne m'a rien
appris que je ne soupçonnasse”, dit cet adepte de M. Cachin, tout en
donnant dans le panneau de la guerre contre l'U.R.S.S. de plus en
plus imminente» (C.S., I, p. 89). Il qualifiera ultérieurement Romain
Rolland de «Stalino-Ghandiste» après son entretien publié dans la
RP avec l'apôtre de la non-violence (C. S., I, p. 237).

Au moment des procès de Moscou, Souvarine aura des mots


extrêmement durs pour ceux qu'il nommait «les intellectuels
français apologistes de Staline», symbolisés par les noms de Romain
Rolland, Langevin ou André Malraux (A C C , p.290-291). Ceux-ci
n'avaient pas l'excuse de la faim, de la torture ou de la coercition
exercées par une dictature totalitaire pour se faire les approbateurs
volontaires et enthousiastes de la politique de Staline. Approuvant
les Retouches à mon retour d’U.R.S.S. d'André Gide, il se félicita d'y
voir celui qu'il nommait le «zélateur sénile du bolchevisme» (ACC,
p.303) exécuté en quelques lignes : «Je crois que l'auteur <VAu-
dessus de la mêlée jugerait sévèrement Rolland vieilli. Cet aigle a
fait son nid : il s'y repose» l .

Revenons en septembre 1929, où Souvarine, s'étant rendu aux


raisons d'Istrati, partait pour Carquairanne, dans le Var, afin de
s'isoler quelques temps avec sa documentation afin de rédiger le
livre demandé. A son arrivée, il écrivait à Amédée Dunois : «Je suis
dans un patelin du Var, pour plus d'un mois sans doute, attelé à
une besogne assez ingrate qui doit être achevée en principe le 30
Septembre mais pour laquelle j'espère obtenir un délai de grâce*

* André Gide, Retour de l'URSS suivi de Retouches à mon retour de l'URSS, Paris, Ed.
Gallimard coll. Idées, 1978, p. 95.

123
d'une dizaine de jours : 300 pages sur la situation de l'U.R.S.S. Je
t'expliquerai de vive voix, à mon retour, en quoi consiste cette
besogne un peu spéciale l .» Il demandait également de l'aide à des
amis restés à Paris, afin de compléter ses sources ou pour vérifier
un point de détail. Ainsi, dans sa correspondance à Simone Breton,
il chargeait son amie de lui acheter le premier tome des Πuvres
com plètes de Lénine, de vérifier ou de faire vérifier le chiffre de
600.000 enfants abandonnés en U.R.S.S. dans un article de L'Œuvre
du 25 juin 1926, ou dans une autre lettre, d'acheter les derniers
numéros du Sotsialistitcheskii Vestnik chez un libraire de la rue
Bonaparte *2. Dans une de ses lettres, il informait sa correspondante
de la progression de son travail et des difficultés rencontrées : «Le
travail avance, mais plus lentement que je ne pensais, à cause de
l'abondance des matériaux à triturer, et de mes scrupules
pathologiques dans le choix et la vérification. Je n'en décolle plus de
la journée.»

A son retour à Paris, Souvarine, dans une lettre en date du 24


novembre 1929, s'expliquait longuement sur sa propre contribution
à la trilogie : «La Russie nue est tout le contraire de “quelque chose
de fini” et en grande partie par ta faute (j'accepte, bien entendu, ma
part de responsabilité). Tu me recommandes d'écrire sur un ton
réservé, prudent impersonnel, bref neutre et morne, ce qui m'a
engagé dans la voie strictement documentaire où j'ai dû faire le
travail d'un volume mais de dix au moins. Pendant ce temps, tu
traites les bolcheviks de brigands et de bandits, toi qui me
reprochais le mot “d'usurpateur” écrit dans le B u l l e t in .
Naturellement, j'ai peu à peu changé de ton après avoir corrigé les
épreuves et à mesure que mon propre travail m'excitait.
L'ensemble reste toutefois réservé, peut-être même un peu gris, et
sûrem ent dépourvu (volontairem ent) de personnalité,
conformément à ton désir. Je n'exagère pas en disant qu'il y a dans
ce volume au moins un millier de citations et de références. Cela

* Lettre du 8 septembre 1929, Archives Dunois, Institut français d'histoire sociale,


P aris.
2 Lettres de Souvarine à Simone Breton consultées partiellement grâce à l'obligeance
de Mme Sylvie Sator.

124
représente non seulement 70 jours de travail à raison de 10 ou 12
heures par jour, mais des années d’études et de recherches. (...) Ce
sera une sorte de photographie de la réalité soviétique pour les 150
millions de pauvres diables de l'U.R.S.S., sans thèse ni controverse,
bien qu'il doive s'en dégager, par la stricte éloquence des faits
sèchement rapportés, une démonstration très forte. A la fin, j'ai
ajouté un chapitre qui abâtardit peut-être le caractère du livre
mais m'a semblé nécessaire pour aller au devant des
interprétations erronées ou mensongères : c'est une esquisse des
perspectives possibles pour l'U.R.S.S., malheureusement trop denses
(...). Enfin, innovation, j'ai collé un “arrière-propos” justifiant
l'actualité de l'ouvrage.
Donc rien de “fini” car le lecteur qui m'aura suivi jusqu'au
bout sera déçu de ne pas trouver un exposé analytique de la
situation économique, pour lequel il n'y avait pas de place. C'est le
plan quinquennal qui domine toute l'évolution. Je l'ai étudié à fond
et vais même écrire un mémoire là-dessus, pour les copains. Mais
impossible de le fourrer dans le bouquin. Ou alors, il aurait fallu
m'autoriser à faire 400 à 500 pages U»

Le livre correspondait tout à fait à ce descriptif, comme on va


le voir, après avoir brièvement évoqué ce que l'on pourrait
qualifier comme une importante occasion manquée d'entamer la
fascination grandissante pour le mythe de la «construction
socialiste» en U.R.S.S., dans l'opinion dite de gauche, et surtout dans
la conscience ouvrière. En effet, au moment où Souvarine écrivait
cette lettre à Istrati, étaient déjà parus les deux premiers volumes
de la trilogie, ainsi que le chapitre sur «L'affaire Roussakov ou
l'U.R.S.S. d'aujourd'hui» publié dans la Nouvelle revue française du
1er octobre 1929 *2. Outre une publication échelonnée des trois

* «Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati, 1929-1934», Cahiers Panait Istrati,


n° 7, 1990, p. 163-164.
2 Contrairement à ce qu'indique une note des Cahiers, sur le fait que les trois volumes
étaient parus au moment où Souvarine écrivait sa lettre du 24 novembre : ce qui
apparaît très clairement à la lecture. De plus, sur un exemplaire de l'époque, on
trouve les dates d'impression suivantes : octobre 1929 pour le 1er volume, novembre

125
livres par l'éditeur, nuisible à une bonne réception de l'ouvrage,
Souvarine reprochait à Istrati sa publication préalable de l'article
dans la N.R.F. et, dans un courrier du 1er décembre, il interrogeait
son ami : «Que voulais-tu ? Frapper l'opinion, mais surtout l'opinion
ouvrière et communiste. Or, tu as fait en sorte que ladite opinion a
jugé et condamné avant d'avoir lu, non seulement les trois
bouquins, mais même le premier. Et cela parce que, contrairement à
ce que tu m'écris, tu as montré d'abord non pas la proue de ta
galère, mais la poupe. Car l'affaire Roussakov, c'est la poupe et non
la proue. La proue, c'est l'entrée en matière, le coup que tu portes à
la société bourgeoise ; la poupe, c'est ton coup à la société
soviétique. En isolant celui-ci, tu changes absolument l'optique de la
position et tu as eu l'air de cogner seulement du côté soviétique.
Ayant favorisé un courant d'opinion contre toi et ta thèse (dans les
milieux ouvriers) en exhibant seulement cette poupe, tu montres ta
proue deux mois après, alors que le dénigrement a fait son œuvre.
Trop tard. On ne lira plus, car on croit être fixé sur ta “trahison”.
A part cela, on trouvera peut-être des lecteurs dans le camp
de nos ennemis, mais ce n'est pas ce but-là que nous visions l .»

En outre, Souvarine reprochait à Istrati ses départs successifs


et répétés à l'étranger qui ne permettaient pas aux deux hommes
de riposter aux multiples attaques dont était victime l'ouvrage.
Dans les lettres de cette période, Souvarine reprenait régulièrement
ses remontrances afin d'amener Istrati à adopter une attitude plus
rationnelle et plus politique, pour ne pas compromettre
définitivement l'écho de la trilogie. Ainsi, le 24 novembre,
Souvarine lui écrivait : «Je comprends le franc-tireur. Mais je ne
comprends pas celui qui intervient dans une grande lutte pour tirer
un coup de feu, puis filer. Que chacun combatte à sa manière. Mais
provoquer une bagarre, puis laisser les copains s'en dépêtrer, à
quoi cela rime-t-il ? *2» Et deux mois plus tard, le 17 janvier 1930 :
«“Susciter le débat interdit en Russie”, voilà ce que nous voulions

pour le 2e et décembre pour le 3e. Cela n'est absolument pas un point anecdotique,
car cette publication échelonnée pesa dans la réception de l'ouvrage.
* «Lettres de Souvarine à Istrati», op. cil., p. 166-167.
2 Ibidem , p. 163 et p. 174 pour la citation suivante.

126
avant tout. Nous échouons complètement, et par ta faute : fuite à
y
Vienne, fuite en Egypte. Et n'en parlons plus. Nous ne pourrions que
nous répéter l .»

C'est dans ce contexte qu'était paru en décembre 1929, L a


Russie nue, un ouvrage de 334 pages, composé d'un avant-propos,
de sept chapitres et d'un arrière-propos 12. Trois chapitres étaient
intitulés «La vie tragique des travailleurs», par référence au livre
du même titre des frères Léon et Maurice Bonneff publié en 1908
avec une préface de Lucien Descaves, dans la tradition des grandes
enquêtes sur la condition ouvrière du siècle précédent 3. Par ce
choix, le propos de Souvarine s'inscrivait dans le droit fil du
reportage social, à l'intersection du militantisme et du journalisme.
La nouveauté était d'inscrire le principe de cette enquête sur la
condition ouvrière dans le premier pays censé avoir porté le
prolétariat au pouvoir. Elle établissait la volonté de Souvarine de
mettre le meilleur de la tradition ouvrière et socialiste au service
de la dénonciation d'un État qui, sous couvert de libération sociale,
rétablissait et aggravait les principaux maux dont avait souffert la
classe ouvrière, en y ajoutant une imposture suprême : établir la
plus redoutable tyrannie et la plus féroce exploitation sur les
classes laborieuses sous l'image fallacieuse du «pouvoir des
travailleurs».

Souvarine faisait précéder son enquête sur les classes


laborieuses d'une «introduction à la vie soviétique», dans laquelle il
établissait un «petit discours de la méthode» sur la façon de
démêler le vrai du faux dans ces affaires : «Certes, il ne peut être
question de s'emparer de phénomènes isolés pour en caractériser
toute une situation. Les adversaires systématiques de la révolution

1 Souvarine faisait allusion au fait qu'Istrati avait rejoint sa compagne, Bilili, à


Vienne en novembre et, après quelques semaines dans cette ville, était parti pour
l'Egypte, où il fut refoulé par les autorités en février 1930.
2 Nous avons présenté précédemment le chapitre VI, «La “Dictature du prolétariat"».
D n'en sera donc plus question dans les pages suivantes.
3 Le livre de Léon et Maurice Bonneff a été réédité en 1984 par E.D.I avec une
substantielle présentation de Michelle Perrot.

127
se sont servis de cette méthode pour forger la légende anti-
bolchévique, à laquelle les héritiers plus ou moins légitimes de
Lénine ont cru expédient de riposter par la légende soviétiste. Mais
le contre-pied d'une contrevérité n'est pas nécessairement la vérité.
Les deux légendes se valent. Loin de se compléter, elles s'excluent
mutuellement et laissent le problème entier. Inspirées d'intentions
contraires, elles procèdent d'un système identique consistant à
généraliser des faits exceptionnels : seulement les rivaux ne
choisissent pas les mêmes exemples. La vérité n'est pas dans un
juste milieu, ni composée partie de l'une, partie de l'autre thèse.
Elle est distincte, et peut impliquer des réalités incluses dans les
légendes opposées, mais en les ramenant à leurs justes proportions,
en leur restituant leur sens véritable L»

Renvoyant dos à dos les «détracteurs à tout prix» et les


«apologistes à tous crins», Souvarine entendait dire la vérité en
s'abstenant de sélectionner des faits exceptionnels, mais en
exposant les phénomènes généraux qui intéressaient la vie des
classes laborieuses, «tantôt en rassemblant assez de faits pour
établir une règle, tantôt en citant des cas assez importants pour la
caractériser», en s'en tenant à la période qui avait suivi la mort de
Lénine 2.

Afin de donner une description de la situation des classes


laborieuses, Souvarine ne contestait pas l'intérêt des données
établies par les services de statistique, mais remarquait qu'il valait
mieux «décrire d'abord» les conditions de vie et de travail des dites
classes, afin que les chiffres fournis prennent leur véritable
signification. Pour ce faire, il constatait un certain nombre de faits
caractéristiques, «ayant la valeur d'illustrations d'une situation
générale» grâce à une «documentation certifiée conforme» : la
presse soviétique étant en effet sans exception sous le contrôle du
Parti bolchevik 3. Après des premières informations tirées de la
P ra vd a de 1925 sur les fantastiques problèmes de logement

1 Op. cil., p. 23.


2 Ibidem, p. 33.
3 Ibidem, p. 38.

128
auxquels étaient confrontés les classes laborieuses, Souvarine
continuait en soulignant, à partir de multiples exemples tirés de la
presse soviétique, la dégradation de ces conditions d'habitation par
suite de l'accroissement de la population des villes et du nombre
par trop restreint de constructions nouvelles, entraînant des
conséquences faciles à prévoir en terme, notamment, de santé
publique. Et Souvarine, page après page, donnait, année après
année, une description accablante d'un sort qui n'était pas
seulement celui de «quelques travailleurs défavorisés, mais de
l'immense majorité, dans la première République du monde qui se
réclame du socialisme» 1. Et, thème après thème, il refaisait à
chaque fois une démonstration aussi accablante dans les faits
rapportés qu'identique dans sa méthode d'évaluation, à propos des
conditions de travail, de l'assistance médicale, des accidents du
travail, des salaires, du chômage, de l'exploitation des femmes et
des enfants ou de la durée de la journée de travail.

Après la classe ouvrière, Souvarine consacrait un chapitre de


même facture aux travailleurs de la terre. A partir d'un ouvrage
édité en 1925 par les Editions d'Etat par deux auteurs communistes,
Rycline et Trountaiev, Souvarine donnait cette description
accablante de l'organisation politique et sociale dans les milieux
ruraux : «le pouvoir aux soviets, cela n'a aucun sens à la campagne ;
les vieilles formes d'administration subsistent, les nouvelles ne
comptent pas, sauf pour pressurer le villageois ; les paysans
pauvres et moyens sont à la merci du premier communiste ou
comsomol (membre de la Jeunesse communiste) venu ; les
“élections” aux soviets ne sont que la ratification obligatoire de la
liste imposée par la cellule communiste la plus proche ; le soviet ne
sert qu'à percevoir les impôts ; personne ne veut en être membre ;
sous la menace communiste, on organise un roulement pour que
chacun subisse la corvée à son tour ; le soviet, une fois “élu” (!) dans
ces conditions ne donne plus signe de vie ; il ne se réunit pas même
une fois dans l'année ; le président malgré lui perçoit les impôts,
dresse la liste des contribuables défaillants ; les paysans traitent
leurs affaires sérieuses dans leurs “rassemblements” (skhod)*

* Ibidem, p. 53.

129
traditionnels ; les communistes se considèrent comme les maîtres ;
ils ne dirigent pas, ils commandent ; quand il y aune cellule, elle
s'empare des fonctions du soviet 1.» Cette organisation despotique
et quasi-féodale s'établissait sur une condition littéralement
misérable des travailleurs journaliers, confirmée explicitement
dans un article de la P ravda du 14 août 1925 : «Le salaire du
journalier, dans l'écrasante majorité des cas, ne lui donne pas la
possibilité de se nourrir». Et Souvarine continuait sa démonstration,
toujours de la même manière, pour les paysans moyens ou pauvres,
avant de constater l'état sanitaire déplorable des campagnes et les
ravages de l'alcoolisme sur une population spoliée et désespérée. La
situation n'était pas meilleure dans les sovkhozes, et même souvent
pire. En conséquence, Souvarine pouvait parler «des multiples
manifestations d'un mal engendré par des survivances de barbarie
paysanne et favorisé par le régime politique» qui se manifestaient
«dans les maladies de l'appareil soviétique» : «vols, concussions,
spoliations, arbitraire, persécution des faibles, débauches, parfois
assassinats» 2.

Enfin, il restait à examiner «la puissance des ténèbres», c'est-


à-dire la «misère culturelle du peuple russe» qui allait de pair avec
sa misère matérielle. Souvarine examinait successivement
l'analphabétisme, l'éducation (budget, matériel d'enseignement,
condition des instituteurs, les étudiants, la formation, etc.), puis les
obstacles aux progrès des lumières : progrès des sectes religieuses
et ravages d'un alcoolisme qui, d'un coté, était dénoncé
platoniquement tandis que la production ne cessait de croître au
profit du budget de l’Etat. Pour tous ces problèmes, souvent
évacués ou minorés en fonction de «l'héritage du passé» tsariste,
Souvarine remarquait que «la conservation de cet héritage maudit
n'est pas moins évidente», avant d'aborder la question de
l'antisémitisme. Il convient de citer l'intégralité de ces réflexions
sur le sujet, car c'était, à notre connaissance, la première fois que
Souvarine, en particulier, et les communistes oppositionnels, en

1 Ibidem , p. 139-140.
2 Ibidem , p. 161.

130 -
général, abordaient cette question, décisive pour la nature et
l'avenir du régime instauré dans l'ancien empire des tsars :

«Il est cependant une plaie hideuse de la société soviétique,


apparue depuis la mort de Lénine, dont il faut faire la part des
origines lointaines et des responsabilités présentes, l'antisémitisme,
au développement chaque jour signalé dans la presse. Il y avait de
l'antisémitisme autrefois en Russie, mais confiné dans des
catégories très restreintes de la population ; la classe ouvrière n'a
jamais été antisémite, pour ne parler que d'elle. Et surtout, on
n'avait jamais vu trace d'antisémitisme dans les partis
révolutionnaires et socialistes ou communistes. Or, depuis la
renaissance de l'antisémitisme, manifestée vers 1925 et accentuée
dans la suite, c'est le prolétariat qui est contaminé par cette forme
de sauvagerie. Et l'expérience prouve qu'il n'y a pas
d'antisémitisme sans complicité du pouvoir. Certes, l'antisémitisme
est officiellement dénoncé, et puni sous ses aspects violents. Mais il
en est de ce phénomène comme de bien d'autres en Union
soviétique : on s'en prend formellement aux effets sans attaquer les
causes et, selon l'expression courante là-bas, et valable pour
l'alcoolisme et l'analphabétisme aussi, “on soigne les rhumes en
entretenant les courants d'air” L»

Si la trilogie signée par Istrati ne réussit pas à entamer le


crédit dont jouissait de plus en plus la propagande soviétique, elle
provoqua néanmoins de nombreux remous, à commencer par les
autorités soviétiques elles-mêmes. Ainsi, Souvarine signalait à
Istrati, dès le 28 novembre, l'importance que l'on accordait à son
acte en U.R.S.S. : «Cela me confirme dans l'opinion que tu ne devais
pas laisser tomber purement et simplement les attaques. Sans
verser dans l'hystérie de tes (nos) agresseurs, il était possible de les
acculer à une rétraction sur la question police et de les contraindre
à une discussion sur un autre ton. C'eût été enfoncer un coin décisif
dans l'opinion communiste, alors que dans la situation que tu1

1 Ibidem , p. 215-216.

131
acceptes, les livres ne toucheront plus dans le meilleur des cas que
l'opinion non-communiste1.»

Du côté de l'U.R.S.S. et de tout l'appareil stalinien


international, le danger avait été immédiatement bien perçu, et on
peut dire qu'Istrati fut le premier ex-compagnon de route sur
lequel les «organes» expérimentèrent et perfectionnèrent, dans les
pays d'Europe occidentale, leur méthode de disqualification et de
dénigrement. Jean-Marie Goulemot a très justement parlé à cet
égard de «mise en œuvre d'une stratégie pour disqualifier un
discours critique sur l'U.R.S.S. sans qu'il soit besoin d'en réfuter les
énoncés ni même de les redire», la réfutation s'attaquant à l'homme
«pour le réduire au silence et démontrer par là la fausseté
nécessaire de son témoignage» 12.

Ainsi, L ’Humanité du 5 octobre 1929, «dans l'impossibilité de


démentir les faits ou de les travestir» n'avait «rien trouvé d'autre
que de le traiter d'agent de la police roumaine, d'agent de la
Sigurenza» sans l'ombre d'une preuve, comme l'écrivait Pierre
Monatte, qui ajoutait : «L'article de L ’Humanité du 5 octobre 1929
fait un digne pendant à l'article de la Pravda de Leningrad du 31
janvier 1928. Même mépris de la vérité, même mépris de l'honneur
et de la vie des gens, même servilité devant les procédés de la
police russe» 3. De même, Le Libertaire s'étonna de voir les
journalistes de L ’Humanité «nier à Istrati tous les mérites qu'ils lui
reconnaissaient si hyperboliquement la veille» tout en ne disant
rien du fond de l'affaire, «car le silence est plus commode et les
insultes suppléent les arguments». Dans ce discours du mensonge et
de la calomnie, le rôle des anciens soi-disant amis de Panait Istrati,
tel Barbusse, Jean-Richard Bloch, etc., ne fut pas le moindre, le

1 «Lettres de Souvarine à Istrati», op. cit., p. 166.


2 Jean-Marie Goulemot, «Stratégie du mensonge», L 'A rc, n° 86/87, Panaït Istrati,
1983. Nous renvoyons à cet excellent article sur tout cet aspect de l'affaire
déclenchée par Vers l'autre flamme, et à l'ensemble du numéro pour une
réévaluation littéraire, mais aussi politique de l'œuvre d'Istrati.
3 «Le carnet du sauvage : Panaït Istrati, “L 'H u m a n ité” et l'affaire Roussakov», L a
Révolution prolétarienne, n° 90, 15 octobre 1929.

132 -
comble de cette curée étant atteint quelques années plus tard,
quand Vladimir Pozner publia dans Commune (n° 19, mars 1935)
une «Prise à partie de Panait Istrati», dont la première partie était
intitulée «Acte de décès» et la seconde «Autopsie», quelques jours
seulement avant qu'il succombât à la maladie, le 16 avril 1935. A
notre connaissance, c'est un des rares cas où une exécution
littéraire mérite à un tel point ce qualificatif L

Mais, si la réaction des staliniens était prévisible, l'attitude


désinvolte d'Istrati leur facilitant involontairement la tâche comme
Souvarine ne cessa de le lui rappeler entre novembre 1929 et
janvier 1930, les prises de position des communistes oppositionnels
furent plus surprenantes 12. En effet, après son retour d'U.R.S.S.,
Istrati accorda un entretien à Frédéric Lefèvre des N o u v e lle s
littéraires (23 février 1929) dans lequel il avait qualifié Trotsky et
l'opposition de «réserve d'or de la révolution russe». Dans un
premier temps, des militants proches du trotskysme comme Alfred
et Marguerite Rosmer avaient fait des démarches auprès de
l'écrivain roumain. Ainsi, Alfred Rosmer qui en informait Trotsky,
dans une lettre du 13 août 1929 : «Marguerite a rendu visite à
Istrati peu de jours avant mon retour. Ayant appris que Barbusse
lui avait refusé un article pour M onde, j'avais pensé que cet article
pourrait être excellent pour nous. Istrati a accueilli Marguerite très
aimablement ; il l'a fait bavarder longuement sur vous et sur
Prinkipo ; puis il lui a donné le fameux article et même la note de
Barbusse énumérant les raisons du refus d'insertion. Mais le

1 Notons pour mémoire quelques uns des articles publiés dans M onde en 1935 : «Le
Haidouk de la Siguranza», par Henri Barbusse (22 février), «Homère marchand de
cacahuètes», par Jean-Richard Bloch (15 février), «Le loup devenu mouton ou Panait
Istrati fasciste», par Louis Dolivet (1er février). Un article de cette tonalité devrait,
à tout le moins, inciter certains historiens à s'interroger plus avant sur la
personnalité de Dolivet qui, malgré sa collaboration à Front mondial, organe de la
section française du Comité mondial de lutte contre le fascisme et la guerre, une des
multiples créations de l'homme-orchestre Willi Münzenberg, passe pour un sincère
démocrate antifasciste. Cf. J.-L. Panné, Boris Souvarine, op. cit., p. 442.
2 Jean-Louis Panné, «Istrati, les révolutionnaires et la Russie soviétique». C ahiers
Panait Istrati, n° 8, 1991, p. 201-209.

133 -
lendemain il y avait chez nous une lettre lui demandant de
réserver la publication dans La Vérité jusqu'à nouvel avis. Comme
vous allez le voir, je pense que vous pourrez l'amener à collaborer,
occasionnellement, avec nous. Il ne veut pas être uniquement
“gendelettres” et c'est sûr qu'il n'est pas un écrivain ordinaire, en
tout cas, il peut être autre chose. Seulement, maintenant, il ne sait
plus quoi faire. C'est pourquoi il se retourne vers vous. Il cherche
de l'aide 1.» Mais, après la publication de «L'affaire Roussakov ou
l'U.R.S.S. d'aujourd'hui» dans la N.R.F., Trotsky tint à se démarquer
nettement d'Istrati : «Il semble bien qu'Istrati ait fait un pas tout à
fait extravagant. Je n'ai pas encore lu son article, mais ce que m'en
a dit le camarade R[anc] et ce que Marg[uerite] m'en a écrit
démontrent que c'est un allié des plus dangereux. Ne croyez-vous
pas nécessaire de dégager nettement notre responsabilité par
quelques lignes sur l'article en question dans La Vérité ?
Naturellement on pourrait en passant réfuter les ignominies de
L'H um anité 12.» Ce qui avait déjà été fait dans le n° 5 de La Vérité
par Pierre Naville — «Panait Istrati et l'affaire Roussakov» — qui
reprochait à l'écrivain son choix de la N .R .F . alors qu'il fallait
toucher les ouvriers communistes et critiquait certaines conclusions
du romancier, «entraîné par sa nature et son lyrisme». Quelques
jours plus tard, Trotsky contesta la place occupée par cet article qui
avait été publiée en «une» alors qu'une note de quelques lignes en
pages intérieures lui paraissait suffisante et précisa ses divergences
avec Istrati : «Istrati va à la presse bourgeoise pour l'informer sur
les crimes de ce mauvais gouvernement de Moscou et il en tire des
conclusions qui sont entièrement contraires aux nôtres». Ainsi,
l'utilisation de la «presse bourgeoise» était légitime dans le cas de
Trotsky et non dans celui d'Istrati. D'autres réactions négatives
eurent lieu parmi les communistes oppositionnels, comme celle de
Contre le courant (n° 38, 22 octobre 1929) où Magdeleine Paz, sous
un vigoureux «Non, Istrati», reprocha également à l'écrivain la
publication de son article dans la N.R.F., mais surtout exprimait le
fond de ses divergences : «Devant toutes les affaires Roussakov de
Russie, la conclusion n'est pas de dire : “nous avons perdu notre foi”,

1 Trotsky/A. et M. Rosmer, op. cil., p. 48-49.


2 Ibidem, p. 71.
comme le fait Istrati, “démoralisé, vaincu par trop de déceptions”,
c'est de rendre cette foi plus agissante que jamais, c'est de lutter de
toutes ses forces en véritable défenseur des principes et des
conquêtes communistes, contre la caste qui essaie de dominer la
classe.»

Par contre le livre d'Istrati et, globalement, la trilogie furent


bien accueillis dans les milieux libertaires, des anarchistes stricto
sensu aux syndicalistes révolutionnaires. Pour ces derniers, Pierre
Monatte rendit compte très favorablement de Vers Vautre flamme
dans La Révolution prolétarienne (n° 90, 15 octobre 1929). Monatte
réfutait notamment les arguments de ceux qui reprochaient à
Istrati sa trop grande passion dans cette affaire et sa généralisation
d'un fait divers regrettable, mais peut-être pas représentatif. «Un
tel fait-divers, malheureusement, est tiré à de trop nombreux
exemplaires», déclarait Monatte avant de rappeler l'exemplarité
d'un fait-divers comme le procès Dreyfus pour comprendre «les
profondeurs de la vie politique française», une trentaine d'années
auparavant. A partir du n° 95 de la revue syndicaliste, et pendant
plusieurs semaines, fut insérée une publicité des éditions Rieder
sur les trois livres qui précisait qu'il étaient «interdits à la fois en
Italie et en Russie». Même écho favorable dans Le Libertaire (n°
229, 9 novembre 1929), pour qui l'affaire Roussakov illustrait
«magnifiquement» ses critiques sur le bolchevisme. Des dénis de
justice similaires avaient été dénoncés par centaines dans
l'hebdomadaire anarchiste, mais l'importance qu'on accordait à
cette affaire, tenait à la personnalité d'Istrati, hier encore «fêté à
l'égal d'un demi-dieu par les bolchévistes de tous les pays».
Barcelone, l'auteur de l'article, considérait Istrati comme «un Gorki
mâtiné de Jules Vallès», «généreux, violent, prompt à tous les
emballements, démesuré dans l'amitié comme dans la haine». A la
mort d’Istrati, le même hebdomadaire (n° 445, 19 avril 1935)
qualifia les trois livres de Vers Vautre flamme d'«ouvrages
remarquables», tandis que l'affaire était ainsi résumée : «Sacré hier
grand homme, Istrati ne fut même plus bon à donner aux chiens.
Ses confrères en littérature de la secte bolchévisante, soucieux de
ménager le débouché russe, lui tournèrent le dos et le salirent.
Mieux que cela, ils rivalisèrent de zèle sous la direction de Barbusse

135
dont pourtant la vénalité est notoire. La meute déchaînée se lança
aux trousses de l'homme, qui avait retrouvé son âme de vagabond.»

Malgré leurs différends au moment de la sortie de la trilogie,


les relations entre Souvarine et Istrati n'en furent pas altérées.
Souvarine continua à écrire à Istrati après son retour en Roumanie.
C'est lui, notamment qui lui apprit le décès de Roussakov et, avec le
temps, cette correspondance laissait apparaître la profondeur de
leur amitié : «Tu ne sais pas combien je pense à toi souvent car tu
es un des rares hommes que j'admire et que j'aime en même
temps», lui disait Souvarine le 8 août 1934 L

Après sa mort, Le Combat marxiste (n° 19, mai 1935) rendit


un hommage à Istrati que Souvarine aurait certainement pu
contresigner : «son œuvre reste le patrimoine du prolétariat, et un
jour viendra où une classe ouvrière grande et forte, débarrassée
des langes sanglants du bolchevisme et du réformisme, une classe
ouvrière enfin réveillée le placera au premier rang des siens». Au
moment de la parution du Retour d'U.R.S.S. d'André Gide, un
rédacteur des H um bles rendra un hommage posthume à un Istrati
«mort trop tôt» 12, tandis que Boris Souvarine poursuivit et
développa au plan politique ce parallèle entre les œuvres
respectives d'Istrati et Gide devant le sphinx soviétique :

«Tous deux sont partis pour l'U.R.S.S. le cœur gonflé d'espoir,


la tête pleine de quasi-certitudes, sans préparation véritable à
l'intelligence d'un problème aussi vaste et complexe. (...) L'un et
l'autre eussent pu se renseigner d’abord à bonne source, étudier ici
la question qu'ils croyaient résolue en Russie, s'épargner de tristes
désillusions et une chute douloureuse. Mais peut-être vaut-il
mieux, en définitive, pour eux et pour nous, que tous deux aient
vécu cette crise de conscience. Celle d'Istrati a eu peu d'effet sur le
public abusé par la mise en scène russo-soviétique, mais Gide a

1 «Lettres de Souvarine à Istrati», op. cit., p. 179.


2 Albert Comier, «Pour un homme qui est mort trop tôt», Les Humbles, vingt-
deuxième série, cahier n° 1, janvier 1937. Nous avons republié cet article, suivi
d'une note «Sur la revue Les Humbles», dans les Cahiers Panait Istrati, n° 10, 1993.

136 -
retenu à temps beaucoup d'intellectuels sincères glissant sur une
pente fâcheuse, en leur donnant à réfléchir (...)
Mais là où Istrati, bouillant d'indignation, n'a pas su faire
preuve de maîtrise de soi, Gide a gardé son calme et le self-control
qu'il fallait pour tenir en respect la meute déchaînée.
Loin de céder aux insultes et aux menaces, il a nourri et
fortifié ses convictions pour écrire ses R e to u c h e s . Dans des
circonstances générales et particulières d'ailleurs très différentes,
et tout à l'avantage du second, Istrati a sombré tandis que Gide
restait debout, mûri et grandi (AC C , pp. 302/303).»

Si le résultat n'avait pas été à la hauteur de leurs espérances,


Istrati et Souvarine avaient eu le mérite, parmi les premiers, de
tenter de dire la vérité sur l'U.R.S.S. en allant au-delà des
apparences trompeuses ou illusoires et des proclamations
idéologiques mensongères, en se réclamant à juste titre du
prolétariat, pour Istrati, et de la tradition socialiste des enquêtes
ouvrières, pour Souvarine. Relu des décennies plus tard, le livre
écrit par Istrati est un document accablant pour le régime
soviétique servi par la plume d'un très grand écrivain, tandis que
celui de Souvarine était la démonstration la plus concrète et la plus
probante du caractère de classe de la société soviétique et d'une
dictature implacable sur le prolétariat.

137
- CHAPITRE II -

LE COMMUNISME DEMOCRATIQUE
1930-1934

«Toute l'autorité, la tactique et


l'ingéniosité ne remplacent pas
Une parcelle de conviction au
service de la vérité. Ce lieu
commun, je crois l'avoir
amélioré.»
René Char, Fureur et mystère,
(Feuillets d'Hypnos, 1943-1944)
Paris, Poésie/Gallimard, 1974, p. 88.

138 -
I LES LIGNES DE FORCE D'UNE PENSEE POLITIQUE

A. REVOLUTION FRANÇAISE, TRADITION SOCIALISTE


ET MARXISME.

§. 1. ALBERT MATH1EZ, L’HISTORIOGRAPHIE DE LA


REVOLUTION FRANÇAISE ET LE STALINISME.

Au début du siècle l'historiographie de la révolution


française 1 s’était enrichie de l'immense ouvrage de Jean Jaurès
L'Histoire socialiste de la Révolution française paru en fascicules
bon marché chez Rouff de 1901 à 1904. Quelques années plus tard,
Pierre Kropotkine publiait chez Stock son livre sur La Grande
Révolution, 1789-1793 (1909). Dans la conclusion de cet ouvrage,
Kropotkine appréciait très justement le rapport de filiation entre la
Révolution française et le mouvement ouvrier en écrivant «qu'elle
fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et
socialistes de notre époque» (p. 745).

Il est fort probable que le jeune Souvarine lisait ces ouvrages


dès l'époque où il commençait à «sympathiser avec les idées
socialistes les plus vagues» après la grande grève des cheminots de
1910, la lecture occupant l'essentiel de ses loisirs (S., p. 135). Dans
leur forme comme dans leur contenu, ces deux ouvrages
s'adressaient à un public populaire. Pour leurs deux auteurs,
l'érudition et la qualité du travail se laissaient voir dans une langue
forte et claire. Le souci de lisibilité par le plus grand nombre était
une qualité indispensable à des travaux où la volonté d'être lu et
compris par le simple ouvrier n'était pas une simple clause de style
ni un clin d'œil démagogique mais la marque d'un profond respect
pour tous les lecteurs auxquels ils s’adressaient.

L'attention aux études sur la Révolution française fut un des


pôles dominants de la réflexion historique de Souvarine. On en
trouve très nettement la trace à partir de la révolution russe de

139 -
1917. La comparaison entre la révolution russe et la révolution
française, dans un sens positif ou négatif, allait être effectuée par
de nombreux commentateurs politiques. Souvarine adopta un des
premiers cette analogie historique dans ses analyses sur les
développements de la situation révolutionnaire en Russie. En 1919
dans sa brochure Eloge des Bolcheviks (Paris, Librairie du
Populaire, s. d. [1919]), il donna à Lénine le nom d'«Incorruptible»
et compara Trotsky aux grands Conventionnels de 1793.
Commentant l'opposition entre terreur blanche et terreur rouge, il
écrivait : «La Convention et le Comité de Salut Public furent plus
sévères pour des hommes auxquels on ne pouvait reprocher la
centième partie des actes imputables à ces contre-révolutionnaires
émigrés » (p. 32/33). Selon lui, la Révolution russe avait traversé
«une période analogue à celle qu'a connue la France de septembre
1792 à juillet 1793. Les bolcheviks ont réussi à sauver la
Révolution contre les multiples périls intérieurs et extérieurs dans
une situation plus désespérée encore que celle de la France de
1793» et sans que l'on puisse leur reprocher des répressions
analogues à celles qu'ordonnèrent les Commissaires de la
Convention en Vendée.

D'après un document autobiographique de Souvarine lui-


même, il aurait été membre de la Société d'études robespierristes L
Il constitua en grande partie le cabinet d'histoire de la Révolution
française à l'Institut Marx-Engels de Moscou. L'article de
présentation de l'Institut dans La Critique sociale mentionnait ses
richesses documentaires sur cette période, et Souvarine souligna
dans un compte-rendu d'un livre sur Marat l'oubli par l'auteur dans
sa documentation de «l'armoire Marat» du même Institut. A
Moscou, Pierre Pascal, après le Komintern, travailla pour l'Institut,
dépouillant les archives de Gracchus Babeuf. Enfin, Souvarine aurait
rédigé plusieurs monographies sur des personnages importants de
la Révolution française comme Anarcharsis Cloots ou Jacques Roux.
Il ne nous a malheureusement pas été possible, malgré nos
recherches, d'identifier et de retrouver ces documents. En tout état
de cause, ils n'ont pas été publiés dans les Annales historiques de la*

* D’après un curriculum vitae rédigé par B. Souvarine dans les années cinquante.

140
Révolution française dont l'index des articles pour la période 1919-
1940 ne mentionne aucun article de Souvarine sous ce nom ou sous
les divers pseudonymes qu'il avait l'habitude d'utiliser. Par contre,
The Encyclopedia of the Social Sciences (New-York, Macmillan,
1930) dirigé par Edwin R. A. Seligman publia une notice de
Souvarine sur François Boissel (1728-1807) qu'il présentait comme
un jacobin et un des précurseurs du communisme : «Les vues de
Boissel sur le communisme, qui ressemblent étroitement à celles de
Babeuf, le classent, selon Jaurès, comme l'ancêtre direct de Saint-
Simon » (p. 620). Il est à noter que Souvarine citait dans les sources
de cette notice L ’Histoire socialiste de Jaurès dans sa deuxième
édition de 1922-1924, préparée et annotée par Albert Mathiez.

Dans La Critique sociale, Souvarine publia, en deux livraisons


(n° 9 - septembre 1933 et n° 10 - novembre 1933) l'étude de
Gérard Walter, «Essai critique sur la conjuration des Egaux». Cette
étude avait été vivement critiquée par Maurice Dommanget auquel
Souvarine avait demandé de porter la contradiction à Gérard
Walter. Cet article ne verra pas le jour, la revue cessant entre
temps de paraître (C. S. Prol., p. 23).

Dans cette revus, Souvarine publia trois comptes-rendus sur


des biographies consacrées à Jean-Paul Marat, Gracchus Babeuf et
Saint-Just. Précédés de considérations sur la conjoncture favorable
qui faisait proliférer cette catégorie d'ouvrages, Souvarine laissait
entendre un certain désenchantement historique en regrettant le
peu de travaux de qualité consacrés aux hommes des révolutions
d'hier, et en regrettant le caractère généralement médiocre des dits
travaux qui «décèle le néant de la culture révolutionnaire
d'aujourd'hui» (C. S., I, p. 20). Chacune de ces notices était très
courte mais n'en donnait pas moins une idée générale des qualités
et des défauts des ouvrages mentionnés. Elles laissaient affleurer
entre les lignes une solide culture historique, avec la référence et la
comparaison avec de nombreux autres travaux et des indications
méthodologiques sur le travail du biographe. Enfin, à propos de La
vie de Saint-Just de M. Aegerter, Souvarine lui reprochait d'avoir
«fait fi des connaissances historiques actuelles sur Danton comme

141
sur le 9 thermidor» et de ne pas tenir suffisamment compte des
travaux d'Albert Mathiez sur la Révolution (C. S., I, p. 22).

Avant de revenir à La Critique sociale, il importe ici de dire


quelques mots sur l'itinéraire politique et intellectuel d'Albert
Mathiez à partir de 1920. Cette année-là, il publia à la Librairie de
L ’Humanité sa brochure sur Le Bolchévisme et le jacobinisme dans
laquelle il tentait de mettre en évidence une parenté entre le
gouvernement des Montagnards et le bolchevisme de la guerre
civile : «Jacobinisme et Bolchévisme sont au même titre deux
dictatures, nées de la guerre civile et de la guerre étrangère, deux
dictatures de classe, opérant par les mêmes moyens, la terreur, la
réquisition et les taxes, et se proposant en dernier ressort, un but
semblable, la transformation de la société, et non pas seulement de
la société russe et de la société française, mais de la société
universelle 1. »

Pendant sa brève période d'adhésion au communisme, de


1919 à 1923, Mathiez mêla constamment la politique à l'histoire et
défendit d'un même mouvement la Révolution française et le
bolchevisme. En 1922, il prononça une série de conférences sur
Robespierre afin de permettre à la Société d'Etudes Robespierristes
de terminer la publication des œuvres complètes entamée avant la
guerre. Le Bulletin communiste publia en deux numéros (n° 12, 23
mars et n° 13, 30 mars 1922) le texte de sa conférence tenue le 22
février à la salle Printania sous les auspices de l'Union syndicale
des techniciens, ingénieurs, cadres et assimilés (U.S.T.I.C.A.).
Mathiez concluait son intervention en indiquant que «les
révolutionnaires russes d'aujourd'hui plus soucieux de nos gloires
que nous-mêmes, honorent comme un ancêtre et comme un
précurseur ; celui dont Lénine, qui lui ressemble à bien des égards,
a dressé l'effigie devant le Kremlin».

Il allait cependant rompre avec le parti communiste devant sa


trop grande dépendance à l'Internationale communiste : «La S.F.I.C.
annonça l'expulsion de tous les éléments qui, ayant adhéré au Parti,*

* Cité par François Furet, Penser la Révolution française. Paris, Ed. Gallimard, 1978,
p. 118.

142
restent liés aux mœurs et aux coutumes de la société bourgeoise et
sont incapables de se soumettre à la discipline révolutionnaire, en
particulier les francs-maçons, les membres de la Ligue des droits de
l'homme, ettous ceux qui contribuent à des publications
bourgeoises» 1.

Ceux qui ne se soumettraient pas à ces mesures avant le 1er


janvier 1923 seraient exclus. De nombreux intellectuels choisirent
de quitter le Parti d'eux-mêmes comme Séverine ou Mathiez, qui
resta par la suite un homme de gauche, plus exactement un
socialiste indépendant. Ses rapports avec les historiens soviétiques
resteront bons jusqu'à la fin des années vingt. «Plusieurs historiens
soviétiques s'inscrivirent à la Société des Etudes Robespierristes» et
il eut l'occasion de rencontrer à Paris certains d'entre eux venus
«faire des recherches aux Archives nationales, en particulier Tarlé,
Friedland, Wainstein et Mme Preobrajenska» 12. En décembre 1927,
il fut élu correspondant de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S.
alors que certains de ses ouvrages La Révolution française, La Vie
chère, La Victoire en l'an II et Autour de Danton avaient été
traduits en russe.

C'est en 1930 qu'éclata une polémique entre Mathiez et


certains de ses confrères soviétiques. Il publia une longue note à la
suite d'un article de Bouchemakine à propos de travaux récents sur
le 9 thermidor où il attaquait la méthode des historiens soviétiques
dont il disait qu'elle «consiste en un mot à subordonner la science
historique, qui n'est que l'interprétation des textes, à un dogme a
priori qui est un certain marxisme compris et pratiqué à la façon
d'un catéchisme» 3.

Quelques temps plus tard, huit historiens soviétiques


répondirent à cette note. Leur lettre fut insérée dans un long article
de Mathiez, «Choses de Russie soviétique». Le texte des historiens

1 James Frigulietti, Albert Mathiez historien révolutionnaire (1874-1932), Paris,


Bibliothèque d'histoire révolutionnaire, n° 14, Société des études robespierristes,
1974. p. 180.
2 Ibidem , p. 211.
3 Ibidem , p. 212.

143
soviétiques était bien dans la ligne de ce prétendu marxisme
soviétique, en réalité stalinien, où toutes les divergences
intellectuelles étaient ramenées à la question de la défense du
régime soviétique. Ceux-ci n'hésitaient pas à écrire : «Vous devenez
ainsi un des chaînons du front unique de tous les défenseurs de
l'ordre capitaliste contre l'Etat des ouvrier» (AHRF, VIII, 1931).
Mathiez eut donc beau jeu de leur répondre : «Vous n'êtes plus que
des instruments dans la main du gouvernement (...). Dans la Russie
de Staline, il n'y a plus de place pour une science libre et
désintéressée, pour une science tout court. L'histoire notamment
n'est plus qu'une branche de la propagande» (AHRF, p. 156). A la
fin de son article, Mathiez publiait un appel de personnalités
(historiens de la Sorbonne ou du Collège de France et archivistes
des Archives Nationales) en faveur d'Eugène Tarlé, professeur à
l'Université de Leningrad emprisonné depuis plusieurs mois.

Cet appel fut repris dans La Critique sociale (n° 2, juillet


1931). Dans sa présentation, Souvarine soulignait l'importance de
cet appel. «Le cas Tarlé n'est pas exceptionnel : d'innombrables
ouvriers et paysans, d'innombrables révolutionnaires de toutes les
écoles emplissent les prisons et les camps de concentration de
l'U.R.S.S. en vertu de procédures sommaires et secrètes échappant à
toute connaissance de l'opinion publique» (C. S., I, p. 93).

Dès le n° 1 de La Critique sociale, Souvarine avait rendu


compte des travaux des Annales historiques de la Révolution
fra n ça ise dont il écrivait qu'elle était «une publication de grande
valeur trop peu lue, et qui contraste avec bien des revues
bruyantes et vides. M. Mathiez y prodigue son érudition qu'un soi-
disant parti pris robespierriste a rendu si féconde et y donne des
comptes-rendus critiques d'une sévérité bien nécessaire en réaction
contre les complaisances d'alentour. L'ensemble de la rédaction est
toujours d'une haute tenue, la documentation scrupuleuse, les
articles sérieux» (C. S., I, p. 38). Une telle appréciation mérite
d'autant plus d'être soulignée qu'elle est fort rare sous la plume de
Souvarine dont les jugements sur les revues de son époque étaient
beaucoup plus mitigés.

144
Il faut également noter que, dans cette présentation, Souvarine
soulignait l'intérêt de l'étude des Enragés et relevait que l'article de
Michel Bouchemakine «prend à tort sa scolastique primaire à
formules pour du marxisme» (C. S., I, p. 38). Dans les numéros
suivants, Souvarine continua à rendre compte des travaux des
Annales historiques de la Révolution française de la même manière
favorable. Il approuva les positions de Mathiez dans sa polémique
avec les historiens soviétiques qui sont «bureaucratisés et asservis»
(C. S., I, p. 87). Sa seule réserve concernait la mise en question de
Marx que faisait Mathiez dans sa réponse : «M. Mathiez rétorque
fort pertinemment certains de leurs sophismes mais pourquoi
semble-t-il supposer parfois que Marx puisse être le moins du
monde en cause» (C. S., I, p. 87). Il contesta également la position de
Gérard Walter dans son article des Annales sur «Le problème de la
dictature jacobine», qualifiant un historien soviétique de marxiste.
S'il le qualifiait ainsi, «ne serait-ce pas plutôt par méconnaissance
de Marx que par considération pour ce genre de “marxistes” de la
décadence bolchevik ? M. Walter ne doit pas cependant ignorer que
les marxistes n'ont pas droit de cité en Russie soviétique, sauf
comme emprisonnés, déportés ou comme citoyens passifs" (C. S., I,
p. 234). Dans ce commentaire, il soulignait également l'intérêt de
l'étude de Mathiez sur «La Révolution Française et les prolétaires».

Dans le même numéro de la revue, Souvarine annonçait la mort


d'Albert Mathiez qui «a frappé de stupeur tous ceux qui suivent les
travaux du maître historien avec l'intérêt qu'ils méritent» (C. S., I,
p. 281). Une étude analytique et critique des travaux de Mathiez ne
s'improvisant pas, Souvarine reproduisait ensuite simplement des
notes écrites par leur ami commun Maurice Dommanget dans
L'Ecole émancipée du 3 avril 1932.

A partir de là, Souvarine cessa de rendre compte des Annales,


sa dernière recension s'étant intéressée au numéro spécial
d'hommage à son fondateur. Toutefois Jean Dautry reprendra, dans
les deux derniers numéros de La Critique sociale les comptes-
rendus des Annales historiques de la révolution française. Historien
de formation et ancien élève de Mathiez, il était bien placé pour

145
accomplir ce travail. Il restera d'ailleurs jusqu'à sa mort, en 1958,
membre de la Société d'Etudes Robespierristes L

De leur côté les Annal es en 1931 (p. 557) et 1932 (p. 186)
avaient publié de courtes notes de présentation de La Critique
so ciale, probablement écrites par Mathiez, et signe d'un intérêt
certain pour cette revue, interrompu par la mort de Mathiez.

On sait par la correspondance publiée par Marie Tourrès que


Souvarine avait écrit le 3 janvier 1931 à Antoine Richard : «Etes-
vous en mesure de suggérer à Mathiez de publier dans les Annales
des comptes-rendus des revues et des recueils historiques russes et
lui indiquer que je pourrais m'en charger ? Je suis moi-même en
excellents termes avec Mathiez, mais l'ayant rencontré il y a trois
ou quatre semaines, je n'ai pas songé à lui faire la proposition, et,
de plus, il me semble qu'elle devrait plutôt émaner d'un tiers».
Quelques temps plus tard, le 22 janvier 1931, dans une nouvelle
lettre à son correspondant, Souvarine lui indiquait : «la dernière
fois que j'ai vu Mathiez, il m'a dit qu'il désirait me parler
longuement» *2.

Il est probable que l'évolution de l'historien vis-à-vis du


régime soviétique l'avait rendu désireux d'en savoir plus auprès
d'un militant fort à même de le renseigner sur lasituation en
U.R.S.S. Par contre, il est, pour l'instant, impossible de dater
précisément le commencement de ces relations comme d'en
indiquer les circonstances. La destruction des papiers de Mathiez
immédiatement après sa mort, selon les instructions de ses
exécuteurs testamentaires le docteur Burnet (de l'Institut Pasteur)
et le Professeur Montel (du Collège de France) nous privent d'une
source irremplaçable 3.

* Sur Jean Dautry on se reportera à l'article nécrologique de son ami Henri Dubief
dans les Annales historiques de la Révolution française n° 193, 1968, p. 425 à 432.
Cf. également, D.B.M.O.F., t. 24, p. 105-106.
2 Marie Tourres,op. cit„ p. 261-262.
3 Ces précisions testamentaires m'ont été fournies par Jacques Godechot (lettre du
29 janvier 1986).

146
Il convient de noter que, face à la révolution soviétique et au
communisme, l'itinéraire des deux hommes fut sensiblement
identique, en dehors de leur date de rupture avec le parti
communiste, antérieure d'un an et demi environ pour Mathiez. Du
soutien à la jeune révolution russe par identification au jacobinisme
à la prise de distance ultérieure avec le communisme officiel, pour
finir par une critique sans concession du régime stalinien, les deux
hommes ont souvent adopté des positions convergentes. La mort
inattendue de Mathiez a interrompu le rapprochement amorcé
entre les deux hommes et leurs revues respectives. Elle a, en outre,
privé les critiques du stalinisme de l'appui d'un intellectuel
fermement attaché aux idéaux de la gauche socialiste et
républicaine et doté d'un prestige intellectuel et moral à son
apogée.

147
§. 2 PERPETUER LE MEILLEUR DE LA TRADITION SOCIALISTE
ET REVISER LE MARXISME.

En mai 1929, Boris Souvarine écrivait à Trotsky : «La tradition


révolutionnaire, la connaissance de l'histoire, la méthode marxiste
d'analyse et d'interprétation épargnent seules au prolétariat et à
son avant-garde l'usure des éternels recommencements en
transmettant aux générations nouvelles le bénéfice de la maturité
acquise par leurs devancières L» C'était, en quelques mots, le
programme de travail qu'allait s'assigner La Critique sociale et que
Souvarine allait développer dans l'éditorial de son premier numéro.

Cet article sur les perspectives de travail de la revue se plaçait,


d'entrée, dans une optique marxiste. En effet, «le marxisme seul
embrasse dans son ampleur synthétique et sonde par sa méthode
analytique les phénomènes essentiels qui déterminent le destin des
sociétés humaines. Par sa conception matérialiste de l'histoire, sa
critique de l'économie politique, sa philosophie de la nature, son
système dialectique d'investigation — mise à part la notion plutôt
intuitive de la mission historique du mouvement prolétarien —, il
réalise une somme qui permettrait de l'identifier à la science
sociale elle-même, n'était le doute scientifique prescrivant de ne
rien accepter qu'au conditionnel, d'éviter toute confusion entre un
postulat et une déduction relative.»

Cette longue citation ne laisse rien ignorer de la revendication


clairement marxiste de la revue. Il est à noter que la restriction sur
la mission du prolétariat peut être, à posteriori, considérée comme
la brèche initiale par laquelle devaient s’engouffrer les doutes et les
interrogations de Souvarine sur les principes du mouvement
révolutionnaire. Mais une telle interprétation, nécessairement
réductrice, devrait tenir compte du fait qu'une des caractéristiques
essentielles du «marxisme occidental», à partir des années trente,1

1 Cité dans notre article, «Contre le “néant de la culture révolutionnaire”» dans


l'ouvrage collectif, Boris Souvarine et La Critique sociale, s. d. Anne Roche, Paris, La
Découverte, 1990, p. 78.

148
fut l'instauration d'une coupure toujours plus grande entre la
théorie et la pratique, par l'effacement même d'un mouvement
social radical. Cependant l'importance de cette question amenait, un
peu plus loin, Souvarine à constater qu'«au déclin de la pensée
socialiste ou communiste correspond indubitablement un
abaissement du niveau intellectuel du prolétariat». Evoquant les
journaux ouvriers français d'avant 1848, comme La Ruche
populaire, L ’A rtisan ou L ’Atelier, il ne pouvait dissimuler que ce
recul intellectuel était «un des plus graves problèmes posés, par la
vie même, à ceux qui attribuent au prolétariat une certaine
“mission historique”» .

Pourtant ce rapport privilégié au marxisme n'était pas une


façon pédante de s'endormir d'un lourd sommeil dogmatique. En
effet, selon Souvarine, son «fonds théorique s'est peu accru tandis
que tarissait l'apport nouveau». Il essayait d'expliquer cet état de
fait en se référant à une explication donnée par Rosa Luxemburg,
avant la Guerre : «L'avance intellectuelle considérable prise
d'emblée par Marx relativement aux besoins de l'époque»
impliquait «le dépassement préalable énorme de sa création
idéologique sur les possibilités ou la capacité d'action du
prolétariat». Cette explication, dont le côté fort peu matérialiste
n'échappait pas à Souvarine, laissait supposer, si elle était juste, que
le marxisme ne subirait qu'un temps d'arrêt. En effet, «le marxime
doit par définition se réviser lui-même et subir avec succès la
confrontation des faits».

Pour l'heure, c'étaient ses partisans déclarés qui


compromettaient sa renaissance car ils en ressassaient la lettre,
tout en ayant complètement perdu son esprit. En dehors du
marxisme, l'«extinction naturelle» des autres doctrines de
transformation sociale apparues depuis la révolution française,
démontrait, selon Souvarine, leur inadéquation «à la réalité sociale
comme au processus historique». Il ne restait donc plus en présence
«que le socialisme et le communisme vulgaires, l'un et l'autre
invoquant Marx et Engels qui ont par avance décliné toute
responsabilité», ces deux courants «influencés l'un par l'Etat

149
capitaliste, l'autre par l'Etat soviétique», offrant de «profondes
caractéristiques communes en leur respective dégénérescence».

A propos du mouvement communiste, Souvarine distinguait


deux périodes différentes, marquées par la mort de Lénine. Il
apparaissait donc clairement, qu'à ce stade de son évolution, il
n'avait pas encore remis en question le bolchevisme des origines à
la lumière d'événements historiques survenus du vivant de Lénine,
comme l'insurrection de Kronstadt. Par contre, en qualifiant
l’organisation communiste, en dehors des frontières russes, comme
«une simple ramification extérieure de cet Etat», il devançait la
plupart des commentateurs et se donnait un instrument conceptuel
adéquat pour comprendre la nature desrevirements à 180° de la
politique des différentes sections de l'Internationale communiste.
De nombreuses années plus tard, Léon Blum en qualifiant le P.C.F.
de «parti nationaliste étranger» se plaçait dans une perspective
similaire L Sur le plan du marxisme, le problème du stalinisme
était à examiner au premier chef car l'U.R.S.S. se revendiquait
officiellement des théories de Marx-Engels, continuées par Lénine
et Staline. L'arrestation du marxologue russe D. B. Riazanov,
fondateur de l'Institut Marx-Engels de Moscou, donna à Souvarine
l'occasion de dénoncer l'imposture fondamentale de cette
assimilation. Il écrivait : «Par cet exploit barbare, la dictature du
secrétariat a peut-être porté un coup mortel à un grand serviteur
désintéressé du prolétariat et du communisme. Elle a sûrement tari
une source précieuse de connaissances, détruit un centre d'études
unique au monde. Mais du moins aura-t-elle en même temps
dissipé la dernière apparence susceptible de faire illusion à
l'extérieur et avoué, révélant sa vrai nature,l'incompatibilité
absolue entre le bolchevisme post-léninien et le marxisme.»

Si la démonstration en question était bien probante, elle ne


fut guère comprise, en dehors de quelques personnalités
marginales, et l'on continua pendant des décennies à abreuver
l'opinion publique de termes aussi stupides qu'inappropriés sur les
dirigeants «marxistes», le «marxisme» de Staline et de ses*

* A l'échelle humaine, Paris, Gallimard, 1945, p. 106.

150
successeurs, les réussites _ ou les échecs _ des pays, ou des
économies, «marxistes», et tout à l'avenant. Il est difficile de
trouver un exemple aussi éclatant de la perversion et du
détournement du véritable sens des mots, qui constituent, comme
chacun le sait depuis George Orwell, une des caractéristiques
fondamentales des sociétés totalitaires.

Au niveau théorique, Souvarine s'attacha à relever les études


qui tentaient d'analyser la nouvelle fonction idéologique du
«marxisme» de la part des dirigeants soviétiques. Il signala ainsi
une étude de Karl Korsch, «Contribution à l'histoire de l'idéologie
marxiste en Russie». L'auteur, selon lui, mettait à nu «les racines
(...) de la transformation de la théorie marxiste, importée en Russie,
en un m yth e, une idéologie entrant de plus en plus en opposition
avec les intérêts de la révolution prolétarienne». La fonction
traditionnelle du marxisme, «l'expression théorique d'un
mouvement révolutionnaire prolétarien et socialiste», s'était
transformée «pour devenir l'idéologie “socialiste” d'un mouvement
d’édification bourgeois-capitaliste, une religion d'Etat», phénomène
qui menaçait également les pays d'Europe occidentale.

Le signe le plus probant d'un rapport problématique entre la


tradition socialiste et les partisans d'une transformation sociale en
faveur des classes défavorisées, était, très certainement que «le lien
qui rattache le mouvement d'aujourd'hui à l'œuvre d'hier» semblait
«rompu», comme l'attestait «l'incuriosité des milieux qui
prétendent se faire les artisans d'une société supérieure».
Souvarine attribuait ce phénomène à «une déchéance collective
dont la guerre et l'avortement de plusieurs révolutions étaient
certainement parmi les causes déterminantes». Ce fait se renforçait
de Rabaissem ent du niveau intellectuel du prolétariat», déjà
mentionné. Pourtant, la vision de Souvarine n'était, en aucun cas
d'un pessimisme absolu, en ce début des années trente car «des
hommes qui ne désespèrent pas de l'avenir veulent s'employer à le
préparer». Pour ce faire, il y avait «un héritage à transmettre», car
divers symptômes annonçaient «une jeunesse disposée à renouer
les liens distendus avec un passé dont rien ne justifierait le
reniement».

151
Souvarine inscrivait donc le projet de sa revue comme un
trait d'union entre le meilleur de la tradition socialiste et les
interrogations anxieuses d'une jeunesse avide de comprendre, à
l'aube d'une décennie nouvelle, les problèmes posés par son
époque. Probablement, Souvarine aurait pu appliquer à sa propre
revue ce qu'il écrivait en présentant aux lecteurs de La Critique
sociale une lettre de Michel Bakounine : «L'intérêt ne faiblit pas à
notre époque envers les grands révolutionnaires du dernier siècle,
peut-être en raison même de l'insuffisance des contemporains
devant les problèmes de la révolution sociale» (C. S. I, p.156). C'est
dans cette perspectiveque Souvarine publia dans sa revue de
nombreux textes concernant le mouvement social du siècle passé,
notamment de Michel Bakounine, Auguste Blanqui, Georges Sorel,
Richard Wagner, ainsi qu'une étude sur l'insurrection des canuts ;
tandis que le marxisme de Souvarine se définissait, outre les
œuvres de Marx et Engels, par sa référence à Paul Lafargue, Lénine
et Rosa Luxemburg. Son ami Lucien Laurat fut d'ailleurs un des
principaux introducteurs, en France, de l'œuvre économique de
Rosa Luxemburg dont il résuma en 1930, pour l'éditeur Marcel
Rivière, L'Accumulation du capital.

Quand Souvarine publiait, par exemple, la lettre de Marx à


Vera Zassoulitch, il prenait soin d'y adjoindre le commentaire selon
lequel «un mode de production non-capitaliste n'est pas
nécessairement socialiste», ce qui ne pouvait qu'être lourd de
conséquences dans toute discussion sur le devenir de l'U.R.S.S. Dans
un autre registre, il ne manqua pas d'indiquer que les «Instructions
pour une prise d'armes» de Blanqui était une «importante
contribution à la critique des soulèvements anarchiques, voués à la
défaite» (C. S. I, p.108).

Parmi ces divers penseurs, il convient de s’attarder sur


Georges Sorel, dans la mesure où sa pensée influença durablement
les syndicalistes révolutionnaires groupés autour de La Révolution
p ro léta rien n e, revue qui, pendant toute l'entre-deux guerres, et
même au-delà, constitua un des principaux pôles de résistance à
cette perte des repères intellectuels et moraux des partisans d'une

152 -
révolution sociale, par suite de l'hégémonie stalinienne sur la
gauche et le mouvement ouvrier.

A propos de l'œuvre de Georges Sorel, Souvarine fit toujours


preuve d'une opinion remarquablement constante. S'il ne s'est
jamais exprimé complètement et systématiquement sur l'œuvre de
l'auteur des Réflexions sur la violence, diverses notes et remarques
permettent de reconstituer, grosso modo, les grandes lignes de sa
pensée. Pour ce faire, il est nécessaire de remonter au début des
années vingt. Le Bulletin communiste (n° 15, 14 avril 1921) avait
reproduit le «Plaidoyer pour Lénine», ajouté par Sorel à la
quatrième édition des Réflexions sur la violence en 1919, en
précisant «qu'il était courageux d'écrire à une heure où les
bolcheviks étaient honnis de tous les partis». Souvarine a précisé,
peu de temps avant sa mort, en réponse à Pierre Andreu, «la
grande influence» du «Plaidoyer» sur «les novices que nous étions à
l'époque». De plus, il ajoutait qu'il était, autant que faire se pouvait,
un auditeur assidu des causeries de Sorel dans l'arrière-boutique
de la librairie de Paul Delesalle, rue Monsieur-le-Prince l .

Cependant, contrairement au mouvement révolutionnaire


italien, la pensée de Sorel ne prit pas racine dans le nouveau parti
communiste français, malgré la collaboration de son principal
«disciple», Edouard Berth, à la revue Clarté de 1922 à 1925, dans
les marges du communisme officiel 12. La discussion menée en
septembre 1922, dans le Bulletin communiste est une parfaite
illustration de ce blocage initial. Dans une réponse à Robert Louzon
et Maurice Chambelland, sur le problème des rapports entre
ouvriers et intellectuels dans le nouveau parti, Souvarine précisait :
«Le Parti est, ou doit être, l'expression la plus consciente de l'intérêt

1 «Une lettre de Boris Souvarine», Cahiers Georges Sorel, n° 2, 1984, p. 187-190. A


propos des causeries de Sorel dans la librairie de Paul Delesalle, on consultera
l'ouvrage de Jean Maitron, Paul Delesalle, un anarchiste de la Belle Epoque, Paris,
Fayard, 1985.
2 Les articles d'Edouard Berth dans Clarté furent publiés du n° 21, 15 septembre 1922
au n° 74, 1er mai 1925. Cf. «Bibliographie d'Edouard Berth» par Pierre Andreu,
Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam.

153
des ouvriers. Que les ouvriers le dirigent, cela est nécessaire, mais
malheureusement pas toujours possible. L'essentiel est que les
dirigeants soient communistes, qu'ils se montrent, en fait, les
serviteurs dévoués du prolétariat L» Malgré le clin d'oeil
volontaire, à une formule de Sorel, qui s'était défini, dans sa
dédicace à Paul et Léona Delesalle pour les Matériaux d'une théorie
du prolétariat, comme «un vieillard qui s'obstine à demeurer
comme l'avait fait Proudhon un serviteur désintéressé du
prolétariat», l'argumentation de Souvarine était d'une parfaite
orthodoxie léninienne, malgré une formulation moins abrupte pour
ménager les militants formés par le syndicalisme révolutionnaire.

En mars 1931, le premier numéro de La Critique sociale


présenta la traduction des lettres de Georges Sorel à Benedetto
Croce, publiées précédemment par le philosophe italien dans L a
Critica en 1927. L'introduction de cette correspondance donna à
Souvarine l'occasion d'une courte, mais significative, présentation
de son appréciation de l'œuvre de Sorel. A travers cette
correspondance, Georges Sorel se montrait, selon Souvarine,
«chercheur passionné tour à tour injuste et pénétrant, philosophe
érudit et obscur, économiste de bonne volonté mais toujours
décevant, iconoclaste émérite, lanceur infatigable d'hypothèses le
plus souvent hasardeuses» (C. S. I, p. 9). D'emblée, ce constant
balancement entre l'éloge et la critique montrait que Souvarine ne
pouvait se ranger, ni parmi les critiques systématiques du
philosophe, ni parmi ses continuateurs ou ses disciples. Le côté
critique l’emportait, en définitive, quand il écrivait que «des
erreurs énormes y alternent avec des lueurs d'intuition». Rappelant
les diverses prises de position politiques de Sorel, il insistait sur le
caractère contradictoire de ces idées et l'impossibilité d'en dégager
un système ou une doctrine. Contrairement à la majorité des
commentateurs de l'époque qui voyaient en Sorel le précurseur du
bolchevisme et du fascisme, Souvarine mentionnait le mot de
Lénine sur «Georges Sorel, brouillon bien connu», et estimait qu'il
l'avait très peu lu. Pour le fascisme, Souvarine indiquait que les
théoriciens fascistes italiens se réclamaient «abusivement» de lui.*

* «Ouvriers et intellectuels», Bulletin communiste, n° 39, 21 septembre 1922.

154
L'année suivante, Robert Louzon allait s'alarmer de voir Sorel
présenté, de plus en plus fréquemment, y compris dans la presse
ouvrière, comme le père spirituel du fascisme, dans une lettre à
Hubert Lagardelle, l'ancien directeur de la revue Le Mouvement
socialiste. Ce dernier répondit à Louzon le 31 décembre 1932 que
son attention avait été attirée par ce phénomène.En outre, il
signalait à Louzon que «Souvarine d'un côté et Buré de l'autre
s'étaient empressés de me demander pour la publier, mon
opinion» 1. Cette démarche de Souvarine indiquait qu'il n'était pas
prêt à voir se laisser accréditer la légende tenace, et
périodiquement réactivée, d'un Sorel précurseur intellectuel du
fascisme, même s'il avait de nombreux désaccords avec celui qu'il
considéra toujours comme un serviteur désintéressé du
prolétariat 12.

Enfin, la postérité syndicaliste de Sorel était contestée par


Souvarine car, «dans les pays latins, les syndicalistes le
revendiquent comme un théoricien qu'il n'a jamais été». En effet,
pour Souvarine lesyndicalisme avait été «une pratique sans
théorie». Il ne pouvait donc accorder à Sorel le statut de théoricien
d'un mouvement qui n'avait pas eu, selon lui, la théorisation de sa
pratique. D’une manière très claire, il apparait que le fond de la
critique de Sorel, et au-delà du syndicalisme révolutionnaire, chez
Souvarine se rattachait à l'influence de Lénine. Malgré sa remise en
cause progressive des théories de Lénine, la pensée de Souvarine
en portait encore, en ce début des années trente, la marque,
notamment pour tout ce qui touchait les problèmes d'organisation
de la classe ouvrière.

Cette présentation des lettres de Sorel, et surtout les


commentaires de Pierre Kaan et Lucien Laurat qui n'hésitaient pas
à écrire que «G. Sorel n'a rien eu de commun avec le socialisme» (C .

1 Lettre publiée en annexe de la thèse de IIIe cycle de Marion de Fiers, Lagardelle et


l'équipe du Mouvement Socialiste, Institut d'Etudes Politiques, Paris, 1982.
2 Sur ce problème, on consultera, notamment, l'article de Michel Charzat : «Sorel et le
fascisme. Eléments d'explication d'une légende tenace», Cahiers Georges Sorel, n° 1,
1983.

155
S. I, p. 107) amenèrent Edouard Berth à répliquer dans L a
Révolution prolétarienne (n° 124, 15 février 1932). Il y rappelait
opportunément que Sorel avait publié «les deux premières revues
marxistes françaises», L'Ere nouvelle et Le Devenir social. Basant sa
défense de Sorel sur son caractère d'esprit libre et non dogmatique,
il soulevait le problème, après Sorel lui-même, des rapports Marx-
Engels et de la qualité philosophique de l'Anti-Duhring, qui ne
semblaient pas en cause pour les deux rédacteurs de La Critique
sociale. Il était nettement moins heureux dans sa tentative de
minimiser l'antisémitisme du Sorel de L 'In d ép en d a n c e par les
«prétentions exorbitantes» des juifs.

Souvarine évoqua, dans la «Revue des revues», la mise au


point d'Edouard Berth en écrivant que La Critique sociale n'avait
pas rompu avec le culte de Lénine pour y substituer celui de Sorel
(C. S. I, p. 280). Sa réponse ne prenait malheureusement pas la
peine d'examiner les réels problèmes soulevés par l'article de Berth
sur le rapport et l'apport personnels de Sorel aux débats du début
du siècle sur le marxisme et, au-delà, l'œuvre de Marx elle-même.
Cependant l'insistance de Souvarine à évoquer l'absence
d'orthodoxie de La Critique sociale, pouvait être interprétée comme
une relative prise de distance vis-à-vis des jugements de ses deux
collaborateurs. Malheureusement la mise au point promise à
Edouard Berth sur la question ne fut jamais écrite et nous prive
d'un article systématique où Souvarine aurait exposé l’état de sa
pensée sur le plus original des continuateurs français de l'œuvre de
Marx, au tournant du siècle l .

1 Sur l'originalité de l'apport de Sorel aux débats entre marxistes au début du siècle et
sur la question de l'introduction du marxisme en France, on se reportera
respectivement aux livres de Shlomo Sand, L'illusion du politique, Georges Sorel et le
débat intellectuel 1900, (Paris, La Découverte, 1985) et Daniel Lindenberg, L e
marxisme introuvable (Paris, Calmann-Levy, 1975).

156
B. L’OBSERVATION DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE.

§ 1 - LV.R.S.S.: PLAN QUINQUENNAL ET REPRESSION CONTRE


LES REVOLUTIONNAIRES

Le tournant des années trente marqua un changement


considérable de l'opinion publique au sujet de l'U.R.S.S. Fred
Kupferman a très justement noté qu'à cette époque le conformisme
ambiant était pro-soviétique, contrairement à la décennie
précédente L

Désormais la grande presse rejoignait la presse communiste


dans la reconnaissance des réalisations économiques soviétiques. La
première s'en inquiétait tandis que la seconde s'en réjouissait, mais
toutes deux reconnaissaient les «réussites» industrielles et agricoles
que proclamait bien haut la propagande soviétique. L'inquiétude
devant un rapide décollage économique de l'U.R.S.S. atteignit les
responsables politiques au Sommet de l'Etat. Le 3 octobre 1930 le
Président du Conseil, André Tardieu, promulguait des décrets anti­
dumping pour placer les importations soviétiques sous le contrôle
direct de l'Etat. Alors que la crise économique mondiale
obscurcissait l'horizon, le mythe de la construction économique
socialiste en U.R.S.S. apparaissait à beaucoup comme «le salut dans
l'abominable détresse du monde actuel» selon l'expression d'André
Gide *2. Signe des temps, l'hebdomadaire illustré Vu tira à un million
d'exemplaires son numéro spécial sur l'U.R.S.S., confirmant la
curiosité et l'intérêt de l'opinion publique. C'est également l'époque
où Georges Valois, peu suspect de sympathies pro-soviétiques,
publia, dans sa Bibliothèque économique universelle, le Discours sur
le Plan quinquennal de Staline ; tandis que de nombreux jeunes
intellectuels non-conformistes s'interrogeaient sur le dynamisme

* Fred Kupferman, Au Pays des Soviets. Le voyage français en Union Soviétique 1917-
1939. Paris, Coll, archives, Gallimard, 1979, p. 17-18.
2 Citée par René Girault dans sa présentation des textes d'Oreste Rosenfeld : «L e
P opulaire et le premier Plan Quinquennal soviétique», Cahiers Léon Blum n° 10,
décembre 1981.

157
qu'ils croyaient percevoir dans les pays autoritaires, Italie fasciste
ou U.R.S.S. stalinienne. Ce nouvel état d'esprit de l'opinion publique
entraînait un nouveau conformisme dont la tonalité générale était
bien reflétée par les documents consacrés à l'U.R.S.S. en 1931, dont
Fred Kupferman a pu écrire : «L'U.R.S.S. stalinienne fait admirer son
ordre, ses premières réalisations et la prospérité réelle ou
apparente, des grandes villes ouvertes aux voyageurs». Ces livres
étaient «trois témoignages de bourgeois, également favorables à
l'expérience soviétique et à l'expérience mussolinienne» L

La même année, le Cercle communiste démocratique publia sa


Déclaration de principes et ses statuts. Ce document précisait que
les «communistes clairvoyants» étaient invités «pour servir la
Révolution russe et la cause du prolétariat international» à «dire au
monde ouvrier la vérité sur l'U.R.S.S., dont les profiteurs donnent
partout une idée fausse». Puis le texte affirmait avec force que
«toute idéalisation systématique du régime soviétique, pour ne pas
parler de l'apologie intéressée» était «objectivement contre-
révolutionnaire» 12.

En conséquence Boris Souvarine orienta son action, au début


des années trente, dans deux directions principales. Il s'agissait,
d'abord, de réfuter l'énorme propagande sur les réussites
économiques du Plan quinquennal et de la collectivisation des
campagnes, tout en donnant des informations irréfutables sur la
véritable situation économique et sociale du pays. Il lui fallait,
ensuite, réaffirmer inlassablement la solidarité des révolutionnaires
véritables avec le peuple russe opprimé, à travers notamment des
campagnes en faveur des communistes sincères, emprisonnés ou
déportés, comme D. B. Riazanov ou Victor Serge.

1 Fred Kupferman, op. cil., p. 177.


2 Bulletin communiste n° 32-33, juillet 1933.

158
Le Plan quinquennal

En dehors du Bulletin communiste et de La Critique sociale,


Boris Souvarine s'exprima, à partir de 1932, dans Le Travailleur,
petit hebdomadaire communiste oppositionnel publié à Belfort par
la Fédération communiste indépendante de l'Est, sous la
responsabilité de Louis Renard et Paul Rassinier. Dans ce journal,
l'instrument privilégié du travail d'information sur l'U.R.S.S. était
une rubrique intitulée la «Chronique de l'U.R.S.S.», fondée dès les
premiers numéros de l'hebdomadaire par Marcel Ducret L Elle fut
animée de novembre 1932 à juin 1933 par Boris Souvarine avec
l'aide de Colette Peignot. Cette rubrique fournissait principalement
à ses lecteurs des matériaux bruts pour juger de l'évolution de
l'U.R.S.S. : des traductions d'articles de la presse soviétique, des
récits de témoins irrécusables, des analyses d'instituts économiques
occidentaux, etc. L'esprit de cette rubrique fut bien défini par
Colette Peignot qui voulait y dénoncer la mystique entretenue
complaisamment autour de l'Union soviétique, à laquelle seule
pouvait s'opposer l’énonciation de la vérité la plus directe et la plus
simple : «Il y a une mystique de la révolution russe, on ne raisonne
pas, on croit, écrivait-elle. Les mots menteurs, les mots décors
exercent leur prestige et conduisent des militants sincères à la plus
cynique escroquerie qui se soit vue dans le mouvement ouvrier *2.»

C'était précisément ce travail de déconstruction de la


propagande soviétique qu'allait accomplir Souvarine dans une série
d'articles autour des répercussions de la mise en œuvre du Plan
quinquennal et de la situation économique et sociale soviétique.

* Marcel Ducret, né à Villers-Grélot (Doubs) le 23 avril 1891. Instituteur et militant


coopératif, syndicaliste et communiste. Il adhéra au P.C. dès 1920 et s'en sépara en
1932. Il fut un des principaux animateurs de la F.C.I.E. et collabora régulièrement au
T r a v a ille u r . C'était un ami de Souvarine depuis le début des années vingt. C f
D.B.M.O.F., t. 26, p. 198.
2 «Le mirage soviétique». Le Travailleur, 8 avril 1933. Une partie des contributions de
Colette Peignot au T ravailleur a été publiée dans Le Fou parle, n° 10, juin-juillet
1979, puis dans Laure, Ecrits retrouvés. Mont de Marsan, Les Cahiers des Brisants,
1987.

159 -
Chronologiquement, c'est en février 1930 dans le B u l l e t i n
comm uniste (n°31) qu'il publia une première analyse longue et
documentée sur cette question, à ses yeux vitale, pour l'avenir de
l'U.R.S.S. et du mouvement communiste. Souvarine commençait par
noter l'impression favorable produite sur une partie de l'opinion
publique occidentale mal informée des réalités soviétiques, puis
précisait quelle était sa façon de se servir des statistiques officielles
: «le meilleur moyen de ne rien comprendre au Plan c'est de tenter
de s'assimiler les chiffres prometteurs abondamment fournis par
les bureaux gouvernementaux de l'U.R.S.S. à des fins de
propagande». Les chiffres les plus importants à connaître sont
«ceux qui indiquent les écarts dans l'accomplissement des tâches
maîtresses tracées par le Plan».

Historiquement, la priorité donnée à l'industrialisation selon


un plan d'ensemble préalable revenait à Trotsky et à l'opposition
qui s'était regroupée derrière lui. Mais après avoir condamné cette
initiative comme utopique et écarté du pouvoir son promoteur,
Staline reprenait l'idée à son compte pour en tenter la réalisation.
Souvarine prenait donc acte «du grand ralliement opéré autour du
Plan par la gauche et la droite, réconciliation relative et
momentanée du bolchevisme avec lui-même».

Au niveau économique Souvarine notait que l'argent


soviétique était de plus en plus déprécié, l'inflation pénalisant la
masse des travailleurs : «C'est donc essentiellement le prolétariat
urbain, le semi-prolétariat rural et les petits cultivateurs vivant de
leur travail sans exploiter personne qui devront supporter
l'écrasant fardeau financier du Plan.» Il allait donc s'exercer sur la
plus grande partie de la population travailleuse du pays, déjà
épuisée par des conditions matérielles d'existence difficiles. De plus,
ce formidable effort d'industrialisation ne pouvait s'accomplir
valablement sans une élévation du niveau général de l'instruction.
Or le progrès culturel de la population était, selon Souvarine,
incompatible avec le pouvoir de l'oligarchie bureaucratique
régnante. Un autre problème était posé par la mauvaise qualité des
produits manufacturés sortis des usines soviétiques, aggravant la
pénurie de biens disponibles et la spirale inflationniste, diminuant

160 -
également les salaires réels. La situation dans l'agriculture inclinait
encore à un plus grand pessimisme sur la capacité de l'économie
soviétique à satisfaire les besoins les plus élémentaires de la
population.

Mais, au-delà de considérations strictement économiques, la


véritable question posée par la tentative des plans quinquennaux
portait sur la nature de la société en train de se construire. Pour
Souvarine, «la question est donc de savoir si ces usines-là, ces
tracteurs-là méritent d'être payés un tel prix, si une génération de
prolétaires doit être sacrifiée pour un résultat accessible autrement
et si le chemin du socialisme passe nécessairement par la misère et
l'esclavage du prolétariat. L'homme existe-t-il pour l'industrie ou
l'industrie pour l'homme ? Et sous le prétexte abstrait de travailler
pour l'avenir, ne compromet-on pas pour longtemps le futur du
socialisme en faisant fi du présent des travailleurs ? Nous avons un
Plan impliquant la construction au détriment de l'agriculture et au
prix des privations, des souffrances et de l'asservissement de cent
cinquante millions d'humains sacrifiés à une hypothèse mal fondée.
Le communisme en sera discrédité pour un quart de siècle et le
parti bolchevik dans toutes ses tendances en portera la
responsabilité devant le prolétariat et devant l'histoire.»

Trois ans plus tard, Souvarine revenait sur cette question


d'une manière plus didactique pour les militants de la F.C.I.E. dans
les colonnes du Travailleur. Mais la problématique adoptée était
sensiblement différente. Il ne s'agissait plus, désormais, de rappeler
les débats des sommets de l'appareil d'Etat soviétique sur
l'industrialisation au cours des années vingt et de démontrer
l'impossibilité pratique de réaliser un tel plan, mais de juger des
résultats concrets de cette politique économique. Selon le titre
même d'un de ses articles, on pouvait résumer la situation globale
de l'économie soviétique par le rapprochement des deux termes de
«Staline» et de «famine» L

«Staline, famine». Le Travailleur, n° 37, 11 février 1933. Les citations suivantes


sans indication d'origine sont toutes tirées de cet article.

161
L'échec était, selon lui, patent : «Après avoir édifié des
“géants” industriels, créé des milliers d'entreprises nouvelles, mis
en marche un outillage qui double la capacité productive de
l'U.R.S.S., il faut supputer une baisse à la production de plus de la
moitié, toujours à ne considérer que les prévisions.» La situation
était encore plus grave dans l'agriculture aboutissant à une
véritable famine dans le sud du pays et à une demi-famine dans la
Russie centrale et la Sibérie L Un paradoxe résumait parfaitement
la situation : «Plus il y a de tracteurs et moins il y a de pain».

Le résultat de cette véritable catastrophe économique se


traduisait au plan politique par un accroissement notable des
mesures policières et coercitives : «Des “sections politiques” sont en
voie de formation auprès des stations de tracteurs pour mater la
population rurale affamée et exaspérée. La “passeportisation” va
chasser des villes les éléments indésirables, c'est-à-dire tous ceux
que le pouvoir croit de son intérêt de disperser. Une “épuration” du
Parti est en cours pour intimider les hésitants et réprimer la
lassitude.» En même temps, Staline s'apprêtait à faire machine
arrière sur le rythme et l'intensité de l'industrialisation, suivant le
principe selon lequel il «frappe toujours ceux dont il pille le
programme».

Au fur et à mesure des besoins de l'actualité, Souvarine


compléta ce tableau accablant de la réalité économique soviétique.
Par exemple, il souligna qu’un discours de Molotov reconnaissait
officiellement que l'augmentation de la production en 1932 n'avait
pas été de 36,8 % comme prévu et annoncé, mais de seulement
8,5 %. Il précisait, en outre, concernant la valeur des statistiques
officielles : «les 8,5 % sont un calcul de valeur qui ne tient pas
compte de la dépréciation réelle du rouble et de la quantité1

1 On se reportera, notamment, sur cette question à l'article de Bogdan Krawchenko, «Il


y a cinquante ans : la grande famine en Ukraine», L'A lternative, n° 24, novembre-
décembre 1983, p. 46-50. Ce texte confirme a posteriori les analyses faites dès 1930
par Souvarine sur le Plan quinquennal en indiquant : «Ce sont les objectifs
complètement irréalistes fixés par la direction stalinienne pour le premier Plan
quinquennal qui sont aux origines de cette famine.»

162 -
incroyable des déchets et rebuts. A force de mentir, de se mentir à
soi-même et de mentir à autrui, à force de truquer les nombres et
de falsifier les statistiques, la clique de Staline ne sait plus elle-
même où elle en est L»

Souvarine relevait également tous les témoignages dignes de


foi sur la véritable famine qui sévissait en U.R.S.S., tels ceux parus
dans La Révolution prolétarienne ou le Bulletin de l'Opposition de
Trotsky. La correspondance publiée par la revue de Trotsky était
d'autant plus importante que, selon Souvarine, «Trotsky a caché
tant qu'il a pu la réalité soviétique, pour vanter les “grands succès
économiques” de Staline, croyant cette tactique utile à sa position
de gauche 12.»

Plus prosaïquement, Souvarine faisait souvent appel au


simple bon sens et à l'expérience immédiate des individus en
indiquant que «tous ceux qui ont en Russie des parents, des amis
savent que leurs colis alimentaires sont attendus comme le salut».

A propos des méthodes répressives de la bureaucratie


soviétique, Souvarine souligna à plusieurs reprises l'absurdité des
procès pour sabotage économique. Après avoir démontré l'aspect
ridicule et contradictoire des différentes accusations portées ou les
péripéties ubuesques des séances, il indiquait avec justesse la
contradiction existant entre ces procès pour sabotage et
l'affirmation des réussites économiques : «si plusieurs des
principales centrales électriques de l'U.R.S.S. étaient sabotées, et par
conséquent ne travaillaient pas ou travaillaient mal, pourquoi la
propagande soviétique essaie-t-elle de faire croire que tout va pour
le mieux dans la meilleure des républiques socialistes ? 3»

De même, ces procès étaient pour lui l’occasion d'observer le


mécanisme de leur fonctionnement et de comprendre pourquoi les
accusés s'obstinaient à se charger de tous les maux possibles et

1 «Chronique de l'URSS : le chaos économique», Le Travailleur, n° 46, 1er avril 1933.


2 «Chronique de l'URSS : Staline famine», Le Travailleur, n° 64, 5 août 1933.
3 «Chronique de l'URSS : Après le procès des ingénieurs de Moscou», Le Travailleur,
n° SI, 6 mai 1933. La citation suivante est extraite du même article.

- 163 -
imaginables au lieu d'essayer de se disculper. Il notait ainsi, au
moment du procès des ingénieurs anglais : «On a pu voir défiler la
série des accusés russes, récitant leur leçon apprise par cœur et
s'efforçant d'avouer le plus possible de crimes, réels ou imaginaires
(...). Ou a-t-on vu jamais des gens qui, même à les supposer
coupables (et pour notre part, nous n'en croyons par un mot),
s'acharnent devant le tribunal à obtenir le maximum de peine au
lieu de chercher à se disculper ? Il est clair que les malheureux,
soumis à une savante préparation et terrorisée à l'idée de recevoir
une balle dans la nuque, sont prêts à reconnaître n'importe quoi en
échange de la vie sauve».

Dès le début des années trente, Souvarine avait compris la


logique perverse et spectaculaire des différents procès mis en scène
à Moscou et pourra donc analyser les tenants et aboutissants des
grands procès de 1936, 1937 et 1938 sans se fourvoyer dans des
pseudo-explications sur le rôle de l'espionnage étranger ou les
complexes méandres de l'âme slave.

A l'issue de ces quelques remarques il reste à évoquer ce qui


fait, selon nous, l'originalité et la spécificité des commentaires de
Souvarine sur la mise en œuvre du Plan quinquennal. Au-delà
d'une patiente recherche de sources irréfutables d'origine
soviétique et d'un schéma conceptuel du pouvoir du parti élaboré
en 1927 dans l'article «Octobre noir» (cf sur ces deux points le
chapitre I), l'analyse de Souvarine s'attardait longuement sur les
effets néfastes de l'application du Plan sur les classes laborieuses.
Par là même, il s'opposait radicalement à tous ceux qui ne cachaient
pas leur fascination pour les usines géantes et les chiffres records
de production, y compris dans l'extrême gauche. Il s'opposait,
notamment, aux affirmations de Lager dans des termes dénués de
toute ambiguïté : «Il faut enfin en venir à l'essentiel (...). En effet, ce
qui nous intéresse, communistes que nous sommes, ce n'est pas tant
le charbon que le mineur. Si le prix de revient est le critère

164 -
principal dans l'ordre économique, le standard de vie et le degré de
liberté sont nos pierres de touche sur le plan social l .»

On peut donc affirmer que le souci éthique de Souvarine du


sort des travailleurs russes était, en quelque sorte, le garant de sa
dénonciation de la bureaucratie stalinienne d'un point de vue
socialiste.*

* «Chronique de l'URSS : Points sur les i», Le Travailleur, n° 88, 30 décembre 1933. La
suite de cet article paraîtra dans le n° 89, 3 janvier 1934 et 90 du 6 janvier 1934. Il
répondait à un article de R. Lager sur l'économie russe paru dans les n° 81, du 2
décembre, et 84, du 16 décembre 1933.

165
La répression contre les révolutionnaires

La mise en œuvre de cette politique économique pharaonique


impliquait nécessairement l'asservissement le plus complet des
populations laborieuses, en même temps que la répression la plus
large sur les différents courants du mouvement révolutionnaire
susceptibles, au moins virtuellement, d'une opposition théorique ou
pratique à ce nouveau despotisme oriental. Ainsi, dès 1929,
Souvarine pouvait écrire à propos de l'arrestation de l'ouvrier
anarchiste italien Francesco Ghezzi : «Il y a maintenant tant de
révolutionnaires emprisonnés ou déportés dans la République des
Soviets qu'un cas de plus risque de passer inaperçu. Cela ne doit
pas être. Cela ne sera pas. Certaines circonstances permettent
d'éveiller bien des consciences et précisément, ce nouveau défi
insolent au mouvement prolétarien non asservi doit forcer
l'attention de l'opinion révolutionnaire l .»

En juillet 1931, La Critique sociale (n° 2) se faisait l'écho de


l'arrestation de D. B. Riazanov, dans un article de tête de la revue.
Souvarine rappelait que quelques mois auparavant, L a
Correspondance internationale le qualifiait de «plus connu» et «plus
important des savants marxistes de notre époque» et les Isvestia
comme «le plus éminent marxologue de notre temps». Après ces
éloges appuyés, Riazanov avait été arrêté sans motif en février
1931, puis emprisonné et enfin déporté à Souzdal puis à Saratov.

Riazanov était à la fois un militant exemplaire du mouvement


social démocrate russe depuis l'âge de 17 ans ; mais aussi un
historien de premier plan du mouvement ouvrier russe et européen
en même temps qu'un des meilleurs connaisseurs des œuvres de
Marx et Engels. Le rappel détaillé de l'œuvre de marxologue et de
militant socialiste et communiste de Riazanov était une façon pour
Souvarine de souligner le caractère contre-révolutionnaire du
stalinisme. De même que Ghezzi était un ouvrier anarchiste
exemplaire de dévouement à la cause du prolétariat, la personnalité

1 «La répression en Russie : Francesco Ghezzi en prison à Moscou», La Lutte des


classes, n° 10, mai 1929. Cf. supra.

166
de Riazanov était inattaquable d'un point de vue révolutionnaire.
Cela permettait à Souvarine de conclure en ces termes : «Par cet
exploit barbare, la dictature du secrétariat a peut-être porté un
coup mortel à un grand serviteur désintéressé du prolétariat et du
communisme (...). Mais du moins aura-t-elle en même temps
dissipé la dernière apparence susceptible de faire illusion à
l'extérieur et avoué, révélant sa vraie nature, l'incompatibilité
absolue entre le bolchevisme post-léninien et le marxisme »(C. S., I,
p. 50).

Le cas de Riazanov, contrairement à ce que pouvait espérer


Souvarine, ne fut pas l'occasion d'une prise de conscience des
crimes du stalinisme dans la gauche ou l'extrême-gauche. Les
raisons de cette absence de réactions sont, comme toujours en
pareil cas, difficiles à déterminer. La lecture de la presse
d'extrême-gauche laisse peu de doutes sur le relatif silence qui
accueillit la nouvelle de l'arrestation de Riazanov, en dehors des
revues de l'opposition communiste. Le Libertaire, qui avait
participé activement à la campagne pour Ghezzi, ne mentionna
même pas la nouvelle, confirmant les craintes de Souvarine sur les
groupes politiques qui n'interviendraient que quand les leurs
étaient directement concernés. Pourtant le cas de Riazanov accentua
les craintes de certains secteurs du mouvement ouvrier, comme la
Fédération Unitaire de l'Enseignement (C.G.T.U.), sur l'évolution du
régime soviétique . Un de ses militants le plus en vue, Maurice
Dommanget protesta solennellement dans L'Ecole émancipée
(n°41, 10 juillet 1932) contre cette arrestation. Il est à noter,
toutefois, que la protestation de Souvarine allait beaucoup plus au
fond des choses dans sa mise en cause de la dictature qui rendait
possible une telle exaction.

Dans le même numéro de La Critique sociale, était reproduite


la pétition des historiens et archivistes français, à l'initiative
d'Albert Mathiez, en faveur de l'historien soviétique Eugène Tarlé,
précédée d'une présentation de Souvarine qui, outre un rappel des
faits, insistait sur la nécessité de «faire connaître un document
dicté, hors de toute considération politique, par la solidarité
confraternelle et l'intérêt de la science (C. S., I p. 93).

167
Au delà de ces individualités, c'est surtout l'affaire Victor
Serge qui fut l'occasion d'une prise de conscience plus aiguë de
l'importance de la répression stalinienne de la part de l'extrême-
gauche, mais aussi d'une partie du mouvement socialiste et de
certains intellectuels l .

Comme pour Francesco Ghezzi, il semble que Boris Souvarine


ait été une des premières personnes à être informée de
l'arrestation de l'écrivain et à porter l'information devant l'opinion
publique. Dès le 25 mars 1933 une nouvelle brève du Travailleur
annonçait l'arrestation de l'auteur de L'An I de la révolution russe.
Le 15 avril, un rédacteur anonyme s'inquiétait de son sort en
précisant que ses amis français étaient, depuis le mois précédent,
sans aucune nouvelle.

La semaine suivante, l'appel du C.C.D. en faveur de Victor


Serge était publié en première page du Travailleur. Ce texte figurait
également au sommaire de La Critique sociale (n° 8, avril 1933),
accompagné d'un appel signé par Georges Bataille, Lucien Laurat,
Jacques Mesnil, Pierre Pascal et Boris Souvarine. Le premier
document rappelait, en premier lieu, l'arrestation précédente de
Victor Serge en 1929 et sa libération suite à une intervention de
personnalités politiques ou littéraires de la bourgeoisie de gauche
émues par l'emprisonnement d'un des hommes qui avait, tant par
ses propres livres que ses nombreuses traductions fait le mieux
connaître en France le point de vue bolchevik sur la révolution
russe. Il insistait ensuite sur le caractère d'arbitraire et d'iniquité
de cette mesure répressive : «comme des millions d'autres
travailleurs persécutés au mépris des principes invoqués par la
Révolution d'octobre, au mépris du programme du parti bolchevik,
au mépris de la Constitution de la République des Soviets, Victor
Serge ne saurait être, à aucun degré, à aucun titre taxé d'hostilité
envers le communisme dont il s'affirme un irréductible partisan»
(C. S., II, p. 103).

1 Pour une vue d'ensemble des répercussions de cet événement, on se reportera à


l'article de Jean-Louis Panné, «L'affaire Victor Serge et la gauche française».
Communisme n° 5, 1984, p. 89-104.

168
Coupable du crime de penser différemment de la bureaucratie
régnante, il ne restait aux amis de Victor Serge qu'à alerter
l'opinion publique et à soulever la protestation des révolutionnaires
de toutes les écoles : «Pour ce faire le C.C.D. faisait appel avant tout
à la solidarité des organisations de travailleurs sans distinction de
tendance» (C. S., II, p. 103). L'appel des personnalités, d'une tonalité
moins politique et plus humanitaire, donnait l'essentiel des faits
récents connus sur le sort de Victor Serge et de ses proches en
revendiquant pour eux «le droit de vivre en travaillant en Russie
ou ailleurs» (C. S., II, p. 104).

Enfin le 17 juin, dans Le Travailleur, Souvarine annonça la


condamnation officielle de l'écrivain. Protester avec la plus grande
détermination pour Victor Serge, ce n'était pas seulement prendre
la défense d'un innocent persécuté mais également permettre de
faire connaître à l'opinion publique le sort misérable de tous les
travailleurs russes. «Ce n'est pas le moment de nous taire», écrivait
Souvarine. «D'autant moins qu'en protestant pour Victor Serge et sa
famille injustement maltraités nous avons voulu défendre non
seulement nos camarades, nos amis mais tout le peuple russe
opprimé, la révolution bafouée.»

On retrouve ici la même problématique que Souvarine


invoquait au moment de l'arrestation de Francesco Ghezzi dans La
Lutte des classes : à travers l'exemplarité du cas d'un
révolutionnaire sincère persécuté, c'était tous les travailleurs qu'il
fallait défendre contre l'arbitraire et la répression d'une
bureaucratie tyrannique. Elle faisait ainsi la preuve, d'une manière
flagrante, de son caractère anti-ouvrier et anti-socialiste. Il
importait de se saisir de ces cas pour éclairer l'opinion publique
européenne abusée par le prestige de la révolution de 1917 et une
propagande multiple aux moyens énormes.

A l'origine de cette campagne en faveur de Victor Serge,


Souvarine rencontra d'énormes difficultés pratiques à éveiller
l'intérêt des quelques personnalités de gauche dont le poids aurait
pu, dès le printemps 1933, peser lourd dans la protestation
officieuse ou publique. Une lettre de Souvarine à Pierre Kaan du 6

169 -
mai 1933 est particulièrem ent révélatrice des problèmes
rencontrés :

«L'arrestation de Victor Serge date du 8 mars. Deux mois déjà.


Personne n'a rien fait, sur le plan de la protestation publique. J'ai
rédigé un papier et commencé de recueillir des signatures. Bernier
s'est mis à ergoter, à proposer des amendements et a voulu me
faire entrer en rapport avec Madame Paz, sous prétexte qu'il la
fréquente à M onde, subordonner notre action aux considérations
louches de Bergery, etc. J'ai refusé net d'entrer dans cette voie,
sachant pertinemment ce qu'il y a au bout. D'autre part Pascal
hésitait à signer, de crainte d'attirer des représailles sur sa famille.
J'ai changé de tactique, soumis mon papier au Cercle et lancé ce
premier appel, avec la signature collective, sans illusion, car je sais
par expérience que la presse en général n'insère pas dans ces
conditions (...). Là-dessus, expulsion de la famille Roussakov de
Leningrad, arrestation d'Anita. Pascal se sent libéré de tout
scrupule et se montre disposé à signer ce qu'on voudra. Je ne fais ni
une, ni deux, je rédige un second papier, le soumets à la signature
de ceux sur qui j'étais à peu près sûr de pouvoir compter et le fais
envoyer comme le précédent à 75 adresses (...). Je n'ai pas cherché
à collecter le plus possible de signatures, mais à sortir au plus tôt
un appel.»

Dans la suite de cette lettre, Souvarine se laissait aller à un


certain pessimisme sur les résultats pratiques de cette action, tout
en soulignant une nouvelle fois le rôle néfaste des personnalités
influencées par le stalinisme :

«Nous devons nous exprimer comme nous l'entendons et, en


communistes, compter sur la contagion de l'exemple. Si nous
n'aboutissons pas, nous aurons tout de même fait notre devoir. Cela
n'empêche pas d'agir au mieux dans la coulisse pour arriver à une
solution favorable, mais aucune action en coulisse n'aura d'effet
sans l'appui d’une campagne publique. Le scandale, c'est que les
soi-disant “amis de V.S.” n'aient rien fait depuis deux mois, alors
qu'ils ont des moyens, des relations, de l'influence (...). Songez qu'ils
renoncent à faire quoi que ce soit à Monde, ou toute la rédaction est
sympathique à Victor, pour ne pas altérer leurs rapports avec le

170 -
sieur Barbusse, ce valet de bourreau. Pas un mot dans Europe où a
paru le dernier roman de Victor. Il n'y a donc rien à faire pour
concerter une campagne. Que chacun s'exprime et agisse à sa façon,
c'est la seule manière d'obliger les autres à s'exprimer et à agir à la
leur L»

Malgré ces craintes justifiées, pour la plupart, la campagne en


faveur de Victor Serge allait se développer avec la parution à la
Librairie du Travail pendant l’été 1933 d'une brochure de Marcel
M artinet tandis que La Révolution p ro lé ta r ie n n e , par
l'intermédiaire de Jacques Mesnil, informait régulièrement et
longuement ses lecteurs sur ce problème 12.

Parmi les répercussions les plus notables de cette affaire il


faut noter les prises de position, à l'initiative de Maurice
Dommanget, de la Fédération Unitaire de l'Enseignement en faveur
de Victor Serge et Christian Rakovsky à son congrès de Reims (4 au
7 août 1933). René Lefeuvre qui publiait Masses se sépara des
éléments pro-soviétiques de la revue à propos de l'affaire Serge,
avant de rejoindre le C.C.D., puis la Gauche révolutionnaire de
Marceau Pivert en 1935.

Même si Souvarine ne fut pas la cheville ouvrière des amis


français de Victor Serge jusqu'à sa libération, il n'en contribua pas
moins grandement à alerter l'opinion publique dès son arrestation
avec le double but de sauver un camarade persécuté et de déchirer
le voile de mensonges dissimulant la condition misérable des
travailleurs russes.

Mais Souvarine ne se contenta pas d'intervenir sur des cas


individuels, aussi symboliques soient-ils. C'était l'ensemble du
processus répressif en U.R.S.S. qu'il fallait dénoncer. Ainsi, il eut
l'occasion de rédiger, en 1934, une notice, d'abord inédite, à
l'intention de leaders socialistes sur «Les Persécutions en U.R.S.S.»,
dans laquelle il chiffrait le nombre des déportés à plusieurs

1 Jean-Louis Panné, op.cit.


2 Marcel Martinet, Où va la révolution russe ? L'affaire Victor Serge, Paris, Librairie
du Travail, 1933, Réimprimé par Plein Chant en 1978.

171
millions, et le nombre des détenus politiques dans les prisons, dans
les isolateurs et les camps de concentration, à des centaines de
milliers l.

Il définissait ainsi ces deux catégories de la terreur


stalinienne: «Ce sont la plupart d'obscurs travailleurs, ouvriers ou
paysans, sans notoriété ni soutien. A de rares exceptions près, ils
ont été condamnés par voie administrative, c'est-à-dire par une
procédure sommaire et secrète sans instruction contradictoire, sans
procès, sans témoins, sans défense.» Mais on y trouvait également
«des représentants de toutes les nuances de l'opinion
révolutionnaire non conformiste, même passifs ou retirés de toute
action sociale».Il énumérait ensuite vingt nuances des tendances
politiques frappées par la répression : des communistes
hétérodoxes (Riazanov, Victor Serge), des communistes des anciens
groupes «Vérité ouvrière», «Groupe ouvrier» ou «Opposition
ouvrière», des communistes de «gauche» ou trotskystes, des
communistes de «droite», des socialistes hors parti, des socialistes
menchéviks (Eva Broïdo) *2, des socialistes révolutionnaires de
gauche, du centre ou de droite, des Bundistes du parti socialiste juif,
des socialistes de différentes minorités nationales (Géorgie, Ukraine,
Arménie), des socialistes israélistes du groupe Poale-Zion, des
anarchistes, des syndicalistes, des sionistes, des tolstoïens etc. En
conclusion, il écrivait : «Un certain “Comité pour la libération de
Thaelmann” lance un appel qui conclut : “Ceux qui se taisent se
rendent coupables. Ceux qui ne font rien aident Hitler”. A plus forte
raison sont coupables ceux qui taisent les persécutions accomplies
en U.R.S.S. sous le drapeau usurpé du socialisme et qui, par leur
indifférence ou leur apathie aident Staline.»

* «Les camps de concentration et les prisons soviétiques», B .E .I.P .I., n° 15, 1er- 15
décembre 1949, p. 2-3. La note de Souvarine fut publiée par Le Combat marxiste
(n °10-ll, juillet-août 1934), puis reproduite dans la brochure n° 3 (1936) des
«Amis de la vérité sur l'U.R.S.S.», Bilan de la terreur en U.R.S.S. (Faits et chiffres),
p. 5-8.
2 «Sur le cas d'Eva Broïdo», on se reportera à l'article du Combat marxiste (n° 27,
janvier 1936) , «Communications sur la situation des prisonniers politiques publiées
par la Commission d'Enquête instituée par l'Internationale ouvrière socialiste».

172 -
§ 2. L'ALLEMAGNE.

De 1931 à 1934, l'événement international le plus marquant


et le plus lourd de conséquences fut, évidemment, la prise du
pouvoir par Hitler le 30 janvier 1933, suivie par l'incendie du
Reichstag dans la nuit du 27 février.

Avant d'examiner les prises de position de Souvarine sur les


événements d'Allemagne, il convient d'indiquer sommairement ce
que furent les positions de l'Internationale communiste et du
mouvement socialiste dans les années qui précédèrent la victoire
du nazisme. Cette mise en perspective permettra de mieux
apprécier la lucidité et l'originalité des analyses de Souvarine.

L'Internationale communiste décida au 9e plénum de son


comité exécutif, en février 1928, d'intensifier la lutte contre les
Internationales socialiste et syndicaliste réformistes. Cette décision
inaugurait une nouvelle ligne politique que l'on a coutume de
dénommer la politique de la «troisième période». Selon cette
formulation, une première période allait de 1918 à 1923 et avait
été caractérisée par une situation révolutionnaire aiguë. La seconde,
de 1923 à 1928, avait vu une stabilisation relative du système
capitaliste en même temps que la reconstruction de l'économie
soviétique. La troisième période débutait en 1928 et devait
correspondre à une aggravation de la crise du système capitaliste.
L'exacerbation des contradictions économiques et sociales devait
entraîner une nouvelle vague révolutionnaire. En U.R.S.S., la mise en
œuvre du Plan Quinquennal allait permettre de développer les
«bases socialistes» de son économie. Dans ce contexte, les
théoriciens de l'Internationale communiste considéraient la Social-
Démocratie comme le principal obstacle à une révolution
communiste.

Contrairement à ces prévisions, la période «se manifesta au


contraire comme une époque de renforcement inouï des tendances
nationalistes et impérialistes les plus réactionnaires, une époque de

173
bouleversement fasciste et de destruction de tout le mouvement
socialiste et communiste L»

A partir de 1928, le K.P.D., comme l'ensemble des sections de


l'Internationale communiste, devait adopter un cours ultra-
gauchiste. Deux déclarations, la première d'un dirigeant du K.P.D. en
1931, la seconde de l'Internationale communiste après l'arrivée
d'Hitler au pouvoir, démontrent parfaitement l'incompréhension
manifeste de Staline devant le phénomène hitlérien, sans chercher
à pousser plus avant sur les raisons ultimes de ce choix.

Le 14 octobre 1931, Hermann Remmele, un porte-parole avec


Heinz Neumann de la fraction dure du K.P.D., proclamait dans un
discours à la tribune du Reichstag : «Une fois les nazis au pouvoir, le
front unique du prolétariat se réalisera et fera place nette (...). Les
fascistes ne nous font pas peur. Ils arriveront au bout de leur
rouleau plus vite que tout autre gouvernement.» Immédiatement
après le 30 janvier 1933, le K.P.D., sous la pression de sa base, fit
quelques timides tentatives de front unique avec la social-
démocratie. Mais c'était trop peu, et surtout trop tard. Sur le fond,
l’Internationale communiste persistait à prôner une politique du
pire dont l'aberration atteignait des sommets dans cette résolution
du 1er avril 1933 : «Malgré le terrorisme fasciste, l'essor
révolutionnaire va s'amplifier inévitablement. Les masses seront de
plus en plus obligées de se défendre contre le fascisme. L'institution
de la dictature fasciste manifeste, qui réduit à néant les illusions
démocratiques des masses et soustrait les masses à l'influence de la
social-démocratie, accélère la marche de l'Allemagne à la révolution
prolétarienne 12.»

Les grandes organisations du mouvement ouvrier français ne


faisaient guère preuve de plus de lucidité. Selon Jacques Droz, «le

1 Ossip K. Flechtheim, Le Parti communiste allemand sous la République de Weimar,


Paris, Maspero, Bibliothèque socialiste, 1972, p. 186. Pour un exposé détaillé de la
politique du K.P.D. dans les années 1929-1933 on consultera plus particulièrement
le chapitre IV.
2 Ces deux déclarations sont citées par Serge Bricianer dans Karl Korsch, Marxisme et
contre-révolution, Paris, Ed. du Seuil 1975, p. 194.

174 -
P.C.F. fut surpris par l'avènement de Hitler, ce qui d'ailleurs ne le
distingue pas des autres partis français» L 'H um anité tendit à
minimiser l'avènement de Hitler au pouvoir en titrant le 31 janvier
1933 : «Le résultat d'un moindre mal : Hitler chancelier».

Du côté socialiste, le danger nazi était également sous-estimé


malgré ses foudroyants succès électoraux à partir de 1929. Ainsi en
1931, dans une brochure sur Les problèmes de la paix, Léon Blum
écrivait que «Hitler est aujourd'hui plus loin du pouvoir que le
Général Boulanger le soir du 27 janvier 1889 (...). Doit-on redouter
qu'il s'en rapproche ? Non selon moi. Je crois que l'astre hitlérien
est déjà monté au plus haut de sa course, qu'il a déjà touché son
zénith.» L'année suivante Blum continuait à écrire qu'Hitler ne
pouvait pas arriver au pouvoir *2.

Au printemps 1933, Daniel Guérin alla trouver Léon Blum au


siège du Parti socialiste pour lui proposer de faire un reportage en
Allemagne. Ce dernier, désormais conscient de la gravité du danger
nazi, accepta la proposition et le récit de ce voyage dans la nouvelle
Allemagne hitlérienne fut publié du 25 juin au 13 juillet 1933 dans
Le Populaire. A son retour, Daniel Guérin constata l'incrédulité avec
laquelle ses informations furent accueillies : «L'opinion publique est
alors si mal renseignée sur l'hitlérisme, si sceptique, si indifférente
que, même dans les milieux socialistes, on se refusa à me croire sur
parole 3.»

Les problèmes allemands ne furent pas abordés directement


dans les trois premiers numéros de La Critique sociale en dehors
d'un compte-rendu de Charles Rosen (Frédéric Hirth : Hitler ou le
guerrier déchaîné) et de Lucien Laurat (Pierre Vienot : Incertitudes
allemandes, la crise de la civilisation bourgeoise en Allemagne). Il
est à noter que Charles Rosen semblait adopter l'interprétation

^ Jacques Droz, Histoire de l'anti-fascisme en Europe (1923-1939), Paris, Ed. La


Découverte, textes à l'appui, 1985, p. 187.
2 C f Jacques Bariety, «Léon Blum et l'Allemagne (1930-1938)», in Les Relations
franco-allemandes (1933-1939), Paris, Editions du CNRS, 1976.
3 Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée (témoignage militant), Paris, Ed.
Maspero, Textes à l'appui, 1976, p. 57.

175
largement répandue dans l'extrême-gauche d'un Hitler simple
instrument aux mains de la grande bourgeoisie, alors que Lucien
Laurat insistait sur le chaos intellectuel qui caractérisait la crise
allemande. De son côté Souvarine remarquait, à propos d'un
numéro du Crapouillot sur Les Allemands, que cette revue ne
dépassait malheureusement pas «le niveau de l'information
pittoresque la plus superficielle» (C. S., I, p. 39), ce qui semble avoir
été le plus petit dénominateur commun du journalisme en France
sur ce pays à cette époque.

Au-delà de ces brèves annotations, la première analyse de


Souvarine concernant les événements d'Allemagne fut publiée en
décembre 1931 dans La Critique sociale (n° 4). Il est important de
la citer longuement car elle synthétise en quelques phrases
l'essentiel de ce que l'on pouvait observer et, par la même, prévoir
de l'avenir politique de ce pays, loin des délires idéologiques ou des
aveuglements volontaires :

«En Allemagne où se joue le sort de l'Europe, la défaite du


faux communisme est acquise avant tout combat. Un parti asservi
n'a jamais fait de révolution. Mais en particulier, ce parti qui a
renié l'enseignement de ses fondateurs, Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht, qui s'est fait l'instrument docile de la bureaucratie
soviétique, qui a sous prétexte de tactique de “gauche”, favorisé
l'élection de Hindenbourg, qui a donné dans le plus grossier
nationalisme et servi la réaction en maintes circonstances, qui
récemment encore soutenait l'initiative de plébiscite des nationaux-
socialistes, ce parti doit inéluctablement payer sa trahison.
Incapable de réaliser avec l'ensemble de la classe ouvrière une
action commune contre le danger nazi, il ne saura que laisser son
élite se sacrifier trop tard dans une lutte désespérée tandis qu'une
importante portion de ses membres passera dans le camp adverse,
comme déjà tant de nationalistes sont devenus “communistes” et
vice-versa» (C. S., I, p. 147).

Souvarine s'opposait très fermement, sans toutefois le


nommer, à l'idée défendue par Trotsky selon laquelle le K.P.D.
pourrait, malgré tout, continuer à représenter une force
révolutionnaire, même s'il était nécessaire d'opérer, de l'intérieur,

176
son redressement contre la politique stalinienne. A la même
époque, Simone Weil, commentant une étude de Trotsky sur la
situation allemande, constatait également que ce dernier gardait
pour le parti communiste «un attachement qu'on ne peut
s'empêcher de juger superstitieux» L Cependant, elle s'en tenait à
cette simple observation dans un article par ailleurs fort élogieux.
Souvarine allait, lui, beaucoup plus loin dans l'analyse des
conditions de la dégénérescence du K.P.D. qui en faisait le contraire
d'une véritable organisation révolutionnaire et rendait totalement
infondées les espérances de Trotsky sur son redressement possible.
Là encore il convient d'amplement le citer :

«Le mouvement communiste est censé traduire la conscience


des classes exploitées et l'on est, au contraire, en présence d'une
expression de leur inconscience (...) Les suffrages gagnés en
Allemagne depuis l'an dernier aux élections par les extrêmes de
droite et de gauche représentent un phénomène politique et social
identique, comme en attestent l'analogie des programmes et le
chassé-croisé des suiveurs. L'issue de la grande collision en
perspective en Allemagne est déjà prédéterminée tant par le
présent que par le passé récent du ci-devant parti communiste que
par toute l'évolution de la social-démocratie depuis la guerre.» (C. S.
I, P- 147)

Cette dernière, avec la sanglante politique de Noske à la fin de


la Première Guerre mondiale, avait écrasé la gauche du mouvement
ouvrier sans inquiéter le moins du monde la bourgeoisie
réactionnaire et conservatrice, déplaçant ainsi le centre de gravité
de la vie politique allemande vers la droite, puis l'extrême-droite.
L'inquiétante situation allemande était donc bien la plus implacable
démonstration de l’échec historique des deux Internationales
ouvrières rivales. Deux remarques significatives concluaient ses
réflexions sur l'Allemagne. Tout d'abord Souvarine soulignait que le
mouvement nazi risquait de faire «regretter aux social-démocrates
les lois de Bismarck», laissant par la même entendre que la nature*

* «Conditions d'une révolution allemande», Libres propos, 6e année, n° 8, août 1932.


Cf. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 108-115.

177
du national-socialisme dépassait de beaucoup l'autoritarisme et le
conservatisme prussien traditionnel. Ensuite il indiquait qu'une
probable victoire nazie bouleverserait les données géo-politiques
européennes en créant, en particulier pour la Russie «un danger
qu'on entrevoit non seulement dans les paroles de Hitler, mais dans
la logique de la situation».

L'année suivante Souvarine revint brièvement sur la situation


allemande, toujours dans La Critique sociale (n° 6, septembre
1932). L'idée centrale était la même : la banqueroute des deux
Internationales leur interdit de chercher une issue positive à la
crise et c'est, au contraire, la contre-révolution qui conserve
l’initiative et peut prendre l'offensive : «Ni l'une, ni l'autre ne sont
aptes à assumer les responsabilités que l'histoire leur assigne et
chacune à sa manière se voue à la faillite définitive. L'Allemagne,
où se résument le mieux les insolubles contradictions de la société
contemporaine, montre comment leurs voies différentes conduisent
à la même paralysie devant la pire réaction à l'heure décisive» (C.S.,
I, p. 242).

Dans ses souvenirs sur le Cercle communiste démocratique,


Edouard Lienert a rapporté cet échange de propos avec Souvarine
au sujet de la situation allemande : «Devant la montée incessante
des nazis, je me souviens avoir dit un jour à Boris Souvarine : “la
grande bourgeoisie allemande ne peut tout de même pas laisser ces
gens prendre le pouvoir, ils sont un danger pour elle ?” A quoi il me
répondit laconiquement : “regardez les chiffres” l .»

Et ces chiffres là étaient effectivement bien plus éloquents


que de longs discours ou de prétendues analyses relativisant la
montée en puissance du national-socialisme. Ainsi Ossip K.
Flechtheim a indiqué qu'entre 1930 et les élections du Reichstag de
juillet 1932 le score des nationaux-socialistes avait plus que doublé.
Aux élections du 6 novembre de la même année, le parti nazi
totalisait 11,75 millions de voix, contre 6 millions pour le K.P.D. et
7,25 millions pour le S.P.D., devenant ainsi électoralement le

1 Edouard Liénert, «D'un cercle à l'autre», in Boris Souvarine et La Critique sociale,

op. cil., p. 57.

178
premier parti allemand face à des adversaires désunis et
désorientés L

L'anecdote rapportée par E. Liénert est une nouvelle


illustration du fait que Souvarine a toujours eu la préoccupation
majeure de laisser œuvrer dans sa réflexion la force brute des faits
et des événements, aux dépens de préoccupations doctrinaires ou
idéologiques. C'est ce qu'il avait remarquablement bien exprimé en
écrivant que «l’honnête constatation des faits n'implique pas
nécessairement de s'y soumettre. Elle est par contre indispensable à
qui ne désespère pas de les changer.» (C. S., I, p. 242)

La suite des événements allait rapidement confirmer les


sombres prévisions de Souvarine. Ses premières réflexions sur la
défaite allemande furent publiées dans Le Travailleur (n° 43, 11
mars 1933). Il constatait tout d'abord l'absence d'une véritable
lutte d'envergure du prolétariat allemand. C'était bel et bien une
«défaite sans combat», contrairement aux proclamations délirantes
de l'Internationale communiste qui voulait faire croire que l'arrivée
d'Hitler au pouvoir allait être le marche-pied d'une révolution
communiste 12. Pour Souvarine, au contraire, la répression nazie
s'abattait sur un mouvement ouvrier aussi divisé que désorienté,
créant une situation où «Hitler au pouvoir accumule les moyens d'y
durer». Cette situation catastrophique était bien, dans la droite
ligne des analyses précédemment citées, le résultat des deux
politiques complémentaires dans l'échec et l'inefficacité, celle de la
social-démocratie et celle du stalinisme. Souvarine datait de 1914
la dégénérescence du mouvement socialiste, de 1924 celle du
mouvement communiste. La première guerre mondiale dans un cas,
la mort de Lénine et le tournant du Ve Congrès de l'I. C. étaient les

1 Ossip K. Flechtheim, op. cit.


2 Le meilleur témoignage sur les mois de novembre 1932 à mars 1933 est celui de
Hippolyte Etchebehere (Juan Rustico) : 1933, la Tragédie du prolétariat allemand
(Défaite sans combat. Victoire sans péril), Cahiers Spartacus n ° l l l , 1981. Sur les
derniers mois de la république de Weimar, les analyses les plus remarquables sont
celles de Simone Weil, réunies désormais dans ses Œuvres complètes, t. II, vol. II, op.
cit.

179 -
repères chronologiquesque Souvarine se donnait pour baliser les
étapes de la décadence des grandes organisations du mouvement
ouvrier. Il faut souligner au passage que le choix de ces dates
éclairait bien les options politiques de Souvarine qui tendait à
minorer l'importance des critiques de gauche de la social-
dém ocratie d'avant 1914 (par exemple lesyndicalisme
révolutionnaire français) ou du communisme d'avant 1924 (la
révolte de Kronsdadt et les anarchistes russes).

La trahison des principes internationalistes du mouvement


ouvrier par la social-démocratie allemande en août 1914, n'avait
fait qu'empirer depuis cette date. Au fil des années, elle avait
successivement accepté l'Union sacrée et la guerre impérialiste, tout
en devenant le plus ferme soutien de Guillaume II et de l'Empire,
en rivalisant de nationalisme et de chauvinisme avec les partis
conservateurs. A la fin de la guerre, elle avait tout fait pour
liquider le pouvoir issu de la Révolution et embourgeoiser la
République. Elle allait se rendre responsable de l'assassinat des
ouvriers spartakistes, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht.
Devant la montée du danger nazi, sa prétendue politique du
moindre mal l'avait contrainte de laisser le terrain libre à son plus
terrible adversaire. Le parti stalinien portait également une très
lourde responsabilité dans cette tragédie, «deuxième en date mais
premier par l'ampleur de la trahison». Instrument servile aux
ordres de Staline, il avait favorisé, par l'incohérence de sa politique
les progrès de la pire réaction. Le mot d'ordre de «classe contre
classe» avait symbolisé cette politique du pire où l'on vit le K.P.D.
réaliser le front unique avec les nationaux-socialistes comme au
moment du prétendu «plébiscite rouge» ou lors de la grève des
transports de Berlin. A propos de cette grève, il faut savoir que
ceux-ci dépendaient de la municipalité social-démocrate. La grève
déclenchée contre une réduction de salaire de 20% fut dirigée
conjointement par les staliniens et les nazis tandis que les syndicats
réformistes essayaient d'arrêter le mouvement. Elle illustre

180
parfaitement l'état de confusion et de désorientation du
mouvement ouvrier à deux mois de l'arrivée d'Hitler au pouvoir L

En mars 1933, la rupture de la social-démocratie allemande


avec la IIe Internationale fournit à Souvarine l’occasion d'une très
sévère mise au point. Le titre de son article — «Socialistes de Hitler»
— était une transposition de l'expression «socialistes du Kaiser»,
utilisée pendant la Première Guerre mondiale pour désigner les
partisans socialistes les plus jusqu'au boutistes de l’Union sacrée *2.
Cependant Souvarine allait beaucoup plus loin qu'une simple
dénonciation de la trahison des chefs sociaux-démocrates :
«L'évolution de ce parti en fait véritablement un parti bourgeois,
quelle que soit la masse de prolétaires restés dans ses rangs par
tradition, routine, force d'inertie. On ne peut même pas reprocher à
une collectivité aussi nombreuse son évolution. Le phénomène est
trop considérable pour relever des critères en usage dans les cas
individuels. Une transformation de cette importance tient aux
conditions de l'époque, à un ensemble complexe de raisons
économiques, organiques et historiques.»

Souvarine considérait que la social-démocratie venait de


donner la preuve ultime de sa dégénérescence entamée en 1914.
Son incapacité à mener une politique indépendante, même
timidement réformiste, n'en faisait plus, désormais, qu'un rouage
obsolète de fonctionnement du système capitaliste allemand. Il
parlera, par ailleurs, de la social-démocratie comme d'un parti de
«réformistes sans réforme». De son côté, Simone Weil souligna que
«la capitulation du prolétariat n'est pas due uniquement aux
trahisons des chefs» (C. S., II, p. 137).

Un nouvel épisode vint quelques jours plus tard confirmer les


analyses de Souvarine sur la décomposition de l'ancien mouvement
ouvrier allemand. A l'occasion du 1er mai, déclaré «Journée
nationale du travail» par le gouvernement du chancelier Adolf
Hitler, «l'Union générale des syndicats allemands avait donné

* C f «Un récit allemand de la grève des transports de Berlin», La Révolution


prolétarienne, n° 142, 25 décembre 1932.
2 «Socialistes de Hitler», Le Travailleur, n° 47, 8 avril 1933.

181
comme consigne aux syndicats libres qui lui étaient rattachés de
participer en bloc au défilé, avec le plus grand nombre possible de
gens. L'objectif tactique était probablement de montrer aux
nouveaux dirigeants la bonne volonté et le désir de coopération des
syndicats, ainsi que d'exprimer l'espoir que le gouvernement ne les
supprimerait pas. Le camarade Leipart, président de l'Union
(A.D.G.B.), s'était d'ailleurs mis lui-même à la disposition de Hitler.
Donc, ce jour-là, les ouvriers sociaux-démocrates et communistes,
l'élite syndicale de la classe ouvrière, se rendirent en cortège
jusqu'à Tempelhof, disséminés parmi les étendards SA et SS du
Grand Berlin, la Jeunesse hitlérienne, les chefs des sections locales
et d'îlots, la Ligue des jeunes filles allemandes, les formations
d'assaut de la cavalerie, les sections motorisées et aéronautiques
nazies et l'Association des femmes ... l»

L'acte courageux d'un militant social-démocrate qui s'était


battu les armes à la main contre les nazis venus l'arrêter, fut
longuement commenté par Souvarine en août 1933, pour en tirer la
leçon essentielle de la tragédie allemande : «Schmaus, en état de
légitime défense, a tué quatre nazis, alors que son parti, premier
responsable de l'avènement des nazis au pouvoir, et que le parti
communiste, second responsable en date, se sont abandonnés sans
coup férir, ont laissé le champ libre aux sauvages du national-
socialisme et, ainsi, trahi les intérêts de la classe ouvrière, du
socialisme et du communisme, de la révolution. Mais ce n'est pas
seulement en juin 1933 que Schmaus s'est trouvé en état de
légitime défense. Depuis plusieurs années, tous les travailleurs
révolutionnaires ou réformistes, tous les social-démocrates et tous
les communistes pouvaient et devaient se considérer en état de
légitime défense. Et dans de telles conjonctures, la légitime défense
implique la légitime attaque préventive. Il s'agissait de tirer les
premiers et de bien viser, pour ne pas tomber tôt ou tard sous les
coups de la réaction nationale-socialiste que d'aucuns ont le toupet
de présenter comme une révolution12.» Malgré son caractère tardif
et isolé, Souvarine rendait hommage au geste de ce militant

1 Franz Jung, Le Scarabée-torpille, Paris, Ludd, 1993, p. 499-500.


2 «Schmaus» Le Travailleur, n° 64, 5 août 1933.

182 -
exemplaire, en évoquant sa mémoire «pour appeler aux actes virils
quand sera révolu le temps des paroles».

Devant une telle catastrophe, les organisations ouvrières se


devaient d'impulser une riposte de grande ampleur, capable de
mobiliser, au plan international, le mouvement ouvrier et l'opinion
publique des pays démocratiques. La proposition d'un boycottage
des produits allemands pouvait remplir ce but en étant à la fois un
outil de mobilisation des opinions publiques et un moyen de
pression économique sur le nouveau régime nazi. Dès le mois de
mai 1933, l'idée d'un boycottage des produits allemands fut
longuement discutée, dans Le Travailleur, entre militants du C.C.D.
Charles Rosen s'interrogeait sur l'opportunité d'un tel mot d'ordre
et en contestait la validité en soulignant qu'il risquait de ranger
chaque mouvement ouvrier aux côtés de sa propre bourgeoisie (Le
Travailleur, n° 51, 6 mai 1933).

Souvarine lui répondit longuement en prenant fermement


position en faveur du boycott. A propos du rappel par Charles
Rosen de la formule classique sur l'ennemi qui est avant tout dans
notre propre pays, Souvarine précisait que c'était un «exemple
frappant de la façon dont une excellente formule peut devenir un
obstacle à la pensée». Il rappelait que «les deux plus belles actions
de masse» dont sa génération avait été témoin avaient eu lieu à
propos de Francisco Ferrer, le pédagogue libertaire condamné à
mort en Espagne en 1909, et des deux anarchistes italo-américains
Nicolas Sacco et Bartolomeo Vanzetti exécutés aux Etats-Unis en
1927. Au-delà des expressions si justes soient elles, «l'histoire ne
nous demande pas notre avis et se rit de nos formules quand elle
improvise une situation où surgissent des possibilités d'agir». Enfin,
il faisait un sort au simplisme de l'argumentation de Rosen en
soulignant que «la fermeté des principes sur la base d'une telle
formule, aboutirait simplement à une rupture de la solidarité
internationale, sous prétexte que l'ennemi étant ici, et relativement
accommodant, nous n'avons pas à le combattre ailleurs où il
anéantit nos frères de classe». Cependant, au niveau de l'action, le
boycottage restait une formule sans effets dans la mesure où nul

183 -
n'avait été capable de se saisir de cette opportunité d'action de
solidarité internationale contre la dictature nazi.

Pourtant le débat continua dans l'extrême-gauche et en


particulier dans les milieux syndicalistes, après la décision de la
Fédération syndicale internationale de proclamer le boycottage des
produits allemands. La discussion rebondit dans La Révolution
prolétarienne (n° 159, 10 septembre 1933) où Robert Louzon, dans
un court article solidement argumenté, prenait également position
pour le boycott. C'était, selon lui, «la seule arme efficace dont nous
disposons à l'heure actuelle pour nous défendre contre le fascisme,
c'est-à-dire contre la destruction de toute organisation ouvrière
libre». Contrairement à ceux qui redoutaient des effets pervers d'un
processus de boycottage, Louzon en demandait l'application
immédiate et reprochait à la F.S.I. de ne pas se donner les moyens
de «mettre cette résolution à exécution» c'est-à-dire de l'organiser
par «un énorme et tenace travail de propagande». Souvarine
approuva les différents points de l'article de Louzon en insistant
également sur l'absence d'application pratique et efficace de la
résolution de la FSI (C. 5., II, p. 197).

Si la question du boycott des produits allemands ne dépassa


guère le cercle des organisations les plus militantes du mouvement
ouvrier, un autre événement allait, par contre, dominer les
premiers mois de la vie politique de l'Allemagne nazie et mobiliser
une grande partie des opinions publiques des pays occidentaux.
C'est dans la nuit du 27 février 1933 que fut incendié le siège du
parlement allemand, le Reichstag. Un individu de nationalité
hollandaise, Marinus Van der Lubbe, fut arrêté sur les lieux du
sinistre. La presse nazie cria au complot communiste tandis que la
police politique multipliait les arrestations de militants socialistes
et communistes. Elle accusa conjointement Van der Lubbe et
Georges Dimitrov, un fonctionnaire bulgare de l'Internationale
communiste, de cet incendie criminel. Au delà des milieux
traditionnellement favorables à l'U.R.S.S., une grande campagne de
propagande fut lancée par l'Internationale communiste en soutien à

184
Dimitrov et à ses co-inculpés, tout en accusant Van Der Lubbe
d'être un pur et simple provocateur nazi L

Le Cercle communiste démocratique exprima sa position dans


un tract intitulé «L'affaire du Reichstag», daté du 10 septembre
1933. Il fut publié dans Le Travailleur (n° 70, 16 septembre 1933),
puis dans L'Effort (n° 402, 28 octobre 1933), très certainement sur
l'intervention de Simone Weil qui collabora à cet hebdomadaire
syndicaliste du Cartel du bâtiment lyonnais de novembre 1931 à
février 1934. Le tract fut distribué dans plusieurs meetings,
notamment à la salle Wagram et à la salle Bullier. Au cours d'une
de ses distributions, Simone Weil dédaignant les consignes de
prudence afin d'éviter toute bagarre avec le service d'ordre
communiste entra à l'intérieur de la salle et lança ostensiblement
un paquet de tracts dans l'assistance. Edouard Liénert, qui a
rapporté cette anecdote, précise que «les tracts lancés ont été
immédiatement récupérés par le service d'ordre et aucun des
assistants n'a pu en prendre connaissance»12.

Ce texte s'articulait autour de deux grandes idées. Tout


d'abord, le procès des soi-disant «incendiaires» du Reichstag n'était
qu'une mascarade tragique où les vrais responsables essayaient de
détourner l'attention en accusant leurs victimes. Le texte
proclamait : «Cherchez à qui le crime profite : le vieil adage est
toujours valable et désigne clairement les criminels, en l'occurrence.
Ce sont les ennemis déclarés du peuple allemand travailleur (...). Ce
sont les Hitler, les Goering, les Goebbels et autres Rosenberg.» Il

1 Cf. Le Verdict (Texte intégral des rapports et conclusions des 1er et 2è sessions de la
Commission Internationale d'Enquête sur l'incendie du Reichstag, Londres, 14, 15,
16, 17, 18 septembre-Paris, 4 octobre 1933), Editions du Comité National d'Aide aux
victimes du fascisme hitlérien, notamment les parties II et III : «Van Der Lubbe a-t-
il pu agir seul ?» et «Si Van Der Lubbe n’a pas agi seul, quels ont été ses
complices ?» Les membres français de cette commission étaient V. de Moro-Giafferi
et Gaston Bergery. Sur cette Commission et sur le rôle de Willi Münzenberg,
«organisateur invisible de la croisade mondiale antifasciste», cf. Arthur Koestler,
Hyéroglyphes II, Paris, Le Livre de poche/Pluriel, 1978, p. 58-86.
2 Edouard Liénert, op. cit., p. 59.

185
s'étonnait, ensuite, de ce qu'il nommait «le scandale du silence de
Moscou», en soulignant que, partout dans le monde, étaient
organisées des actions pour sauver les accusés, sauf dans la Russie
de Staline. La seconde partie de ce tract posait la question épineuse,
et le plus souvent occultée, des relations complexes qu'allait
entretenir l'Allemagne nazie et la Russie stalinienne. Nous y
reviendrons ultérieurement, en nous contentant d'indiquer ici
sommairement les prises de position de Souvarine devant le procès
de Leipzig et le sort tragique de Marinus Van der Lubbe.

Prié de donner son adhésion à un «Comité de défense pour le


procès du Reichstag», Souvarine répondit par une lettre ouverte (Le
T r a v a i l l e u r , n° 78, 11 novembre 1933) en indiquant que
l'organisation, dont il était membre, avait pris spontanément la
défense des accusés, et pouvait soutenir, dans la mesure de ses
moyens, toute action entreprise en leur faveur. Souvarine se disait
prêt à une adhésion personnelle à ce comité, «mais à la condition de
ne pas côtoyer des gens capables de complaisance envers d'autres
gouvernements, d'autres iniquités...», et il rappelait le sort des
milliers de révolutionnaires de toutes tendances, emprisonnés et
déportés en U.R.S.S., parmi lesquels il citait les figures exemplaires
de David Riazanov, Christian Rakovsky et Victor Serge.

Parallèlement Jean Dautry, dans Le Travailleur (n° 74, 14


octobre 1933), avait stigmatisé l'attitude de L ’Humanité à propos de
Van der Lubbe, en la qualifiant de «particulièrement ignoble». Rien
ne pouvait permettre de le traiter de provocateur : «Tout prouve,
au contraire, son honnêteté dont se porte garant un révolutionnaire
hollandais authentique : Anton Pannekœk.» Selon Dautry, «depuis
l'ouverture des débats à Leipzig, pas une fois Van der Lubbe n'a
prononcé une parole ou fait un geste de provocateur.» Mais
L 'H um anité continuait à le traiter comme tel et hurlait à la mort
car, par-dessus tout, le gouvernement russe et l'Internationale
communiste voulaient «rejeter sur un homme seul, sur un
révolutionnaire odieusement calomnié la responsabilité de leur
trahison en Allemagne».

Le 23 décembre 1933 le tribunal de Leipzig prononçait


l'acquittement de Dimitrov et de ses co-inculpés, tandis qu'il

186 -
condamnait à mort Van der Lubbe. Le C.C.D. réagit immédiatement
en dénonçant une nouvelle fois «l'attitude abominable» de
L ’Humanité qui osait encore traiter Van der Lubbe de provocateur
après sa condamnation à mort : «Cette attitude déshonore une fois
de plus les gens, qui, en qualifiant Van der Lubbe de la sorte, se
font les complices d'Hitler ; qui usurpent l'étiquette communiste
sans rougir d'approuver une condamnation à mort prononcée par
les nazis ; les hypocrites qui, par la voie des “Comités de Défense”
feignent de s'intéresser au sort des révolutionnaires persécutés,
mais en même temps applaudissent et encouragent l'étouffement
de la pensée libre, la répression impitoyable du mouvement
révolutionnaire, le perpétuel état de terreur dont souffre le peuple
russe tout entier dans le régime dictatorial de Staline ; qui
prétendent “arracher” la libération des communistes victimes
d'Hitler et par ailleurs lui livrent d'autres communistes par
l'entremise d'un soi-disant “Secours Rouge” 1.»

L'appel à sauver Van Der Lubbe que reprenait le C.C.D. à la


suite du gouvernement hollandais et de nombreux juristes, n'eut
pas de retentissement et, le 10 janvier 1934, il fut décapité dans la
cour de la prison de Leipzig, tandis que la majeure partie de
l'opinion publique de gauche adhérait à la version des faits le
présentant comme un provocateur nazi.

Souvarine tenta d'aller au-delà des propagandes adverses


mais similaires dans leur besoin de falsification. Il faut rappeler
que le 27 février, le communiqué publié à Berlin annonçant
l'incendie, mentionnait l'arrestation sur les lieux du sinistre d'un
homme qui avait avoué sans difficultés son appartenance au Parti
communiste hollandais. Quelques heures plus tard, le parti
communiste allemand imprimait un tract accusant les nazis de
l'incendie du Reichstag. Pour Souvarine, «par son acte incendiaire,
Van der Lubbe a favorisé la cause hitlérienne, mais l'accuser de
provocation consciente est un crime ; et en tout état de cause, les

1 «La condamnation de Van Der Lubbe», Le Travailleur, n° 91, 10 janvier 1934.

187
véritables communistes se dresseront toujours contre de telles
condamnations prononcés par leurs plus sanglants ennemis l .»

Toutefois, parmi les sympathisants du C.C.D. se faisaient jour


des divergences importantes sur ce sujet. Ainsi Jean Dautry,
rendant compte dans La Critique sociale d'un numéro spécial de La
Revue anarchiste consacrée à Van der Lubbe, le qualifiait de
«révolutionnaire libre» ; alors que, à l'opposé, Paul Rassinier, dans
Le Travailleur, reprenait peu ou prou l'argument de la provocation
nazie 2.
*

Quoi qu'il en soit, Souvarine avait eu le courage d'adopter


parmi le concert tonitruant des propagandes totalitaires, une
position ferme et nuancée concernant le malheureux ouvrier
hollandais, au moment où prenait «naissance un des mensonges les
plus étonnants qui devait entrer dans l'histoire de nos jours : le
mythe Van Der Lubbe» 3.

* Ibidem.
2 «Tribune de discussion : Encore à propos de Van der Lubbe», Le Travailleur, n° 91,
10 janvier 1934.
3 Paul Barton, «Marinus Van der Lubbe ou le mythe dans l'histoire», La Révolution
prolétarienne, n° 136, mars 1959.

188
II. BORIS SOUVARINE DANS LA CULTURE
POLITIQUE DE LA GAUCHE FRANÇAISE DES ANNEES
TRENTE.

A. LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE ET LA
REVOLUTION PROLETARIENNE.

Les «perspectives de travail» assignées par Souvarine à L a


Critique sociale contenaient une opinion tranchée et catégorique sur
le caractère historiquement daté du syndicalisme. Celui-ci, «que
personne n'a jamais pu définir avec autorité et que tant de
coquetteries intellectuelles bourgeoises ont compliqué de
phraséologie prétentieuse et obscurci d'interprétations arbitraires,
n'a été au total qu'une pratique sans théorie dont l'empirisme peut
aller de l'insurrection en paroles au trade-unionisme effectif selon
les circonstances» (C. S., I, p. 2).

Ce jugement suffisamment clair et explicite reprenait un


thème constant chez Souvarine sur ce qui différenciait radicalement
le communisme du syndicalisme révolutionnaire. Ainsi, il avait pris
ses distances avec la nouvelle revue La Révolution prolétarienne
dans l'article de tête du premier numéro du Bulletin Communiste
oppositionnel, car «les survivances du vieux syndicalisme
doctrinaire, l'essai de ranimer des idées qui n'ont plus qu'une
valeur historique ne sont pas un progrès sur l'étape franchie par les
syndicalistes devenus communistes» (ACC, p. 59).

Quand Souvarine parlait de «pratique sans théorie» ou de


«trade-unionism e effectif» à propos du syndicalism e
révolutionnaire, dans cet éditorial du premier numéro de L a
Critique sociale, il est difficile de ne pas penser au Que faire? de
Lénine et à sa condamnation radicale de toutes les formes de
syndicalisme au profit du parti considéré comme le seul instrument
possible de la prise du pouvoir d'Etat. Cependant, les rapports de
Souvarine avec l'équipe de militants qui publiait la revue
syndicaliste La Révolution prolétarienne, dans la tradition du
syndicalisme révolutionnaire de la C.G.T. des années 1905-1910, et

189 -
les jugements qu'il porta sur leurs activités sont plus complexes
qu'il n'y paraît, au premier abord, et que pourraient laisser penser
les affirmations ci-dessus, quelques peu péremptoires.

En ce qui concerne La Révolution prolétarienne, nous avons


vu précédemment comment Souvarine avait marqué nettement en
1925 la différence essentielle qu'il voyait entre le communisme
véritable et le retour au syndicalisme révolutionnaire de militants
déçus par la bolchevisation depuis la mort de Lénine. En 1927, ces
divergences s'étaient aggravées pour aboutir à une rupture entre
Souvarine et le «noyau» de la revue syndicaliste dans la manière de
rendre compte de la réalité sociale soviétique (cf. chapitre I).

En 1930 le Cercle de Souvarine changeait de dénomination


pour devenir le Cercle communiste démocratique (C.C.D.), tandis que
La Révolution prolétarienne transformait son sous-titre qui, de
«Revue syndicaliste communiste» depuis sa création, devenait
«Revue syndicaliste révolutionnaire». Si la date est identique, le
sens à attribuer à ces nouvelles appellations semble
diamétralement opposé. Souvarine écrivait à propos du projet d& La
Critique sociale que «des hommes qui ne désespèrent pas de
l'avenir veulent s'employer à le préparer» (C. S., I, p. 4). Cette
nouvelle dénomination était une manière de marquer l'évolution
entamée depuis 1924 et de remettre en cause un certain nombre
de dogmes dépassés au vu de l'évolution des sociétés
contemporaines. A contrario, le nouveau sous-titre de la revue
syndicaliste pouvait être perçu comme l'accentuation de la dérive
dénoncée en 1925. Pour lui, il n'était pas possible d'apporter des
réponses adéquates aux problèmes nouveaux que se posaient les
partisans d'une transformation sociale radicale par un simple
retour au passé mythifié du syndicalisme d'avant 1914. Dans les
appréciations qu'il donnait des articles publiés dans La Révolution
prolétarienne revenait souvent la nécessité d'une rupture avec la
«mystique syndicaliste» pour que les militants syndicaux puissent
tirer toutes les déductions qu’imposaient leurs constatations
souvent clairvoyantes (C. S., I, p. 280).

Simone Weil, après avoir sympathisé avec les syndicalistes


révolutionnaires, adopta de plus en plus un point de vue critique

190 -
sur la validité des idées de ce courant du mouvement
révolutionnaire, dans les années 1932-1934. Ainsi, dans une lettre
à un ancien camarade d'agrégation écrite fin avril ou début mai
1933, elle s'expliquait très longuement sur la question des partis et
des syndicats. Elle écrivait à son correspondant au sujet des
syndicalistes purs : «J'ai d'abord été avec eux, mais à présent je
m'aperçois que bien des problèmes ne sont pas résolus par eux. A
mon avis, il faudrait, au lieu de prendre ainsi parti, poser à
nouveau, à la lumière des dernières expériences, et examiner sans
parti pris la question de l'organisation du prolétariat1.»

Simone Weil se situait sur ce problème dans la même


perspective que le C.C.D. pour reconnaître les limites du
syndicalisme et l'importance d’une étude des problèmes nouveaux
sans dogmatisme. Elle s'en démarquait toutefois d'une manière
significative car elle contestait aussi bien l'idée d’un bon syndicat
que celle d'un bon parti. Comme nous le verrons, la question de
l'organisation sera au centre des critiques qu'elle adressera au C.C.D.
peu de temps avant sa dissolution.

Le 25 juillet 1934, La Révolution prolétarienne publia un


extrait d'une lettre de Simone Weil dans lequel elle réagissait à la
publication par la revue d'un manifeste intitulé «Le pouvoir au
syndicat». Après avoir félicité la revue de résister à la «marée
montante des bêtises et des canailleries», elle ajoutait que ce
manifeste lui avait paru «une intense rigolade». En effet, selon elle,
«les ouvriers n'ont pas le pouvoir dans leur propre syndicat, ils y
sont aux mains des bonzes, qui n’ont pourtant d'autres moyens de
domination que leurs fonctions bureaucratiques.»

Souvarine synthétisa son appréciation sur La Révolution


prolétarienne en qualifiant son orientation de «syndicaliste tout
court, éclectique et contradictoire dans le domaine des idées
politiques et sociales mais constante dans sa ferveur mystique pour
un syndicalisme de caractère quasi religieux, basé sur un acte de
foi » (C. S., I, p. 41). Il lui reprochait sa «méconnaissance de
l'expérience des vingt dernières années» et jugeait d'une manière

1 Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, t. I, Paris, Fayard, p. 330.

191
sensiblement différente ses principaux rédacteurs. Les articles de
Pierre Monatte étaient, selon lui, des «commentaires bonasses ou
aigres-doux (...) où l'anarchisme alterne avec le républicanisme des
droits de l'homme.» (C. S., I, p. 41). Le titre de la chronique de
Monatte, le «carnet du sauvage», était, à peine modifié, «celui de
feu le vieux républicain anarchisant H. Maret dans Le Journal. Pour
cette raison, il est assez bien choisi » (C. S., I, p. 138). Jacques Pera
publiait «d'intéressantes études et monographies (...) sur les
colonies» (C. S., I, p. 41). Enfin, Robert Louzon était l'auteur «de
notes économiques (...) consciencieuses, quelquefois instructives,
mais souvent trompeuses dans leur excès de schématisme, semées
d'hypothèses mal fondées et marquées parfois par de véritables
énormités » (C. S., I, p. 42). Les articles d'idées générales de Louzon
comportaient les mêmes qualités et les mêmes défauts que ses
notes économiques.

Malgré ces jugements contrastés sur les collaborateurs de la


revue, l'opinion générale de Souvarine était positive car L a
Révolution prolétarienne «reste la seule revue qui tente de
convaincre les ouvriers de s'intéresser à leurs propres affaires et
s'efforce de les encourager pratiquement à s'en montrer capables -
ce qui n'est pas un mince mérite » (C. S., I, p. 42). Souvarine restera
toute sa vie un lecteur régulier, attentif et exigeant de cette
publication, y compris après la Deuxième Guerre mondiale L Signe
d'un intérêt marqué : il sera le seul dans La Critique sociale à
rendre compte dans la «Revue des revues» des articles du
périodique syndicaliste révolutionnaire. Cependant de graves
divergences éclatèrent entre le C.C.D. et le «noyau» de la R.P. où les
problèmes de la réunification syndicale se compliquaient d'une
appréciation différente de l'attitude à adopter face aux
organisations liées à l'U.R.S.S..

Le dimanche 9 novembre 1930, vingt deux responsables


syndicalistes se réunissaient dans un petit restaurant de la rue de
Maubeuge à Paris, pour créer le Comité de propagande pour l'unité1

1 Lettre de Mme Françoise Souvarine, 12 octobre 1985.

192 -
syndicale, habituellement connu sous le nom de Comité des 22 1. Il
était composé de sept confédérés (membres de la C.G.T.), de sept
autonomes (membres de la Fédération autonome des
fonctionnaires) et de huit unitaires (membres de la C.G.T.U.). Parmi
les personnalités les plus connus de ce comité se trouvaient
notamment, Georges Dumoulin, Pierre Monatte et Marthe Pichorel.
Sa création était le résultat d'un constat d'impuissance des
minorités syndicalistes devant des organisations syndicales minées
par leurs rivalités et la volonté de déclencher un processus de
réunification syndicale dans l'esprit de la Charte d'Amiens de 1906.
Il s'agissait de réaffirmer, à l'encontre de la C.G.T., une pratique de
la lutte de classes, et à l'encontre des deux confédérations, la
priorité donnée à l'indépendance du syndicalisme face aux
ingérences des partis ou des gouvernements. Ces deux conditions
paraissaient indispensables aux initiateurs du Comité pour
permettre un redémarrage du mouvement syndical afin de le voir
tenir sa place face aux sombres perspectives de crise économique et
de guerre mondiale que certains pressentaient plus ou moins
confusément en ce début de décennie.

Un second manifeste aux travailleurs était publié le 11


janvier 1931 pour préciser l'opinion des 22 face aux problèmes des
rapports avec les partis et les groupements divers. Pour eux, il n'y
avait pas d'hostilité systématique ou partielle devant les partis
ouvriers qui œuvraient dans leur domaine à la lutte anticapitaliste.
L'esprit de la Charte d'Amiens se souciait avant tout de préserver
«l'autonomie organique du mouvement syndical, sans lequel celui-
ci ne pouvait refaire ni préserver son unité».

L'initiative du Comité revenait aux membres de la C.G.T.U. qui


faisaient partie de la minorité anti-stalinienne de cette
confédération. Ils essayaient de conserver à la C.G.T.U. une
orientation syndicaliste véritable alors que la majorité accroissait*

* Sur cet épisode peu connu de l'histoire du syndicalisme français de l'entre-deux


guerres, on se reportera à l'article de Daniel Guérin, «Une tentative de réunification
syndicale, 1930-1931» dans la Revue d'histoire économique et sociale, n° 1, 1966. Les
citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de cet article.

193
d'année en année sa subordination au Parti communiste. Ils étaient,
le plus souvent, proches des orientations de La Révolution
prolétarienne. Maurice Chambelland, militant de la C.G.T.U., était
membre du «noyau» de la R.P. tout en étant le responsable de la
publication de l'hebdomadaire syndicaliste révolutionnaire Le Cri
du peuple, «publié sous le contrôle du Comité pour l'indépendance
du syndicalisme».

Les orientations des 22 allaient être soumises à l'épreuve des


faits au moment des congrès confédéraux. Le congrès de la C.G.T. se
tint au gymnase Japy en septembre 1931. La motion proche des 22
réclamant un congrès de fusion des deux confédérations ne
remporta qu'un très petit nombre de voix favorables parmi les
syndicats représentés (132 sur 2539). Pourtant une sympathie
certaine pour l’idée d'unité syndicale existait dans le congrès. Elle
pouvait gêner Jouhaux et la direction confédérale et leur interdisait
en tout état de cause d'apparaître comme des adversaires de
l'unité. Jouhaux retourna la situation en sa faveur en se déclarant
favorable à «l'idée d'une fusion à la base des syndicats de même
profession sanctionnée par des congrès confédéraux de fusion,
consacrée enfin, au sommet, par un congrès extraordinaire de la
CG.T.»

Cette proposition était une manœuvre redoutable et subtile,


car elle portait la contradiction sur le point le plus faible de l'accord
entre les 22. En effet, dès sa création le Comité avait laissé planer
une équivoque en ne disant rien sur la manière de réaliser l'unité.
Certains, comme Dumoulin, souhaitaient voir les minoritaires de la
C.G.T.U. rejoindre la C.G.T.. Les autres, en particulier les adhérents à
la C.G.T.U., demandaient un congrès de fusion entre les deux
confédérations. La différence n'était pas seulement formelle comme
il pourrait sembler au premier abord. La première solution risquait
d'apparaître à beaucoup de militants comme une capitulation
devant le réformisme. La seconde ménageait plus les susceptibilités
de chacun et apparaissait comme plus démocratique, même si elle
présentait l'inconvénient d'un accord hypothétique des directions
confédérales, qui jusqu'alors n'avaient guère fait d'efforts dans la
voie de l'unité d'action. C'est finalement la seconde procédure

194 -
qu'allaient adopter les 22, non sans hésitation ni ambiguïté. La
proposition de Jouhaux de fusion à la base entendait bien jouer sur
les contradictions internes des 22 pour enrayer leur influence sans
que le secrétaire général de la C.G.T. apparaisse comme un
adversaire de l'unité. La manœuvre allait aboutir et le Comité se
disloquer peu de temps après ce congrès.

Daniel Guérin a longuement analysé les raisons de cet échec :


«Pourquoi cette débandade ? Le chaînon le plus faible du Comité
des 22, c'étaient (...) les minoritaires de la C.G.T.U.. Tout dépendait
d'eux. Ils avaient pris l'initiative de la campagne pour l'unité, joué
le rôle de trait d'union entre réformistes et gauchistes. Mais, sous
une apparence pourfendeuse, ils étaient à bout de nerfs. Ils
s'étaient engagés solennellement avec l'ensemble des 22, à “rester
fermement attachés” à leurs organisations syndicales respectives.
Mais ils n'avaient plus la force de tenir leurs promesses : l'air de la
C.G.T.U. était devenu irrespirable. Après huit ans de stériles luttes
internes, leur espoir de redressement de la centrale bolchevisée
avait irrémédiablement sombré (...). Les majoritaires, fort
astucieusement les avaient poussés à un degré de dégoût tel qu’ils
finiraient par partir d'eux-mêmes. Malgré la peine qu'ils
éprouvaient à s'en aller et leur répugnance à entrer dans la C.G.T.
réformiste, ils ne voyaient plus d'autre issue.»

Ces remarques rétrospectives de Daniel Guérin mettent bien


en évidence la part de responsabilité des militants proches de la
R.P. dans l'échec de cette tentative de réunification syndicale.
Plusieurs syndicalistes membres du C.C.D. avaient, dès la création
du comité des 22, souligné qu'il était indispensable à la réussite du
processus d'avoir une analyse juste du rôle de la C.G.T.U., en
particulier du caractère illusoire de toute tentative de
redressement interne de cette centrale. Leurs critiques sur
l'orientation des 22 allaient être peu répercutées dans la presse du
Comité. On peut en retrouver néanmoins quelques traces dans L e
Cri du peuple. Ainsi, le 17 décembre 1930, cet hebdomadaire relata
la conférence de la minorité parisienne de la C.G.T.U., pour l'unité
syndicale. Parmi les interventions, M arcelle Pommera
(Enseignement C.G.T.U.), parlant en son nom personnel, constata

195
l'effritement de la minorité dans l'Enseignement de la région
parisienne, situation qui devait se trouver dans les autres syndicats
vidés par les luttes de tendances : «C'est une illusion dangereuse
que de vouloir rester dans la C.G.T.U. qui perd tous les jours de ses
membres». Le 14 janvier 1931, toujours dans Le Cri du peuple,
Edouard Liénert (Union Syndicale des Techniciens Autonomes)
apportait son point de vue sur le processus lancé par les 22. Le
mouvement pour l'unité n'était, pour l'instant, qu'un mouvement de
militants. Ses promoteurs ne se sont pas contentés «d'ouvrir une
tribune où toutes les tendances du mouvement ouvrier puissent
s'exprimer», mais ont prétendu tracer une voie qui peut ne pas être
partagée par certains militants syndicaux : «On demande aux
minoritaires de redresser la C.G.T.U.. C'est une position utopique (...).
La seule issue future, c'est la rentrée à la C.G.T. pour y faire une
minorité révolutionnaire.»

Le point de vue des syndicalistes du C.C.D. sera synthétisé


dans trois textes qui seront repris a posteriori dans le B u lletin
communiste (n° 32/33, juillet 1933) afin de mieux faire connaître
la position des minoritaires de la minorité. Les deux premiers
avaient été refusés par Le Cri du peuple et La Révolution
prolétarienne, ce que Souvarine ne manqua pas de reprocher à
plusieurs reprises aux syndicalistes révolutionnaires. Le premier
était daté du 22 novembre 1930. Il était signé par les personnes
suivantes (nom et qualité) : Suzanne Beisson, Coffinet, Flottes
(Fonctionnaires, C.G.T.), P. Kaan (Enseignement, C.G.T.), Liénert
(U.S.T., autonome), Lursa (Employés, C.G.T.U.), Marthe Marcouly
(Enseignement, C.G.T.), Jane Metrich, Charles Rosen (Employés,
C.G.T.U.), Marcelle Pommera (Enseignement C.G.T.U.).

Les signataires saluaient l'initiative du 9 novembre 1930,


dont ils espéraient la création d'un courant favorable à l'unité dans
la classe ouvrière. Ils envoyaient leur adhésion au Comité mais
contestaient la validité de la référence à la Charte d’Amiens qui ne
pouvait tenir compte des nombreux enseignements historiques de
l'histoire récente. Selon eux, «la pratique de la lutte des classes a
démontré que syndicats et parti prolétariens ayant des objectifs
communs ne peuvent s'ignorer dans l'action et qu'il n'existe pas de

196
cloison étanche entre la lutte syndicale et la lutte politique de la
classe ouvrière.»

Nous avons noté plus haut les correctifs qu'avait apportés le


Comité des 22 à sa référence initiale à la Charte d'Amiens. Le
second texte des mêmes militants était daté d'avril 1931. Il
proposait une réflexion d'ensemble plus ambitieuse sur la situation
du syndicalisme français. Il croyait impossible le redressement de
la C.G.T.U. et donc rejetait l'idée d'un congrès de fusion proposé par
les 22 comme «une inadmissible aberration». Le dilemme, unité
grâce à un congrès de fusion ou absence d'unité, était artificiel : «Il
ne s'agit pas de savoir quelles seraient les conditions idéales d'un
fusion — préoccupation des 22 — mais quel est pratiquement le plus
court chemin». Leur solution était double. D'une part il s'agissait
pour les révolutionnaires «de rompre avec toutes les formes,
politiques et syndicales du néo-bolchevisme actuel». D'autre part de
favoriser «la formation dans la C.G.T. d'une vraie gauche
révolutionnaire». Les militants conscients devaient montrer aux
syndiqués la voie d'une «rentrée consciente à mesure des
possibilités et selon l'efficacité de chaque opération partielle». Faute
d'un processus voulu et conscient, le transfert se ferait néanmoins
mais les éléments révolutionnaires isolés et désorientés seraient
absorbés dans la masse réformiste et perdraient l'essentiel de leur
capacité d'attraction pour réactiver une pratique de lutte de classes.

Enfin le 29 novembre 1931, Charles Rosen présenta, après les


congrès des deux C.G.T. et l'échec des 22, un bilan critique de
l'action du Comité : «En méconnaissant des vérités d'évidence, en
traçant des perspectives irréelles, en préconisant les moyens
impraticables d'une unité absolue, opposée à l'unité relative, en
négligeant l'avis de ceux qui ont, en temps utile, mis en garde
contre les illusions et annoncé le désarroi inéluctable constaté
aujourd'hui (...) ils ont compromis les effets d'une rentrée
consciente dans la C.G.T.»

Les remarques, postérieures à ces analyses, de Souvarine


dans La Critique sociale seront extrêmement sévères pour les
erreurs des syndicalistes révolutionnaires dans ce processus avorté
d'unité syndicale. Il fustigera notamment «l'hostilité de ce Comité

197
aux éléments jeunes, sains et honnêtes qui croyaient pourvoir y
défendre leurs idées dans le sens d'un ralliement conscient et
révolutionnaires à la C.G.T.» (C. S., I, p. 237). Il s'en prenait aux
illusions de Ferdinand Charbit qui expliquait aux lecteurs de L a
Révolution prolétarienne (n° 123, janvier 1932), «Pourquoi nous
restons à la C.G.T.U.». Pour Souvarine, ce syndicaliste «ne voit pas
l'intérêt primordial d'une rupture avec ce groupement asservi à
l'Etat bureaucratico-policier dit soviétique » (C. S., I, p. 238) Au
moment du départ du Josette et Jean Cornée de la C.G.T.U.,
Souvarine remarquait «l'inutilité de perdre son temps dans une
organisation asservie, au moyen de cadres corrompus, à un Etat
non-prolétarien» (C. 5., II, p. 55) 1.

Enfin, quand Maurice Chambelland annonça son adhésion à la


C.G.T. et sa rupture avec la C.G.T.U., Souvarine ne se fit pas faute de
lui rappeler son opposition farouche à cette entrée au moment du
comité des 22 : «L'auteur est rentré à la C.G.T. après avoir dénié
tout droit d'expression à ceux qui eurent le tort d'avoir raison trop
tôt.» (C. S.., p. 102) *2.

La mort de Fernand Loriot en 1932 n'améliora pas les


rapports entre les deux revues, et particulièrement entre Pierre
Monatte et Souvarine. Ce dernier, dans sa notice nécrologique de La
Critique sociale rappelait les grandes étapes de la vie du militant. Si
Loriot rallia, à partir de 1926, le syndicalisme révolutionnaire, il
continuait vers la fin de sa vie à chercher sa voie d'une façon
originale et sans qu'il soit possible de le classer dans un courant
bien défini. En signalant son adhésion à la C.G.T., Souvarine
soulignait que cet acte était une «attitude plus proche de la tactique
des marxistes du C.C.D. que de celle des syndicalistes
révolutionnaires obstinés à “redresser” une C.G.T.U. domestiquée»
(C. S., Il, p. 51).

* L'article des Cornée, «Pourquoi nous quittons la CGTU» était paru dans le n° 126,
avril 1932, de La Révolution prolétarienne.
2 Maurice Chambelland, «La renaissance du syndicalisme», La Révolution
prolétarienne, n° 144, 25 janvier 1933.

198
Monatte, de son côté, dans son évocation de la vie militante de
Loriot s'en prenait à Souvarine en disant : «Les mœurs de clique
que le bolchevisme a étalées partout depuis 1914 pointaient déjà
dans l'ombre avec Souvarine». Cette mise en cause allait attirer de
nouvelles remarques acerbes de Souvarine sur l'échec des 22 et
leur compromission avec des syndicalistes douteux comme
Dumoulin auquel il reprochait son ralliement à Jouhaux en 1919.
Une lettre de Souzy (Jacques Perdu) du 27 novembre 1932 à
Monatte n'arrangea pas les choses l . Le militant lyonnais, proche de
Souvarine, reprochait amicalement à Monatte sa «ruade en
sourdine», en précisant qu'il en avait trop dit ou pas assez.
Soulignant que le fond de la divergence résidait dans le besoin ou
non d'un parti, Perdu demandait à Monatte d'apporter les
éclaircissements que sa phrase nécessitait dans les colonnes de la
R.P.. Dans sa réponse (6 décembre 1932) Monatte écrivait : «Ton
admiration pour Souvarine t'empêche de voir qu'il garde avec soin
de langage et la manière d'esprit bolchevik». Il reprochait à
Souvarine d'avoir parlé dans La Critique sociale «des méthodes et
procédés entre militants et qui les emploie n'est pas des nôtres».
Enfin il précisait son accusation : «Les Treint et les Suzanne Girault,
les Semard et les Frachon n'ont fait que pousser au grand jour et
étaler avec toujours plus de splendeur ce que Souvarine avait
commencé à cultiver dans l'ombre. A la pré-bolchevisation a fait
suite la bolchevisation.»

L'année suivante un point historique sera l'objet d'un nouvel


échange de proposaigres-doux entre Souvarine d'un côté, Péra et
Louzon de l'autre. Souvarine avait publié dans L'Humanité en 1923
et 1924, sous le titre générique de «L'abominable vénalité de la
presse», les lettres de Raffalovitch, le conseiller de l'Ambassade
russe à Paris avant 1914, attestant des subventions occultes
touchées par les journaux français pour présenter sous un jour
favorable le tsarisme, avant la 1er Guerre mondiale. Une partie des
archives Raffalovitch fut publiée en 1931 par Souvarine à la
Librairie du Travail. Commentant cette publication. Péra et Louzon

1 Correspondances conservées au Musée social (Paris). Les citations suivantes en sont


ex tra ite s.

199 -
estimaient que le plus important des enseignements de ces
documents était la vénalité de la presse socialiste (R.P. janvier et
mars 1932). Souvarine confirma qu'il y eut bien une lettre de
Raffalovitch en 1905 à L 'H u m a n ité, non reprise dans le recueil,
mais jugeait son texte «trop peu explicite pour trancher
définitivement la question» (C. S., I, p. 280). Péra et Louzon firent
état du commentaire de Souvarine pour affirmer que celui-ci
confirmait leur hypothèse de la non-publication de la lettre
incriminée dans le livre de la Librairie du Travail en l'attribuant à
une sorte de «raison d'Etat» afin de préserver la mémoire du leader
socialiste. Souvarine commenta sévèrement l'argumentation de
Péra et Louzon «qui veulent à toute force une approbation
intégrale, sans même daigner prendre connaissance du texte, et
nous imputent arbitrairement un mobile inférieur. Tant de
certitude préconçue rend vaine toute discussion» (C. S., II, p. 101).

Le fossé s'était donc singulièrement creusé entre les deux


revues, les divergences sur le processus d'unité syndicale se
compliquant de petites phrases assassines et de polémiques de
détail concernant l'histoire du mouvement ouvrier. Ce retour
singulièrement stérile sur le passé peut être analysé comme le
signe d'un épuisement devant les perspectives présentes, comme la
rage refoulée de se savoir impuissant à modifier le cours des choses
dans une phase de recul décisif du mouvement révolutionnaire.

Pierre Monatte émettra encore une fois des jugements très


sévères sur le C.C.D. et Souvarine pour conclure la polémique qui
suivra la publication dans La Révolution prolétarienne d'une
histoire de la Fédération communiste indépendante de l'Est par
Paul Rassinier. Selon lui, l'échec de la F.C.I.E. était en grande partie
imputable à l'influence néfaste du C.C.D. Cette version fut contestée
par plusieurs anciens militants de la Fédération. Monatte prit la
défense de Rassinier et écrivit à propos de Souvarine et du C.C.D. :
«S'il est des gens qui pratiquent une critique sans gêne et qui
dispensent même sur tous un mépris supérieur, ce sont bien ceux-
là. Naturellement ils ne permettent pas la moindre critique à leur
égard (...). Quand Rassinier écrit : “Je ne crois pas qu'il y ait eu pire

200
dans le parti communiste”, nous avons mille raisons de penser qu'il
dit la simple vérité » (R.P., n° 196, 10 avril 1935).

A la suite de cette polémique, la revue de Lucien Laurat, L e


Combat marxiste, réagit en publiant l'entrefilet suivant, à propos de
l'article de Rassinier : «Sous le titre “La Fédération Communiste
Indépendante de l'Est”, cette revue publie un ramassis de
calom nies, de contre-vérités, d'insinuations et d'attaques
personnelles émanant d'un bien triste individu. Nous regrettons
que la R.P. que, malgré de sérieuses divergences de vues, nous
avions considérée jusqu'ici comme un des rares organes propres et
honnêtes de la pensée prolétarienne, ait cru devoir se prêter à une
telle besogne.» (n° 16, février 1935)

S'il n'est pas ici question de trancher le problème de la


légitimité de ces accusations, il faut remarquer que ces polémiques
aggravaient considérablement l'éparpillement de la minorité
révolutionnaire anti-stalinienne, alors même que le Front populaire
et la réunification syndicale allaient voir s'opérer le début d'une
hégémonie durable du stalinisme sur le mouvement ouvrier
français.

- 201
B. SIMONE WEIL, ALAIN ET LES L I B R E S P R O P O S .

Simone Weil était particulièrement bien placée pour établir le


contact entre La Critique sociale et les Libres propos d'Alain. Elle
avait été l'élève d'Alain en khâgne au lycée Henri IV de 1925 à
1928. Bien que normalienne de 1928 à 1931, elle avait continué à
assister à ses cours le plus souvent possible et lui remettait des
topos qu'il corrigeait comme auparavant. Elle allait également
collaborer à la deuxième série des Libres propos qui parut de 1928
à 1935. Elle resta en contact avec Alain malgré l’éloignement
quand, après sa réussite à l'Agrégation de philosophie en 1931, elle
fut nommée professeur successivement dans les lycées du Puy,
d'Auxerre, de Roanne, de Bourges et de Saint-Quentin. Cette
rencontre allait être déterminante dans le processus de
développement et de maturation de ses propres idées
philosophiques. Pour sa biographe, «il me semble certain qu'elle
doit à Alain une parti essentielle de sa pensée L»

Elle fit la connaissance de Boris Souvarine probablement en


novembre ou décembre 1932. Il avait déjà entendu parler d'elle
par Nicolas Lazarévitch plusieurs mois auparavant. Le syndicaliste
libertaire, de nationalité belge, était à Bruxelles l'animateur de la
revue Le Réveil syndicaliste et collaborait en France
épisodiquement au Libertaire et plus régulièrement à La Révolution
prolétarienne. Il parla de Simone Weil à Souvarine qui recherchait
des collaborateurs pour La Critique sociale 12. Selon Simone
Pétrement, «il ne le rencontra qu'après avoir lu un article d'elle sur
l'Allemagne (soit celui de La Révolution prolétarienney soit le
premier de L'Ecole émancipée). En lisant cet article, il fut frappé de
la maîtrise du style et, plus désireux encore de la connaître
qu'auparavant, il s'arrangea pour la voir 3.»

C'est l'article «L'Allemagne en attente» qui attira l'attention


de Souvarine. Il écrivait dans la «Revue des revues» de La Critique

1 Simone Pétrement, t. I, op. cil., p. 63-64.


2 B. Souvarine, «Nicolas Lazarévitch», Est et Ouest, n° 584, 16-31 décembre 1976.
3 Simone Pétrement, t. I, op. cit., p. 298.

- 202 -
sociale : «Les plus remarquables “impressions d'Allemagne” qu'on
ait lues depuis longtemps dans une publication révolutionnaire,
pour l'intelligence et la sensibilité de l'auteur, dont les qualités
d'observation et d'intuition suppléent avantageusement aux partis-
pris des grands théoriciens qui ont conclu avant d'étudier. Il y a
cependant des choses qui détonent (...). Quant au cri d'espoir final,
c'est un pur acte de foi que rien ne justifie dans tout ce qui
précède» (C. S.., II, p. 55). Souvarine a également indiqué qu'il avait
lu les «articles remarquables» de Simone Weil dans L 'E c o l e
émancipée. L'article «L’Allemagne en attente» attira en premier son
attention et la lecture des articles de L ’Ecole émancipée coïncida
avec sa rencontre et l'impressionna favorablement et suffisamment
durablement pour les évoquer plus de quatre décennies plus tard.

D'après Simone Pétrement, «il devait devenir l'un de ses


meilleurs amis, celui qui fut peut-être le plus proche d'elle à une
certaine époque, l’un de ceux pour qui elle eut le plus d'affection.
Elle me parla plus tard avec admiration de ses capacités
d'organisateur, de son honnêteté, de son courage. Elle espérait
qu'ensemble ils entreprendraient des choses importantes. Elle
devait écrire en 1935 à Albertine Thevenon : «Ça me fait du bien,
ce que tu dis de Souvarine. C'est vrai que c'est un chic type, tu peux
en être sûre. Et il est seul, méconnu de presque tout le monde L»
Simone Weil allait, dans la limite de sa disponibilité et de ses
engagements auprès d'autres revues, collaborer à La Critique
sociale à partir du n° 9 (septembre 1933) et y signer les «Réflexions
sur la Guerre» (n° 10), la présentation d'un texte de Machiavel
(n° 11) et cinq comptes-rendus importants.

Souvarine avait la plus grande estime pour les qualités


intellectuelles de Simone Weil. Le 20 juillet 1933, il écrivait à
Pierre Kaan, à propos des collaborateurs de La Critique sociale : «Je
suis d'avis d'encourager Simone Weil, la seule recrue intéressante
depuis Bataille. Même si nous ne sommes pas d'accord en tous
points 2.»
1

1 Ibidem , p. 298-299.
2 Marie Tourrès, op. cit.

- 203 -
Le mois suivant paraissait son célèbre article «Perspectives :
Allons-nous vers la révolution prolétarienne» {La Révolution
p r o l é t a r i e n n e , n° 158, 25 août 1933) qui allait avoir un
retentissement considérable dans l'extrême gauche anti-stalinienne.
Pierre Monatte et Marcel Martinet admirèrent profondément cet
article et l'auteur des Temps maudits n'hésita pas à déclarer
«qu'on n'avait rien écrit de pareil depuis Rosa Luxemburg»1.

Cet article confirma Souvarine dans sa haute opinion des


qualités intellectuelles de Simone Weil. Pour lui, c'était «le seul
cerveau que le mouvement ouvrier ait eu depuis des années»12.
Dans La Critique sociale, Souvarine jugeait, à propos du titre de cet
article, que la question qu'il évoquait était quelque peu
«inattendue». Il le voyait composer de deux parties bien distinctes.
D'abord, «l'exposition du début, étayée d'observations probantes
sur des faits bien établis et d'idées mûries, partagées certainement
des marxistes sérieux d'aujourd'hui, puis le développement où
l'auteur avance sa thèse originale.» (C. S. II, p. 151) Selon lui, la
seconde partie était plus «inégale». Il élevait notamment des
objections sur des «déductions prématurées» concernant le
fascisme allemand et la technocratie américaine, la tentative de
considérer comme des nouveautés certains traits anciens de la
société capitaliste et «l'assimilation des techniciens à la
bureaucratie». En conclusion, il soulignait que cette étude
«représente un remarquable effort pour sortir des notions toutes
faites qui barrent l'horizon des révolutionnaires» (C. S., II, p. 151).

Simone Weil intervint à deux reprises auprès d'Alain, en


faveur de Boris Souvarine ou d'actions impulsées par lui et permit
au philosophe de connaître La Critique sociale à laquelle il rendit
par deux fois hommage. Le 26 juin 1933, Simone Weil rencontra
Alain pour lui demander d'intervenir en faveur de Victor Serge.
Informant Pierre Kaan de cette initiative, Souvarine écrivait : «Elle

1 Simone Pétrement, t. I, op. cil., p. 353.


2 Jean Rabaut, L'Age nouveau, n° 61, mai 1951, p. 20.

- 204 -
pense obtenir de lui qu'il fasse une démarche auprès d'Herriot,
pour que celui-ci à son tour etc. l»

Alain publia notamment une lettre d'exil de Victor Serge dans


les Libres propos et intercéda auprès des autorités pour obtenir sa
libération. Dans une lettre du 17 octobre 1933 à un rédacteur d& La
Critique sociale , Alain écrivait : «Ce que j'ai fait pour Victor Serge
est fort peu (...). Pour moi, je savais déjà ce que je devais penser de
votre vaillant groupe par André Buffard, en qui j'ai encore plus
confiance qu'en moi-même. Là seulement dans La Critique sociale
j'ai trouvé la philosophie telle que je la voudrais, rigoureuse,
inflexible et pauvre*2.»

Toujours à la demande de Simone Weil, Alain écrivit à Gaston


Gallimard puis à André Malraux pour essayer de vaincre les
résistances rencontrées dans le comité de lecture des Editions
Gallimard à propos du manuscrit du Staline. Nous reviendrons plus
complètement sur cet aspect dans le chapitre suivant.

Notons toutefois d'ores et déjà qu'Alain dans sa lettre à André


Malraux (15 octobre 1934) rendait une nouvelle fois hommage à
La Critique sociale : «J'honore l'incorruptible Critique sociale et la
pauvreté de ces anachorètes 3.» Auparavant, Souvarine, en
remerciant Alain de sa lettre à Gaston Gallimard, lui avait fait part
de «divers projets concertés entre collaborateurs de La Critique
sociale, entre autres votre collaboration à cette revue et l'idée d'une
sorte d'Université populaire au centre de laquelle nous rêvions de
vous voir prendre place»4.

Aucun de ces projets n'aboutira, les problèmes de santé


d'Alain s'aggravant de mois en mois jusqu'à la paralysie complète
des membres inférieurs et La Critique sociale cessant de paraître.
Cependant au delà de l'aspect strictem ent factuel de

* Maire Tourrès, op. cil.


2 André Sernin, Alain, un sage dans la cité, Paris, Ed. Robert Laffont, 1985, p. 321.
3 Ibidem, p. 330.
4 Lettre de Souvarine à Alain du 2 septembre 1934, Association des amis d'Alain,
bulletin n° 58, juin 1984, p. 21-22.

- 205
l'inaboutissement de ces projets, il faut s'interroger sur la manière
dont Alain comprenait et jugeait l'évolution du régime soviétique.

Ecrivant le 14 janvier 1935 à Simone Weil à propos de son


travail «Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression
sociale» qu'elle venait de terminer, Alain lui écrivait : «Je considère
comme très important que les attaques contre l'U.R.S.S. soient
écartées d'un travail critique trop pur. L'analyse (par exemple) de
la Bureaucratie ne doit point du tout reposer sur une enquête
concernant le gouvernement de Staline». Selon son biographe,
André Sernin, Alain «ne comprendra pas grand'chose à Hitler et à
Staline, au fascisme et au communisme, et à ce qu'ils pouvaient
apporter de nouveau en bien et en mal à la vieille Europe1.» Si, il y
a une dimension certaine d'incompréhension pour un philosophe
dont on a souvent dit que sa pensée était plus adaptée aux années
précédant la Première Guerre mondiale qu'à la situation nouvelle
de l'entre deux-guerres, il est également possible de trouver dans
ses écrits des manifestations d'une relative sympathie ou d'une
certaine indulgence pour l'Union soviétique. Ainsi en 1933, il
affirmait dans les Libres propos : «Je ne peux oublier que le célèbre
parti a abattu une des plus laides tyrannies ; et je vois bien comme
les moyens de Lénine s'accordaient peu à sa bonté naturelle 12. »
Cette ambiguïté de la pensée d'Alain concernant l'Union soviétique
se retrouvera au moment de la parution du Staline. De plus, si pour
Souvarine l'évolution de l'U.R.S.S. était le phénomène central de
l'époque, pour Alain ce n’était, semble-t-il, qu'une péripétie
périphérique : le problème central était celui du maintien de la paix
et des relations franco-allemandes.

Il est à cet égard significatif de noter que si Alain fut un des


signataires de l'«Appel aux hommes» consécutif au procès de
Moscou d'août 1936, il ne rompit pas avec Romain Rolland sur cette
question, mais à la suite des accords de Munich. Alain avait été
particulièrement indigné par un télégramme à Chamberlain et
Daladier signé par Romain Rolland, Paul Langevin et Francis

1 André Sernin, op. cil., p. 229.


2 Ibidem, p. 319.

206 -
Jourdain demandant des mesures énergiques contre Hitler. En
décembre 1938, il soutiendra Jean Giono contre René Arcos le
Directeur d'Europe qui lui demandait de désavouer les propos, selon
lui injurieux, de Giono contre Romain Rolland L Si, à ce moment-là,
le soutien inconditionnel de Romain Rolland à l'U.R.S.S. faisait
problème, c'était uniquement dans le cadre global des relations
internationales et des menaces de guerre. On peut donc dire que
dans cette rupture la question de la paix surdétermine
l'appréciation sur l'U.R.S.S. qui n'a jamais été au centre de la
réflexion politique d'Alain.

Auparavant, la question soviétique avait été au centre des


critiques adressées aux Libres propos par Pierre Kaan, d'abord dans
deux lettres à la revue, ensuite dans les colonnes de La Critique
sociale. Il avait protesté énergiquement auprès de la rédaction de
Libres propos sur la façon dont Jeanne Alexandre avait rendu
compte de La Russie nue puis du livre de Lucien Laurat sur
l'économie soviétique.

Dans une première lettre non datée, écrite probablement au


début de 1930 (La Russie nue était sorti en décembre 1929), il
déclarait en réponse aux commentaires critiques de Jeanne
Alexandre accusant Istrati de mensonge : «Si vous trouvez que
l'asservissement, la misère et le désespoir de tout un peuple fassent
partie intégrante de l'œuvre révolutionnaire et socialiste, dites-
nous le plutôt que de lancer sans preuves des accusations de
malhonnêteté. Mais ne persistez pas dans une équivoque
sentimentale qui n'est pas digne d'une publication dont j'aimais le
courage. Croyez bien que si l'on adopte le critère du sentiment, La
Russie nue est un témoignage d'attachement à la Révolution et au
prolétariat russe, autrement profond, autrement passionné que
telle ou telle déclaration de fidélité émanant de personnages
officieux et irresponsables 2.» Il joignait à sa lettre le n° 31 du
Bulletin communiste qui contenait l'article de Boris Souvarine sur le
Plan Quinquennal. Il demandait en outre la publication de sa lettre

Ibidem , p. 394-395.
2 Marie Tourres, op. cil., p. 244.

207
ou d'extraits du Bulletin communiste afin que les lecteurs des
Libres propos aient de meilleurs éléments d'appréciation de la
situation en Russie.

L'année suivante, le 28 avril 1931, il adressa une nouvelle


mise au point aux Libres propos pour faire part à la revue de son
«étonnement sur la façon dont les problèmes concernant la Russie
soviétique y sont traités». Après avoir rappelé sa précédente lettre
et s'être étonné de sa non publication, il dénonçait «le mépris
cynique pour les souffrances et les misères du peuple russe» dont
avait fait preuve Jeanne Alexandre dans sa recension du livre de
Lucien Laurat, L'Economie soviétique paru chez Valois. Il l'accusait
«d'apporter des affirmations sans preuves» et «d'accuser de
balbutier des gens qui expriment des idées, dont on n'esquisse
même pas la discussion» l . Surtout, et c'était le plus grave pour
Pierre Kaan, Jeanne Alexandre «attribue à Laurat des opinions qui
sont le contre-pied de celles qu'il a émises». Craignant que ces
articles expriment une tendance permanente de la revue, Pierre
Kaan considérait qu'ils engageaient la responsabilité des Libres
propos dont «l'attitude courageuse et l'indépendance» étaient dans
d'autres domaines «indiscutables». Il terminait en exprimant son
inquiétude de voir la revue s'engager d'une manière permanente
dans une vision faussée de l'évolution de la situation soviétique.
Dans La Critique sociale, Pierre Kaan reviendra sur ce compte­
rendu du livre de Laurat en écrivant qu'il se permet de «fausser la
première analyse économique d'ensemble de la tentative
soviétique» (C. S., I, p. 137) après avoir écrit que « Jeanne
Alexandre tient avec une incompétence rare la rubrique
“Révolution Soviétique”» (C. S., I, p. 92).

En dehors de la question russe, les divergences les plus


marquantes entre les deux revues portaient sur la nature du
pacifisme et la validité des œuvres de Marx et Hegel. Cependant le
jugement global de Pierre Kaan était assez favorable à la revue
d'Alain. Il lui reconnaissait nombre de qualités méritoires dans le
contexte intellectuel de l'époque. Il écrivait notamment : «revue

1 Ibidem , p. 246-248.

208
d'universitaires brouillés avec l'Université, les Libres propos se
distinguent de tous les périodiques par une préoccupation morale
dominante ; effort réel de probité intellectuelle, révolte sincère
contre l'écœurante atmosphère de bêtise hypocrite où nous
baignons, dégoût exprimé souvent avec esprit dans une rubrique
précieuse entre toutes, le “Sottisier”, haine profonde, “radicale”, de
la guerre et de toute servitude, enfin attachement à la liberté de
pensée, tout cela qui devrait être banal est méritoire par le temps
qui court» (C. S., I, p. 91). Pourtant le rédacteur de La Critique
sociale soulignait qu'Alain n'était pas dupe de la position dans
laquelle il se tenait et qui le distinguait fondamentalement du
socialisme et de la révolution.

Ses disciples n'avaient pas la même distance que leur maître


avec des idées qui pouvaient les entraîner vers une sorte de
dogmatisme et brouiller leur situation sur l'échiquier politique. Ils
devenaient de faux révolutionnaires et de mauvais libéraux alors
que Pierre Kaan semblait considérer Alain comme un vrai libéral
qui se savait n'être pas un véritable révolutionnaire. Dans sa
dernière recension des Libres propos, Pierre Kaan portait une
appréciation balancée sur Alain : «On continue à trouver sous sa
plume le meilleur et le pire mêlés de la manière la plus
incompréhensible, sans que l'auteur fasse d'ailleurs le moindre
effort de discrimination» (C. S., I, p. 279).

Alain ne fut pas le soutien extérieur prestigieux de L a


Critique sociale que Souvarine avait pu espérer en 1934-1935. Il
fut néanmoins un des rares intellectuels reconnus de son temps à
connaître et à juger favorablement le travail de la revue et de ses
anim ateurs.

- 209 -
C. ANDRE BRETON ET LE SURREALISME.

«Le tournant vers la politique que va marquer le surréalisme


peut se situer avec précision vers l'été 1925», d'après André Breton
lui-même L II se traduisit par l'Appel aux travailleurs intellectuels,
«Oui ou non, condamnez-vous la guerre» portant témoignage de la
prise de position du groupe surréaliste contre la guerre du Rif au
Maroc, en compagnie de la rédaction de la revue communisante
Clarté, du groupe «Philosophies» et de nombreux intellectuels et
écrivains de gauche. Cet appel fut publié successivement dans
L ’Humanité (2 juillet 1925) et Clarté (n° 76, 15 juillet 1925). Le
compte-rendu enthousiaste du L énine de Trotsky, publié à la
Librairie de Travail, par André Breton dans La Révolution
Surréaliste (n° 5, 15 octobre 1925) était également un indice de cet
intérêt nouveau pour la politique révolutionnaire.

A la fin de l'année, la collaboration des surréalistes avec le


groupe Clarté fut établie par l'intermédiaire de deux rédacteurs de
cette revue, Victor Crastre et Jean Bernier. Cependant malgré ses
prises de position, le groupe n'adopta pas une attitude claire sur les
rapports entre recherches surréalistes et action révolutionnaire.

C’est Pierre Naville qui, l'année suivante, posa le problème de


la démarche politique et sociale du surréalisme, dans son livre La
Révolution et les intellectuels. Selon lui, l'attitude des surréalistes
devant cette question ne pouvait aller que dans deux directions
antagoniques qu'il résumait comme suit :

«1°) ou bien persévérer dans une attitude négative d'ordre


anarchique, attitude fausse a priori parce qu'elle ne justifie pas
l'idée de révolution dont elle se réclame, attitude soumise à un
refus de compromettre son existence propre et le caractère sacré de
l'individu dans une lutte qui entraînerait vers l'action disciplinée
du combat des classes ;*

* André Breton, Entretiens, Paris, Ed. Gallimard, coll. Idées, 1973, p. 121.

210
«2°) ou bien s'engager résolument dans la voie révolutionnaire, la
voie marxiste. C'est alors se rendre compte que la force spirituelle,
substance qui est tout et partie de l'individu est intimement liée à
une réalité sociale qu'elle suppose effectivement ? l »

Le problème posé, Breton fut amené à prendre position en


septembre 1926 dans une brochure intitulé Légitime défense et à
préciser l'attitude des surréalistes avant que les discussions sur ce
thème ne provoquent des dissenssions dans le groupe. Après avoir
réaffirmé son adhésion de principe au communisme, il se plaignait
de «l'hostilité sourde» des communistes à son égard et critiquait les
articles de L 'H um anité, indigne du rôle d'éducateur des classes
laborieuses qu'elle devrait tenir. Il n'hésitait pas à déclarer son
contenu «puéril, déclamatoire et inutilement crétinisant». Il
reprochait au parti communiste d'être fondé sur l'unique défense
des intérêts matériels alors que la position révolutionnaire
impliquait le sacrifice de ceux-ci, jusqu'au sacrifice suprême, celui
de la vie même.

Le point le plus remarquable de son argumentation était de


soulever la question de la légitimité des communistes comme
uniques représentants du mouvement révolutionnaire. Le sont-ils
bien vraiment ? Et qui va déterminer ceux qui sont
révolutionnaires et ceux qui ne le sont pas ? A ce stade de son
propos il précisait dans une note : «Je crois à la possibilité de se
concilier dans unecertaine mesure les anarchistes plutôt que les
socialistes, je crois à la nécessité de passer à certains hommes de
premier plan, comme Boris Souvarine, leurs erreurs de caractère» *2.

Finalement, Breton opposait une fin de non-recevoir à la


demande d'engagement direct de Naville tout en précisant son

* Cité par Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme, Paris, Le Seuil, coll.
Points, 1980, p. 93. Le livre de Pierre Naville a été réédité dans la collection de
poche Idées/Gallimard en 197S. Les citations suivantes sans indication d'origine
sont reprises du livre de Maurice Nadeau.
2 «Légitime Défense», La Révolution surréaliste, n° 8, 1er décembre 1926, p. 31,
réimpression des éditions Jean-Michel Place, Paris, 1980.

211
attitude devant cette question. On peut la résumer dans les termes
suivants : «Sympathie active à la Révolution prolétarienne,
obéissance à ses ordres quand le moment sera venu ; en attendant,
sur le plan de l’esprit, continuation de l'activité habituelle de
recherche et de mise à jour à l'inconscient, volonté d'unir cet
inconscient au conscient dans l'accession à une réalité supérieure et,
sur le plan social : résolution de problèmes moraux en fonction de
l'individu libre 1.»

Il est frappant de constater qu'au début d'une décennie qui


allait enregistrer les rapports complexes et tumultueux des
surréalistes avec le communisme, Souvarine est, avec Clarté, la
principale figure à laquelle ils sont confrontés. Ce phénomène est
aisément explicable si l'on songe à cette remarque d'André Thirion :
«Les meilleurs des intellectuels communistes des années 1927, ceux
pour qui Marx et Lénine n'étaient pas seulement des noms, avaient
pour la plupart adopté les thèses de l'opposition trotskyste ou se
préparaient à y souscrire. Ces hommes-là furent les premiers
membres du parti rencontré par Aragon et Breton». Parmi eux,
Marcel Fourrier de la revue Clarté qui, selon Thirion, présenta Boris
Souvarine à Breton. Toujours selon Thirion, «l'influence de cet
esprit brillant, l'un des fondateurs du parti communiste français (...)
a fortement pesé sur tous les surréalistes en faveur des thèses de
Trotsky» 12. En outre, Souvarine aurait mis en garde les surréalistes
contre l'évolution négative du Parti et de l'Internationale.

Souvarine a récemment donné sa version des faits. Il n'aurait


pas dissuadé les surréalistes d'une adhésion au Parti, se contentant
de leur communiquer son sentiment. Il indique qu'ils vinrent le
trouver comme «une sorte de délégation in partibus» et précise
leur nombre et leurs noms. La «délégation» était composée de
André Breton, Paul Eluard, Pierre Naville, Louis Aragon, Raymond
Queneau, Benjamin Peret et Robert Desnos. En outre, Souvarine
indiqua la teneur de leur conversation : «Je leur dis en substance

1 «Légitime Défense», op. cit.


2 André Thirion, Révolutionnaires sans Révolution, Paris, Ed. Robert Laffont, 1972,
p. 125-126.

212 -
qu'étant moi-même exclu du Parti, je me trouvais mal qualifié pour
donner un avis qui parût objectif ; et que chacun devrait se
comporter selon son intuition propre, quitte à tenter une
expérience personnelle» (C. S., Prol., p. 9). Il est probable que cette
rencontre eut lieu en 1927 carc'est quelques semaines après la
publication de Légitime Défense que Breton s'inscrivit au parti
communiste. De plus la dédicace de Au grand jour : «A Boris
Souvarine ses amis»,signée par Aragon, Breton, Eluard, Unik et
Péret concerne un texte, également publié en 1927 (C. S., Prol.,
p. 10).

Les cinq dédicataires sont ceux que Nadeau dans son histoire
du surréalisme dénomme les «Cinq» qui viennent d'adhérer au
Parti et de rendre publique l'exclusion d'Antonin Artaud et de
Philippe Soupault. Ils écrivaient : «Nous avons adhéré au Parti
communiste français estimant avant tout que de ne pas le faire
pouvait impliquer de notre part une réserve qui n'y était point, une
arrière-pensée profitable à ses seuls ennemis (qui sont les pires
d'entre les nôtres)...1 »

Selon Pierre Naville, «l'adhésion de surréalistes déclarés au


P.C.F. n'a pas de caractère collectif et encore moins d'une
“délégation”. Cela s'est produit, à mon souvenir cas par cas (...). Je ne
crois pas que Souvarine ait eu des contacts suivis avec les
surréalistes. En tous cas, s'il a donné ces noms après la guerre, c'est
pour résumer. On a tendance aujourd'hui à représenter les
surréalistes comme un groupe, presque un parti ! C'est une grosse
erreur 12.»

Si Souvarine n'eut pas de «contacts suivis» avec les


surréalistes dans les années trente, comme André Thirion nous l'a
confirmé, ce ne fut pas le cas dans les années 1926-1927 3. Selon
Naville lui-même, c'est Aragon qui l'avait présenté à Souvarine 4. A
la fin des années vingt, évoquant l'évolution politique d'Aragon,

1 Ibidem.
2 Lettre de Pierre Naville, 1er juillet 1986.
3 Entretien avec André Thirion, Paris, mars 1986.
4 Entretien avec Pierre Naville, Paris, mars 1986.

- 213
Thirion écrit : «S'il nous venait à parler du trotskysme ou d'un
article de Boris Souvarine, Aragon essayait d'expliquer pourquoi
l'argumentation ou le ton avaient été susceptibles d'intéresser ou
d'émouvoir Breton *.» D'autre part, L'Histoire du surréalisme de
Maurice Nadeau montre bien que la démarche des Cinq fut bien un
processus collectif pour engager le surréalisme dans la politique
révolutionnaire.

En 1929, André Breton tenta de reposer le problème de la


conciliation entre certaines activités de membres du groupe et son
projet révolutionnaire. De même que Antonin Artaud, Roger Vitrac
et Philippe Soupault avaient été exclus, il voulait procéder à une
nouvelle épuration du groupe pour lui redonner une cohésion dans
un refus réaffirmé de toutes les formes possibles de la réussite
sociale. Ainsi qu'il l'écrira dans le Second Manifeste : «Que
pourraient bien attendre de l'expérience surréaliste ceux qui
gardent quelque souci de la place qu'ils occuperont dans le
m o n d e ? *2» Par rapport à la question sociale, ce nouveau
manifeste indiquait que le surréalisme «rejette avec mépris et
horreur un régime fondé sur l'exploitation du plus grand nombre ;
il se place à côté ou avec les révolutionnaires qui prétendent jeter
bas ce régime. Il a exclu de son sein ceux qui refusaient de prendre
cette position. Cependant (...) le matérialisme dialectique (...) a un
champ beaucoup plus large que ne le croient les politiques.»

Cette façon de poser le problème des rapports entre le


surréalisme et l'action révolutionnaire est un des points qui a
suscité le plus de débats. Si certains commentateurs ont semblé
pencher vers l'hypothèse d'une contradiction difficilement
résoluble ou d'un «dilemme», selon le mot de Naville, d'autres
comme Sarane Alexandrian considèrent que «la visée
révolutionnaire de Breton a toujours été parfaitement nette» et
qu'il a adopté «une ligne de conduite qui du début à la fin est
restée fermement tracée» 3.

* André Thirion, op. cit., p. 152.


2 André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1985.
3 Alexandrian, Breton, Paris, Le Seuil, coll. Ecrivains de toujours, 1971, p. 100.

214
Dans ce Second Manifeste, d'une rare violence polémique,
Breton attaquait d'anciens membres du groupe qui l'avaient quitté
pour se consacrer à des activités strictement politiques ou
littéraires. A propos de Pierre Naville, il lui reprochait de faire peu
de cas des «hommes envers qui il eût pu avoir contracté une dette :
Boris Souvarine, Marcel Fourrier, tout comme le surréalisme et
moi...» Breton espérait toutefois qu’il «n'est fort heureusement pas
dit que des dompteurs de la force de Trotsky et même de
Souvarine ne finiront pas par mettre à raison l'éminent reptile».

Une partie des personnes attaquées dans ce Manifeste


répliqua dans un pamphlet collectif d'une égale violence, U n
cadavre, dont l’initiateur aurait été Robert Desnos L Ce titre était la
reprise d'une des premières déclarations collectives du groupe
surréaliste publiées au moment de la mort d'Anatole France en
1924. Un cadavre était composé de douze courts textes signés dans
l'ordre de leur publication par Georges Ribemont-Dessaignes,
Jacques Prévert, Raymond Queneau, Roger Vitrac, Michel Leiris,
Georges Limbour, J. A. Boiffard, Robert Desnos, Max Morise, Georges
Bataille, Jacques Baron, Alejo Carpentier (nous soulignons le nom
des futurs collaborateurs de La Critique sociale).

La crise du groupe surréaliste aboutit à la création d'une


nouvelle revue, Le Surréalisme au service de la Révolution, dont le
titre était on ne peut plus explicite de sa volonté d'intervenir dans
la politique révolutionnaire. Ou, pour être tout à fait précis, dans ce
que les surréalistes croyaient être la politique révolutionnaire. En
outre, le groupe compensait les pertes occasionnées dans les crises
précédentes par l'apport de nouveaux éléments de valeur comme
Luis Bunuel, René Char, Salvador Dali ou André Thirion. Le premier
numéro de la revue s'ouvrait sur la réponse à un télégramme du
«Bureau International de Littérature révolutionnaire» de Moscou
au sujet d'une éventuelle «guerre impérialiste» contre l'U.R.S.S.

La réponse des surréalistes affirmait clairement leur volonté


de se ranger aux côtés de la IIIe Internationale : «Camarades si1

1 Cette modification a été apportée par G. Bataille dans un texte probablement écrit en
1954 et reproduit dans la revue Le Pont de l'Epée, n° 41, 1er octobre 1969.

- 215
impérialisme déclare guerre aux soviets notre position sera
conformément aux directives troisième internationale position des
membres parti communiste français (...)• Dans situation actuelle de
conflit non armé croyons inutile attendre pour mettre au service la
révolution les moyens qui sont plus particulièrement les nôtres.»

Cette dernière attitude de soutien à l'Union soviétique et la


participation de plusieurs rédacteurs d'Un cadavre à La Critique
sociale influença les jugements portés par les deux revues sur leur
travail respectif. Le Surréalisme ASDLR n'évoqua pas le travail de
La Critique sociale mais s'en prendra à un article de Boris Souvarine
dans le Bulletin communiste sous la plume d'André Breton.

L'article incriminé était une «Réponse à L ’Humanité» de Boris


Souvarine datée du 15 mars 1929 (Bulletin communiste n° 31,
Février 1930). Avant de reproduire in extenso la lettre de
Souvarine, André Breton exprimait longuement son sentiment sur
l'homme politique et son rôle depuis le Congrès de Tours :

«Ici nous n'avons jamais été de ceux qui cherchent à gagner


des grâces auprès d'un parti, ce parti serait-il le seul parti
révolutionnaire, en nous rangeant parmi les persécuteurs d'un
homme qui, de par la situation qu'il a occupée dans ce parti, se
devait, d'abord de ne faire, en aucun cas, abandon de sa faculté
critique et ne courait ensuite, d'autre risque que de surestimer
cette faculté. C'est du moins ainsi que pour nous se présentait
Souvarine, en qui nous ne pouvions cesser de voir un des grands
artisans de la scission de Tours, l'homme paraissant en France le
mieux averti de ce qui peut constituer la philosophie
révolutionnaire et un remarquable écrivain. En dépit des attaques,
d'une violence et souvent d'une perfidie exceptionnelles, auxquelles
il est en butte depuis des années, nous n'arrivions pas à penser
qu'il pût être moralement compromis L»

Dans sa lettre Souvarine indiquait qu'il n'avait jamais été le


secrétaire politique de personne mais qu'il avait collaboré entre
1926-1927, avec Henry Torrès en tant que traducteur et historien*

* Le Surréalisme ASDLR , n° 1, op. cil., p. 45-46.

216
du mouvement révolutionnaire russe au moment du procès
Schwartzbard. A propos de Torrès, Breton considérait que la
réponse de Souvarine était une «dérobade» et ajoutait : «Pauvre
nuance, en vérité, si cet homme qui se prétend révolutionnaire
n'est pas amené par cela même à refuser aujourd'hui à M. Torrès
toute espèce de collaboration».

Souvarine ne répondit pas à cette attaque de Breton qui, sans


doute n'en valait pas la peine. Par contre, il aura beau jeu de
souligner que, pour se mettre «au service de la révolution», les
surréalistes se mettaient «à la disposition de la Troisième
Internationale» en accordant leur concours au néo-bolchevisme.
Dans le n° 2 du Surréalisme ASDLR, l'article d'André Thirion était
particulièrement visé par Souvarine, qui lui reprochait une
méconnaissance flagrante du marxisme (C. S., I, p. 91). A propos
d'un article d'Aragon sur «Le surréalisme et le devenir
révolutionnaire», Souvarine notait : «Interminable plaidoyer pro
domo du complice de M. Barbusse en littérature pseudo-
prolétarienne à la mode de Kharkov. Il y est question
d’incompréhensibles querelles de boutiques entre gens de lettres
qui se disputent les faveurs de l'Etat soviétique» (C. S., I, p. 188).

Le numéro 4 de la revue surréaliste trouva encore moins


grâce à ses yeux : «L'on aura peine à trouver le moindre texte digne
d'être lu» (C. S., I, p. 238). Il soulignait une série d'erreurs factuelles
de Georges Sadoul dans ses commentaires sur l'Histoire de la
conspiration pour l'Egalité, dite de Babeuf de Buonarotti. Dans le
numéro 5, Souvarine soulignait l'intérêt des lettres critiques
adressées au directeur de la revue, notamment celles de Freud et
de Ferdinand Alquié, et qualifiait, au passage, André Breton
d'«écrivain rallié aux pires incarnations du parasitisme social et du
despotisme politique, réunies dans l'Etat bureaucratico-policier dit
soviétique» (C. S., II, p. 151). Souvarine remarquait que si les
atrocités françaises dans les colonies étaient dénoncées à juste titre,
«pas un mot sur les millions de travailleurs molestés, déportés,
affamés en Russie». A propos du procès des ingénieurs anglais, les
surréalistes croyaient «très révolutionnaires de prendre parti a
priori contre les accusés, en dépit de l'invraisemblance

217
d'accusations contradictoires et, en fait, abandonnées par le
procureur au tribunal» et concluait : «On reste confondu devant
tant de bassesse» (C. S., II, P. 151). Enfin, la publication par André
Thirion de quatre pages de notes de Lénine sur La Science de la
logique de Hegel lui fit faire un commentaire désabusé sur «la
nullité prétentieuse des littérateurs pseudo-com munistes
incorporés au surréalisme» (C. S., II, p. 151).

Les personnes les plus visées par Souvarine (Aragon, Sadoul,


Thirion) étaient, à l'exception de Breton, celles qui étaient le plus
engagées dans le parti communiste. S'il revenait toujours à la
question du marxisme et de l'Union soviétique dans ses
commentaires critiques sur la revue surréaliste, il y était peu
question de l'aspect littéraire. Il souligna simplement le sens de la
publicité dont faisaient preuve les surréalistes et s'étonna des
luxueuses plaquettes de poésie qu’éditaient des révolutionnaires
aussi intransigeants. La comparaison avec les littérateurs
anarchistes de la fin du XIXe siècle n'était pas à l'avantage de ses
contemporains : «La virulence de Paul Adam, — et l'on pourrait citer
des pages de même allure de Mirbeau, de Tailhade et d'autres —
contraste fortement avec les pénibles balbutiements des
surréalistes de nos jours qui s’essoufflent en essayant d’épater le
bourgeois» (C. S., I, p. 188).

Les collaborateurs de la revue, qui eurent à évoquer les écrits


des surréalistes, partageaient l'essentiel des critiques de Souvarine
comme on peut le constater à la lecture du compte-rendu par Jean
Bernier du Second Manifeste. Il y qualifiait les surréalistes de
«littérateurs de gauche» se réclamant «tapageusement du
marxisme tout en restant d'impénitents idéalistes louchant toujours
sur la mystique» (C. S., I, p. 36). En bon polémiste, Bernier ne
faisait guère dans la nuance. De même Georges Bataille, dans son
compte-rendu du Revolver à cheveux blancs de Breton écrivait :
«Les apports techniques propres du surréalisme qui devaient
bouleverser l'expression, et avec l'expression la vie, apparaissent
réduits à leur juste mesure : une méthode aussi pauvre que les
autres (...). Ce recueil est précédé d'une sorte de préface dans
laquelle André Breton lui-même arrive à parler de puérilité et qui

- 218
est certainement le produit le plus dégénéré de la littérature
surréaliste» (C. S., II, p. 49). Il n'était pas plus favorable au livre de
René Crevel, Le clavecin de Diderot et à La Vie immédiate de Paul
Eluard. De ce dernier, il disait que sa poésie «est vivement goûtée
par une classe d'amateurs éclairés de la littérature moderne, mais
elle n'a rien à voir avec la poésie» (C. S., II, p. 50).

Des questions politiques aux jugements littéraires, les


divergences étaient profondes et nombreuses entre les deux
groupes. D'autant que s'y mêlaient une multitude de conflits
personnels comme l'épisode d'Un Cadavre. Cependant malgré leur
engagement bruyant aux côtés de la Troisième Internationale
stalinienne, les surréalistes n'allaient pas tarder à rompre
clairement et définitivement avec elle en 1935 au moment du
Congrès pour la liberté de la culture, à quelques exceptions près L
De ce point de vue, les prises de position anti-stalinienne de
Souvarine n’étaient qu'une préfiguration de celles des surréalistes,
l'équivoque trotskyste en moins. L'admiration de Breton pour
Trotsky constituait un nouvel obstacle à un rapprochement
ultérieur, après 1935, entre les deux hommes.

Pourtant, malgré ces importantes réserves, il est possible de


considérer que les deux groupes et leurs revues procédaient d'une
culture politique voisine, sinon identique. Nous en voulons pour
preuve cette anecdote sur Georges Ambrosino : «Avec ses
camarades de “taupe” du lycée Chaptal, le chimiste André Barell et
le mathématicien René Chenon, Georges Ambrosino (à la suite d'un
vote) s'était engagé au début des années 30 dans le groupe de Boris*

* «Du temps que les surréalistes avaient raison» (Août 1935) in Tracts surréalistes et
déclarations collectives Tome 1 (1922-1939), Présentation et commentaires de José
Pierre, Paris, Eric Losfeld, 1980.
La conclusion de ce long texte se passe de tout commentaire : «Quitte à provoquer la
fureur de leurs thuriféraires, nous demandons s'il est besoin d'un autre bilan pour
juger à leurs œuvres un régime, en l'espèce le régime actuel de la Russie Soviétique
et le chef tout-puissant sans lequel ce régime tourne à la négation même de ce qu'il
devrait être et de ce qu'il a été. Ce régime, ce chef, nous ne pouvons que leur signaler
formellement notre défiance.»

219
Souvarine, La Critique sociale (par deux voix contre une pour les
surréalistes) 1.»

Même si Boris Souvarine n'aurait pas manqué de rectifier que


La Critique sociale n'était pas la revue de son groupe, l'anecdote
nous semble révélatrice de la proximité entre les hommes et les
idées des deux revues. L'expérience de «Contre-Attaque» en 1935
vit se rejoindre surréalistes et anciens membres du C.C.D. proches
de Georges Bataille, à l'initiative de ce dernier, dans un des
mouvements les plus intéressants de l'ultra-gauche de cette
période *2.

* Francis Marmande, «Georges Ambrosino ou le savoir encyclopédique», Le Monde,


vendredi 2 novembre 1984.
2 La seule étude systématique sur «Contre-Attaque» est celle de Robert Stuart Short
dans l'ouvrage collectif Entretiens sur le surréalisme (Paris-La Haye, Mouton, 1968)
publié sous la direction de Ferdinand Alquié.

220 -
III. L'ECHEC DU CERCLE COMMUNISTE
DEMOCRATIQUE

A. VERS UN NOUVEAU PARTI COMMUNISTE ?

Après la crise du Cercle Marx et Lénine due au départ des


éléments favorables à Trotsky dans la polémique qui l'avait opposé
à Souvarine, le groupe oppositionnel allait préciser l'originalité de
ses positions politiques en prenant une nouvelle appellation et en
adoptant de nouveaux statuts L

C'était également, et plus profondément, le résultat de l'échec


des premières années d'opposition en marge du communisme
officiel et en attente de son devenir. Dans une période de quelques
années, celui-ci était passé de l'eschatologie révolutionnaire à un
conservatisme bureaucratique et réactionnaire. Ce changement de
nature impliquait donc un bouleversement complet des positions
politiques adoptées dans les débuts du communisme d'opposition,
dans la mesure où cette dégénérescence était jugée «irrémédiable».

En premier lieu le changement de dénomination impliquait


qu'il importait «de se différencier plus clairement de tous les
groupements qui se réclament du communisme par une appellation
conforme à la caractéristique essentielle de sa tendance
politique *2.» La Déclaration d'intentions s'articulait autour de deux
idées-force : le bilan négatif des organisations du mouvement
ouvrier et la mise en avant du principe démocratique qui était «une
notion inséparable de l'idée révolutionnaire». C'est ce dernier point

* «Le Cercle communiste, Déclaration et statuts», Bulletin communiste n° 32-33,


juillet 1933. Sur les différentes crises traversées par le Cercle un chapeau du
Bulletin communiste précisait : «Le Cercle a, en effet, perdu la majeure partie de ses
membres au cours des six premières années de son existence, mais la perte a été
largement compensée depuis, en qualité comme en quantité.»
2 Toutes les citations suivantes sans indication d'origine seront tirées du texte de
présentation des statuts du CCD.

221
qui avait entraîné l'introduction du mot «démocratique» dans la
nouvelle dénomination du Cercle.

Le premier point de cette déclaration sera développé à propos


de la création d'un nouveau parti. Par contre, il faut insister dès
maintenant sur l'importance de l'idée démocratique dans les
principes et la stratégie politique du C.C.D.

Cette référence à la démocratie était placée sous le patronage


de Marx et Engels : «Les communistes et les socialistes de l'école
marxiste ont longtemps porté, en politique, le nom de “démocrates”
avant d'appeler leur parti “social-démocratie”. La critique marxiste
et la réalisation du principe démocratique en régime capitaliste vise
les contradictions de la pratique, non le principe même, et
démontre l'impossibilité d'acquérir une vraie démocratie politique
sans la baser sur l'égalité économique. Le caractère fallacieux de la
démocratie bourgeoise et la duperie qu'elle implique en
permanence par suite du mode de propriété ne rendent pas caduc
son contenu relativement démocratique, conquis sur les privilèges
des classes possédantes au prix du sang des prolétaires.»

A l'appui de sa démonstration, le texte faisait appel à Lénine


constatant : «Entre les revendications politiques de la démocratie
ouvrière et celles de la démocratie bourgeoise, la différence n'est
pas de principe mais de degré», et à Rosa Luxemburg pour qui,
comme pour le Cercle, la dictature du prolétariat «consiste dans la
manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition». La
démocratie était conçue comme le but, «tant que le socialisme ne
sera pas réalisé», et le moyen d'y parvenir. Pour ce faire le principe
démocratique devait prévaloir dans les organisations politiques ou
syndicales du mouvement ouvrier pour y constituer une pédagogie
propre à surmonter la passivité et les tendances conservatrices de
la classe ouvrière à la suite de la Première Guerre mondiale : «De ce
fait, la revendication démocratique prend toute sa valeur pratique
en incitant les éléments frais, non déformés par les partis actuels, à
exprimer les besoins de la masse exploitée. Cette revendication
favorisera la critique révolutionnaire et peut assurer, dans la classe
ouvrière, l'avantage aux forces de progrès sur l'apathie et la
routine.»

222
Concernant la question de l'utilité des réformes en régime
capitaliste le C.C.D. adoptait une position originale afin d'éviter les
écueils du réformisme le plus plat comme du révolutionnarisme le
plus inefficace : «S'il est nécessaire de collaborer à tout mouvement
même réformateur traduisant les aspirations vivantes du peuple
travailleur, il ne l'est pas moins de combattre la politique qui, sous
le couvert du réformisme, érige l'abdication en système sans même
donner satisfaction aux besoins primaires du prolétariat.»

Muni d'un certain nombre de principes originaux, le C.C.D.


adoptait, sur le plan pratique, une démarche dénuée de tout
activisme, en se proposant «avant tout de travailler suivant ses
ressources par des discussions et des publications à l'examen
critique des problèmes posés par la crise permanente du
capitalisme et les efforts d'émancipation de la classe ouvrière».
Mais il ne renonçait pas pour autant à une intervention militante en
s'efforçant «de contribuer à préparer le terrain sur lequel le parti
prolétarien pourra se former».

Les efforts dans ce sens du C.C.D. allaient rencontrer ceux


d'une tentative d'opposition communiste dans la région de Belfort.
Cette expérience régionale d'opposition communiste a, jusqu'à
présent, peu intéressé les historiens. Seul, Paul Rassinier s'était
essayé, à chaud, à tenter un bilan de ce groupe politique après en
avoir été un des principaux animateurs L II mettait d'ailleurs son
lecteur en garde en le prévenant qu'il était, à la fois, juge et partie
et ne pouvait exclure de sa relation des faits «une certaine
amertume» *2.

* Cf. D.B.M.O.F., t. 39, p. 394-395. Roland Lewin lui a consacré un intéressant article
qui tente, à partir de la fameuse théorie du «fer à cheval» de Jean-Pierre Faye dans
Les Langages totalitaires (Paris, Ed. Hermann, 1972), d'expliquer un itinéraire
déroutant : «Paul Rassinier ou la conjonction des extrêmes», Grenoble, Silex n° 36,
1984.
2 Paul Rassinier, «La Fédération Communiste Indépendante de l'Est», La Révolution
prolétarienne n° 192, 10 février 1935. Toutes les citations suivantes sans indication
d'origine sont extraites de cet article.

223
Rassinier considérait, tout d'abord, que le but de Staline
n'était pas de créer des partis politiques au sens occidental du
terme mais de disposer de propagandistes dociles du «nationalisme
russe». C'est ce qui expliquait qu'il avait délibérément sacrifié tous
les partis communistes du monde au profit d'une cohorte de
propagandistes dévoués, corps et âmes, à ses ordres. Sur le plan
local, la première crise grave entraîna le départ de Lucien Hérard et
Marcel Ducret pour des divergences sur la question russe et la
tactique «classe contre classe», dans les années 1927-1928 L En
1929 les animateurs de la société coopérative la Fraternelle de
Valentigney autour de son responsable Louis Renard refusèrent la
bolchevisation en quittant le parti 12. Avec Ducret et Hérard, ils
décidèrent de créer une Fédération communiste indépendante du
Doubs et un mensuel, Le Travailleur, pour regrouper les militants
oppositionnels du département. Enfin, Paul Rassinier et la majorité
du rayon de Belfort quittèrent le parti en 1932 à la suite de

1 Marcel Ducret, né à Villers-Grelot (Doubs) le 23 avril 1891, instituteur à


Audincourt (Doubs) depuis 1916. Il était militant coopérateur, syndicaliste et
communiste. Au niveau syndical, il était membre de la commission administrative de
l'Union des syndicats. Sur le plan de la coopération, il était, aux côtés de L. Renard,
un des fondateurs de la coopérative ouvrière de production L'Avenir de Valentigney.
Enfin, au plan politique il milita activement au parti socialiste à partir d'octobre
1919 et passa au parti communiste dès 1920. Par la suite son désaccord avec la ligne
du parti, tant sur le plan syndical que politique, l'amena à le quitter en 1932. C'était
un ami de longue date de Boris Souvarine. Cf. D.B.M.O.F., t. 26, p. 198.
Lucien Hérard. Adhérent au PC au début des années 20, il était dès 1923-1924 un
des responsables de la fraction communiste dans la Fédération de l'Enseignement. Il
fut exclu pour «trotskysme» et jetta avec M. Ducret et L. Renard les bases de la
F.C.I.E.. Il la quitta en 1933 à la suite d'un désaccord sur l'adhésion à «Front
Commun». Il adhéra fin 1934 à la SFIO à Dijon puis, l'année suivante, rejoignit la
nouvelle tendance de Marceau Pivert, la Gauche révolutionnaire. Après le congrès de
Royan (1938), il quitta la SFIO avec les fondateurs du Parti socialiste ouvrier paysan
(P.S.O.P.). C /J.-P . Joubert, Révolutionnaires de la SFIO, Paris, Presses de la
Fondation nationale de sciences politiques, 1977, et D.B.M .O.F., t. 31, p. 305-306.
2 Louis Renard, Historique de la Fraternelle de Valentigney, édité par Le Travailleur
de Belfort, organe de la Fédération Indépendante de l'Est, in-8 de 32 p.

- 224
désaccords avec la Direction nationale sur la personnalité du
candidat à présenter aux élections législatives.

Des situations analogues s'étant produites dans plusieurs


départements, les exclus belfortains espéraient devenir, avec leur
journal, un point de ralliement pour de nombreux ex-militants du
P.C.F., mais cet espoir fut rapidement déçu et ils entamèrent des
pourparlers avec la Ligue communiste, pour aboutir seulement à
une «polémique aigre-douce».

Le 29 mai 1932 un accord fut conclu entre l’ex-rayon de


Belfort et la Fédération communiste indépendante du Doubs. Le 18
juin, le n° 3 du Travailleur se présentait comme «organe de la
Fédération communiste indépendante de l'Est». Les animateurs de
la F.C.I.E. espéraient être les artisans d'une renaissance du
mouvement révolutionnaire après la catastrophe de la
bolchevisation. Ils comparaient quelquefois leur démarche à celle
de la Fédération socialiste de la Haute Vienne qui avait été, pendant
la guerre de 1914-1918, le bastion des minoritaires socialistes
opposés à l'Union sacrée. Les militants de la nouvelle Fédération
étaient, pour la plupart, des militants expérimentés engagés dans le
mouvement communiste depuis le début des années 20 et investis
également de responsabilités dans le mouvement social comme
coopérateurs ou syndicalistes. Les instituteurs du groupe étaient
proches des positions de la majorité fédérale de la Fédération
Unitaire de l'Enseignement. Le Travailleur fut d'ailleurs présenté au
congrès de Bordeaux de cette Fédération syndicale.

Selon Rassinier, c'est Souvarine qui prit contact avec Lucien


Hérard pendant l'été 1932 pour lui proposer la collaboration de son
groupe. Ce dernier après avoir consulté Marcel Ducret lui répondit
le 13 août 1932 : «Nous pensons que nos camarades acquiesceront à
la réponse suivante : nous publierons des articles de ton groupe. Si
la pensée est en désaccord avec la nôtre, nous la coiffons d'une
“tribune libre” et nous répondons (...). Il va de soi que la
collaboration n'est exclusive d'aucun autre groupe d'opposition (...)».

Après cette prise de contact positive, Le Travailleur (n° 19, 8


octobre 1932) signala l'existence du C.C.D. à ses lecteurs : «Nous ne

225
sommes pas seuls à Belfort et à Besançon à réagir contre la
déviation bureaucratico-dictatoriale du Parti ci-devant communiste.
Il existe à Paris aussi un groupement de communistes résolus à
persévérer dans le voie des premiers congrès de l'Internationale
communiste, incompatible avec la tournure actuelle du néo­
léninisme officiel». Suivait le texte de la déclaration de principes du
Cercle.

Le 20 novembre 1932, Boris Souvarine et Charles Rosen


représentèrent le Cercle au congrès constitutif de la F.C.I.E. Ce
dernier a pu écrire à ce propos : «On sortait enfin des discussions
théoriques pour entrer dans la pratique des luttes quotidiennes. Et
l'on n'avait plus seulement affaire aux partis se réclamant de la
classe ouvrière mais aussi à un patronat de combat : Peugeot ! Rien
de pouvait davantage tenter l'équipe du Cercle communiste
démocratique 1. »

A la tribune du Congrès, Boris Souvarine constata l'accord


facilement établi entre les deux groupes sur les points suivants :
«impossibilité de redresser les partis existants et par conséquent de
coopérer avec les groupes d'opposition qui se réclament de ce
programme, solidarité persistante avec l'esprit des premiers
congrès de l'I.C. tenus du vivant de Lénine, sans accorder de valeur
dogmatique à leurs résolutions, respect du mouvement syndical, à
soutenir dans l'action et à influencer par une propagande
communiste loyale, défense critique et raisonnée de la révolution
russe contre tous ceux qui la compromettent et la menacent, à
l'intérieur ou à l'extérieur, démocratie dans les organisations
politiques et corporatives de la classe ouvrière comme dans l'Etat
ouvrier» (Le Travailleur, 26 novembre 1932).

De son côté, Marcel Ducret constata un complet accord sur les


principales questions de principes en vue d'un but commun : la
création d'un nouveau Parti communiste. Pour bien affirmer
l'importance de cet objectif, Le Travailleur adopta, à partir du 3
décembre 1932, une nouvelle manchette sur laquelle on pouvait
lire en tête de chaque numéro de l'hebdomadaire :*

* Charles Ronsac, Trois noms pour une vie, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 89.

226
«Le PS a fait faillite
Le PC a fait faillite
Rien à attendre du PUP destiné à s'intégrer dans le parti
socialiste. Le salut de la classe ouvrière se trouve dans la
constitution d'un nouveau parti, d'un parti révolutionnaire, d'un
véritable parti communiste. C'est le but que nous poursuivons L»

La création de ce nouveau parti et la critique conjointe de la


social-démocrate et du stalinisme étaient les leit-motiv des deux
groupes. Ainsi à propos de la S.F.I.O., Edouard Liénert écrivait début
1933 : «(...) le P.S. rêve toujours de réaliser le bonheur des ouvriers
par la prospérité du capitalisme. Les revendications prétendent
harmoniser les intérêts des travailleurs et du patronat, ici, la
semaine de 40 heures doit améliorer l'existence des salariés,
fournir des acheteurs aux capitalistes ramener la prospérité pour
tous. Toute son activité désuète vise à concilier l'inconciliable, veut
adoucir des antagonismes qui se creusent chaque jour davantage et,
de ce fait est incapable de conduire le prolétariat au socialisme
mais encore de défendre ses intérêts les plus immédiats 2.»

A cette analyse classique des contradictions et des impasses


du réformisme dans une situation de crise, certains articles du
Travailleur ajoutaient un élément original : il ne fallait pas, selon
Marcel Ducret, Edouard Liénert ou Boris Souvarine, ériger la
question de l'unité du mouvement ouvrier en solution miracle
propre à résoudre tous les problèmes. Si l'unité d'action était, bien
entendu, indispensable face au fascisme, elle n'était qu'un premier
pas pour sortir de l'ornière. Celui-ci franchi, il fallait donner un*

* Le Parti d'unité prolétatienne fut fondé à Clichy le 28 décembre 1930 par la fusion
de deux petites organisations, le Parti socialiste-communiste (anciennement Union
socialiste-communiste) qui regroupait «les “Résistants” aux décisions du IVe
congrès de l'Internationale communiste», comme Paul Louis, et le Part ouvrier-
paysan, fondé à la fin de l'année précédente, par des exclus ou des démissionnaires
du P.C.F., comme Jean Oarchery ou Louis Sellier. C f.D .D .M .O .F., t. 29, p. 114-116
(Garchcry) et t. 41, p. 225-230 (Louis Sellier).
2 Edouard Liénert, «La politique socialiste». Le Travailleur, n° 33, 14 janvier 1933.

- 227
contenu concret à cette politique unitaire et c'était là que les
difficultés commençaient.

Ainsi Marcel Ducret constatait que «le prolétariat saigné


actuellement par la bourgeoisie (...) a en ce moment un tel besoin
de se regrouper, de concentrer ses forces, que cette question d'unité
politique risque de l'entraîner dans de dangereuses illusions» L Il
revenait la semaine suivante sur ce même problème : «la formule
“unité politique prolétarienne” me paraît partir de la plus complète
confusion, porter la marque “politicienne” la plus caractéristique,
politicien étant pris ici dans son sens le plus péjoratif» 12.

Ces considérations sur la mystique unitaire entraînaient


Edouard Liénert et Boris Souvarine à préjuger des possibilités de
recomposition politique d'un mouvement ouvrier que sa propre
dégénérescence et la crise mondiale semblaient appeler. «La leçon
des événements», écrivait Liénert, «s'imposera peu à peu aux
travailleurs à travers “l'appareil” des partis existants et se traduira
inévitablement par de profonds remous dans ces partis. Tout laisse
prévoir, ainsi que l'a souvent dit le camarade Souvarine, que nous
ne sommes pas au seuil d'une période d'unification, mais au
contraire de scissions, de dislocations et de regroupements 3.»

Souvarine, de son côté, dénonçait encore plus vigoureusement


les dangereuses illusions d'une politique unitaire sans principes
directeurs clairs : «les charlatans de “l'unité prolétarienne” qui
prétendent constituer une force en additionnant des faiblesses, en
réalisant la fusion des tares et des dégénérescences perdent et
perdront leur temps et leur peine» 4. Même si Souvarine attaquait
dans cet article le seul Parti d'Unité prolétarienne, il est difficile, à
le lire, de ne pas penser qu'il aurait pu appliquer les mêmes termes
pour dénoncer la défaite du Front populaire, défaite d’autant plus

1 Marcel Ducret, «Les pupistes». Le Travailleur, n° 35, 21 janvier 1933.


2 Marcel Ducret, «Mirage», Le Travailleur, n° 36, 4 février 1933.
3 Edouard Liénert, «Le Mirage, l'Unité», Le Travailleur, n° 46, 1er avril 1933.
4 «Socialistes de Hitler», Le Travailleur, n° 47, 8 avril 1933.

- 228
douloureuse et démoralisante que les illusions avaient été
immenses L

De quel type allait être ce nouveau parti que les militants du


C.C.D. et de la F.C.I.E. appelaient de leurs vœux ? Le dernier numéro
du Bulletin communiste abordait longuement la question à travers
deux articles 12. Le plus ancien avait été écrit en 1928 par Lucien
Laurat. Il était précédé d'un court chapeau indiquant que les
questions qu'il soulevait n'avait rien perdu de leur actualité.
L'article de Laurat posait la «question fondamentale» du Parti au
travers «de son rôle, de ses fonctions, de son organisation». Il
tentait de dégager une conception originale sur la question tenant
compte de l'expérience historique du mouvement ouvrier et,
particulièrement, de la déchéance de l'Internationale communiste.

Laurat repoussait la conception des militants qui étaient


passés de la remise en cause d'un parti communiste non bolcheviste
à l'idée même d'un parti politique ouvrier, mais aussi ceux qui
espéraient la construction d'un bon parti de type léniniste
«intelligemment et honnêtement dirigé». Laurat refusait par là
même les deux types classiques de sortie du communisme français
dans les années vingt : d'un côté, le retour au syndicalisme
révolutionnaire d'avant 1914 autour de La Révolution
prolétarienne, de l'autre la construction du vrai parti léniniste où
les trotskystes allaient s'illustrer dans la quête de l'impossible
Graal.

La première idée défendue par Laurat était que le parti était


un produit des circonstances historiques et non d'un quelconque
dogme, qu'il soit syndicaliste ou léniniste. La conception qu'avait

1 II n'existe malheureusement aucun écrit de Souvarine qui permette de connaître son


opinion sur l'expérience du Front Populaire. Par sa proximité politico-intellectuelle
avec Simone Weil dans cette période, il peut être intéressant de lire dans les Ecrits
historiques et politiques (Gallimard, coll. Espoir, 1960) de cette dernière le texte :
«Méditation sur un cadavre» (1937).
2 Bulletin communiste n° 32/33 juillet 1933. «Un nouveau parti», Boris Souvarine ;
«La question du parti», Lucien Laurat. Toutes les citations suivantes sans indication
d'origine en sont extraits.

- 229
eue effectivement Lénine de la forme, du rôle et des fonctions d'un
parti était étroitement dépendante des circonstances particulières
d'un pays où la révolution était, par son contenu et ses buts
immédiats, une révolution bourgeoise. Lénine définissait, en 1904,
le social-démocrate comme «un jacobin lié à l'organisation du
prolétariat conscient» dans la mesure où les tâches de la
bourgeoisie révolutionnaire devaient être dépassées avant d'aller
vers la révolution prolétarienne. Celle-ci devait être «le mouvement
de la grande majorité dans l'intérêt de la grande majorité» et non
pas, comme pour la révolution bourgeoise, une situation historique
où les chefs — les jacobins — «conduisent et dirigent une masse
amorphe, ignorant les buts effectifs et les limites de son action». A
ce stade de son argumentation, Lucien Laurat s'appuyait sur Rosa
Luxemburg définissant, en marxiste, la social-démocratie comme le
«mouvement propre de la classe ouvrière». Dans la situation russe,
Lénine avait raison dans une certain mesure, mais dans le
mouvement ouvrier européen, la définition de Rosa Luxemburg
était «incontestablement juste».

Laurat analysait ensuite les étapes du dépérissement des


partis communistes. Selon lui, «l'Internationale communiste aurait
pu rester, malgré le reflux de la vague révolutionnaire d'après-
guerre, l'organisation puissante qu'elle fut jadis, à condition de tenir
compte de la situation du mouvement ouvrier de l'Europe centrale
et occidentale, c'est-à-dire d'abandonner une conception du Parti
empruntée aux circonstances d'une révolution semi-bourgeoise et
justifiable seulement par l'actualité de la révolution». C'était donc,
au niveau international, la conception léninienne du parti qui avait
échoué, «mais non pas le principe du parti» (souligné par nous).

Dans l'avenir, Laurat espérait que les nouveaux partis


ouvriers éviteraient les erreurs de la conception léniniste et sa
caricature, la «bolchevisation» entamée en 1924. Pour ce faire, il
leur appartenait de «servir le “mouvement propre de la classe
prolétarienne”, de le soustraire à la tutelle des léninistes et des
chefs réformistes (...). Ce mouvement ne se formera qu'au cours des
années à venir, dans la reprise des luttes sociales qui forceront les
masses à se dégager de toute tutelle».

- 230 -
L'article de Souvarine sur le nouveau parti réfutait
violemment l'argumentation de Trotskÿ et de ses partisans sur
cette question. Il constituait une sorte de plaidoyer concernant la
justesse de la position adoptée par Souvarine. Il clôturait, quatre
ans après, la polémique qui avait opposé les deux hommes en
1929 1. Souvarine signalait que si l'idée d'un nouveau parti faisait
désormais son chemin parmi les révolutionnaires, son groupe avait
été seul à l'envisager pendant longtemps. Cette analyse s'appuyait
sur la ferme conviction d'une «déchéance, irrémédiable» des partis
communistes et de l'impossibilité de «rajeunir» la pensée et l'action
des «vieux partis socialistes dégénérés».

Pour lui, «le parti de l'avenir sera donc au confluent de divers


processus dont certains s'accomplissent dans les partis du présent
et du passé, mais dont les principaux leur sont extérieurs (...)». Le
Cercle communiste démocratique se proposait de devenir «un des
éléments du parti futur». En effet, Souvarine considérait que les
deux grands partis ouvriers étaient destinés à se disloquer. Dans le
regroupement espéré, «le nouveau parti recrutera ses plus forts
contingents parmi les communistes (...) car l'esprit de révolte et la
haine de la société bourgeoise ont à peu près disparu du ci-devant
socialisme». Mais dans le parti socialiste, «on ne compte pas
seulement des fractions de gauche, de droite, d'extrême gauche et
du centre, qui se tiennent lieu réciproquement de repoussoir : on y
discerne aussi une jeunesse rebutée par tous les politiciens
vulgaires et dont certains éléments ne sont pas encore perdus pour
la révolution, à condition d'être orientés en temps utile dans la
bonne voie».

Depuis bientôt dix ans Souvarine s'était efforcé de s'en tenir


au premier stade de ce processus de reconstruction et de
recomposition : «l'étude des causes de notre déconfiture, la
révision des idées toutes faites» sans renoncer à l'action et à la
lutte. Cette action tenace et à contre-courant commençait à porter

1 Les divergences Trotsky-Souvarine dans la période 1930-1934, auquel l'article «Un


nouveau parti» renvoie à plusieurs reprises, sont examinées en détail au chapitre 1
dans les conséquences de la rupture de 1929.

- 231
ses fruits avec le rapprochement intervenu avec la F.C.I.E. et
d'autres éléments de l'extrême-gauche qui approfondissaient leur
critique du stalinisme, sans être convaincus par la phraséologie de
Trotsky et de ses partisans.

Un événement doit être signalé qui atteste d'une amorce de


recomposition de l'extrême-gauche antistalinienne à laquelle le
C.C.D. ne participa pas en tant que tel, même s'il fut pressenti dans
la phase d'organisation de la Conférence, mais auquel une
sympathisante du cercle, Simone Weil, imprima sa marque d'une
manière très nette A la suite des événements d'Allemagne, des
groupes oppositionnels contestèrent de plus en plus nettement le
refus de Trotsky de reconsidérer le problème de la faillite de la IIIe
Internationale : «La proposition de provoquer ces réunions est faite
par Treint (...) ; la convocation est l'œuvre des ouvriers du groupe
de la banlieue Ouest, jamais découragés de travailler à l'unité des
oppositions. Trois questions à l'ordre du jour : celle de l'U.R.S.S. ; les
rapports entre le parti et les masses ; le régime intérieur de
l'opposition de gauche.» Etaient invités le secrétariat international
de l'Opposition de gauche, la Ligue communiste, la Gauche
communiste, la fraction de gauche, le groupe des «Etudiants», les
bordiguistes et des individualités, parmi lesquelles Simone Weil. Il
avait été question d'inviter le C.C.D. et la F.C.I.E. mais, selon Rabaut,
des oppositions s'étaient manifestées et, finalement ils ne
participèrent pas en tant que tels à la Conférence dite d'unification.

Ce fut sur la question de l'Internationale communiste que se


cristallisèrent, d'emblée, les divergences entre les participants. Les
adversaires de l'idée d'un redressement possible de l'I.C., à savoir
Treint, Simone Weil et le groupe des Etudiants, lassés de la
tournure que prenaient les débats, se réunirent à part pour mettre
au point un texte synthétisant leur position. Toujours d'après Jean*

* L'ensemble de ce développement sur la «Conférence d'Unification» d'avril 1933 est


tiré du livre de Jean Rabaut, Tout est possible! (Paris, Denoël, 1974), p. 96-100.
Nous lui empruntons les citations suivantes sans indication d'origine. Il faut
préciser que le groupe de la banlieue Ouest était rentré en contact avec Rassinier
pour la F.C.I.E. et Souvarine pour le CCD, dès décembre 1932 (c/. Archives Davoust).

232 -
Rabaut, Simone Weil se chargea de la rédaction de cette déclaration
pour être sûre qu'elle correspondît bien à sa propre pensée sur ces
questions.

A propos de l'U.R.S.S., la déclaration estimait que c'était la


bureaucratie d'Etat qui disposait du pouvoir : «elle institue donc,
non pas le socialisme, mais un régime où l'appareil d'Etat (...)
possède en revanche lui-même ces moyens de production, et
représente par suite directement la domination des moyens de
travail sur le travailleur». Sur la IIIe Internationale, il était affirmé
qu’elle n'était plus «qu'un instrument aux mains d'une autre classe
qui a mené, qui mène et qui mènera le prolétariat de défaite en
défaite, parce que cette classe défend ses intérêts propres, qui ne
sont pas ceux des travailleurs». En conséquence, ces militants
préconisaient de «rompre moralement avec la IIIe Internationale»
pour «préparer un regroupement des révolutionnaires conscients,
qui se fasse en dehors de tout lien avec la bureaucratie d’Etat
russe». Parmi les quatorze signatures qui figuraient au bas de ce
texte, on relève les noms de Paul Bénichou, Aimé Patri, Jean Prader,
Jean Rabaut, Treint et Simone Weil. Outre l'intérêt de cette
déclaration en elle-même, il est tout à fait significatif de noter
qu'on y retrouvait des thèmes chers à Souvarine et à son groupe, à
propos de la nature de l'U.R.S.S. et de la nécessité absolu de
reconstruire le mouvement révolutionnaire dans un rapport
d'opposition et de rupture radicales avec le stalinisme.Malgré sa
mise à l'écart, le groupe de Souvarine n'en influait pas moins
notablement une partie des participants.

A la suite de cette conférence, le C.C.D. et la Fédération furent


sollicités «par le “groupe Delny” (Delny, Jeanne, Lenoir, Max, Prader,
Prieur), parfois appelé “les étudiants”, composé d’anciens membres
de la Ligue communiste» l . De plus, René Lefeuvre, animateur du
groupe M a s s e s , avec ses amis, adhérait au Cercle à la suite de
l'affaire Victor Serge. Enfin, le Cercle exerçait une influence non
négligeable sur de nombreux militants de la majorité fédérale de la

1 «Aux origines : le Cercle communiste démocratique», par Jean-Louis Panné, in Boris


Souvarine et la Critique sociale, op. cit., p. 43.

- 233 -
Fédération unitaire de l'Enseignement, au point que les partisans de
la minorité pro-stalinienne s'en inquiétèrent dans un article de
L'Humanité qui, à propos du rapport moral présenté au congrès de
Reims (août 1933), dénonçait la publication par L'Ecole émancipée
(n° 33, 21 mai 1933) de l'appel pour Victor Serge «signé
notamment de Laurat et de Souvarine, bien connus pour leur
activité contre-révolutionnaire...» *. Ainsi, après ce congrès, J.
Carrez pouvait écrire à propos des débats qui s'y étaient tenus : «La
déportation de Victor Serge, la fermeture de la frontière russe aux
victimes d'Hitler (intervention de Simone Weil), les études si
précises de Prader dans L ’Ecole émancipée, notre chronique de
l'U.R.S.S. sans doute aussi les ont amenés à procéder à une révision
des valeurs, à un examen critique qu'ils ont très franchement
annoncé au congrès. La Fédération de l'Enseignement est sans doute
la première organisation révolutionnaire importante (quelques
groupes politiques comme le C.C.D. et la F.C.I.E. mis à part) qui se
refuse désormais à identifier le gouvernement stalinien et la
Révolution. C'est être allé au nœud du problème, c’est avoir touché
à sa source le mal qui ronge le mouvement révolutionnaire tout
entier. C'est capital 12.» Un des principaux militants de la majorité
fédérale, Gilbert Serret, confirma, dès le numéro suivant du
Travailleur (26 août) cette prise de distance fondamentale avec «la
politique de Staline, tant dans le domaine intérieur que dans le
domaine extérieur», insistant particulièrement sur le sort des
milliers d'oppositionnels déportés. Cela est confirmé indirectement
par un militant trotskyste comme Pierre Frank, qui a pu déclarer :
«Les animateurs de la Fédération unitaire de l'Enseignement
parvinrent à conserver une position distincte du stalinisme et du
réformisme, sans toutefois rejoindre le mouvement trotskyste» 3.

1 Paul Bouthonnier, «Avant le Congrès de Reims. Le rapport moral fédéral de


l'Enseignement et l'U.R.S.S.», L'Humanité, 15 juillet 1933.
2 Jules Carrez, «La vie syndicale : le congrès de la Fédération de l'Enseignement», Le
Travailleur, n° 66, 19 août 1933.
3 Propos rapporté par Jean-Louis Rouch in Prolétaire en veston, une approche de
Maurice Dommanget, Treignac, Editions Les Monédières, 1984, p. 101.

- 234 -
D'une manière générale, les militants du C.C.D. constatèrent
avec satisfaction un changement du climat politique qui sembla,
pendant un temps très bref, plus propice à leurs thèses. Ainsi,
commentant la diffusion du tract sur le procès du Reichstag, une
note anonyme du T r a v a i l l e u r (23 septembre) constatait :
«L'atmosphère actuelle est favorable à l'heure actuelle à la
diffusion de nos idées communistes et démocratiques. Nous n'en
sommes plus au temps où le Cercle collait des affiches double-
colombier et distribuait des feuilles volantes, en particulier sur les
déportations en U.R.S.S., mais dans l'indifférence et l'apathie de la
classe ouvrière.»

Lors d'une discussion à Saint Palais entre Pietro Torelli, dit


Pierre Rimbert, et Léon Trotsky en septembre 1933, le premier se
faisait l'écho du très relatif succès que rencontrait le groupe de
Souvarine pour en minimiser la portée politique : «Dans cette
période de reflux, s'engager sur la voie de la création de nouveaux
partis et d'une nouvelle Internationale, c'est tout à fait prématuré
et bureaucratique. Si nous nous engageons aujourd'hui sur cette
voie, numériquement nous aurons un très grand succès, comme
Souvarine a un certain succès. Mais le succès de Souvarine n'est que
quantitatif».

Et Trotsky lui répondait : «Attendre les événements, c'est un


fatalisme passif, à la Souvarine. Mais Souvarine lui-même essaie
maintenant de créer une organisation. Il ne créera rien, car il n'a
aucune théorie, aucun programme, aucune perspective, aucune
conception stratégique, aucune faculté d'orientation politique. S'il y
a un afflux d'éléments vers lui — ce que je ne puis contrôler — c'est
un épisode, caractéristique de la désorientation des ouvriers et qui
ne peut être que momentané L»*

* Léon Trotsky, Œuvres complètes 2. Juillet-Octobre 1933, Institut Léon Trotsky,


1978, p. 161-164. Pierre Rimbert : né en 1909, ouvrier typographe, membre du PC à
Marseille, puis Paris. Il en avait été exclu sur l'intervention de Maurice Thorez.
Membre de la Ligne Communiste, il fut élu à sa commission exécutive en mai 1932
pour la quitter en avril 1933 afin de participer aux tentatives de regroupement de la
«fraction communiste de gauche». On le retrouvera ensuite parmi les rédacteurs de

- 235
Si le jugement de Trotsky est bien dans la droite ligne de la
polémique de 1929, il est intéressant de constater que son
contradicteur, pourtant également peu favorable aux idées de
Souvarine, notait à la fois la progression numérique du Cercle et
l'écho favorable rencontré par ses propositions de nouveau parti.
Alors que le Cercle commençait à recueillir le fruit de plusieurs
années de labeur ingrat et solitaire, il était cependant en proie à
des contradictions internes importantes dont Simone Weil donna
une longue analyse sur trois points : la «question du but final», celle
de l'organisation et celle des «buts du Cercle».

Sur la première question, Simone Weil notait son opposition


aux conceptions de Georges Bataille : «Or la révolution est pour lui
le triomphe de l'irrationnel, pour moi du rationnel ; pour lui une
catastrophe, pour moi, une action méthodique où il faut s'efforcer
de limiter les dégâts ; pour lui la libération des instincts, et
notamment de ceux qui sont couramment considérés comme
pathologiques, pour moi, une moralité supérieure.(...) Comment
cohabiter dans une même organisation révolutionnaire quand on
entend de part et d'autre par révolution deux choses
contraires ? !» Sur le second point, celui du nouveau parti, Simone
Weil indiquait que Souvarine continuait à en parler, tout en étant
«contre un état-major de révolutionnaires professionnels». Il
s'agissait donc d'«un mode d'organisation tout nouveau» que les
participants concevaient mal. Pour Simone Weil, «sur ce point, la
confusion provient avant tout de la cohabitation en Boris de deux
Boris, un survivant des luttes politiques de la guerre et de l'après-
guerre, et un autre qui est notre contemporain». Sur le dernier
point, enfin, Simone Weil constatait la stérilité des discussions avec
«de petits groupes dénués d'intérêt» et l'impréparation du Cercle à
la constitution de milices ou à la lutte illégale». Elle proposait donc
«la dissolution du Cercle», sans rompre tous les liens entre les
participants : «on continuera à se voir et à avoir des conversations
qui, bien que souvent stériles, sont quand même plus fécondes que*

L 'In te r n a tio n a le , fondée par les minoritaires de la Ligue. Cf. D .B .M . 0 .F ., t. 40,


p. 159-161.
* S. P. I, p. 422, et p. 422-424 pour les citations suivantes sans indication d'origine.

- 236 -
toutes les réunions. (...) Et chacun se retrempera dans la solitude et
le silence.»

- 237 -
B. LES 6 ET 12 FEVRIER ET LA RECOMPOSITION
POLITIQUE DU MOUVEMENT OUVRIER.

La manifestation violente des ligues d'extrême droite et des


organisations d'anciens combattants contre le Palais Bourbon le 6
février 1934 marqua, selon Serge Bernstein, «le grand tournant de
l'histoire française de l'entre deux-guerres», le pays passant «des
eaux calmes de la stabilité (...) aux tempêtes annonciatrices de la
grande tourmente qui s'avance» l .

Exploitant le scandale politico-financier de l'affaire Stavisky,


un financier frauduleux protégé par des personnalités proches du
gouvernement de centre-gauche présidé par le radical-socialiste
Edouard Daladier, l'ensemble de l'extrême-droite de l'Action
Française aux Croix-de-Feu avait appelé à une manifestation, place
de la Concorde. Aux cris de «A bas les voleurs», les ligues
d'extrême-droite rejointes par l'Association Républicaine des
Anciens Combattants (A.R.A.C.), proche du P.C.F., tentaient
d'atteindre l'Elysée et le Palais Bourbon et s'opposaient violemment
à la police, avec un bilan particulièrement lourd de 17 morts et plus
de 2 000 blessés.

A propos de l'attitude ambiguë du P.C.F., Charles Ronsac a noté


que «le matin de ce 6 février, L'H um anité appelait les militants
communistes à manifester également contre “les ligues fascistes” et
“la presse fasciste” mais aussi contre la police et le gouvernement.
Daladier, donc aux côtés des “ligues” et “pour un gouvernement
ouvrier et paysan”. Dans le même numéro, l'A.R.A.C., d’obédience
communiste, dirigé par Jean Duclos, le frère de Jacques, invitait ses
membres à se rassembler au rond-point des Champs-Elysées pour
se joindre à la très réactionnaire Union Nationale des Combattants
(UNC) manifestant contre le gouvernement *2.»

* Le 6 février 1934, présenté par Serge Berstein, Paris, coll. Archives, Gallimard-
Julliard, 1975, p. 11.
2 Charles Ronsac, Trois noms pour une vie, op. cit., p. 101.

- 238
Devant cette fulgurante montée en puissance de l'extrême-
droite, toute la gauche allait se réveiller, le lendemain de l'émeute,
avec, en tête, le spectre des violences de rues qui avait accompagné
Mussolini et Hitler dans leur marche au pouvoir suprême. En
riposte à ces événements d'une extrême gravité, la C.G.T. décidait,
dans la journée du 7, le principe d'une grève générale de 24 heures
le lundi 12. Elle était annoncée en ces termes dans son quotidien Le
Peuple du 8 février :

«CONTRE LE PÉRIL FASCISTE, GRÈVE GÉNÉRALE LUNDI !


La commission administrative de la Confédération Générale du
Travail a décidé, hier, 7 février, que contre la menace du fascisme
et pour la défense des libertés publiques, une grève générale,
limitée à 24 heures, devra être effectuée le lundi 12 février 1.»

Du côté des partis politiques un appel de la Fédération


socialiste de la Seine à l'unité d'action se heurta à un fin de non
recevoir du parti communiste. Ce qui fit écrire à Marc Bernard aux
lendemains de ces événements : «Ainsi plutôt que de joindre ses
forces à celles du Parti socialiste pour manifester dans la soirée du
jeudi place de la Bastille, le Parti communiste coupant en deux les
forces ouvrières choisit un autre jour et un autre lieu après avoir —
il faut le répéter à haute voix — donné à ses adhérents et à ses
sympathisants des directives pour la journée de mardi, qui
équivalaient dans la pratique à un front unique avec les troupes
des organisations fascistes *2.»

Le parti communiste maintint sa manifestation du 8, place de


la République. Elle allait être extrêmement violente, la population
des quartiers populaires de l'Est parisien prêtant main-forte aux
manifestants contre la police. Il est à noter que, durant cette
manifestation, un fort contingent de militants socialistes parisiens
s'était joint aux sympathisants du parti communiste aux cris, de
part et d'autre, d'«unité d'action», exprimant un profond désir

* Cité par Marc Bernard, Les journées ouvrières des 9 et 12 février, Paris, Ed. Bernard
Grasset, 1934, p. SI.
2 Marc Bernard, op. cil., p. 61.

- 239 -
d'action unitaire contre le péril commun qui existait à la base dans
les deux partis. Le bilan fut lourd avec six ouvriers tués et des
centaines de blessés. C'est à ce prix que le parti communiste avait
voulu faire oublier sa participation, par A.R.A.C interposé, à la
journée du 6, avant de se rallier avec la C.G.T.U., à la grève générale
du lundi 12. Le parti socialiste avait renoncé à sa propre
manifestation pour se joindre à l'initiative de la C.G.T.

Du côté des milieux intellectuels un «Appel à la lutte»


dénonçant l'im m inence du danger fasciste en appelait
solennellement à l'unité d'action des organisations ouvrières pour
éviter «la terrible expérience de nos camarades d'Allemagne» L II
était signé aussi bien par Alain et ses proches que par la totalité du
groupe surréaliste en passant par des syndicalistes révolutionnaires
comme Pierre Monatte ou l'écrivain prolétarien Henry Poulaille.
Fait notable, des sympathisants du P.C.F. comme Jean-Richard Bloch
ou André Malraux l'avaient également signé. Parmi les proches du
Cercle, on trouvait les noms de René Lefeuvre, Michel Leiris et
Aimé Patri. L'appel avait été envoyé, outre les grandes
organisations ouvrières, aux petits groupes d'extrême-gauche
comme l'Union communiste, l'Union anarchiste, la Ligue
communiste et le Cercle communiste démocratique. Dans le
prolongement de cette initiative allait être créé quelques semaines
plus tard un «Comité d'action antifasciste et de vigilance», le futur
C.V.I.A. avec Paul Rivet pour président, Alain et Paul Langevin
comme vice-présidents.

Cette journée du 12 vit se réaliser le regroupement des forces


ouvrières et démocratiques avec une imposante manifestation de
masse sur le cours de Vincennes. Marc Bernard, dans sa recension
des faits, nota que «dès deux heures (...) des milliers de
manifestants se déversèrent sur la large avenue. Il y a là des
adhérents de la Ligue des Droits de l'Homme, de la IVe
Internationale (sic) dont le chef est Léon Trotsky, le plus fidèle
disciple de Lénine, des socialistes, des communistes, des*

* Ce texte est reproduit intégralement dans Tracts surréalistes et déclarations


collectives, op. cit., p. 262-264.

- 240 -
oppositionnels, des unitaires, des confédérés, des anarchistes, des
sans-parti, des radicaux que la défaillance du gouvernement
Daladier a rempli de fureur L»

Parmi ces militants figuraient des membres du Cercle, tel


Georges Bataille qui nous a laissé un récit circonstancié des journées
du 11 au 13 février. Il note d'ailleurs qu’il rencontra les camarades
de son organisation mais qu'ils «ne défilent pas et ne portent
rien » *2. Par contre Paul Bénichou affirme se souvenir avoir
distribué des tracts ce jour-là, notamment à un militant du P.C.F.
qui, à la lecture du nom du Cercle, lui affirma que «communiste» et
«démocratique» n'allaient pas du tout ensemble 3. De même Jean
Rabaut se souvient que le Cercle était dans la rue le 12 février 4.

Dans le numéro du Travailleur qui suivit le 6 février, Paul


Bénichou s'était livré à une analyse de la situation politique
nouvellement créée tant à droite qu'à gauche : «L'affaire Stavisky a
permis une tentative, en partie réussie, de mobilisation de petites
gens contre les institutions démocratiques (...) Le parti communiste
a rivalisé de sottise et de bassesse avec les pires réactionnaires
dans la dénonciation de la démocratie et du parti socialiste,
présentés comme la cause principale de tous les maux 5.»

Devant la gravité de la situation, les militants du Cercle


décidèrent de la rédaction d'un appel à la grève générale pour
affirmer leur solidarité avec la gauche tout en se démarquant des
attitudes dangereuses du parti communiste :
«Discuté en réunion, l'appel commençait par “Peuple
travailleur, alerte !” et se terminait par : “Vive la grève générale !”

* Marc Bernard, op. cit., p. 76.


2 Georges Bataille, Œuvres complètes, tome 2, Ecrits posthumes, 1922-1940, Paris,
Gallimard, 1979, p. 260.
3 Entretien avec Paul Bénichou, mars 1986, Paris.
4 Entretien avec Jean Rabaut, Février 1987, Paris.
^ Le Travailleur, n° 99, Samedi 10 février 1934. L'article de Paul Bénichou était
intitulé «Le vrai sens de l'affaire Stavisky». Un grand titre barrait la remière page
de l'hebdomadaire : «Daladier a livré la classe ouvrière à l'Union nationale, premier
tableau de la fascisation effective des institutions !...»

- 241
suivi des signatures du Cercle et de la Fédération. Nous demandions
aux travailleurs de ne pas être dupes : “L'affaire Stavisky n'a été
qu'un hypocrite prétexte”. On y trouve des phrases aussi dures
que : “Le chantage au sang versé, auquel se livrent les descendants
des massacreurs de la Commune, les bouchers de 1914, a réussi”.
Nous sonnions l'alarme : “Pas d'illusion ! Tes ennemis ne s'en
tiendront pas là. Pense à l'Allemagne et à l'Italie”. Enfin, avoir
désigné et énuméré les factieux : Croix -de-feu, Camelots du roi,
Jeunesses patriotes..., nous précisions : “L'ennemi s'est montré. C'est
lui qu'il faut abattre”. Et, pour la première fois depuis la fondation
du premier Cercle, non seulement nous ne dénoncions ni le parti
communiste, ni le parti socialiste S.F.I.O., ni la C.G.T.U. ni la C.G.T.,
mais sans même les nommer, nous déclarions : “Maintenant ou
jamais le Front unique s’impose à toutes les organisations ouvrières.
C’est une question de vie ou de mort”.
«Cet appel au front unique était un événement considérable :
il faut croire que pour nous tous la sensation du péril immédiat
était plus forte que toutes nos répulsions et rancœurs. Je dis bien :
pour nous tous. En février 1934, le Cercle ne désemplissait pas, les
réunions se succédaient. A la vieille garde représentée par Pierre
Kaan, Edouard Liénert, Lucien Sablé et moi, même s'ajoutaient
Simone Weil, Bataille, Bernier, Bénichou, Prader. L'appel que nous
avons rédigé a été approuvé par tous les présents. Même si
Souvarine ne s'est pas montré, si occupé qu'il fût à son Staline, il est
impossible qu'on ne lui ait pas demandé son imprimatur, sur le
fond sinon sur la forme.

«Le texte a été imprimé immédiatement en tract et en


affichette à plusieurs milliers d'exemplaires dans une imprimerie
du Xle arrondissement et, dès la livraison, le 10 février, chacun de
nous en a emporté un paquet pour les distribuer et les coller aux
meilleurs emplacements possibles L»

Pour préparer la journée du 12 des papillons ainsi rédigés


étaient placardés sur les murs :1

1 Charles Ronsac, op. cit., p. 102-103.

- 242 -
«Travailleurs. Tes ennemis : J[eunesses] Pfatriotes] A[ction]
Française], Croix de Feu. Leur but : un régime fasciste en France. La
riposte : la grève générale».
«Sous le prétexte du scandale Stavisky, les hordes fascistes
ont toute un coup de main. En réalité il en va de vos libertés... Vive
la grève générale L»

Au lendemain de la manifestation du 12, le Cercle décidait


d'intensifier cette campagne d'affichage pour répondre à
l'occupation massive des murs parisiens par les organisations
fascisantes. Tirés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires et
relayés par Le Travailleur, le Cercle tentait avec ses modestes
moyens de répondre à la propagande fascisante.

Les premières propositions d'actions communes avaient été


formulées par la S.F.I.O. poussée par la Fédération socialiste de la
Seine animée par la gauche du parti, la Bataille socialiste, derrière
Jean Zyromski et Marceau Pivert. Mais si on peut voir dans la
manifestation du 12 février l'origine du Rassemblement populaire
«au plan des sentiments du monde ouvrier», il n'en est rien au
niveau des organisations *2. Le parti communiste ne changea pas
d'un pouce sa politique «classe contre classe» avant le mois de juin
1934. Ainsi par exemple, L 'H u m a n ité du 4 mars se livrait à un
véritable réquisitoire contre le parti socialiste invitant les
travailleurs socialistes à le rejoindre. On pouvait, notamment, lire
dans cette déclaration du P.C.F. : «Le parti S.F.I.O., porte, par toute
sa politique, la responsabilité du retour de Tardieu au pouvoir et du
développement du fascisme en France».

Un document rédigé par Simone Weil en février 1934 indique


bien les nouvelles priorités politiques définies par les militants du
Cercle lors des nombreuses réunions tenues, selon Charles Ronsac,
pendant ce mois décisif, à la veille des premiers pas du processus
de front unique. Selon Geraldi Leroy, «chaque point de ce texte a

* Jean-Louis Panné, «D'un Cercle à l'autre», op. cit.


2 L'expression est de Serge Berstein, op. cit., p. 243, qui reproduit la déclaration du
comité central du parti communiste français, «A tous les travailleurs», du 4 mars
1934.

- 243 -
été soumis au vote et annoté en marge “unanimité” sauf le dernier
alinéa qui est biffé sur le manuscrit» L

Définissant les «modalités de l'action antifasciste», c'était un


texte qui se voulait très concret, en prise directe sur l'action, même
s'il n'évitait pas toujours certaines recommandations, comme l'unité
d'action antifasciste au niveau international, qui pouvaient passer
pour des vœux pieux, du lieu où elles étaient dictées. S'il nous est
impossible d'affirmer que Souvarine partageait l'essentiel des
positions exprimées dans ce texte, son examen permet toutefois de
bien cerner les préoccupations politiques essentielles de son
entourage.

Le premier point invitait les organisations ouvrières à «se


méfier de tout front unique avec les mouvements revendicatifs de
caractère fasciste». C'était une condamnation claire, sous une forme
modérée, de l'attitude du P.C.F. le 6 février mais aussi une mise en
garde pour que ce parti ne recommence pas les tragiques erreurs
de son homologue allemand, notamment pendant la grève des
transports de Berlin. Le Front unique devait se traduire par la
constitution de «groupements de défense antifasciste» destinés à
protéger la presse et les réunions ouvrières d'une part, à lutter
quotidiennement dans les entreprises d'autre part. Au niveau
syndical, Simone Weil avait certainement à l'esprit l'échec récent du
comité des 22 quand, d'accord avec ses camarades, elle prônait de
réaliser «le plus rapidement possible l'unité syndicale» avec un
congrès de fusion «sur la base de la démocratie syndicale (avec
droit de fraction) et de la lutte des classes». Sur ce dernier terrain,
elle entendait «lier plus étroitement les chômeurs aux ouvriers qui
travaillent» afin d'éviter une scission de la classe ouvrière entre
travailleurs et chômeurs, source d'affaiblissement pour le
mouvement ouvrier lui-même et, surtout, terrain de manœuvre
propice pour les mouvements fascistes.*

* Simone Weil, Œuvres complètes, op. cil., t. II, vol. I, p. 355. Toutes les citations
concernant le texte sur les «modalités de l'action antifasciste» en sont extraites (p.
355-356).

244
Le point le plus original du texte était la proposition d'éditer
une brochure sur la dimension internationale du fascisme et le rôle
de l'impérialisme français dans sa progression autour de trois
thèmes majeurs :
«1° Une partie destinée à combattre la liaison établie
par les nationalistes français entre les atrocités hitlériennes et
la soi-disant brutalité de la race allemande ; on y montrerait
que toutes les fois qu'il y a répression dirigée contre le danger
révolutionnaire, il y a semblables atrocités (...).
«2° Une deuxième partie montrant que le fascisme
allemand s'explique non par le caractère national des Allemands
mais 1) par la profondeur de la crise économique en Allemagne
et 2) par l'impérialisme français.
«3° Dénoncer le danger fasciste en France, et montrer
que tout sentiment nationaliste aggrave ce danger.»

Le dernier point, d'ailleurs contesté, concernait l'efficacité du


boycott comme moyen de lutte internationale contre les Etats
fascistes. Nous avons vu précédemment quels avaient été les
termes du débat qui avait opposé Charles Rosen et Boris Souvarine
en mai 1933 dans les colonnes du Travailleur.

Le Cercle était prêt à accepter les premières propositions


d'action commune. «Le Travailleur du 17 février avait publié un
grand placard appelant à la vigilance et à l'action pour combattre le
fascisme et préconisant “un seul moyen”, le “front unique loyal et
total”. Ce sont nos camarades de l'Est qui avaient rédigé cet appel
où le parti communiste n'était pas nommé, mais, à Paris, nous
étions disposés à aller aussi loin que possible dès lors que le danger
principal, l'ennemi immédiat était constitué par les organisations
fascisantes jalouses des lauriers de Mussolini et de Hitler. Quand
Marceau Pivert, passant outre au silence des communistes, a décidé
de “commencer sans eux” et s'est adressé par lettre, le 20 février,
aux diverses organisations de gauche et d'extrême gauche en vue
de “réaliser un front commun pour la défense des libertés
publiques”, nous avons immédiatement accepté d'en faire partie. La
Fédération communiste démocratique ayant délégué son secrétaire

245
pour la représenter, j'ai pris part à la première réunion qui eut lieu
le 24 février. Nous avons vite abouti à la création d'un Centre de
liaison des formations antifascistes de la région parisienne L»

A ce propos, Jean Rabaut se souvient avoir participé à une


discussion au Cercle afin d'établir une prise de position commune
du groupe avant une séance du Centre de liaison antifasciste.
Majoritairement les participants avaient décidé que, dans un
processus d'unité d'action des grandes organisations ouvrières, ils
pencheraient plutôt du côté des non-communistes par anti­
stalinisme 12.

Charles Rosen, en tant que secrétaire du Cercle, avait été


mandaté pour défendre cette position qui le rapprochait sans
équivoque de la S.F.I.O. Il est donc parfaitement fondé qu'il écrive
aujourd'hui :

«Pour nous, “communistes démocratiques”, c'était de toute


évidence un tournant : le péril fasciste nous conduisait à nous
associer avec un parti qui, peu auparavant, ayant à nos yeux “fait
faillite”, n'était “pas redressable”. Le fait qu'il s’agissait de son aile
gauche, critiquant sa direction, ne changeait rien à cette nouvelle
situation. Nous semblions ainsi donner raison à ceux de nos
camarades qui, tels Lucien Laurat et Marcelle Pommera, nous
avaient quittés pour la S.F.I.O. en nous reprochant d'attaquer le seul
parti où l'on pouvait, selon eux, travailler utilement et s'exprimer
librement. Leur petit noyau, groupé autour de la revue mensuelle
Le Combat marxiste, sera d'ailleurs rejoint quelques mois plus tard,
en cette année 1934, par Edouard et Jeanne Liénert, et deux ou
trois autres camarades de notre Fédération 3.»

1 Charles Ronsac, op. cil., p. 107-108. Ce point avait été précédemment évoqué par
Nicolas Faucier dans un chapitre extrêmement intéressant («La Grande Duperie : le
Front populaire») de son livre, Pacifisme et Antimilitarisme dans l'entre deux-
guerres (1919-1939), Spartacus, n° 124, septembre 1983, p. 106.
2 Entretien avec J. Rabaut, février 1987, Paris.
3 Charles Ronsac, op. cil., p. 108-109.

- 246 -
Les journées des 6 et 12 février avaient marqué un tournant
considérable dans l'histoire française des années trente. De plus les
événements de Vienne qui leur succédèrent immédiatement ne
firent qu'accroître le sentiment d'inquiétude et d'angoisse des
contemporains les plus lucides devant des perspectives d'avenir de
plus en plus sombres. Ainsi, le 13 février, Georges Bataille pouvait
noter : «Le journal sur lequel je me précipite pour lire les articles
sur la grève [annonce] sur trois colonnes, l'insurrection socialiste à
Vienne ; cette nouvelle catastrophique se laisse lire sans la moindre
hésitation : Autriche nazi. De toutes parts, dans un monde qui
cessera vite d'être respirable, se resserre l'étreinte fasciste» L

Ce télescopage d'événements tragiques allait être longuement


étudié par Boris Souvarine qui, même s'il était un peu en retrait par
rapport aux jeunes militants du Cercle, n'en continuait pas moins à
suivre de très près l'actualité politique, française et internationale.

Dans Le Travailleur du 10 mars 1934, il présenta un long


texte écrit à Vienne par Julius Dickmann le 14 février, alors même
que les combats de rue n'étaient pas encore terminés entre les
miliciens socialistes et la police ou l’armée. Les analyses de
Dickmann avaient, selon Souvarine, le grand mérite d'orienter la
discussion sur l'insurrection de Vienne «dans la bonne direction»
alors que du côté socialiste ou communiste chacun contribuait à
obscurcir la question au lieu de l'éclairer. Le socialiste autrichien
réfutait la légende naissante d'une nouvelle Commune de Paris, en
précisant que, si une telle comparaison pouvait avoir un sens, il
fallait évoquer, non les événements de février mais la période de
l'immédiat après guerre. Alors, une jeune république naissait dans
le pays soutenue par tout un réseau de conseils d'ouvriers et de
soldats. Faute d'avoir su livrer le combat décisif au moment
propice, «le prolétariat autrichien s'est retiré sur le terrain de la
démocratie parlementaire en tolérant la reconstitution bourgeoise
de la république parce qu'on lui a suggéré que c'était aussi une voie
vers le socialisme. Les conseils d'ouvriers ont été remplacés par une
extension immense de l'appareil bureaucratique du parti et des1

1 G. Bataille, op. cit., p. 262.

247
syndicats, et, comme ersatz de la terre promise du socialisme, on a
offert au prolétariat la construction de Vienne “la rouge”».

Toute capitale connaît une situation privilégiée par rapport au


reste du pays, mais, dans le cas de Vienne, les importantes
réalisations de la municipalité socialiste avaient contribué à
accentuer considérablem ent cette inégalité, aggravant le
déséquilibre entre la capitale et les zones rurales. Le
déclenchement de la crise économique avait accru l'importance du
problème. Les zones rurales avaient exigé, de plus en plus
fermement, une révision de la répartition inégale des impôts qui
favorisait trop systématiquement la capitale. La social-démocratie
ne sut répondre que par une politique d'obstruction parlementaire
afin de perpétuer le statu quo favorable àsa municipalité. Cette
attitude entraîna un antiparlementarisme croissant dans les
campagnes et dans les couches sociales qui s'estimaient laissées
pour compte. Sur ce terrain prit naissance une variété de fascisme à
dominante agraire et paysanne, contrairement à la situation
allemande. Le but immédiat du régime Dolfuss était, selon
l'expression de Dickmann, «la décapitation de Vienne» afin d'établir
une péréquation financière entre la capitale et les cantons ruraux.

Face à cette offensive de la réaction, la social-démocratie


autrichienne n'avait pas réagi et raisonné en fonction des intérêts
généraux du prolétariat mais «du point de vue de l'appareil
bureaucratique et de l'aristocratie ouvrière». La conclusion de
Dickmann était impitoyable dans sa volonté de dévoilement et de
démystification de la tragédie en cours : «Les camarades croient
bien se battre pour notre avenir, mais en vérité ils sont les victimes
d'une idéologie surannée. Ils ne tombent pas pour l’honneur de la
classe ouvrière mais pour le prestige de l'appareil d'un parti
embourgeoisé».

Dans le prolongement de ces réflexions de Dickmann, l'article


de Souvarine sur «Les journées de février» dans La Critique sociale
(n° 11, mars 1934) contestait toute analogie entre les événements
de Vienne et la Commune de Paris : «La Commune imaginaire
d'aujourd'hui est l'action trop tardive et désespérée d'un parti
socialiste vaincu par ses propres fautes et sacrifiant en vain des

- 248
vies humaines pour racheter son irrémédiable passivité et sauver
un honneur compromis».

L'écrasement de l’insurrection de Vienne après la défaite sans


combat du prolétariat allemand donnait à Souvarine l'occasion de
renouveler une condamnation sans appel de la social-démocratie :
«Le sang ouvrier versé à Vienne ne teindra pas en rouge de vieux
drapeaux officiels décolorés.» Contrairement aux tentatives de
réhabilitation de la social-démocratie autrichienne par rapport à
l'attitude du S.P.D., il écrivait : «Par contraste avec la social-
démocratie allemande (...) “l'austro-marxisme” a pu sembler plus
digne de respect mais le choix même du point de vue de
comparaison n'implique pas précisément un hommage de la part de
ceux qui veulent honorer les vaincus de Février.»

Sur les événements d'Autriche, le point de vue de Souvarine


présentait une double originalité. D'une part il donnait, à la suite de
Julius Dickmann, une analyse démystificatrice de la politique de la
social-démocratie autrichienne, de ses démissions de l'après-guerre
à l'échec de son combat douteux contre la réaction. D'autre part, il
accordait à la défaite du prolétariat de Vienne une importance
beaucoup plus grande que la plupart des commentateurs en
écrivant dans Le Travailleur que ses «répercussions pourront être
considérables dans le mouvement ouvrier et dans l'histoire de
l'Europe» (10 mars 1934). Ces répercussions étaient de deux ordres
: en premier lieu elle scellait d'une manière tragique une nouvelle
défaite du mouvement ouvrier ; mais aussi elle livrait un nouveau
pays à la réaction, accroissant par là même le poids des pays
fascistes au centre de l'Europe. De l'avis de nombreux historiens, les
événements de mars 1934 étaient une première étape vers
l'Anschluss de 1938. Commentant le 13 février les événements de
France et d'Autriche, Georges Bataille, après avoir indiqué que «le
30 janvier 1933 est certainement l'une des dates les plus sinistres
de notre époque», indiquait que l'émeute «donne à l'Autriche un

- 249 -
ébranlement auquel son règne ne pourra résister qu'en
apparence»1.

Contrairement à cette approche de Souvarine, ce furent les


événements français des 6 et 12 qui monopolisèrent l'essentiel de
l'attention aussi bien des commentateurs que des militants. De son
côté, il en relativisait sensiblement la portée en écrivant que
«l'échauffourée parisienne du 6 février, point culminant des
troubles, n'a eu ni l'ampleur ni l'importance que lui prête
effrontément la presse bourgeoise pour les besoins de la cause de
ses commanditaires» 12. Le véritable intérêt du 6 février était dans
ce que pouvait représenter cette journée «comme révélation
d'obscurs préparatifs accomplis sous main par les partis
conservateurs». Ce souci de relativisation des événements français
s'exprimait aussi dans l'appréciation qu'il portait sur la riposte des
organisations ouvrières et démocratiques : «La grève générale du
12, pacifique et tolérée par le gouvernement, ne présage encore
aucun crescendo d'activité révolutionnaire consciente».

Les journées de février passées, il importait avant tout de


savoir quelle sera «la tournure prochaine des faits en France, où la
dictature à l'ordre du jour n'a trouvé ni sa formule, ni ses hommes».
Souvarine soulignait, à juste titre, la faiblesse et les contradictions
internes des organisations fascisantes, même si le danger réel
qu'elles représentaient n'était pas sous-estimé dans ses propos. En
effet, l'aggravation de la crise économique et sociale pouvait leur
donner une importance accrue, surtout si elles arrivaient à s'unifier
dans une seule organisation dotée d'un leader incontesté. Bien des
possibilités étaient envisageables pour l'avenir. Dans l'immédiat, «la

1 Ibidem , p. 262. Le jugement de Bataille sur le 30 janvier 1933 est à rapprocher de ce


qu'écrivait Simone Weil en mai 1933 dans L'Ecole émancipée : «Le drame qui s'est
joué en Allemagne était un drame d'une portée mondiale. Et le coup subi par le
mouvement ouvrier en mars 1933 est plus grave peut-être que celui qui avait été subi
en août 1914» (Œuvres complètes, t. II, vol. 1, op. cit., p. 212).
2 Toutes les citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de l'article
«Les journées de février», La Critique sociale, n° 11, mars 1934, p. 201-205.

- 250 -
trêve nationale» traduisait, selon Souvarine, «l'impréparation de
tous les camps» et masquait «tous les préparatifs».

Après l'examen des forces d'extrême-droite, Souvarine


examinait les politiques possibles dans un futur proche des forces
ouvrières et démocratiques. D'après lui, ces dernières avaient fait la
preuve de leur faiblesse et de leur manque d'énergie. Si, comme on
pouvait s'en douter, les différentes tendances du radicalisme ne
bénéficiaient d'aucune circonstance atténuante, la politique du parti
communiste était jugée avec la plus extrême sévérité. Son
exécution en trois lignes indiquait que dans sa condamnation,
Souvarine avait constamment à l'esprit la déroute du parti
communiste allemand face au nazisme. Du P.C.F., «rien ne sert de
parler : ce n'est qu'un instrument servile du “trust des cerveaux
vides” de Moscou, en France comme ailleurs, et l'on ne doit en
attendre que le maximum de mal, au seul avantage de tous les
fascismes imaginables».

Cette affirmation peut paraître exagérée. Il convient donc de


rappeler que le P.C.F. était, en tous points, sur la même ligne
politique «classe contre classe» et d'opposition au «social-fascisme»
que le K.P.D. allemand. D'autre part sa faiblesse importante en 1934
a pu donner à penser à Souvarine qu'il avait entamé une période de
déclin définitif. En effet, après les élections législatives de 1932, son
groupe parlementaire était réduit à douze membres tandis que les
socialistes S.F.I.O. étaient cent-vingt neuf et une formation
intermédiaire à la S.F.I.O. et au PC, les socialistes-communistes
avaient onze élus. Enfin, quand Souvarine évoquait le «maximum
de mal» de la politique du PC au service des fascismes il suffit de
rappeler la participation de l'A.R.A.C., mentionnée ci-dessus, à la
manifestation du 6 février.

Ensuite, Souvarine insistait particulièrement sur l'existence


d'un grand nombre de petits groupements qui recherchaient plus
ou moins confusément les moyens d'un changement radical de
l'ordre social. Le fait qu'ils ne trouvaient pas à s'incorporer dans les
partis existants étaient un des signes les plus patents de la stérilité

- 251
de ces grandes organisations 1. Mais si l’activité de ces nouveaux
groupements était un des signes d'une époque faite d'interrogations
et d'incertitudes, leur rôle, dans le champ politique n'en demeurait
pas moins très marginal.

Il fallait donc examiner le parti qui se trouvait au centre de


l'échiquier politique et dont la politique à venir pouvait se révéler
déterminante dans le cours des événements : «En définitive, tout
dépend donc du parti socialiste, en France comme ailleurs, de son
aptitude hypothétique à se ressaisir et à polariser du même coup
avec les tendances démocratiques traditionnelles mues par
l'instinct de conservation, les tendances novatrices voisines qui
cherchent une issue.»

Cette entrée en matière laissait prévoir que les jugements de


Souvarine sur la social-démocratie française allaient être sévères.

1 Souvarine partageait cette curiosité pour l'apparition de ces groupes et revues


d'intellectuels non-conformistes avec Georges Bataille. A propos de Bataille on se
reportera au témoignage de Pierre Prévost, ancien de l'Ordre nouveau, dans son livre.
Rencontre Georges B ataille (Paris, J.-M. Place, 1987) et à la biographie,
malheureusement par ailleurs peu fiable, de Bataille par Michel Surya (La mort à
l'œ uvre, Paris, Librairie Séguier, 1987). Sur les relations de Bataille avec Arnaud
Dandieu, tous deux bibliothécaires à la Bibliothèque Nationale, Surya indique, sans
fournir ni preuves ni arguments, que Bataille collabora «anonymement à
l'élaboration du chapitre “Echanges et crédits” de La Révolution nécessaire d'Arnaud
Dandieu et Robert Aron, publié en 1933 (p. 486).
A propos de Simone Weil, le texte inédit «Le groupement de l'Ordre nouveau» paru
dans le tome II des Œuvres complètes donne son point de vue sur ce groupe au
moment de la parution de La Révolution nécessaire. Elle écrivait notamment : «De nos
jours, tout ce qui est entaché de confusion et d'obscurité est destiné à être entraîné,
par la force des choses, dans le sens de l'oppression nouvelle, celle de l'Etat
totalitaire. La seule arme dont nous puissions être sûrs qu'elle ne se retournera pas
contre nous, ce sont les idées claires. Les seuls hommes qui ne soient pas de futurs
complices de ce régime nouveau, ce sont ceux qui, au lieu de s'élancer pour sauver
l'univers, essayent honnêtement d'arriver à une vue claire et précise de ce qu'ils
veulent et de ce qui est. Ce n'est pas le cas des prophètes de l'Ordre nouveau »(p.
328).

- 252 -
En effet, elle ne différait en rien des sections allemandeet
autrichienne de l'I.O.S. qui avaient connu le sort que l'on sait.
Composé de «réformistes sans réforme» et de «révolutionnaires
sans révolution», selon une formule qu'il affectionnait
particulièrement, ce parti se contentait de sauvegarder de congrès
en congrès une unité de façade tout en tentant de remporter les
échéances électorales.

Parmi les principales critiques que Souvarine adressait au


socialisme français il notait : «Sa fidélité pieuse et vaine à la lettre
des résolutions votées dans des conditions historiques dépassées ou
caduques et dont l'esprit est d'autant plus méconnu, l'acception
immuable qu'il attribue à des conceptions circonstancielles comme
celles de la “droite” et de la “gauche”, son incapacité d'imaginer un
programme minimum susceptible de répondre aux inquiétudes de
l'époque et de se rallier les grands courants d'opinion, sa solidarité
persistante avec le parlementarisme le plus déconsidéré sont
autant de motifs parmi beaucoup d'autres de ne pas espérer un
renouveau.»

Après un tel bilan, Souvarine ne pouvait que conclure : «nulle


possibilité de redressement n'apparaît dans le parti socialiste,
tiraillé entre le crétinisme parlementaire et le crétinisme soviétiste
en dépit de quelques bonnes volontés éparses». Il est probable que
parmi ces bonnes volontés, Souvarine comptait Lucien Laurat et les
militants du Combat marxiste L Mais malgré une grande proximité
intellectuelle avec eux, Souvarine ne comptait pas sur un possible
sursaut du socialisme français. La seule hypothèse qu'il se bornait à
émettre concernait les «virtualités de crise intestine et de
démembrement au tracé imprévisible» dans un contexte de guerre
civile et étrangère.

Cette éventualité envisagée par Souvarine, avec, semble-t-il,


le souvenir de la révolution russe, recoupait partiellement ce qu'il
écrivait quelques mois auparavant dans le Bulletin communiste sur1

1 Souvarine comptait au nombre des abonnés du Combat marxiste (fichier des abonnés
1935, Archives Lucien Laurat, Institut d'Histoire sociale, Paris). Il y écrivait
également un article sur «Les persécutions en URSS» (n° 10/11, juillet-août 1934).

- 253
«la déchéance irrémédiable des partis communistes» et le caractère
dégénéré des vieux partis socialistes. Considérant les deux grands
partis ouvriers comme destinés à la dislocation à plus ou moins long
terme, Souvarine souhaitait dans cet article la création d'un
nouveau parti révolutionnaire. Cependant, dans La Critique sociale
de 1934, il se contentait d'hypothèses plus générales à propos du
parti socialiste en écrivant qu'«une dislocation ferait table rase du
mythe néfaste de l'unité dans l'équilibre et deviendrait point de
départ d'un mouvement de révision des idées de regroupement des
tendances et des individus avec des critères inédits».

Il nous semble symptomatique de souligner que, pas une fois


dans cet article, Souvarine n'évoquait la question d'un nouveau
parti révolutionnaire. D'autre part, la phrase précédemment citée
pouvait, l'allusion au mouvement socialiste mise à part, être
appliquée à la démarche de la revue Les Nouveaux cahiers à
laquelle Souvarine allait participer jusqu'à la guerre en ne situant
plus sa réflexion sur le terrain du mouvement ouvrier et
révolutionnaire l .

Le 6 février et ses conséquences accélèrent l'évolution de


Souvarine d'une manière sensiblement différente de celle des
autres membres du Cercle. S'il semble avoir perdu ses illusions sur
la possibilité de fonder un nouveau parti révolutionnaire, il n'en
continuait pas moins de condamner radicalement stalinisme et
social-démocratie. Par contre, sous le double effet de l'insurrection
de Vienne et des événements des 6 et 12 février, de nombreux ex­
militants communistes oppositionnels rejoignirent les tendances de
gauche de la S.F.I.O..

Les événements d'Autriche avaient, selon la plupart d'entre


eux, sauvé l'honneur du mouvement ouvrier «un an après que le
plus important parti du Komintern se fut rendu aux hitlériens sans
combat» *2. Tirant, dans L'Ecole émancipée, le bilan de l'insurrection
autrichienne, Aimé Patri, un ancien du Cercle communiste Marx et
Lénine, écrivait : «La victoire doit revenir à la classe qui saura le

^ Nous développerons ce point plus longuement au chapitre 4.


2 André Thirion, op. cit., p. 398.

- 254 -
plus rapidement réaliser son unité d'action. Le temps presse. Il ne
s'agit plus maintenant d'attendre qu'une organisation en ait
absorbé une autre ou de chercher à en construire de nouvelles !
C'est sous la forme souple de l'alliance entre toutes ses
organisations que le prolétariat saura réaliser son unité L»

L’argument de l'urgence amenait ceux qui avaient cru au


redressement du parti communiste, puis à la construction d'un
nouveau parti révolutionnaire, à abandonner cette hypothèse.
L'analyse stratégique de ces militants, peu de temps auparavant
totalement allergiques à la social-démocratie, pouvait se résumer
ainsi : face aux dangers fascistes qui menacent l'ensemble du
mouvement ouvrier, le temps est compté. Il est donc désormais
impossible de songer à créer un nouveau parti, œuvre longue et
difficile. Ayant fait l'expérience qu'il était impossible de
«redresser» le PC, il n'y avait plus de possibilité d'action que dans
le parti socialiste. De plus son apparente démocratie intérieure
permettait d'envisager d'y construire une aile gauche forte et
structurée, de manière à sortir le mouvement socialiste des
impasses de l'inaction.

Un ancien trotskyste, Jean-Jacques Tcherny, résumait ainsi


l'argumentation des partisans d'une action révolutionnaire dans la
S.F.I.O. : «Le Parti socialiste est au carrefour et l'évolution de la
France dépend, en l'absence d'un parti révolutionnaire, du
développement de ses contradictions de tendances (...). Non pas que
le Parti socialiste puisse “se redresser”, mais la formation d'une
tendance révolutionnaire peut se fortifier par le développement
d'une action de classe dont le premier pas est dans la réalisation de
l'unité d'action et par là même sonner le glas du réformisme qui ne*

* Aimé Patri, «Après l'insurrection autrichienne», L'Ecole émancipée, n° 22, 25


février 1934.
Jean Prader, qui était également passé par le CCD avant de rejoindre la SFIO, tirait
également un bilan des «derniers événements en France» dans la même revue
syndicaliste (n° 27 et 29 à 31, avril-mai 1934) où il préconisait «un seul moyen»
pour vaincre le fascisme : «le front unique loyal et total».

- 255
nous a apporté que des défaites 1.» La fondation en 1935 de la
Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O. traduira un très net
renforcement de la gauche du mouvement socialiste, pour une
courte période car elle sera exclue du parti au congrès de Royan en
1938.

Telle n'était pas l'analyse de Souvarine. Concernant la


politique d'unité d'action des deux grands partis ouvriers, il est tout
à fait raisonnable de penser qu'il partageait, sur ce point, les
analyses du Combat marxiste qui, en mars 1935, évoquait leur
«unité d'inaction» en ces termes : «Il [c'est-à-dire un précédent
éditorial de la revue] disait que l'accouplement de deux appareils
également impuissants n'engendrerait que le néant, que l'unité
n'était pas la condition de l'action, mais en serait le résultat, qu'il
fallait imposer l'unité en passant à l'action révolutionnaire, sans
attendre la bonne ou la mauvaise volonté des uns ou des autres» 12.

Avec l'intransigeance et la radicalité de ce dernier article de


La Critique sociale, Souvarine laissait derrière lui, selon Charles
Ronsac, l'image «d'une “statue du Commandeur” ne ménageant
personne, ni les communistes, ni les socialistes, ni les trotskystes,
l'homme seul contre tous. Pour les initiés dont j'étais, il y avait
aussi là comme l'aveu d'une profonde amertume: celle d'un homme
qui, descendu du sommet d'un parti dont il avait été un des
fondateurs, n'avait pu, au début, ni le redresser ni lui en substituer
un autre, et avait vu se dérober ou se dissoudre tout ce qu'il avait
entrepris (...). Seul était maintenu, haut et droit le flambeau d'une
certaine pureté idéologique, d'un marxisme sans dogmatisme et
d'une rigueur morale sans concessions. Seul se profilait, quant au
proche avenir, l'ouvrage sur lequel il travaillait avec fierté et
confiance, le Staline qu'il léguera à la postérité 3.»

1 Jean Rabaut, op. cit., p. 136-137.


2 «Noue point de vue» (Editorial non signé), Combat marxiste n° 17, mars 1935.
3 Charles Ronsac, op. cit., p. 112.

256
L'ECHO DU «S T A L I N E »
( 1935 )

Les livres d'histoire ont aussi


leur histoire, et elle est
instructive.

Heinz Abosch
«Un portrait classique de
Staline»
Spartacus, n° 8, Février-
M arsl978.

- 257 -
I - L'EXPLICATION D'UN PARADOXE.

A. LA REEDITION DE 1977.

Staline, aperçu historique du bolchevisme fut publié chez Plon


en juin 1935. Le livre fut réédité au printemps 1940, augmenté
d'un chapitre supplémentaire sur «La contre-révolution» et d'un
post-scriptum, daté de mars 1940, sur «La guerre», dans lequel
l'auteur, un peu plus de six mois après le pacte soviéto-nazi,
constatait, à propos de l'invasion et du partage de la Pologne,
«l'union obscène et significative du bolchevisme et du nazisme»
(ST., p. 559).

Il fallut attendre 1977 pour que vît le jour une nouvelle édition,
complétée d'un substantiel «Arrière-propos», aux Editions Champ
libre. Malgré un oubli de presque quatre décennies, des grands
quotidiens nationaux aux principaux hebdomadaires, l'ouvrage de
Souvarine fut paradoxalement salué d'une manière quasi
unanime l . Avant d'examiner les différents arguments évoqués par
les commentateurs pour signaler l'importance du livre, il est
indispensable de dire quelques mots sur le climat général de sa
republication.*

* Journaux consultés : La Croix, 30 novembre 1977, «Boris Souvarine : l'anti-Staline»


par Bernard Lecomte - L'Express, 14 novembre 1977, «Le mystère Staline» par Max
Gallo - L ibération, 10 novembre 1977, «Staline et les bolchéviques sous le regard de
Machiavel» par Gérard Dupuy - Le Monde, 22 juillet 1977, «Souvarine le
prophétique» par Emmanuel Le Roy Ladurie - Le Monde Diplomatique, Septembre
1977, «Une grande réédition» par Gérard Chaliand - Le Nouvel Observateur, «Les
dise Jockeys de la pensée» par Claude Roy, 18 juillet 1977, «Le Planteur de
miradors» par Philippe Robrieux, 5 septembre 1977 - Le Point, 22 août 1977, «Le
prophète du Goulag» par Kostas Papaioannou (article repris dans l'organum de
VEncyclopaedia Universalis , 1978) - Spartacus, Février Mars 1978, «Un portrait
classique de Staline» par Heinz Abosch (traduction d'un article paru le 17 juin 1977
dans le Neue Zürcher Zeitung)
- 258 -
L'extraordinaire écho de L'Archipel du Goulag (1 9 7 4 )
d'Alexandre Soljénitsyne vit s'effondrer la sympathie ou
l'indulgence dont continuait à jouir l'U.R.S.S. dans le milieu
intellectuel, malgré les remises en cause plus ou moins profondes
qui suivirent la divulgation du rapport Khrouchtchev au XXe
congrès du P.C.U.S., les événements de Hongrie en 1956 et de
Tchécoslovaquie en 1968. Ces prises de distance, plus ou moins
importantes, préparaient les révisions futures, mais également
s'accompagnaient souvent simplement d'une sorte de transfert dans
l'objet de l'aveuglement ou du délire idéologique, des totalitarismes
nouveaux et exotiques venant tenir le rôle dévolu à l'U.R.S.S
précédemment. Il n'est pas ici question d'étudier ce phénomène
mais uniquement de remarquer qu'une fois de plus, le débat
véritable — celui de la nature des différents Etats prétendument
socialistes et des conséquences qui en découlaient pour tout
processus d'émancipation sociale — était escamoté au profit d'une
polémique qui, bien souvent, posa d'aussi graves questions que la
responsabilité directe de Marx dans la création du Goulag ou
d’Engels dans l'échec de l'Union de la gauche aux élections
cantonales l .

A propos de ces faux débats, Cornélius Castoriadis a donné des


explications qui dispensent de tout autre commentaire sur «la
fonction et le mode d'opération de l'idéologie complémentaire»,
annexe de l'idéologie dominante en direction des élites et
laboratoire des tendances futures de la dite idéologie en direction
des classes dominées. Pour lui, «il suffit de comparer : les
problèmes effectifs qui se sont posés depuis trente ans et qui
correspondaient aux traits nouveaux et profonds de la situation
française et mondiale, sociale et culturelle ; et les axes des
successifs discours à la mode, les questions qu'ils soulevaient et

Pour un panorama sur le long terme, on se reportera à l'article de Stéphane Courtois


«La gauche française et l'image de l'U.R.S.S.» et pour le contexte et les
conséquences de la prise en compte des témoignages des dissidents soviétiques
dans la société française des années soixante-dix, à celui de Daniel Lindenberg :
«“L'effet goulag” ou la question ne sera pas posée», Matériaux pour l'histoire de
notre temps, n° 9, janvier-mars 1987.
- 259 -
celles qu'ils éliminaient, les réponses qu'ils fournissaient. Conclusion
claire et immédiate : ces discours ont fonctionné pour qu'il ne soit
pas parlé des problèmes effectifs, ou pour que ceux-ci soient
déportés, recouverts, distraits de l'attention du public.» 1

La principale conséquence de cette prise de conscience tardive de


la réalité soviétique, pourtant indispensable et nécessaire, fut de
voir le balancier idéologique repartir à l'opposé d'où il se trouvait.
Cela donna quelques reconversions politico-idéologiques
spectaculaires, le fait de brûler aujourd'hui ce que l'on avait adoré
hier passant pour le dernier chic intellectuel et la preuve d'une
lucidité sans précédent. David Rousset devait, par exemple,
s'étonner dans les colonnes du Monde de voir la réédition du livre
de Victor Kravchenko, J'ai choisi la liberté, préfacée par Pierre Daix,
ancien collaborateur de l'hebdomadaire Les Lettres françaises au
moment du procès qui avait opposé l'ancien fonctionnaire
soviétique à ce journal 12. David Rousset y rappelait opportunément
que, dans les années trente, «d'innombrables articles, brochures,
essais, thèses» décrivaient et analysaient le système soviétique, «y
compris en France le très remarquable travail de Souvarine sur
Staline.»

Cette remarque de David Rousset nous ramène directement au


Staline. En effet, contrairement à beaucoup de ceux dont la fonction
est d'entretenir la «foire sur la place» autour de leurs variations
intellectuelles, Souvarine n'avait jamais été stalinien comme
devaient le rappeler fort opportunément Emmanuel Le Roy Ladurie
et surtout Kostas Papaioannou dans leurs comptes-rendus
respectifs. Ce dernier soulignait à propos de la toute nouvelle
promotion médiatique du produit dit des «nouveaux philosophes»
dans la récente dénonciation du totalitarisme : «l'opinion découvre
des maîtres-à-penser dont l'unique mérite est d'avoir trop

1 «Les divertisseurs». Le Nouvel Observateur du 20 juin 1977, repris dans le volume


La société française , Paris, UGE 10/18, 1979, p. 224.
2 «Une réédition du livre de Victor Kravchenko : J'ai choisi la liberté », Le Monde, 21
juin 1980. Cf. également, Le procès Kravchenko contre Les Lettres françaises,
compte-rendu des débats d'après la sténographie, Paris, La Jeune Parque, 1949.
- 260 -
longtemps cru au conte de fées stalino-maoïste». Il ajoutait à cette
remarque un élément de réflexion important en même temps
qu'une notation significative sur la perversion intrinsèque de
certains débats dits intellectuels. «Sans rire, écrivait-il, on nous dit
que seuls les anciens staliniens, c'est-à-dire les créateurs et les
thuriféraires du Goulag, ont le droit de critiquer le stalinisme.» De
même Claude Roy, dans un article général dénonçant les illusions de
la nouveauté, ne manqua pas de faire référence aux dernières
trouvailles de la réclame : «Au moment même où la mode s'empare
des charmants Maîtres danseurs qu'on veut nous faire prendre
pour du nouveau, réparait enfin le Staline d'un vieil homme qui
depuis soixante ans est au combat sans jamais avoir été à la
“mode”.»

La plupart des comptes-rendus présentait plusieurs traits


communs, notamment le rappel de la première édition de 1935 et
surtout la présentation succincte de la personnalité de son auteur.
Cette insistance sur l'itinéraire politique de Souvarine était
d'ailleurs significative de l'oubli dans lequel étaient tombés à la fois
sa vie et son œuvre. La comparaison de l'ouvrage avec d'autres
travaux biographiques ultérieurs était également fréquente chez les
commentateurs. Pour Philippe Robrieux, «qui oserait rééditer les
biographies de Barbusse et de Deutscher ou le discours de Jacques
Duclos prononcé au Vel d'Hiv' à la mort de Staline ?»

Un autre de ses mérites était de pouvoir être réédité tel quel


après quatre décennies, mais également de soutenir la comparaison
avec des travaux ultérieurs ayant bénéficié des acquis de
l'historiographie. Pour Gérard Chaliand ce livre «n'a jamais été
égalé, ni par I. Deutscher ni par L. Fischer ni plus récemment par
A. Ulam et R.C. Tucker.» Pour Kostas Papaioannou on peut dire que
«l'histoire elle-même et les grands livres qui ont paru par la suite
(La Grande terreur de Robert Conquest, Le Stalinisme de
Medvediev) n'ont fait que confirmer et compléter ce que les
lecteurs de Souvarine savaient dès 1935.» Enfin, Emmanuel Le Roy
Ladurie écrivait que ce livre annonçait les travaux ultérieurs les
plus importants (Medvediev, Soljénitsyne, le rapport Khrouchtchev
au XXe congrès du P.C.U.S.).

- 261 -
Les qualificatifs élogieux étaient divers mais tous les critiques
s'accordaient à rendre un hommage appuyé au livre : «Un des plus
grands livres français du vingtième siècle» pour Le Roy Ladurie,
biographie «magistralement menée à bien» pour Max Gallo, «chef-
d'œuvre d'intelligence politique, de lucidité historique et de probité
intellectuelle» pour Gérard Chaliand.

Philippe Robrieux, Gérard Dupuy et Emmanuel Le Roy Ladurie,


notamment, esquissaient ensuite une présentation des grandes
lignes du livre depuis l'enfance du dictateur jusqu'à son irrésistible
ascension vers le pouvoir absolu. C'était évidemment dans l'examen
des causes du stalinisme que les avis divergeaient quelque peu. Si
Le Roy Ladurie insistait sur la paranoïa stalinienne, Kostas
Papaioannou reprenait une affirmation de Souvarine : «Le
bolchevisme a commencé par des abstractions, continué à travers
des fictions, fini dans des mensonges». Soulignant l'importance du
mensonge dans l'idéologie stalinienne la même année où
reparaissait le livre d'Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge
déconcertant (Paris, Ed. Champ libre), il aurait été fructueux de
tenter un parallèle entre les deux classiques de l’anti-stalinisme de
gauche des années trente. Seul Max Gallo évoqua Ciliga au sujet de
la responsabilité de Lénine dans l'évolution de l'U.R.S.S. Max Gallo
pensait que pour Souvarine, les traits essentiels du régime stalinien
le différencient radicalement de l'époque de Lénine, alors que Ciliga
écrivait : «Je commençais à comprendre pourquoi après la mort de
Lénine les événements avaient marché si vite : Lénine avait ouvert
la voie à Staline.»

Sur ce point, les avis de Philippe Robrieux et de Emmanuel Le


Roy Ladurie divergeaient. Si le premier semblait distinguer, chez
Souvarine, une différenciation nette entre l’avant et l’après 1924, le
second écrivait : «la vieille tendresse (intermittente...) de Souvarine
pour son maître Lénine l'a peut-être un peu desservi» L

Sur ce point, les opinions diamétralement contradictoires de Philippe Robrieux et


Emmanuel Leroy Ladurie ne nous semblent pas correspondre exactement à la
réflexion de Souvarine sur la question. J. Péra, par contre, avait bien vu, à la sortie
du livre que, pour Souvarine, «Staline et son pouvoir personnel doivent être
- 262 -
Philippe Robrieux pensait que Souvarine avait défini la nature de
1' U.R.S.S. comme «aussi loin du capitalisme que du socialisme, enlisé
dans le despotisme exercé par une bureaucratie». Gérard Chaliand
insistait aussi sur le phénomène social majeur de l'U.R.S.S. : «la
constitution de la classe bureaucratique.»

Le Roy Ladurie s’en prenait à l’initiale démarche utopique


inaugurée en 1917 et dont Staline n'était que la continuation
délirante car paranoïaque. Gérard Chaliand soulignait l'importance
de «l’héritage historique» et, sur ce point, Heinz Abosch écrivait :
«Souvarine croit plus à la continuité historique qu'à la force du
changement, ce qui le sépare de Soljénitsyne se révèle ici. L'auteur
déplore l'incompréhension qui se manifeste en Occident face aux
problèmes russes. Il lui est alors possible d’en appeler à Karl Marx
qui mettait solennellement l'Europe en garde contre la barbarie
asiatique.»

Enfin, la majorité des commentateurs soulignait, à juste titre, la


lucidité de Souvarine qui, au milieu de l'indifférence ou de
l'incompréhension générale, avait dénoncé l'importance, alors
difficilement concevable, du nombre des déportés et des victimes
de la famine de 1930-1932 en Ukraine. A ce propos, Gérard Dupuy
signalait que Souvarine avait toujours insisté, en priorité, sur les
souffrances de ceux d'en bas. Cette solidarité avec les travailleurs
opprimés et surexploités et les militants emprisonnés et persécutés
avait toujours été un des impératifs catégoriques de son action L

Laissons la conclusion de ce rapide survol des commentaires de la


réédition de 1977 à Kostas Papaioannou qui, tout en expliquant les
raisons de l'occultation du livre de Souvarine, indiquait ce qui
faisait au plus haut point son importance dans le dévoilement de

considérés non pas comme la transformation en plomb bureaucratique de l'or


bolchévik mais comme la continuation logique d'une politique qui croyait “arriver
au bien de la liberté par le mal de la terreur policière”, qui croyait arriver à la
liberté par la tyrannie. » (Cf. Annexes, IIIe partie. ) Sur cette question, Souvarine a
donné un excellent article, «Que reste-il de Lénine?», publié dans Le Figaro
littéraire du 21 janvier 1939 et reproduit dans A.C.C., p. 345-352.
1 C f. «Contre “le néant de la culture révolutionnaire”», op. cit., p. 62-78.
- 263 -
l'imposture du «socialisme réalisé» : «Pendant un demi-siècle, ce
mensonge a été spontanément et allègrement adopté et diffusé par
des intellectuels dits d'avant-garde. Soi-disant pour “ne pas
désespérer Billancourt", c'est-à-dire pour ne pas inquiéter ceux qui
se prenaient pour les éducateurs de la classe-messie. Souvarine, dès
1939, avait parlé de “l'agonie de l'espérance socialiste.” Aujourd'hui,
où tout est connu, on continue à confondre utopie et espoir, on nous
prie, avec des trémolos post-chrétiens, de “ne pas tuer l'espérance.”
Mais le mérite peut-être le plus grand de Souvarine est de nous
avoir appris ceci : pour “vraiment espérer” , il faut d'abord
“désespérer du faux”.»

B. L'ACCUEIL EN 1935.

Un livre désormais reconnu comme l'un des classiques de


l'histoire du siècle avait été laissé dans l'ombre pendant presque
quarante ans. Devant un tel paradoxe l’étonnement était
compréhensible, et ne pouvait qu'aboutir à se poser la question de
la première diffusion du livre. L'oubli dans lequel il avait été tenu
depuis si longtemps n'était-il que la conséquence du silence qui
avait accueilli sa parution ?

Une brochure portant la seule mention de «La Vérité sur


l’U.R.S.S.» et reprenant des extraits de comptes-rendus du livre,
probablement collationnés par Souvarine lui-même, s'inscrivait en
faux contre une telle idée. Elle constituait en outre un bon
instrument de travail, puisqu'elle mentionnait, après chaque
extrait, le nom du périodique et celui du rédacteur (s'il y avait lieu),
mais non la date de parution. Cette petite brochure de 16 pages ne
mentionnait pas de date d'impression. Elle fut publiée
probablement dans le prolongement de l'émoi considérable suscité
par le procès de Moscou d'août 1936 afin d'attirer à nouveau
l'attention sur le Staline.

Quoi qu'il en soit, son but correspondait parfaitement à ce que


l’on peut savoir des intentions de Souvarine de faire entendre une
voix discordante dans le philosoviétisme ambiant. Ainsi, d'après
Victor Serge, récemment expulsé d'U.R.S.S. : «Les amis qui venaient
- 264 -
me voir de Paris me disaient : “N'écrivez rien sur la Russie, vous
seriez peut-être trop amer... Nous sommes au départ d'un
formidable mouvement d'enthousiasme populaire, si vous voyiez
Paris, les meetings, les manifestations ! C’est la naissance d'une
espérance sans bornes. Nous sommes alliés au parti communiste, il
entraîne des masses magnifiques ! La Russie reste pour elles une
pure étoile ... D'ailleurs, on ne vous croirait pas...” Un seul, Boris
Souvarine, fut d'un autre avis. Il disait : “La vérité toute nue, le plus
fortement possible, le plus brutalement possible ! Nous assistons à
un débordement d'imbécillité dangereuse !” 1»

La brochure recensait exactement cinquante comptes-rendus


parus dans la presse française et étrangère. Un article d'Est et
Ouest, après la mort de Souvarine, évoqua son contenu en disant
«qu'il serait intéressant de procéder à une étude exhaustive du
rayonnement qu'eut alors le livre de Souvarine et de l'influence
qu'il exerça.» 2 En outre, le rédacteur d'Est et Ouest constatait que
«la majorité des journaux cités sont de gauche», inaugurant «un
anticommunisme de gauche». Il en concluait que cette revue de
presse était «orientée» afin d’«encourager la lecture de l'ouvrage
par les militants ouvriers ou socialistes» et émettait l'hypothèse
que des journaux de droite aient été «omis volontairement».

Plusieurs remarques nous semblent nécessaires. Il est évident


que cette brochure était destinée à des militants du mouvement
ouvrier car, comme l'indique Est et Ouest, la brochure signalait que
le livre était en vente à la «Librairie populaire», c'est à dire celle du
Parti socialiste S.F.I.O., la «Librairie du Travail», la coopérative
d'édition de Marcel Hasfeld, exclu du P.C. en décembre 1927 et
proche de la revue des syndicalistes révolutionnaires, La Révolution
prolétarienne, et enfin le «Nouveau Prométhée», éditeur socialiste
qui publiait la revue de Lucien Laurat, Le Combat marxiste.
Cependant, la brochure ne négligeait pas de mentionner des

Victor Serge, op. cit., p. 344.


«Comment fut accueilli le Staline en 1935», Est et Ouest nouvelle série, n° 15,
février 1985. Cet article reproduisait la liste des périodiques cités dans la
brochure.
- 265 -
périodiques d'extrême-droite comme Le Petit journal ou Gringoire
ou des revues intellectuelles respectables comme Le Mercure de
France ou Etudes, dont l'influence sur les militants ouvriers ne
devait pas être particulièrement déterminante.

Le principe même d'une telle sélection d'extraits d'articles


impliquait évidemment un choix de la part des éditeurs de la
brochure. Mais, plus qu'un simple opuscule publicitaire orienté,
l'esprit de cette compilation nous semble être illustré par la citation
d’Alexandre Herzen placée en exergue : «On écrit des livres, des
articles, des brochures en français, allemand, anglais ; on prononce
des discours, on fourbit les armes ... et la seule chose que l'on omet,
c'est l'étude sérieuse de la Russie». Ce souci d'une étude objective
de l'U.R.S.S. répondait probablement à un double objectif : d'abord
s'adresser à tous les hommes de bonne volonté soucieux de se faire
une opinion sur la question, ensuite dénoncer implicitement les
méfaits du «bourrage de crâne» stalinien.

Souvarine lui-même se définissant à l'époque comme


«communiste» au sens de Jaurès, il était logique que la brochure
soit plus particulièrement destiné à des militants syndicalistes ou
socialistes soumis à une intense pression idéologique dans le cadre
de l'«unité d'action» de la part de leurs partenaires du P.C.
Dénommer cette résistance «un anticommunisme de gauche» n’est
sans doute pas le meilleur terme, particulièrement dans le contexte
des années trente, en fonction des remarques préliminaires de
notre introduction.

Je ne prétends pas livrer l'«étude exhaustive» dont parlait Est et


Ouest. Mais, «puisque personne de mieux préparé ne s'avance pour
le faire, je le ferai donc, offrant ici mes propres modestes essais. Je
ne promets rien de complet, parce que toute chose humaine
supposée complète est, pour cette raison même, pleine d'erreurs.» 1
L'exhaustivité est, en la matière, particulièrement difficile, sinon
impossible à atteindre. Sur les cinquante articles mentionnés dans
la brochure, nous en avons retrouvé trente-six. Pour certains, outre
la difficulté des recherches, s'ajoutait l'obstacle de la langue, par

1 Herman Melville, Moby Dick, Paris, Folio/Gallimard, t. I, p. 199.


- 266 -
exemple pour ceux publiés dans la presse hollandaise. Pour
d'autres, les périodiques étaient introuvables, comme pour L e
Signal (Bruxelles) ou d'un accès problématique. Et encore il n'est ici
question que des comptes-rendus proprement dits et non des
allusions ou des brefs commentaires que la presse a pu faire de
l'ouvrage.

Au hasard de recherches dans divers périodiques de l'époque,


nous avons retrouvé des comptes-rendus non mentionnés dans la
brochure de 1936. Ces nouveaux comptes-rendus ont été pris en
compte dans notre étude, ce qui porte à 47 le nombre d'articles
utilisés. De plus, des journaux d'extrême gauche avaient publié un
texte de présentation du livre rédigé par la «Librairie du Travail»
qui était chargée de la diffusion militante de l'ouvrage, notamment
Bilan (n° 25, 1935) et L'Internationale (n° 18, 15 novembre 1935).

Ensuite, un second élément d'appréciation peut être trouvé dans


des ouvrages de contemporains susceptibles d'avoir fait référence
au travail de Souvarine. Il est possible également d'en repérer la
trace dans les autobiographies ou les biographies des protagonistes
des années trente.

Enfin un dernier élément d'information, subjectif mais


irremplaçable, permet de compléter les sources écrites en
interrogeant directement des personnes susceptibles d'avoir lu le
livre à l'époque de sa première parution, ou dans les années
suivantes.

En dehors de l'écho proprement dit du livre, il nous a semblé


nécessaire d'aborder, en amont, son origine, sa gestation et les
conditions de sa publication ; en aval, les traces qu’il a laissé dans
les travaux les plus importants sur le stalinisme et le phénomène
totalitaire.

Les personnes que nous avons contactées à propos du Staline ont


reçu, pour la plupart, le questionnaire suivant :
Avez-vous lu le livre à sa parution ? Dans l'affirmative a-t-il
influencé votre

- 267 -
perception et votre analyse du système soviétique ? Quel a été
son écho dans les milieux politiques ou intellectuels que vous
fréquentiez ? Comment était perçue l'évolution politique de son
auteur ?

- 268 -
II. LES CONDITIONS D ’ELABORATION ET DE
PUBLICATION.
A. LA GENESE DU LIVRE.

En 1927, au cours d'une polémique qui avait opposé Souvarine


aux animateurs de la revue syndicaliste-communiste La Révolution
p r o l é t a r i e n n e , il s'était longuement expliqué sur les multiples
difficultés qui se posaient à toute personne soucieuse de traiter
d'une manière sérieuse et approfondie des réalités soviétiques, en
particulier dans l'espace limité d’un article de revue. Il regrettait
aussi que, sur un sujet aussi complexe et difficile, des multitudes de
politiciens et de journalistes pressés, ignorant la langue, l'histoire et
les traditions du pays multipliassent articles à sensation et livres
superficiels l .

Au contraire, un faisceau de qualités faisait de Souvarine «the


right man at the right place» pour une étude historique et critique
du bolchevisme russe : d’abord son origine familiale, sa
connaissance de la langue, son attention constante, au moins depuis
1916, aux événements de Russie, sa culture étendue de l'histoire et
des idées du mouvement ouvrier russe et européen, mais aussi son
rôle de pionnier du communisme français, sa connaissance directe
du pays de 1921 à 1925 et ses responsabilités dans les instances
dirigeantes de la troisième Internationale, les liens tissés avec les
personnalités les plus marquantes du bolchevisme originel, les
contacts maintenus jusqu'au début des années trente avec des amis
vivants encore en U.R.S.S., comme Pierre Pascal.

Victor Serge n'écrivait-il pas que Souvarine devait être «bien


qu'exclu de l'Internationale en 1924, pendant une dizaine d'années,
une des intelligences les plus acérées et les plus prévoyantes du
communisme européen» *2 !

* Le dossier de cette polémique est conservé au Musée social (Paris).


2 Victor Serge, op. cil., p. 152.
- 269 -
En 1928, il constatait dans le Bulletin communiste, à propos des
réactions de ses camarades à son article «Octobre noir», qu’il s'y
trouvait «la trame d'un livre à écrire sur la révolution russe», mais
les difficultés matérielles ne lui permettaient pas de se consacrer à
un tel travail. Après la publication de La Russie nue (Paris, Rieder,
1929) publiée sous le nom de Panait Istrati dans la trilogie de
l'écrivain roumain Vers l'autre flamme, il fut contacté par Léon-
Pierre Quint des éditions Kra qui lui proposa d'écrire une histoire
de la révolution russe. Il en informa Panait Istrati, en précisant :
«Ils me donneraient une avance sur les 5 premiers mille. Mais il y
aurait au moins un an de travail assidu, sur un tel bouquin.
Toujours le même cercle vicieux. Sauf rares exceptions, on ne peut
pas vivre de sa plume. Il faut résoudre la question économique sur
le plan capitaliste et se permettre d'écrire ensuite comme tâche
supplémentaire.» 1 Une autre proposition lui aurait été adressée
par Jacques Robertfrance, des éditions Rieder, pour écrire un
ouvrage sur l'économie soviétique, mais il ne put, là aussi à cause
de la précarité de ses conditions de vie, y donner suite *2. C'est
Lucien Laurat qui traitera cette question dans son livre L'économie
soviétique (Paris, Valois, 1931).

Une fois le manuscrit terminé, Simone Weil, dans une lettre du


13 octobre 1934 à Alain, définissait bien les qualités de Souvarine
pour mener à bien un tel travail : «il n'existe pas un autre homme
que Souvarine qui ait eu dans le mouvement ouvrier international
des responsabilités d'une très grande envergure ; et pourtant ait
rompu depuis lors avec tous les préjugés sur lesquels est ce
mouvement sans en excepter la tradition marxiste» 3.

Pourtant la décision d'écrire ce livre ne fut pas prise par


Souvarine lui-même. Le seul livre qu'il ait écrit, en dehors de L a
Russie nue, était une commande d'un éditeur américain, Alfred
Knopf, obtenue par l'intermédiaire de Max Eastman. Le contrat fut
signé le 27 septembre 1930.

* Cahiers Panaït Istrati, n° 7, 1990, p. 172.


2 Jean-Louis Panné, op. cit., p. 222.
3 Association des Amis d'Alain, Bulletin n° 58, juin 1984, p. 23.
- 270 -
Dans une note personnelle, probablement rédigée pendant son
exil aux Etats-Unis, Souvarine avait résumé les termes de ce contrat
et les nombreux aléas qu'il avait connus avec ses éditeurs anglo-
saxons. Même si le champ de notre étude se limite à l'écho de
l'édition française de 1935, il n'est pas inutile de donner ces
quelques indications, qui sont importantes pour connaître aussi
bien l'origine du livre que les conditions de sa réalisation, sans
entrer dans les problèmes ultérieurs avec Alfred Knopf puis Martin
Secker and Warburg.

«Le contrat Knopf-Souvarine prévoyait : ouvrage de 30 à 80 000


mots, en dix chapitres, livrable chapitre par chapitre, en dix mois
(...) Vers le troisième mois de la rédaction ; Knopf écrit à
Souvarine : on annonce un livre de Isaac Don Lévine sur le même
sujet ; il n'y a pas de place pour deux livres ayant le même titre
sur le marché américain ; si vous ne finissiez pas votre ouvrage à
bref délai (deux mois ?) il ne présentera plus aucun intérêt
commercial. Souvarine répond : impossible. Il me faudrait plutôt
plus de dix mois, que moins. Mes recherches m'entraînent dans
un travail d'une ampleur imprévisible. Il est regrettable que j'ai
déjà livré plusieurs chapitres, et que vous les fassiez traduire au
fur et à mesure, car il vaudrait mieux recommencer tout, pour
aborder et traiter le sujet autrement afin de réduire les
proportions. Tel que l'ouvrage se dessine, il dépassera largement
le maximum de 80 000 mots.
Réponse de Knopf : dans ces conditions, ne vous pressez pas, et
vous pouvez donner à votre livre de plus grandes dimensions,
dépassant celles de Isaac Don Lévine. De toutes façons, l'affaire
n'offre plus d'avantages matériels. A la suite de quoi, Souvarine
s'enfonce de plus en plus dans son travail qui dure plus de
quatre ans au lieu de dix mois, etqui aboutit à un manuscrit
d'environ 240 000 mots, au lieu de 80 000 au moins, d'abord
prévus (...).

Ayant reçu le dernier chapitre et la bibliographie, Knopf répond


à Souvarine : il est trop tard. Vous avez travaillé trop longtemps

- 271 -
et le livre est trop gros. Nous sommes en pleine crise
économique. Je ne puis publier votre ouvrage»1.

Dans son avant-propos de 1977, Souvarine précisa qu'Alfred


Knopf avait renoncé à la publication du livre «sous l'influence d'un
expert britannique gagné au stalinisme de ce temps, Raymond
Postgate» (ST., p. 11).

Pour le domaine anglo-saxon, Knopf se débarrassa du contrat le


23 septembre 1937 au profit d'un éditeur londonien, Martin Secker
and Warburg, après la sortie du livre en France deux ans
auparavant. Souvarine devait également connaître, avec ce dernier,
de longs et pénibles déboires.

Outre les difficultés de rédaction impliquées par l'envoi chapitre


par chapitre du manuscrit, entraînant l'impossibilité de revoir
l'ensemble, Souvarine se heurtait à deux autres problèmes majeurs.
D'abord le fait d'écrire sur l'actualité immédiate en tenant compte
des nouveaux événements survenus en U.R.S.S. et des nouvelles
orientations de la politique stalinienne, comme l'assassinat de Kirov
ou la collectivisation des campagnes et les plans quinquennaux
d'industrialisation. Ensuite les problèmes de documentation : «les
bibliothèques en France n'étaient alors d'aucun secours pour le
sujet traité, l'auteur ne pouvait compter que sur lui-même. La
documentation topique était presque inexistante et sa recherche
laborieuse exigeait plus de temps que la rédaction proprement
dite.» (ST., p. 11).

Dans sa correspondance, Souvarine fit de nombreuses fois


allusion à ce travail en cours et à sa difficulté. Par exemple, le 3
janvier 1931 il écrivait à Marcelle Richard : «Je suis rigoureusement
tenu par un contrat d'éditeur à lui livrer 20 000 mots par mois sur
un thème extraordinairement difficile» ; et à Pierre Kaan le 20

1 Ce texte fait partie d'une série de documents autour des différentes éditions
françaises et étrangères du S taline que Madame Françoise Souvarine nous avait
permis de consulter. Les dates de signature du contrat Knopf-Souvarine et Knopf-
Warburg en sont tirées.

- 272 -
juillet 1933 : «Je n'en puis plus d'écrire (...) J'ai une dizaine de
lettres à écrire aujourd'hui. La “Cootypo” me réclame les épreuves
du Bulletin communiste et de la copie. J'ai encore beaucoup à
travailler pour la Cfritique] Sfociale], Enfin, at last but not least, le
bouquin, qui n'avance pas vite, dans ces conditions.» 1

Maurice Coquet, ancien communiste devenu membre de la


rédaction du quotidien socialiste Le Populaire jusqu'à la Deuxième
Guerre mondiale, l'aida pendant toute la rédaction de son livre,
aussi bien moralement pendant les périodes de découragement, que
matériellement par la recherche de documentation 12. «Il était pour
Souvarine d'un dévouement inlassable, et il a joué auprès de lui un
rôle que l'amitié à défaut de l'histoire doit retenir, notamment lors
de la rédaction du Staline, exhortant Souvarine, lui rendant courage
lorsqu'il s'effrayait de l'immensité de la tâche, l'aidant
matériellement dans la chasse aux documents introuvables. Il
racontait ainsi avec une ironie voilée de tendresse un voyage qu'il
avait dû faire en Suisse pour trouver une brochure dont Souvarine
allait peut-être extraire deux lignes, ou même moins. Mais
Souvarine était ainsi fait qu'il ne pouvait entreprendre la rédaction
de son texte avant d'avoir rassemblé, vérifié toute la
documentation dont il avait connaissance (...) J ’écris comme on fait
du tricot aimait-il à dire. On ne peut pas sauter une maille quand
on tricote, et de même Souvarine ne pouvait pas laisser un blanc
dans son texte, en se réservant d'y revenir plus tard.» 3

Enfin, après ces considérations méthodologiques, il faut ajouter


que Jeanne Liénert, l'épouse d'un militant du Cercle communiste
démocratique, se chargea bénévolement de taper un manuscrit

1 Marie Tourrès, op. cit., p. 180 et 192. La «Cootypo», c'est à dire la Cootypographie,
était la coopérative ouvrière sise à Courbevoie qui imprimait le Bulletin communiste.
2 Maurice Coquet, dit Ceyrat (1895-1975), sous pseudonyme a publié La trahison
permanente : Parti communiste et politique russe, Cahiers Spartacus, 1947. Gérant
du BEIPI, puis de Est & Ouest de 1953 à 1962. Cf. D.B.M.O.F., t. 23, p. 162-163.
3 «Le parrain d'Est et Ouest, Souvenirs familiers» par Claude Harmel, Est et Ouest
n° 15, février 1985, p. 17.
- 273 -
dont la version dactylographiée dépassait les mille pages (C.S., Prol.,
P- 17).

Au-delà des strictes difficultés matérielles, il en avait également


beaucoup coûté à Souvarine au plan intellectuel, par la remise en
cause de nombre d'idées qu'il avait partagées depuis la révolution
russe. Il devait, à ce propos, écrire à Alain : «Si vous avez lu ou si
vous lisez ce livre, vous sentez certainement que j'ai écrit — comme
le dit Nietzsche avec mon sang. Certains passages m’ont valu une
véritable torture» 1.

Ainsi après plus de quatre années d'un labeur éprouvant et


acharné, l'ouvrage était prêt à être publié. Son auteur le présentait
à son ami Panait Istrati de la manière suivante, dans une lettre du
22 novembre 1934 :

«Ce livre est un livre de vérité. Il comporte dans les conclusions


une réprobation sans réserve du bolchevisme du point de vue
même du communisme ou du socialisme qu'il prétend incarner et
dont il est une affreuse caricature. Je n'y avance rien qui ne soit
établi et prouvé. L'auteur n'est ni bolchevik, ni menchevik, ni
léniniste, ni stalinien, ni trotskyste, ni anti-ceci ou cela, ni pro-cela
ou ceci. Il expose les faits et les idées en réprimant le plus possible
sa propre opinion, quitte à la laisser percer à mesure que la terrible
leçon de l'expérience se dégage d'elle-même. Cela risque de ne
satisfaire personne, mais tant pis. Je n’ai pu travailler autrement 2.»

1 Association des Amis d’Alain, op. cit. p. 26-27.


2 «Lettres de Souvarine à Istrati», op. cit., p. 180.
- 274 -
B. LES DIFFICULTES DE PUBLICATION.

Pendant l'été 1934, Simone Weil écrivit à Alain pour lui signaler
les difficultés de parution du manuscrit du S ta lin e : «Boris
Souvarine vient de finir un livre auquel il travaille depuis des
années concernant l'histoire de Staline en particulier et de la
révolution russe en général jusqu'à nos jours. S'il paraît, il sera
précieux car ce sera le seul livre honnête, documenté et intelligent
sur la question. Seulement il semble destiné à avoir bien du mal à
paraître. Plon l'a déjà refusé en expliquant que c'était trop sérieux,
trop bien documenté et qu'en conséquence cela ne se vendrait pas.
Le manuscrit est en ce moment chez Gallimard L»

Ainsi, avant même les obstacles qu'allait rencontrer le manuscrit


chez Gallimard, il avait été refusé une première fois chez Plon, sous
l'influence de Gabriel Marcel. Il fallut l'intervention d'Auguste
Detœuf auprès du directeur, Maurice Bourdel, pour que le livre soit
finalement accepté. Et encore, Plon demanda une réduction
importante du volume du manuscrit. Au niveau financier, un accord
avec l'éditeur hollandais Brill avait été obtenu grâce au Dr
Posthumus, le directeur de l'Institut d'histoire sociale d'Amsterdam,
tandis que des souscriptions étaient recueillies auprès des amis de
Souvarine par Edouard Liénert *2. Ces péripéties éditoriales méritent
examen car elles nous semblent révélatrices de l'esprit d'une
époque en même temps que des problèmes rencontrés par toute
pensée libre pour s'exprimer au grand jour. De plus, ces difficultés
constituaient en elles-mêmes un épisode de la marginalisation
qu'allait connaître pendant longtemps l'œuvre de Souvarine, mais
aussi tous les critiques de gauche du stalinisme et du totalitarisme
(Ante Ciliga, Georges Orwell, Victor Serge, Yvon, etc.) à contre-
courant des conformismes, pour ne pas dire des mensonges,
dominants.

* Ibidem , p. 15-16.
2 Jean-Louis Panné, op. cit., p. 224.
- 275 -
Dans l'avant propos à la réédition de 1977, Souvarine avait
indiqué que le manuscrit avait été présenté favorablement au
comité de lecture des éditions Gallimard par Brice Parain, avec
l'approbation de plusieurs lecteurs. Cependant la décision de
publication tardant, Georges Bataille, de sa propre initiative, était
venu s'enquérir du sort de l'ouvrage auprès d'André Malraux. Ce
dernier refusa d'intervenir et Bernard Groethuysen emporta la
décision négative finale, en arguant des intérêts commerciaux de la
maison. Ces indications allaient être reprises par de nombreux
commentateurs dans les articles sur la réédition du livre en 1977, —
à juste titre à notre sens, en fonction des arguments évoqués ci-
dessus sur le caractère symbolique de ce refus.

Les éditions Gallimard ayant été nommément mises en cause par


Souvarine, il était nécessaire en premier lieu de vérifier auprès
d'elles si ces affirmations étaient ou non fondées, notamment à
propos du rôle des différents personnages invoqués.

Les fiches du comité de lecture sont malheureusement toujours


inconsultables ainsi que nous l'a confirmé le biographe de Gaston
Gallimard, Pierre Assouline ; les éditions Gallimard ne jugeant pas
utile de s'expliquer sur ce point l .

Cette prédilection pour le secret est pour lemoins regrettable.


Les intérêts commerciaux de la célèbre maison n'avaient, sans
doute, rien à perdre en donnant desexplications sur un épisode
aussi ancien, et une sûre connaissance historique aurait pu éclairer
une décision significative de l'état de l'opinion sur la Russie de
Staline, parmi la fine fleur de notre intelligentsia.

La transparence n'étant pas encore à l'ordre du jour rue


Sébastien-Bottin, il ne reste que la possibilité de procéder par
analogie, rapprochement et recoupement afin de préciser les
raisons de ce refus. Deux angles d'approche nous ont paru
nécessaires : d'abord l'étude de la personnalité et des engagements
politiques des membres du comité de lecture concernés, ensuite*

* Lettre de Pierre Assouline du 2 juin 1987.


- 276 -
l'examen sur le long terme de la politique éditoriale de Gallimard
en ce qui concerne l'U.R.S.S. stalinienne.

La description donnée par Pierre Assouline du fonctionnement


du comité de lecture mérite d'être rapportée pour comprendre le
schéma de prise de décision de l'éditeur et mieux cerner le rôle des
différents protagonistes : «Rituellement tous les mardis à la même
heure, les lecteurs disposent leurs chaises en arc de cercle autour
de Gaston et Raymond (...). Un par un ils parlent des manuscrits
qu'on leur a confiés. L'exposé doit être court, les mots choisis et la
conclusion rapide, idéalement du moins. Souvent un débat
s'improvise autour d'un auteur ou d'un livre et plus d'une fois, le
ton de la courtoisie cède devant la franchise la plus véhémente (...).
Mais dès que des opinions contradictoires s'expriment sur un
manuscrit, on le confie à deux, trois, quatre ou même cinq lecteurs
(...). Il est bien entendu entre tous que rien ne doit filtrer des
débats de ce cénacle (...). En dernière instance c'est le plus haut
magistrat qui décide : Gaston Gallimard L»

En outre, Pierre Assouline indique que chaque lecteur rédige une


fiche par manuscrit, reprenant l'essentiel de son compte-rendu oral,
et lui attribue une note de 1 à 4 selon qu'il doit, selon lui, être
impérativement publié ou rejeté sans recours.

Le premier protagoniste du comité de lecture mentionné par


Souvarine était Brice Parain qui présenta le manuscrit
favorablement. Parain avait été engagé en 1927, à 30 ans, comme
secrétaire de Gaston Gallimard sur proposition de Jean Paulhan 12. Il
avait une double formation de philosophe et de slavisant pour avoir
étudié respectivement à l'Ecole normale et à l'Ecole nationale des
langues orientales. Secrétaire du Centre de documentation russe
créé par Anatole de Monzie à Paris (1924-1925), il fut envoyé en
mission à l'ambassade de France à Moscou (1925-1926) et enfin

1 Pierre Assouline, Gaston Gallimard, un demi siècle d'édition française, Paris,


Balland, 1984, p. 112-113.
2 Ibidem , p. 123-124, pour l'ensemble des renseignements sur Brice Parain ainsi que
de ce dernier : De fil en Aiguille (Paris, Gallimard, 1960), p. 207 à 228 sur son
séjour en URSS.
- 277 -
professeur de russe au lycée Voltaire à Paris. Il devint peu après
son arrivée chez Gallimard «un des piliers du comité de lecture». Il
s'occupait plus particulièrement de la collection «Jeunes russes» qui
publia notamment Mikhaïl Cholokhov, Vsevolod Ivanov, Nicolaï
Tikhonov, Constantin Fédine, Boris Pilniak, etc. Il lui arrivait
également de traduire lui-même des textes, comme Rapace de Ilya
Ehrenbourg (1930).

Pierre Assouline l'a qualifié de «lecteur exigeant avec les textes,


mal à l'aise dans la facilité, en perpétuelle réflexion sur la nature
du langage, le mensonge des mots et leur pouvoir d'illusion.»
D'abord sympathisant de la révolution russe et du communisme, il
s'en détacha au début des années trente. Son expérience de l'U.R.S.S.
était à la fois linguistique et politique mais également affective, car
son épouse Nathalie, connue pendant son séjour en U.R.S.S., était
d'origine russe. Il a pu écrire de la révolution russe qu'elle était
«l'événement essentiel de notre époque» et il poursuivra sa
réflexion sur ce thème dans plusieurs livres C

Son itinéraire intellectuel le prédisposait à accueillir


favorablement la problématique d'un livre entièrement consacré à
l’histoire contemporaine de la Russie révolutionnaire. Il comptait
d'ailleurs parmi les relations de Souvarine, si l'on en croit le
témoignage de ce dernier, mais sans que l'on sache la date et les
circonstances de leur rencontre. D'après les souvenirs de Souvarine
sur Isaac Babel, ils étaient déjà amis en 1935, lors du dernier séjour
en France de l'auteur de Cavalerie rouge. Ils se retrouveront
également deux ans plus tard autour de la revue Les Nouveaux
cahiers.

Malraux était rentré chez Gallimard en 1928 comme directeur


artistique. Il y avait rapidement disposé d'une influence
importante, tant à cause de ses succès littéraires que de son
engagement politique. Il était la personnalité dont l'avis pouvait
faire pencher ou non la balance en faveur de la publication du
manuscrit de Souvarine. C'est ce qui pouvait expliquer la visite de
Georges Bataille à Malraux. Au cours de l'entretien Malraux déclara1

1 Brice Parain, L'embarras du choix,, Paris, Gallimard, Collection Espoir 1946, p. 7.


- 278 -
qu'il ne prendrait pas parti et ajouta : «Je pense que vous avez
raison, vous, Souvarine et vos amis, mais je serai avec vous quand
vous serez les plus forts» (ST., p. 12).

Ce que l'on sait de la biographie politique de l'auteur de L a


Condition humaine paraît confirmer la teneur de ces propos. Déjà
dans les années 1932-1934, après une brève période d'hésitation,
Malraux avait choisi l'U.R.S.S. de Staline au détriment de Trotsky.
Jean Lacouture a ainsi résumé sa position face à cette alternative :
«Trotsky est grand, mais il est apparemment sans poids dans le
combat contre le fascisme, le seul qui compte pour l'homme des
C o n q u é r a n t s . Alors Malraux opte politiquement pour les
proscripteurs contre le proscrit. Dès le mois d'avril 1935, il
accomplit le geste de rupture, en refusant d'intervenir en faveur
d'un homme qui se réclame alors du trotskysme, Victor Serge,
déporté par les autorités soviétiques 1.»

Membre depuis 1932 de l’A.E.A.R., il ne varia pas de sa position


de fidèle compagnon de route du stalinisme malgré les procès de
Moscou, la répression contre les révolutionnaires anarchistes ou
poumistes espagnols et la publication du Retour d'U.R.S.S. d'André
Gide. Pendant une tournée de conférences sur l'Espagne
républicaine aux Etats-Unis, il résuma l'argumentation du
«progressisme» antifasciste en déclarant : «Pas plus que
l'Inquisition n'a atteint la dignité fondamentale du christianisme,
les procès de Moscou n'ont diminué la dignité fondamentale du
communisme *2.» C'était aussi une manière de prendre clairement
parti pour le stalinisme en l'assurant du prestige d'un écrivain
renommé, alors que la commission d'enquête de John Dewey sur les
procès de Moscou déclarait Léon Trotsky non coupable, s'attirant
l'appui et la sympathie d'une importante partie de l'intelligentsia
libérale et radicale américaine.

Cette propension à rallier le camp le plus fort au nom d'une


prétendue efficacité à court terme se retrouva également chez le

* Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Ed. du Seuil, Points/Histoire,
1976, p. 205-206.
2 Ibidem , p. 207.
- 279 -
Malraux d'après la Deuxième Guerre mondiale dans une déclaration
étonnante à un journaliste américain, Cyrus Sulzberger : «S'il y
avait aujourd'hui en France un mouvement trotskyste qui eut
quelque chance de succès au lieu de la poignée de discuteurs qui se
querellent avec les communistes [je serais] trotskyste et non
gaulliste l .» Malraux avait changé de camp, pas d'attitude.

Ses prises de positions politiques dans les années trente avaient


été placées sous le signe d'un ralliement au stalinisme sous prétexte
d'efficacité antifasciste à court terme. Prosterné devant cette
prétendue efficience, s'était-il seulement demandé si ce ralliement
au plus fort ne faisait pas fi de la compatibilité entre la fin
recherchée et les moyens qui y prétendaient ? L'anti-fascisme
progressiste était-il même capable de comprendre cette injonction
tragique de Victor Serge, que Souvarine aurait pu contresigner :
«Comment barrer la route [au fascisme] avec tant de camps de
concentration derrière nous ?» 12 Trotsky, dans un article sévère
(La Lutte ouvrière, 9 avril 1937), comparait l'attitude d'André Gide
publiant le Retour d'U.R.S.S. à celle de Malraux justifiant les procès
de Moscou et écrivait : «Malraux, au contraire de Gide, est
organiquement incapable d'indépendance morale» 3.

A partir de ces brèves indications, les propos de Malraux à


Bataille prennent tout leur sens. Son attitude en retrait
s’apparentait à un refus de voir le livre de Souvarine publié, tout
avis favorable, même mitigé, de sa part pouvant entraîner une
décision finale positive.

Cette attitude relativement ambiguë ne fut pas celle de Bernard


Groethuysen, qui s'opposa fermement au manuscrit. Il occupait
également une place importante dans le comité de lecture,
particulièrement pour la philosophie et la littérature allemande.
Marxiste-léniniste convaincu et sympathisant du régime soviétique,
c'est à dire fervent stalinien, il était le compagnon d'Alix Guillain,

1 Ibidem , p. 208.
2 Anne Roche-Géraldi Leroy, op. cit., p. 178.
3 J. Lacouture, op. cit., p. 207.
- 280 -
journaliste à L'Humanité, membre du parti communiste du début
des années 20 jusqu'à sa mort en 1951 L

Selon Jean Lacouture, il eut une influence décisive pour attirer


André Gide vers le communisme et fut particulièrement désolé de
la publication du Retour d'U.R.S.S. De même son influence sur
Malraux était considérable et sans lui il est difficile d'imaginer «son
attachement persistant à l'U.R.S.S. jusqu'à la fin de la guerre» 2.

La publication de la correspondance entre Alain, Simone Weil et


Souvarine permet de suivre les aléas du manuscrit du Staline chez
Gallimard, tout en complétant les affirmations de l'avant-propos de
1977 3.

A la lettre de Simone Weil citée précédemment, Alain répondit le


8 août : «Je demanderais à Gallimard de me faire communiquer le
manuscrit, simplement pour pouvoir le lui recommander, le cas
échéant, en connaissance de cause : et ensuite la proposition
d'écrire une préface semblerait naturelle. Je vais écrire à Gallimard
dans ce sens. J'ai tout à me faire pardonner à l'égard des
travailleurs inconnus qui reprennent aux racines et aux sources.»
Le même jour, Alain écrivait à Gaston Gallimard : «Mon intention
est de vous recommander très chaudement un manuscrit de Boris
Souvarine (Histoire de la Révolution Russe) qui est présentement
soumis à votre examen.»

Cependant, le 13 octobre 1934 Simone Weil contactait à nouveau


Alain au sujet du manuscrit : «Le sort du livre est actuellement
suspendu au moindre hasard. Il y a eu une séance du comité de
lecture au cours de laquelle un avis favorable et un avis
défavorable se sont à peu près équilibrés (l'avis défavorable donné
au nom de l'orthodoxie bolchévique), l'ouvrage a été confié à un*23

* Cf. notice sur Alix Guillain dans le D.B.M.O.F., t. 31, p. 91-92.


2 J. Lacouture, op. cit., p. 145.
3 L'ensemble des citations de la correspondance Alain, Boris Souvarine, Simone Weil
puis Alain-Pierre Kaan est extrait de ce bulletin.
- 281 -
troisième lecteur, et une décision définitive doit être prise mercredi
prochain, donc dans quatre jours L»

Simone Weil demandait à Alain de «faire sentir» à Gallimard que


le manuscrit pouvait susciter un intérêt soutenu et elle estimait que
quelques mots favorables d'Alain pourraient être d'un appui décisif
pour débloquer la situation.

Répondant à l'attente de Simone Weil, Alain, en la nommant,


écrivit une courte lettre à André Malraux où il lui disait : «Vous qui
avez le privilège de pousser les hésitants c'est-à-dire de faire ce
que vous voulez, examinez ce que vous pouvez vouloir en la
circonstance.»

Enfin, le 4 janvier 1935 Alain informa Simone Weil du refus de


Gallimard : «J'ai su que les choses ont mal tourné à la N.R.F. pour le
livre de Souvarine. Le rapporteur (ce n'était pas Malraux) a conclu
qu'il admettait un pamphlet contre Staline, ou bien une histoire
objective, mais non un mélange des deux, etc.»

Les interventions et les jugements d'Alain sur le Staline ne nous


semblent pas exempts d'ambiguïtés, à l'image de ses positions
fluctuantes à propos de l'U.R.S.S. En effet il faut d'abord souligner
qu'au moment de l'envoi de ses lettres à Gaston Gallimard et André
Malraux, Alain n'avait pas pris connaissance du manuscrit. Il était
donc par là même dans une situation difficile pour en assurer une
défense à la hauteur des obstacles rencontrés. Il se faisait
seulement, comme dans sa lettre à Malraux, l'intermédiaire d'amis
de Souvarine, comme Simone Weil, dont l'influence ne pouvait être
que minime auprès de Gallimard.

Après la publication du livre chez Plon, Souvarine avait écrit le


11 juillet 1935 à Alain pour le remercier de son intervention. Il
faisait preuve d'un pessimisme excessif sur l'écho du Staline en*

* Il est plus que probable que l'avis favorable ait été émis par Brice Parain et le
défavorable par Bernard Groethuysen. Le troisième lecteur pourrait être Malraux, même
si, en définitive, la décision finale appartenait toujours en pareil cas à Gaston
Gallimard, d’après la description du comité de lecture donnée par Pierre Assouline.
- 282 -
disant qu'un «silence de mort pèse sur ce malheureux bouquin».
Souvarine suggérait à Alain d'écrire un compte-rendu du livre car,
«dans les circonstances actuelles, vous seul pourriez rompre le
silence qui étouffe mon témoignage et mon étude (...). Il me semble
qu'un écrit de vous, article ou lettre, dans la N.R.F. (par exemple)
appellerait l'attention de quelques esprits indépendants.»

Cette suggestion de Souvarine n'aboutira pas plus que l'idée de


voir le livre préfacé par Alain. Destrictes raisons matérielles,
comme le manque de temps du philosophe ou l'aggravation de son
état de santé peuvent expliquer cet échec de Souvarine et Simone
Weil à voir Alain s'engager plus avant à leurs côtés. Mais il faut
sans doute aller plus loin et considérer l'ambiguïté des positions
d'Alain, à propos de l'U.R.S.S.

Au début de l'année suivante (6 janvier 1936), Pierre Kaan


envoyait à Alain une étude sur Staline à propos du livre de
Souvarine. Alain lui répondit le 10 février 1936 : «J'ai lu avec un
vif intérêt votre étude sur le livre de Souvarine (Staline). Je n'avais
pu me tirer, après l'avoir lu, d'une impression trouble, qui me
faisait flairer le pamphlet dans une œuvre d'ailleurs digne de
l’Histoire. Or vous avez su rabattre cette idée injuste, et retrouver
dans Souvarine l'analyse de la nécessité des choses.»

Les termes mêmes employés par Alain indiquent bien que son
soutien, pour être réel et méritoire, n'en avait pas moins été mitigé,
car probablement le philosophe radical plaçait des espoirs
inconsidérés dans le rapprochement franco-soviétique au plan
international, et dans la victoire du Rassemblement populaire au
plan intérieur, les deux aspects étant déterminés par un
«antifascisme» dont le pacte soviéto-nazi marquera bien le
caractère illusoire. L'échec du projet de préface et d'article dans la
N R F n'était pas seulement dû au hasard ou aux aléas de l'existence
mais à de sérieuses réserves sur le contenu du livre. La lettre à
Pierre Kaan semblait quelque peu rectifier cette première
impression. Pourtant, quelques mois plus tard, en précisant son
attitude face à l'U.R.S.S., ilécrivait dans un article de Vigilance du
14 septembre 1936 : «Je n'aime pas les pamphlets que j'ai lus
contre la Russie de Staline.» Son biographe commente : «Alain
- 283 -
pense sans doute à Souvarine, entre autres » L S'il est difficile d'en
être totalement certain, l'ambiguïté de sa position et surtout son
incompréhension du stalinisme autorise tout au moins à poser la
question.

Résumant les difficultés rencontrées, Souvarine confiait à


Maurice Dommanget en décembre 1934 : «Chez tous les éditeurs, où
pourtant l'appréciation du “lecteur” avait été plus qu'élogieuse, les
pseudo-“communistes” ont réussi à me faire obstacle. Ces gens-là ne
peuvent pas laisser passer un livre de vérité où chaque fait est
établi, chaque affirmation prouvée. Actuellement, il y a peut-être
une solution en vue, mais à la condition d'amputer l'ouvrage de
quelque 150 à 200 pages et de réunir un nombre suffisant de
souscriptions à l'avance pour couvrir le risque financier. Je me suis
remis au travail pour l'amputation, et mes camarades du Cercle
essaient de réunir des souscriptions. 12»

Pourtant Gallimard revendiquait dans l'entre-deux guerres la


possibilité de publier aussi bien Léon Daudet que Léon Blum, et il
eut effectivement ces deux auteurs dans son catalogue. Toutefois,
un rapide examen de sa production révèle que très peu d'ouvrages
critiques sur l'U.R.S.S. furent publiés dans les années trente. A
contrario les documents pro-staliniens comme le livre de Louis
Fischer, Les Soviets dans les affaires mondiales, traduit par S. J.
Baron et Paul Nizan, n'y manquaient pas. Par exemple, la collection
«Problèmes et documents», qui était susceptible d'accueillir de tels
livres, comprenait en 1939 trois titres seulement consacrés à
l'U.R.S.S. sur trente publiés 3. Ces trois ouvrages étaient tous parus
après le Retour d'U.R.S.S. d'André Gide (1936), dans la même année
1938 : Ante Ciliga Au pays du grand mensonge, Georges Friedmann

1 André Sernin, op. cit., p. 364.


2 Jean-Louis Panné, op. cit., p. 224.
3 Nous utilisons la page IV de couverture du livre de Henri Rollin, L'Apocalypse de
notre temps paru en août 1939 dans cette collection. Ce livre a été réédité en 1991
par les Editions Allia.
- 284 -
De la Sainte Russie d l'U.R.S.S. et Yvon l'U.R.S.S. telle qu'elle est
(Préface d'André Gide) l .

La date de parution est importante car elle est postérieure aux


procès de Moscou et au livre de Gide, à un moment où «l'image de
l'U.R.S.S. est passablement ternie» 12.

Aucun de ces titres ne sera réimprimé après 1945 par Gallimard.


Sur ces trois titres, deux seulement étaient des ouvrages critiquant
le stalinisme au nom des idéaux communistes ou socialistes du
mouvement ouvrier et d'une longue expérience de la vie en U.R.S.S..
Celui de Georges Friedmann était par contre un habile plaidoyer
pour l'U.R.S.S. stalinienne où certains problèmes n'étaient pas
totalement niés, comme dans la propagande des «Amis de l'Union
soviétique», mais replacés dans une perspective philosoviétique et
«progressiste».

Dans les années trente, Bernard Grasset publiait Léon Trotsky et


Victor Serge, tandis que de petits collectifs militants comme les
Cahiers Spartacus fournissaient la plupart des autres textes
relevant de la critique de gauche du stalinisme.

Après 1945, les éditions Gallimard restèrent également très


discrètes sur la question du stalinisme ou du système
concentrationnaire soviétique. Aucun des livres les plus importants

1 Peu de temps avant sa mort, Georges Friedmann publia La Puissance et la sagesse


(Paris, Gallimard, 1970), dans lequel il posait, entre autres, la question de la
responsabilité de Marx dans «les très graves défauts dont sont entachés les
expériences faites sous son égide», indiquait que Souvarine, malgré des «jugements
passionnés», «parfois sujets à caution», avait eu le mérite de la poser. Sa réponse —
«Marx aurait été aux antipodes du cynisme pratiqué par les “marxistes” épigones
de Lénine et par les staliniens» — ne semblait pas entièrement convaincre
Friedmann, dans un chassé-croisé assez significatif où ^anticom m uniste
professionnel» Souvarine défendait Marx, alors que l'ancien compagnon de route
militant et discipliné semblait, d'une certaine manière, remettre Marx en cause en
même temps que le stalinisme.
2 F. Kupferman, Au pays des Soviets, Le voyage français en Union Soviétique, 1917-
1939, Paris, coll. Archives, Gallimard-Julliard, 1979, p. 181.
- 285 -
sur ces questions ne parut chez cet éditeur. Ils seront pourtant
nombreux de la Libération à la fin des années 50, pour s'en tenir à
ces dates. Citons pour mémoire : Jan Valtin Sans patrie ni frontières
(Dominique Wapler, 1947), Victor Kravchenko J'ai choisi la liberté
(Self, 1948), Margaret Buber-Neumann Déportée en Sibérie
(Editions de la Baconnière-Editions du Seuil, 1949), Milovan Djilas
La Nouvelle classe dirigeante (Plon, 1957) et dans l'ensemble des
travaux de la «Commission Internationale contre le régime
concentrationnaire» fondée en 1949 par David Rousset, le livre de
Paul Barton L’Institution concentrationnaire en Russie 1930-1957
(Plon, 1959) i.

La publication du témoignage de Enrique Castro Delgado, un


ancien dirigeant communiste espagnol, J ’ai perdu la foi à Moscou en
1950 a été pour Gallimard l'exception confirmant la règle d'une
production éditoriale sur ces questions particulièrement pauvre
sinon inexistante.

Le refus du Staline par Gallimard constitue donc à la fois un


révélateur de l'état de l'opinion intellectuelle au milieu des années
trente en même temps qu'un indicateur des tendances éditoriales à
long terme de la prestigieuse maison. De même l'étude des
réactions de la presse à la parution de cet ouvrage constitue à la
fois un instantané des grandes tendances de l'opinion à une date
donnée en même temps qu'elle souligne les comportements
durables de certaines forces politiques, révélant notamment les
différentes variantes du philosoviétisme. On peut retenir, par
exemple, la relative incompréhension des droites devant le
phénomène stalinien ou le silence embarrassé et complice de la
majorité de la gauche sur la répression en U.R.S.S.*

* Le livre de Margarete Buber-Neumann a été réédité en 1986 aux Editions du Seuil,


suivi par Déportée à Ravensbrück, en 1988.
- 286 -
III. L'ECHO DE L'OUVRAGE.
A. LA PRESSE DE DROITE ET D'EXTREME-DROITE.

Avant d'aborder le contenu des comptes-rendus, il convient de


dire quelques mots de la perception des réalités soviétiques par la
presse de droite dans l'entre-deux guerres.

Malgré la pluralité de ces droites, il nous semble légitime de


reprendre à leur égard l'appréciation générale que Claude Lefort a
formulée pour les droites contemporaines : «les témoignages des
victimes de la terreur stalinienne, ceux des dissidents sur la
répression qui sévit toujours en U.R.S.S. ne leur apprirent rien (...).
Des récits ont pu les émouvoir, certes. Mais pour eux la cause était
entendue avant d'être connue L»

Si l'«anti-communisme» était, bien sûr, le plus petit commun


dénominateur des droites françaises, il faut souligner que celui-ci
ne favorisa pas toujours la compréhension de l'évolution du
système soviétique par cette partie de l'opinion publique *2. En effet,
derrière l'image de «l'homme au couteau entre les dents», la
majeure partie de la droite réactualisait la question sociale du siècle
précédent, l'opposition des nantis contre les partageux, des
versaillais contre les communards, des propriétaires contre les
classes dangereuses, à une variante près : la dangerosité s'était
d'autant accrue que le prolétariat bénéficiait d'un appui extérieur.
Mais cet anticommunisme sur le plan intérieur n'était pas
incompatible avec un certain philocommunisme de la part des
gouvernants sur le plan des relations internationales, quand une

* Claude Lefort, L'invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 10.


2 Sur cette question on se reportera au tome 1 du livre de Serge Berstein et Jean-
Jacques Becker, l'Histoire de l'anti-communisme en France (1917-1940), Paris, Ed.
Olivier Orban, 1987. Ce livre appelle, malgré l'importance de sa documentation, une
réserve de fond sur la délimitation par les auteurs du concept même d'anti­
communisme, à notre sens insuffisamment cerné. L'histoire de l'anti-stalinisme reste
bien sûr à écrire.
- 287 -
alliance franco-russe semblait s'imposer. De même certains grands
capitalistes ne dédaignaient pas jouer, à condition de faire des
affaires, «le rôle d'organisateurs de l'opinion publique au profit de
l'Union soviétique» L

De plus, la fascination exercée sur certains intellectuels par les


régimes autoritaires, illustrée par le triptyque «Rome, Berlin,
Moscou» qu'évoquait Drieu la Rochelle dans son livre Socialisme
f a s c i s t e (Gallimard, 1934) ne pouvait guère favoriser la
dénonciation des Etats totalitaires.

L'ambiguïté du discours d’extrême-droite sur l'U.R.S.S. fut


particulièrement patente lors des procès de Moscou. A cette
occasion «il y eut une rare concordance de vue entre les partis
communistes et une notable partie de la droite et de l'extrême-
droite. Les anti-communistes s'égosillaient depuis vingt ans à
clamer que les bolcheviks n'étaient qu'un ramassis de canailles et
voilà, ô divine surprise ! que les procès apportaient une
confirmation exhaustive : dix sur les vingt ou vingt cinq chefs
historiques de la révolution d'octobre pleurnichaient leur trahison
à la face du monde. Dans L'Action française, Charles Maurras
écrivit : “L'on a de bonnes raisons de juger que ce parti (les
trotskystes) est à la solde non de la Russie mais de l'Allemagne”» 12.

De même à l'époque, un article anonyme du Libertaire analysait


en ces termes la répercussion du procès d'août 1936 : il «est
dommage que les militants communistes ne lisent pas le journal du
fasciste Gustave Hervé, ils auraient constaté qu'il est dans la ligne.
Il comprend et approuve les exécutions, mieux il s'en réjouit et
constate que l'U.R.S.S. liquide les trublions et s’achemine vers le
nationalisme. Même son de cloche dans la presse fasciste d'Italie 3.»

1 Michel Heller-Alexandre Nekrich, op. cit., p.175.


2 René Dazy, Fusillez ces chiens enragés! Le génocide des trotskistes, Paris, Ed.
Olivier Orban, 1981, p. 78.
3 «Le procès de Moscou et sa répercussion dans la presse». Le Libertaire n° 516,
2 octobre 1936.
- 288 -
A la lumière des remarques précédentes, il ne paraîtra guère
étonnant que, d'après les articles recensés dans la brochure de
1936, l'intérêt accordé au livre de Souvarine fût assez faible à
droite et à l'extrême droite. Ainsi parmi les journaux les plus
représentatifs de l'extrême-droite des années trente, ni L'Action
française ni Candide ni Je suis partout n'étaient mentionnés. A
droite, Le Journal des débats et L’Illustration n'y figuraient pas non
plus 1. Enfin un dépouillement complet du Figaro à partir de juin
1935 nous a permis de constater que ce quotidien ne consacra
aucun article au livre de son futur collaborateur.

Quoi qu'il en soit, comparativement à l'écho rencontré dans les


milieux intellectuels et la presse de gauche — au sens large —
l'intérêt des droites pour le Staline semble avoir été relativement
faible, en dehors de tentatives d'instrumentaliser le livre pour
combattre le «communisme».

On en trouve néanmoins quelques traces comme dans


l'hebdomadaire d'extrême-droite Gringoire, sous la plume de Jean-
Pierre Maxence qui y consacra quelques lignes dans la rubrique les
livres de la semaine. C’était selon lui, «la plus complète et la plus
dure des études que nous possédions sur le maître actuel de la
Russie». Maxence considérait que Souvarine était trotskyste mais
lui reconnaissait une qualité d'historien éminent en même temps
qu'une heureuse clarté dans l'expression d'un sujet pourtant fort
complexe. Il est à signaler que dans cette brève notice aucun des
thèmes importants du Staline n'était mentionné ni débattu. C'était
un compte-rendu élogieux mais dépourvu d'une analyse, même
sommaire, des problèmes qu'il soulevait.

Dans le quotidien Le Temps, Wladimir d'Ormesson ne publia pas


de recension du livre, mais le cita dans une tribune libre de
politique étrangère. Selon lui, «l'ouvrage fourm ille de*

* Nous utilisons la présentation de la presse française donnée par Jacques Bouillon et


Geneviève Valette dans Munich 1938 (Armand Colin, 1986), p. 219-224 d'après
l'Histoire générale de la presse française. Pour la liste des périodiques utilisés, avec
les références précises concernant chaque titre, nous renvoyons à la bibliographie en
fin de volume.
- 289 -
renseignements qui jettent un jour éblouissant sur l'évolution de la
politique soviétique». Curieusement, Wladimir d'Ormesson qualifiait
de «véritables révélations» les conflits Lénine-Staline . Ce qui était
en 1935 une révélation pour un commentateur distingué de
politique internationale avait pourtant été, en son temps, signalé
par Max Eastman, dont le livre Depuis la mort de Lénine avait été
traduit en 1925, le «Testament» de Lénine étant publié par
Souvarine dans La Révolution prolétarienne (n° 23, novembre
1926).

Le Temps du 23 décembre 1935 mentionna également les débats


soulevés à l'Hôtel de Ville de Paris par la proposition d'acheter
25 exemplaires du livre pour les bibliothèques de la ville : «Le
rapporteur, M. Le Provost de Launay, explique que l'auteur de cet
ouvrage juge sévèrement le dictateur de l'U.R.S.S., ce contre quoi
s'élèvent tout de suite et assez violemment les communistes de
l'Assemblée.»

On trouve aussi dans la presse de province des commentaires sur


le livre de Souvarine inspirés par un conservatisme sourcilleux (Le
Courrier du Centre, Le Journal de Rouen). Ainsi, L. Dumont-Wilden
de l'Institut s'éleva-t-il avec énergie, dans Le Courrier du Centre,
contre les «vivisecteurs sociaux» qui voulaient transformer le pays
et ses habitants en cobayes pour mener à bien des expériences à
partir de théories fausses et néfastes. Tout son commentaire du
livre était sous-tendu par cette idée qui lui faisait écrire,
notamment, à propos de Lénine que son originalité dans l'histoire
était «d'avoir placé le néronisme sur le plan intellectuel et de
l'avoir poussé à son extrême puissance (...) Lénine taille, coupe dans
la société russe (...) pour faire une expérience, pour voir comment le
corps social réagira à tel ou tel système. Cela coûte des millions de
vies humaines, d'incommensurables souffrances, peu lui chaut. Des
hommes ou des cobayes, c'est tout un.»

En dehors d'une justification conventionnelle de l’ordre établi, la


personnalité de l'Institut qualifiait le livre de «passionnant» et son
auteur de «révolutionnaire et bolchevik».

- 290 -
Un mot pour terminer à propos de Doriot. L'Emancipation, alors
sous-titré «organe central pour l'unité totale des travailleurs»
publia le communiqué de la «Librairie du travail» chargée de la
diffusion du livre. Le même journal publia également pendant
plusieurs semaines des extraits significatifs du livre à partir de son
n° 48 du 7 septembre 1935. Dans un chapeau de présentation
l'hebdomadaire qualifiait le Staline de «puissant livre» consacré à
«l'étude de l'histoire du Parti bolchevik et, en particulier, de la vie
de militant du chef de la 3e Internationale». Avec des interruptions
imposées par les exigences de l'actualité, l'hebdomadaire de ce qui
était encore pour quelques mois l'ex-rayon de Saint-Denis du P.C.F.
et non le journal du P.P.F, publia des passages importants du livre
de Souvarine jusqu'à la fin novembre 1935.

Cependant la rapide dérive fascisante de Doriot nous amène à le


classer dans cette rubrique car, après la fondation du Parti
Populaire Français (P.P.F.) il continua à se servir du Staline, qui lui
avait fait une forte impression, dans certains de ces écrits. Dans
l'introduction de La France ne sera pas un pays d’esclaves (L e s
Œuvres Françaises, Paris, août 1936) il citait le Staline en le
qualifiant de «livre remarquable». Il est à noter que c'était la seule
référence citée dans tout l'ouvrage du fondateur du P.P.F. L*

* Cf. Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot, Du communisme au fascisme, Paris, Balland,


1986, p. 265. Il va de soi que la difficulté de classement de L'Emancipation de Doriot
n'est qu'une illustration, parmi d'autres, du caractère aléatoire de tout classement
de ce type, renforcé dans ce cas précis par la rapidité de l'évolution du député de
Saint-Denis, qui, pendant quelques mois, sembla vouloir regrouper l'ensemble des
opposants de gauche au stalinisme (c/. notamment la «Conférence nationale contre la
guerre», Saint-Denis, juillet 1935, après la signature de l'accord Laval-Staline),
avant de prendre une orientation de plus en plus fascisante. La Révolution
prolétarienne (n° 210, 10 novembre 1935) évoquant «Le cas Doriot», notait : «Il est
maintenant capable de toutes les bêtises, même de justifier la prédiction de Staline
selon laquelle il serait le premier militant ouvrier rallié au fascisme en France.
Doriot a passé le Rubicon. Mais c'est le parti communiste qui a fait Doriot.»
- 291 -
B. LES REVUES LITTERAIRES ET INTELLECTUELLES.

Contrairement à ce que nous venons d'observer pour les droites,


l'écho du Staline dans les milieux intellectuels fut extrêmement
important. On peut en repérer des traces significatives dans les
principales revues littéraires ou intellectuelles de l'époque, y
compris dans Commune la revue de l'Association des écrivains et
artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) inféodée au P.C.F., où Georges
Sadoul rendit compte simultanément des livres de Barbusse et de
Souvarine L

Si la recension du livre de l'auteur du Feu était situé, dès les


premières lignes, dans le registre de l'hagiographie redondante,
celle de Souvarine ne bénéficiait évidemment pas du même
traitement de faveur. Selon Sadoul, c'était «le capitalisme le plus
réactionnaire» qui avait passé commande, par l'intermédiaire de
Plon, à Souvarine de son ouvrage pour atténuer «le retentissement
du livre de Barbusse».

Quelques lignes du commentaire de G. Sadoul suffirontà signaler


de quelle nature était son article. On sera moins étonné devant tant
de mauvaise foi, de mensonges et de contre-vérités accumulés en si
peu de lignes, que Souvarine ait toujours dédaigné de répondre à
de pareils «arguments» : «Avec une érudition de rat de
bibliothèque et une désinvolture de faussaire appointé, Monsieur
Souvarine s'efforce de démontrer que Lénine était un menteur, un
opportuniste, un clown de la politique, un démagogue, un
malhonnête homme, que l'U.R.S.S. subit actuellement une
oppression bien plus dure que celle des tsars, que les bolcheviks
sont d'hystériques sectaires ou des imbéciles, que Staline enfin est
une brute, un menteur, un contre-révolutionnaire, un policier, que
le plan quinquennal a lamentablement échoué.

^ Georges Sadoul (1904-1967), membre du P.C.F. et de l'A.E.A.R., collaborateur de


L ’H u m a n ité, Les Cahiers du bolchévisme. R eg a rd s, etc. Critique et historien du
cinéma. Cf. D.B.M.O.F., t. 41, p. 50-52.
- 292 -
De tous ces attendus, Monsieur Souvarine tire la conclusion que
seule la guerre antisoviétique peut aujourd'hui régénérer la
malheureuse Russie.»

Il ne manquait pas à cette diatribe la phrase de conclusion sur le


soutien que recevait le Staline de la part du «Journal de la famille
Chiappe» l . Reprenant un inusable amalgame stalinien, Sadoul
faisait allusion à l'article publié par Jean-Pierre Maxence dans
Gringoire, dont le directeur Horace de Carbuccia était le gendre de
l'ancien préfet de police Jean Chiappe, mais ne se risquait
évidemment pas à relever les articles parus dans des journaux
socialistes ou syndicaux.

Dans les marges du P.C.F., Charles Rappoport, habituellement


mieux inspiré, rendit compte du livre dans La Brochure populaire
mensuelle, un petit opuscule qu'il rédigeait entièrement, et dont le
sous-titre proclamait en quatre points : «Pour le socialisme — Pour
l'unité d'action — Ni confusionnisme — Ni sectarisme» *2. L'article de
Rappoport était un règlement de compte rétrospectif avec le
Souvarine du début des années vingt, que Rappoport avait toujours
tenu pour son rival dans le mouvement communiste naissant, et
l'homme qui l'avait écarté des responsabilités politiques auxquelles
il aurait pu prétendre, à ce moment-là. Pour Rappoport, «tant qu'a
duré le régime souvarinien de 1920 à 1924 environ, le Parti s'est
arrêté dans son développement ; on allait d'exclusion en exclusion.

* Nous ignorons si un tel article rentre en ligne de compte dans ce que Wolfgang Klein
nomme dans son livre Commune, revue pour la défense de la culture (1933-1939),
Paris, Ed. du CNRS, 1988, «la première tentative française de mettre à profit (...) la
théorie et la méthodologie du marxisme-léninisme dans les sciences (...) et dans la
conception de l'histoire» (p. 51).
2 Charles Rappoport (1865-1941), philosophe et publiciste socialiste puis
communiste. A partir de son installation en France, en 1897, Rappoport milita à la
Fédération des socialistes indépendants de France, puis rejoignit en 1904 le s
guesdistes. Pendant la 1er Guerre mondiale, il milita avec les opposants à l'Union sacrée
dans le Comité pour la reprise des relations internationales et adhéra au P.C. dès sa
fondation. Cf. D.B.M.O.F., t. 39, p. 387-391.
- 293 -
C'était l'épuration par le vide intellectuel et moral, ainsi que par la
chute verticale des effectifs.»

Evoquant le Souvarine d'après 1924, il poursuivait : «Depuis le


petit Boris ne décolère pas. Il fournit par des attaques acérées,
d'une méchanceté et d'une violence inouïes, dans sa Critique sociale
de la copie à toute le presse réactionnaire et anticommuniste qui le
cite avec délices.» Abordant ensuite le livre, Rappoport écrivait : «Si
un Hippolyte Taine s'est compromis à tout jamais comme historien
par son incompréhension de la Grande Révolution française, dont il
ne voyait que les “scories”, que penser d'un petit Souvarine qui ne
voit dans les constructeurs de la nouvelle Russie que des criminels
et des intrigants.» Pour Rappoport, l'auteur du Staline fa isa it
preuve d'une «certaine habileté», mais «le caractère mesquin» de
sa démarche et «son ambition maladive» annulaient les qualités
que l'on aurait pu trouver à son ouvrage. En conclusion, Rappoport
soulignait «que nous n'avons aucune envie — ni besoin — de
défendre contre le petit Souvarine et sa bave d'un dictatorion raté,
le géant de la volonté révolutionnaire — notre camarade Staline ...»

Cependant, Charles Rappoport rompit avec le stalinisme à la suite


des procès de Moscou, faisant connaître publiquement sa décision
après le procès de son ami N. Boukharine en 1938. Il publia dans
Que faire? un article sur sa rupture avec le stalinisme où il y
écrivait notamment :

«Les cent peuples de l'immense Russie souffrent atrocement et


sont emprisonnables, “avouables” et fusillables au gré du maître
absolu. Il faut le crier, haut et fort, dans un des rares pays de
l'Europe, empoisonnée de fascisme et vouée à l'esclavage, où l'on
peut encore faire entendre une voix libre et indépendante. Dans
l'intérêt du socialisme, de la paix du monde et des peuples de
l'U.R.S.S., il est urgent que le despotisme stalinien, qui avilit et ruine
un sixième du globe, disparaisse à tout jamais 1.»

1 «Comment j'ai quitté le parti communiste», Que faire ? n° 40, avril 1938. Cet article
est reproduit dans : Une vie révolutionnaire —1883-1940 — Les mémoires de Charles
Rappoport. Texte établi par Harvey Goldberg/ Georges Haupt. Edition achevée et
présentée par Marc Lagana, Ed de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1991.
- 294 -
Toujours à propos du P.C.F., il faut noter qu’en juin 1939, l'auteur
du Staline était encore vilipendé par Georges Politzer 1 dans un long
compte-rendu du livre de Lucien Laurat, Le marxisme en faillite ?
(Les Cahiers du bolchevisme, n° 6, juin 1939, pp.808-831), dont la
tonalité apparait comme fort éloigné d'un prétendu «rationalisme
moderne». Il n'est pas indifférent de noter que, dans cette curieuse
recension, le titre même du livre de Laurat était falsifié, puisqu'il
n’était pas fait mention du point d'interrogation qu’il comportait ; ce
qui en transformait totalement le sens et pouvait ainsi faciliter la
tâche du critique implacable des «thèses hitléro-trotskystes».

L'article de Politzer était intitulé «La voix de son maître», le


maître en question étant bien sûr Souvarine lui-même, ainsi
qualifié par le critique : «l'agent trotskyste mille fois démasqué». A
propos du Staline, Politzer écrivait: «L'ouvrage en question est le
recueil des mensonges, des ragots et des imbécilités hitléro-
trotskystes contre l'Union soviétique et contre notre camarade
Staline. C'est, en outre, un document caractéristique de provocateur
qui fait l'apologie de l'assassinat de Kirov, excite à l'intervention
impérialiste contre le pays des soviets, envisage “l'hypothèse d'un
démembrement”, excite aux attentats terroristes, etc... Voilà
l'ouvrage que Laurat qualifie de “lumineux” et qui est lumineux, en
effet, comme la croix gammée.»

Au-delà de simples articles de revue, aussi calomnieux soient-ils,


il convient de noter que le représentant du P.C.F. auprès de
l'Internationale communiste à Moscou depuis 1936, Georges
Cogniot, exigeait, dans un rapport «strictement confidentiel» sur
«La lutte contre le trotskysme en France», «que l'on “réfléchisse à
des mesures possibles” contre Boris Souvarine, “auteur du plus vil
de tous les livres publiés sur Staline”», ainsi que contre Victor Serge

A propos de La Brochure populaire, Rappoport précisait que, si un jour quelqu'un


réunissait ses articles, il n'avait qu'une «demande à formuler: qu'il ne reproduise pas
mon article (ou plutôt la phrase) où je défends Bonnot-Staline contre Boris Souvarine, un
dictateur, pour le moment raté » (p. 459).

- 295 -
et d'autres oppositionnels, dont le militant stalinien se proposait de
fournir la liste ultérieurement L Dans le contexte des années 1936-
1939 et après les différentes affaires dans lesquelles furent
impliqués les services soviétiques, en France notamment, les
«mesures possibles» réclamées par Cogniot se passent de
commentaire. Il est probable que Georges Cogniot réglait ainsi un
compte rétrospectif avec un Souvarine dont l'influence n'avait pas
été étrangère à sa signature, en 1925, de la célèbre lettre des 250
sur la «bolchevisation» du P.C.F., brève velléité oppositionnelle que,
selon Jean Maitron, «il regrettera toute sa vie» *2.

En dehors des milieux staliniens proprement dits, l'ampleur des


comptes-rendus fut extrêmement diverse, allant d'une courte note
de quelques lignes (par exemple dans Marianne ou la N .R.F.) à un
article substantiel de plusieurs pages (notamment dans Esprit et Le
Mercure de France). Tous soulignaient l'intérêt et l'importance de
l'ouvrage en des termes élogieux mais se voulaient également le
plus objectif possible en signalant ce qu'ils considéraient être les
limites du livre.

Le plus critique, en dehors de la presse stalinienne stricto sensu,


fut sans conteste celui d'Etiemble dans la N.R.F., qui, en quelques
lignes, évoquait le livre pour le critiquer sous le masque du
compliment, en sous-entendant que son auteur était un renégat. Sa
brièveté autant que son caractère atypique dans l'ensemble des
articles étudiés nous amène à le reproduire intégralement :

«Le livre de M. Souvarine se lit comme un roman d'amours et


d'aventures ou comme un conte policier. L'érudition, l'habileté, le
style, nous donnent, des qualités d'esprit de M. Souvarine, une idée
très avantageuse. Mais le jugement de l'auteur si lucide tant qu'il
s'exerce aux dépens de Lénine ou de Trotsky, devient, appliqué à

* Georges Politzer (1903-1942), philosophe, membre du P.C. et de l'A.E.A.R., «il se


révéla d'une orthodoxie sans faille, dénonçant comme trahison toute critique vis-à-vis
de l'U.R.S.S.» Cf. D.B.M.O.F., t. 39, p. 95-100.
* Arkadi Vaksberg, Hôtel Lux. les partis frères au service de l'Internationale
com m uniste, Paris, Fayard, 1993, p. 54-55.
2 Cf., D.B.M.O.F., t. 23, p. 47-51.
- 296 -
Staline, d'une telle partialité que ceux mêmes qui ne pensent pas
que Staline ait toujours raison seraient tentés d'éprouver pour lui
de l'indulgence. Nous voulons croire que M. Souvarine aime encore
la révolution. Hélas, pour atteindre Staline, il n'hésite pas à dénigrer
toute son œuvre. Voilà certes un beau livre que je ne voudrais pas
avoir écrit.»

L'ancien normalien René Etiemble, après s'être rendu à Moscou


au congrès des écrivains en 1934, «se vit confier le secrétariat de
l'association des Amis du peuple chinois, organisation large créée
par le Parti communiste». Puis, «sur recommandation d'André
Malraux, il fut, en 1935-1936, secrétaire général de l'Association
des écrivains pour la défense de la culture» avant de s'éloigner du
stalinisme à la suite des procès de Moscou l . En 1935, il remplissait
toujours parfaitement, et en toute connaissance de cause, son rôle
de zélé compagnon de route 12.

L'article de Marianne (non signé) rappelait le passé politique de


Souvarine et son rôle au début des années 20 : «Nous devons
rappeler ces choses d'abord parce que le livre de M. Souvarine,
pour magistral qu'il soit, n'en reste pas moins un livre d'exclu, un
livre d’excommunié, qui conserve cette ardeur de rancune qu'on
trouvait jadis chez les prêtres défroqués, qu’on ne trouve
aujourd'hui que chez les communistes excommuniés.»

Placés sous le signe du ressentiment par le commentateur, les


compliments adressés au livre et à son auteur ne pouvaient être
qu’extrêmement mitigés comme l'expriment très bien le
balancement caractéristique de sa conclusion : «Les jugements de

1 Cf., D.B.M.O.F., t. 27, p. 101.


2 Son livre. Le Meurtre du petit père _Lignes d'une vie II _ (Paris, Arléa, 1989), fait
référence «par esprit de contrition» à son compte-rendu du S ta lin e, «signé, hélas :
Etiemble». Il ne nous en dit malheureusement pas plus sur ce sujet et, plus
généralement, sur les raisons de sa rupture après les procès de Moscou. Pour quelqu'un
qui aurait répudié le stalinisme dès 1936, il est pour le moins surprenant de lire, entre
autre : «Plus d'une fois je me trouvai en vif désaccord avec Victor Serge, Julian Gorkin
ou Marceau Pivert qu'aveuglait leur partisanerie et que je voyais par haine de Staline
faire “objectivement” le jeu des nazis, ce que jamais ne commit Trotski, me semble-t-il.»
- 297 -
M. Souvarine, ses appréciations, sa table de valeurs restent
contestables. L'intérêt et le talent de son ouvrage ne le sont pas.»
Dans le même ordre d'idée, L'Œuvre, un quotidien dont plusieurs
éditorialistes étaient des membres du parti radical partisans du
Front populaire comme Albert Bayet, publia une courte notice de
Gaston Martin sur le livre dont la tonalité générale se rapprochait
de celle de Marianne.

Après avoir reconnu l'ampleur de la documentation présentée,


l'auteur indiquait que la synthèse sur le bolchevisme de Souvarine
était «malveillante». En effet, «elle nourrit à l'égard de Staline une
volonté continue de dénigrement qui n'est sans doute pas la
meilleure attitude critique ; elle a tendance à ne pas voir que les
aspects catastrophiques ; les perspectives en sont faussées ; et la
valeur éducatrice bien diminuée.»

Comme Raymond Aron l'a indiqué, à propos de l'attitude des


intellectuels antifascistes : «Tant que nous espérions l'alliance avec
l'Union soviétique pour gagner la guerre contre Hitler, nous étions à
demi paralysés. (...) Par exemple mon ami Manès Sperber qui
pensait le pire sur l'Union soviétique, pensait qu'il ne fallait pas
tout dire parce que le danger numéro un, le plus immédiat, était
celui de Hitler. (...) La vérité, c'est qu'il est difficile d'admettre qu'on
a à faire face à la fois et simultanément à deux menaces sataniques
et qu'il est nécessaire d'être allié avec l'une des deux.» Et, plus loin,
il précisait que, si «la parenté affective et intellectuelle du bloc
antifasciste» était compréhensible, «politiquement, c'était une
absurdité» L

Au delà des divergences exprimées par Marianne ou L'Œuvre,


très significatives des réticences des intellectuels proches du
Rassemblement populaire devant toute critique de l'U.R.S.S., un
second groupe de revues donnait du livre une présentation
relativem ent objective, sans toutefois aller jusqu'à une
compréhension en profondeur de son projet.

1 Raymond Aron, Le spectateur engagé, Paris, Julliard, 1981, p. 53.


- 298 -
Elles s'accordaient pour considérer Souvarine comme un
révolutionnaire. Ainsi Le Mois écrivait : «M. Souvarine reste fidèle
à l'idéal d'une société sans classes, sans police, sans armée
permanente». De même, Le Musée social qui soulignait :
«Appartenant vraisemblablement par ses attaches originelles aux
milieux révolutionnaires, l'auteur semble s'en être graduellement
détaché au fur et à mesure que, dans la conquête et l'exercice du
pouvoir, les dirigeants soviétiques se sont de plus en plus éloignés
de l'idéal communiste pour se rapprocher de ce qu'il y avait de plus
haïssable et de plus immoral dans les procédés du pire tsarisme.»

Emile Laloy dans le Mercure de France considérait Souvarine


comme une personne «d'opinion socialiste révolutionnaire
bolchevisante et adversaire du capitalisme», avant de donner un
assez long résumé de l'ouvrage qu'il considérait en préambule
comme «admirable» et «le résultat des immenses recherches d'un
travailleur consciencieux». Enfin, le journaliste et homme de lettres
Pierre Dominique présentait l'auteur du livre, dans Les Nouvelles
littéraires, comme «un révolutionnaire pénétré de la philosophie
allemande, occidentale ou occidentalisé...». Collaborateur de La
République d'Emile Roche et prix de la Société des gens de lettres
en 1930, ce littérateur prolixe avait lui-même sacrifié cinq ans
auparavant à la mode des récits de voyage en U.R.S.S. (Oui, mais
M o s c o u , Paris, Valois, 1930), ressassant les clichés habituels sur
l'âme slave l .

Un des points de discussion les plus fréquents soulevés par les


commentateurs portaient sur les qualités d'homme d'Etat que, selon
eux, Souvarine refusait à Staline. Pour Le Mois, «l’une des
affirmations les plus surprenantes de M. Boris Souvarine est que
Staline n'est pas un grand homme d'Etat. Surprenante parce que
tout le livre tend à l'infirmer.» Selon le rédacteur de l'article, «la
force de Staline réside dans sa ruse et dans son souple esprit
d'opportunisme. Qu'il ait peu d'idées n'a pas d'importance, puisqu'il

1 Les renseignements biographiques sur Pierre Dominique sont tirés du D ictionnaire


des contemporains, t. I, Le Crapouillot, nouvelle série, n° 8, tandis que Fred Kupferman
évoque brièvement son récit de voyage dans Au pays des soviets, op. cil., p. 75.
- 299 -
sait s'emparer habilement de celles des autres et surtout les
réaliser.»

Pierre Dominique commentait ce même point en indiquant que


les prétendues faiblesses de Staline étaient bien ce qui faisait sa
force, tout en le différenciant de Lénine : «Asiate opérant en Asie, il
est sur son terrain. Le fait qu'il ne connaît pas l'Europe, loin de le
desservir, le sert. Aucun doute de soi, aucune admiration pour
l'étranger. Un Lénine prétend détruire les valeurs matérielles et
spirituelles de la civilisation marquée du sceau capitaliste. Staline
les ignore.»

Un deuxième élément était soulevé par les critiques concernant


le degré d'objectivité de l'auteur. Selon Le Musée social, «on ne se
défend pas de l'impression que des froissements personnels ont pu
parfois influencer les jugements de l'écrivain et peut-être ne
convient-il pas toujours de les accepter comme paroles d'Evangile.»
Le Mois jugeait la conclusion du livre «assez acerbe» et préférait les
trois premiers quarts du livre «purement historiques» et jugés «les
plus intéressants». On retrouvera cette délimitation de l'objectivité
du livre sous la plume de certains commentateurs socialistes,
soucieux de reconnaître les qualités du livre sans adhérer à la
condamnation politique du stalinisme qui aurait dû nécessairement
en découler.

C'est du côté de ce que l'on a appelé les non-conformistes des


années trente que le projet du livre de Souvarine fut le mieux
perçu dans les milieux intellectuels. Souvarine, d'ailleurs, était
extrêmement attentif à l'apparition de ces courants intellectuels
désirant «une réforme radicale du système social» (C.S., II, p. 204).
Selon lui, «leur existence et leur prolifération aux côtés des anciens
partis où ils ne trouvent pas à s'incorporer sont un des signes du
moment et témoignent du déclin irrésistible de ces partis stériles.»

Chronologiquement, c'est l'hebdomadaire Nouvel Age de Georges


Valois qui évoqua, le premier, l'ouvrage de Souvarine à la fin d'un

- 300 -
éditorial intitulé «Au seuil de la Révolution» l . Devant la question
primordiale du type de société qui suivrait un ébranlement
révolutionnaire, l'éditorialiste, très certainement Valois lui-même,
s'interrogeait sur la définition «du principe de l'organisation et du
dynamisme de la société nouvelle». En effet, à la suite d'une
révolution les peuples se trouvaient confrontés à la réussite ou à
l'échec de leur projet de transformation sociale. De ce point de vue,
l'U.R.S.S. avait causé une «profonde déception». Pour comprendre
les raisons de cet échec, l'éditorialiste conseillait vigoureusement à
tous les responsables politiques de lire «le grand ouvrage de Boris
Souvarine». En effet, «il permet de comprendre comment l'U.R.S.S.
aboutit en mai 1935 aux déclarations de Staline et de Laval. Il y a,
bien entendu, les luttes personnelles, le jeu des caractères et des
tempéraments. Mais il y a par-dessus tout, le fait que les
fondateurs du régime ne savaient pas quelle organisation socialiste
ils donneraient à l'économie conquise par la Révolution politique.
Alors tenant l'Etat et voulant durer (...), il ont employé les moyens
d'Etat. Mais ils n'ont pas encore trouvé les moyens d'édification
démocratique du socialisme libertaire et égalitaire.»

Si Souvarine allait beaucoup plus loin dans sa condamnation du


stalinisme, nul doute qu'il aurait approuvé la référence à Rosa
Luxemburg que l'éditorialiste mentionnait quand elle déclarait
qu'en «Russie, le problème pouvait être posé, il ne pouvait être
résolu».

Confrontés au problème de la construction d'un monde nouveau,


tous les révolutionnaires ne pouvaient négliger de méditer sur
l'échec de l'expérience de transformation sociale russe. C'était la
leçon principale que l'éditorialiste de Nouvel Age tirait du livre de
Souvarine.

Il est probable que le Staline modifia sensiblement la vision de


Valois sur l'U.R.S.S. et sur une future société socialiste souhaitable.

1 Une biographie intellectuelle de Georges Valois a été publiée en 1975 par Yves
Guchet aux Editions Albatros (Paris). Pour les années trente on consultera les
chapitres X - La République syndicale et la crise du Capitalisme et XI - L'approche
de la Guerre.
- 301 -
En effet, c'est à partir de 1935, d'après Yves Guchet, qu'il radicalisa
sa critique de l’Etat devant la parenté des dictatures et les menaces
communes qu'elles faisaient peser sur les libertés individuelles. En
1930, il écrivait encore dans sa préface au Discours sur le plan
quinquennal de Staline : «quelque sentiment que l'on ait à l'égard
de la violence d'Etat exercée contre les citoyens, on doit juger un
régime non selon cette violence accidentelle ou systématique mais
selon son aptitude à développer la puissance de production de
l'homme.» Au contraire, dans la seconde moitié des années trente, il
lia de plus en plus la gestion autoritaire de l'économie à la dictature
de l'Etat pour les rejeter toutes deux. A propos de l'U.R.S.S., la
radicalisation de sa critique du bolchevisme allait jusqu'à inclure
Trotsky dans sa condamnation du système économique soviétique.
Il écrivait par exemple dans Nouvel Age du 7 juillet 1936 :
«Trotsky et ses amis reprochent violemment à Staline sa dictature,
mais leur conception économique les aurait conduits à la même
dictature l .»

On est loin avec ce refus de toutes les formes de bolchevisme


de la compréhension des objectifs du premier plan quinquennal. Le
Staline ne semble pas avoir été étranger à cette évolution. Il faut
noter que, plusieurs années avant la parution du livre de
Souvarine, Valois avait publié l’ouvrage de Lucien Laurat sur
L'Economie soviétique (1931), dont un commentateur a pu dire
qu'il était «une démonstration de l'exploitation des masses
laborieuses par l'oligarchie bureaucratique» *2. Un tel livre avait pu
préparer Valois à accueillir favorablement les analyses de
Souvarine sur l'U.R.S.S. Enfin, Valois publia, en mars-avril 1940, une
série d'articles d'un ancien membre du Cercle communiste
démocratique, Jacques Perdu, sur La Révolution manquée, sous-
titrée L'imposture stalinienne avec une citation de Victor Serge
placée en exergue : «Nous n'avons tous, me semble-t-il, qu'un
moyen d'atténuer les conséquences du mal accompli. Et c'est de le
juger sans faiblesse. Ce sera long, ce sera dur, mais il faudra qu'on

* Y. Guchet, op. cit., p. 215-216.


2 Angel Pino, in Lucien Laurat et "La Critique sociale", Documents de l'I.R.E.S., Paris,
1992, p. 29.
- 302 -
sache la vérité» 1. La problématique générale de Perdu était très
proche des analyses de Souvarine, et le Staline y était cité à de
nombreuses reprises. Les articles de Perdu montraient bien
l'évolution de Valois depuis dix ans sur la question russe et la
nature du système stalinien, d'une quasi approbation à une
condamnation radicale.

Le groupe de L'Ordre nouveau animé par Robert Aron et


Arnaud Dandieu proposa dans la revue du même nom un compte­
rendu du livre de Souvarine sous le titre de : «la Révolution sans
Staline et Staline contre la Révolution, ou la revanche d'un sous-
ordre». Cette note de lecture considérait que Staline, après avoir
accédé à la dignité suprême, avait trahi «à chacun de ces actes cette
révolution à laquelle il doit tout et qui ne lui doit rien». C'est donc à
la lutte de Staline contre la révolution que l'on assiste avec sa
montée au sommet du pouvoir, «histoire navrante que celle de cet
élan révolutionnaire dévié et brisé».

Pierre Andreu, qui fréquenta plusieurs des groupes et des


revues non-conformistes des années trente avant d'effectuer, en
1936, un bref passage au P.P.F. de Doriot, nous affirma ne pas avoir
lu le Staline au moment de sa parution et avant la deuxième guerre
mondiale, malgré une aversion prononcée pour l'U.R.S.S.
stalinienne 12. Par contre Alexandre Marc, de L'Ordre nouveau, se
souvient avoir lu le livre peu après sa sortie «avec beaucoup
d'intérêt» et en avoir «admiré la lucidité et le courage». Mais
n'ayant «aucune illusion sur l'entreprise bolchevik», le livre vint
plus renforcer une conviction déjà ancienne que bouleverser et
remettre en cause des certitudes défaillantes 3.

Esprit, début 1936, consacra un long article au Staline, écrit par


Marcel Moré. Il importe de donner quelques précisions sur ce

1 Ces articles furent publiés dans le quotidien Nouvel âge du 26 mars au 1er avril
1940. Cf. D.B.M.O.F., t. 41.
2 Entretien avec Pierre Andreu, Paris, janvier 1984. Sur son itinéraire politico-
intellectuel on se reportera à son autobiographie Le Rouge et le Blanc (1928-1944),
Paris, La Table Ronde, 1977.
3 Lettre du 16 septembre 1985.
- 303 -
collaborateur de la revue personnaliste : «Polytechnicien, agent de
change à la bourse de Paris, [il] s'est intéressé surtout aux
problèmes religieux et à la musique vue sous un angle très
personnel et extrêmement original. Son livre sur La foudre de Dieu
(1969) est écrit dans la perspective de la revue Dieu vivant (1944-
1955) qui prolongeait l'effort de réflexion qu'il avait suscité sous
l'occupation (...) en réunissant chez lui tout un groupe
d’intellectuels» L

Il commença à collaborer à Esprit en 1934, publiant un article


intitulé «Notes sur le marxisme» (n° 21, 1er juin 1934). A la même
époque, il écrivit dans les Cahiers du Sud (n° 165, octobre 1934)
une recension de L'Afrique fantôme qui devait l'amener à
rencontrer Michel Leiris. Il noua avec ce dernier une amitié durable
et fit la connaissance par son intermédiaire de personnes comme
Jacques Baron, Georges Bataille, Max Jacob, André Masson,
Raymond Queneau, etc. Il s'est expliqué en ces termes sur ses
contacts simultanés, au cours des années trente, avec des milieux
intellectuels aux préoccupations fort différentes : «Bien que Michel
Leiris et ses amis, collaborateurs de La Critique sociale dirigée par
Souvarine s'intéressassent, eux aussi, au marxisme, j'ai été, au cours
des cinq ou six années qui ont précédé la guerre (...) avec deux
mondes qui n'avaient guère de préoccupations communes : d'un
côté un milieu qui avait pris racine dix ans plus tôt dans le
surréalisme et de l'autre un mouvement qui se réclamait du
personnalisme chrétien *2. »

Marcel Moré collabora également, à partir de 1937, aux


Nouveaux cahiers. Souvarine aurait lui-même assisté à des réunions
du groupe Esprit au domicile de Moré, probablement entre la fin
de publication de La Critique sociale et le début de l'expérience des

* Ces renseignements sont fournis dans l'index biographique publié en annexe du livre
de Pierre Prévost, Rencontre Georges Bataille, Paris, Ed. Jean-Michel Place, 1987.
Pierre Prévost avait milité avant la Deuxième Guerre mondiale dans le groupe
«L’Ordre nouveau» et fréquenté régulièrement Georges Bataille entre 1937 et 1947.
2 Préface à un recueil d'articles Accords et dissonances, 1932-1944, Paris, Gallimard,
1967. L'article sur le Staline y est reproduit, p. 114-123.
- 304 -
Nouveaux Cahiers 1. De plus, les ouvrages de Serge et de Souvarine
sur l'U.R.S.S. furent diffusés dans les groupes Esprit, probablement à
partir de l'été 1936 *2. En effet, la revue personnaliste, qui avait
publié dans son n° de juin 1936 «Deux lettres de Victor Serge à ses
amis et à André Gide», entamait avec l'ancien exilé d'Orenbourg,
récemment libéré, une collaboration qui allait durer jusqu'à la
guerre, affirmant une nette orientation antistalinienne parmi des
intellectuels catholiques pourtant proches du Rassemblement
populaire 3.

Dans son article, Marcel Moré se représentait le Staline comme


«une œuvre d'une importance considérable» tandis qu'il
rapprochait «son auteur des grands historiens du XIXe siècle»,
comme, par exemple Taine. Il se proposait «de résumer en
quelques pages, la ligne générale de la Révolution et de la post­
révolution, telle que l'avait exposée Souvarine, et d’insister sur les
conclusions importantes qui s'en dégageaient».

Sa présentation des grandes lignes de la révolution et de la


post-révolution selon Souvarine était tout à fait fidèle au livre et
insistait, à juste titre, sur les événements majeurs de cette période.
La conclusion de l'article de Moré démontrait une compréhension
en profondeur de la problématique du livre et de l'itinéraire
intellectuel et politique de Souvarine de la direction de
l'Internationale communiste à la lutte à contre-courant du Cercle
communiste démocratique : «Une nouvelle civilisation, une
réalisation plus vive de l'idée de liberté, voilà ce que Marx
entrevoyait comme le résultat des luttes sociales au sein du monde
moderne : un retour vers un état de barbarie perfectionné, il est
vrai, voilà à quoi aboutit le conformisme marxiste de Staline et du

* Cette anecdote m’a été rapportée, avec les précautions d'usage, par Jean-Louis Panné
qui la tenait de Souvarine lui-même.
2 D'après Paul Thibaud, citant l'historien canadien John Hellmann, dans Esprit, n° 5,
mai 1984, p. 12.
3 Michel Winock, Histoire politique de la revue “Esprit" 1930-1950, Paris, Ed du
Seuil, 1975. Cf. notamment le chapitre 4 : «L'éducation politique d'“Esprit”. Du 6
février à la guerre d'Espagne».
- 305 -
Parti. Telle est, semble-t-il, la conclusion qui se dégage d'un livre
qui, en montrant que le stalinisme n'a que de très lointains
rapports avec la réalisation de la vraie doctrine marxiste, est appelé
à avoir des répercussions profondes sur l'avenir plus ou moins
immédiat du monde.»

Charles Bernard dans l'hebdomadaire bruxellois La Nation belge


considérait le livre comme une histoire globale de la révolution
bolchevik. Il le qualifiait d'«essai magnifique» dont «l'objectivité et
l'impartialité ne rendent que plus tragiques les conclusions».
Contrairement à beaucoup de commentateurs, il n'évoquait
pratiquement pas la période révolutionnaire, en dehors du fait
qu’il la qualifiait de «phénomène asiate» de même que Staline, par
opposition à Lénine et surtout Trotsky, qui était, selon lui, «le type
parfait de l'Asiate».

Une image venait à l'esprit de Charles Bernard pour symboliser


la différence entre la Russie et l'Occident : la tombe de Karl Marx au
cimetière de Highgate en Angleterre, simple et modeste pierre par
opposition à l'exposition en grande pompe du cadavre de Lénine
dans un mausolée inspiré de celui de Tamerlan. Il insistait ensuite
sur l'industrialisation à outrance et les monstres industriels édifiés
sous le Plan quinquennal pour des résultats limités. Dans
l'agriculture le résultat de la collectivisation avait été la grande
famine de 1933.

Charles Bernard résumait l'orientation économique de l'U.R.S.S.


en citant Souvarine : «Ainsi Staline a sacrifié la consommation à la
production, la campagne aux villes, l'industrie légère à l’industrie
lourde, la plèbe laborieuse à la bureaucratie parasitaire, l'homme à
la machine.» Et, plus loin, il ajoutait en le citant une nouvelle fois :
«Toute la société soviétique repose sur l'exploitation du producteur
par le bureaucrate. A l'appropriation individuelle de plus-value se
substitue une appropriation collective par l'Etat, défalcation faite de
la consommation parasitaire du fonctionnarisme.» Après avoir
dénoncé les tares de la vie économique et sociale, Bernard
dénonçait celles qui étouffaient la vie intellectuelle avant de
s'interroger sur l'avenir d'un tel régime.

- 306 -
Parmi les revues de l'émigration russe, un article fut consacré
au Staline dans la revue publiée à Lille, en français, Russie et
Chrétienté L II s’agissait pour l'auteur de l'article, qui signait J. N.,
d'un volume qui devait prendre, dans l'immense littérature
consacrée à la Révolution russe et au bolchevisme, une place de
«tout premier rang». Cependant l'engagement passé de son auteur
limitait des efforts d'impartialité pourtant certains. En effet, sa
compétence s'arrêtait où se posait une question douloureuse : «dans
quelle mesure ces préceptes eux-mêmes (c'est-à-dire ceux de la
doctrine marxiste) pouvaient-ils être appliqués au pays condamné
à devenir le champ d'expérience pour tous ces théoriciens de la
révolution sociale ?»

C'était la référence et les nombreuses citations de Custine que


Russie et Chrétienté contestaient comme non opératoires pour
comprendre «les courants profonds de la vie russe». Pour Russie et
Chrétienté, renversant de nombreux jugements sur les origines de
la révolution russe, «la cause de la faiblesse interne dont
profitèrent les protagonistes du bolchevisme n'est pas à chercher
dans la stagnation et la déchéance sénile de l’organisme social, mais
au contraire dans la crise fiévreuse d'une croissance désordonnée.»
Ces réserves faites, l'auteur concluait en soulignant une nouvelle
fois «l'intérêt et l'importance» du livre de Souvarine pour tous ceux
qui s'intéressaient à la Russie.

Parmi les revues de l'émigration publiées en russe, C i té


nouvelle et les Annales contemporaines rendirent compte du livre.
La première qualifiait Staline de «tyran le plus silencieux et le plus
mystérieux des tyrans de l'Europe d'après-guerre» et indiquait que
le livre de Souvarine ne contenait pas de «révélations
sen satio n n elles» mais rassem blait une docum entation 1

1 Le philosophe russe Nicolas Berdiaev, très influent dans les milieux de l'émigration,
note, dans son livre Les sources et le sens du communisme russe (Paris, Gallimard,
1938) que le livre de Souvarine «est bien documenté et contient des jugements en partie
vrais, mais qui produit une impression désagréable par la part excessive qu'il donne
aux intrigues des dirigeants du parti communiste et par l'absence d'un large point de
vue historique.»
- 307 -
exceptionnelle sur la révolution russe et ses conséquences. L'auteur
de l'article, G. Fedotov, insistait sur le fait que Souvarine n'était pas
trotskyste, car malgré le respect qu'il portait à la personne de
Trotsky, il discernait parfaitement «toutes ses faiblesses
politiques». Le Staline était plus une histoire du parti communiste
qu'une histoire de la révolution russe elle-même, expliquant «les
raisons de l'ascension et de la victoire» du dictateur, tout en
rassemblant différents détails sur sa personnalité qui dessinait le
portrait d'un «despote oriental» prêt «à tout sacrifier pour le
pouvoir».

Dans les Annales contemporaines, publiées à Paris, le libéral


Paul Milioukov écrivait que, selon lui, le mérite du livre était
d'avoir tenté de dévoiler l'énigme du sphinx soviétique. Ecrit avec
talent et objectivité, le Staline comblait une lacune importante
dans la littérature de langue française sur le sujet. Mais Milioukov
relevait une faiblesse de l'argumentation de Souvarine en ce qui
concernait le rôle personnel de Staline car la pratique et l'idéologie
stalinienne ne représentaient que la reconnaissance de l'échec du
léninisme. C'était la principale remarque que Milioukov faisait au
livre avant d'en donner un long résumé relativement fidèle et
favorable à la présentation des faits par Souvarine.

Avant de terminer ce panorama des revues intellectuelles, il


convient de signaler que la revue de Léon Emery, Feuilles libres de
la quinzaine intégra très rapidement les enseignements que l'on
pouvait tirer du Staline dans sa réflexion politique, même si elle ne
consacra aucun article au livre qui était sorti quelque temps avant
le début de sa publication L Déjà, dans un article sur «La politique
extérieure des soviets» {La Révolution prolétarienne n° 209, 25
octobre 1935), destiné à rendre compte des «évolutions
compliquées de la politique extérieure suivie par l’U.R.S.S.», Léon
Emery avait noté : «Bien que fort troublé, je l'avoue, par le puissant
ouvrage de Boris Souvarine et certaines autres études, je veux*

* En effet le premier numéro de la revue pacifiste animée par Léon Emery et le couple
Jeanne et Michel Alexandre, qui prenait la suite des Libres propos, sortit le 10
octobre 1935.
- 308 -
encore penser que l'U.R.S.S. a un contenu socialiste et je ne crois pas
entièrement justes les conclusions désespérantes du Staline.» 1 Une
évolution rapide des positions de Léon Emery sur ce sujet eut
pourtant lieu, car la revue pacifiste remarquait l'année suivante :
«Rien n'est aussi frappant et aussi inquiétant, dans ce Staline
admirable, que la formation de l'appareil (...) La conception
léniniste du parti révolutionnaire était naturellement celle d'un
instrument de guerre civile, puisque sa tâche essentielle était de
faire la révolution. Qu'on ait ensuite maintenu ce système alors qu'il
s’agissait d'organiser, non de combattre, qu'on en ait fait le moteur
de tout l’Etat, voilà le mystère qui contenait pcut-ctre en germe
tout le sort de la révolution...» Après la parution du Retour d'U.R.S.S.
de Gide, cette revue, délaissant les aveuglements volontaires et les
illusions lyriques duFront populaire, se demandait : «Une seule
question nous intéresse. Le régime russe est-il socialiste?» 12 En
l'occurrence, poser la question, c'était déjà y avoir en partie
répondu.

C. LE MOUVEMENT SYNDICAL.

Les principaux responsables du syndicalisme confédéré


n'ignoraient pas le Staline. René Belin, membre influent du Bureau
confédéral de la C.G.T. depuis 1933, a noté dans ses mémoires l'effet
que produisit le livre dans les milieux dirigeants du syndicalisme
confédéré 3. «Pendant longtemps, la littérature anti-soviétique et

1 Le même numéro de la revue syndicaliste commençait la publication du long article


de J. Péra consacré au Staline.
2 Ces deux citations sont extraites du livre de Christian Jelen Hitler ou Staline (Le
prix de la paix), Paris, Flammarion, 1988 p. 128-129. Pour la première citation, C.
Jelen donne comme référence un article du n° 18, 25 juin 1936 : «Eléments d'un
débat sur la paix», qui, vérification faite, ne correspond pas au texte cité.
3 René Belin (1898-1977), postier, secrétaire général du syndicat national des agents
des P.T.T. en 1930-1932, secrétaire de la C.G.T. de 1933 à mai 1940 et rédacteur en
chef, à partir de l'automne 1936, de l'hebdomadaire Syndicats, lancé pour s'opposer,
sur une base réformiste, dans la C.G.T. réunifiée, à l'influence des ex-unitaires et à
la «colonisation» du mouvement syndical par les staliniens. Ministre de la
Production industrielle et du Travail du Maréchal Pétain de juillet 1940 à février
- 309 -
anti-communiste avait été pour l'essentiel, l'œuvre de la droite (...)
Tout changea avec le Staline de Boris Souvarine. Ce livre fit une
entrée percutante dans le grand public et nul de ceux qui prenaient
intérêt à la chose politique ne put l'ignorer. Jouhaux, délaissant les
romans policiers, l'avait lu et, lors du Comité confédéral de
septembre 1935, le dernier que les confédérés devaient tenir entre
eux le Général sur le ton de la confidence, avec un accent inhabituel
de gravité, citant Souvarine et recommandant la lecture de son
livre, nous mit en garde contre ce qui nous attendait tous, rappelant
les procédés par lesquels les communistes tentaient d'arriver à
leurs fins. Moins de vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis le
moment de cette lugubre exhortation que le même Jouhaux
célébrait, d'une voix de stentor, devant les confédérés et les
“unitaires” réunis, l'unité retrouvée.» *1

C'était également le ton de la mise en garde qui sous-tendait


l'article publié dans Le Peuple, le quotidien de la C.G.T. d'avant la
réunification syndicale, et signé G. Stolz. Son rédacteur notait, par
exemple, à propos des chiffres impressionnants donnés par
Souvarine sur l'influence grandissante de la bureaucratie
soviétique : «Ils doivent être considérés chaque fois qu'on nous
parle de l'indépendance garantie du mouvement syndical et
coopératif.» L'auteur insistait également sur la période pré-
révolutionnaire en indiquant que, dès cette époque, «nous
distinguons déjà les tares que ce parti doit montrer plus tard».

Sur la personnalité de Staline, le quotidien syndicaliste


soulignait qu'il n’était «que le produit exact d'un tel parti». Il
expliquait son ascension à la tête du Parti et de l'Etat de la manière
suivante : «Parce qu'il était un militant dévoué, suivant avec une
discipline de fer et une ténacité soldatesque les ordres des chefs et
ne pensant jamais à critiquer une mesure ordonnée.»

1941, secrétaire d'Etat au Travail de cette date à avril 1942. Cf. D.B.M.O.F., t. 18,
p. 345-349.
1 René Belin, Du secrétariat de la CGT au gouvernement de Vichy, P a r is ,
Ed. Albatros,1978, p. 58.
- 310 -
Sa conclusion disait toute l'importance que le rédacteur du
quotidien syndicaliste attribuait au Staline : «Il y a bien des années
qu'un livre d'une telle importance pour tout le mouvement ouvrier
n'a été publié. Il sera longtemps une source inépuisable à tous ceux
qui travaillent à l'émancipation de la classe ouvrière de toute
domination — de celle du capitalisme aussi bien que de celle d'une
bureaucratie effrénée.»

Deux revues de syndicats affiliés à la C.G.T. consacrèrent des


articles au livre. Ce fut, tout d'abord, L'Action douanière (organe
officiel du Syndicat national des Agents du service actif des
douanes de France et des colonies) sous la plume de Lucien
Hérard L II animait dans ce bimensuel une rubrique consacrée aux
livres, la «Bibliothèque syndicale». D'un ton très libre, elle abordait
bon nombre de livres intéressant les questions sociales et
ouvrières, comme par exemple, Les Hommes dans la prison de
Victor Serge, La Vie et la mort de Rosa Luxemburg de Carmen
Ennesch ou L'Abominable vénalité de la presse. La chronique de
Lucien Hérard disparut à la fin 1935.

L'ancien militant de la F.C.I.E. était un des rares


commentateurs de la presse syndicale, avec Maurice Dommanget, à
signaler l'itinéraire politique de Souvarine, «communiste
hérétique», et à évoquer le Cercle communiste démocratique, «petit
groupe d'études qui suit attentivement le mouvement ouvrier
mondial». La publication de ce livre revêtait une «importance
capitale» et était conçue «d'après la méthode historique la plus
rigoureuse». Ce livre permettait également de bien mettre en
valeur les choses essentielles dans des questions complexes comme,
par exemple, les discussions byzantines de l'émigration russe
d'avant-guerre.

Lucien Hérard approuvait les commentaires de Souvarine


concernant l'évolution du régime et ajoutait : «Je pense qu'il écrit
en véritable marxiste, non en bourgeois, et qu'il a quelque mérite à
maintenir son opinion, seul ou presque, dans le mouvement
révolutionnaire.»

1 Lucien Hérard (1898-1993), C f.D .B.M .O .F., t. 31, p. 305-306.


- 311 -
François Crucy commenta le Staline dans l'Ecole libératrice,
l'organe du Syndicat national des instituteurs l . Il s'attardait
longuement sur le rôle de Lénine tel qu'il apparaissait dans le livre,
parce qu'il était, selon lui, «à peu près impossible de prononcer ce
dernier nom [c'est-à-dire celui de Staline] sans poser la question de
la ou des responsabilités assumées par le Géorgien, depuis qu'il est
le maître, responsabilités qui, pesant de tout leur poids, le
disqualifient aux yeux des uns, le justifient aux yeux des autres.»

A ce stade, l'éloge laissait la place à la critique : «Cette


question, Boris Souvarine, historien, aurait pu, terminant son
ouvrage à la fin de son huitième chapitre, la laisser en suspens. Il
ne l'a pas voulu et les dernières pages de son livre qui relève moins
de l'histoire que du pamphlet embrouillent les faits plutôt qu'elles
ne les éclairent.»

On retrouve là encore l'opposition établie par de nombreux


commentateurs entre les qualités historiques des huit premiers
chapitres et le caractère polémique du dernier. Même Lucien
Hérard qui, pourtant, approuvait l'essentiel du livre, avait noté
«quelques outrances», notamment la dénomination du régime
comme «knouto-soviétique», référence au texte de Bakounine sur
l'Empire knouto-germanique. N'était-ce pas là une façon détournée
de minimiser l'importance politique du livre en opposant, d'une
manière artificielle, l'histoire à la polémique ? La véritable question
était de vérifier la matérialité et la véracité des faits rapportés par
Souvarine sur les dernières années de l'U.R.S.S. stalinienne, avant
de condamner les «exagérations» de celui qui les signalait pour les
dénoncer.

Dans les marges du syndicalisme confédéré, il reste à évoquer


les commentaires de L'Homme réel et de L'Information sociale.

M aurice R ousselot dit François Crucy (1875-1958), jo u rn aliste et


militant socialiste, il rendit compte du congrès de Tours dans l'hebdomadaire
F loréal, puis écrivit, notamment, dans L'Œ uvre, Le Petit Parisien et Le Populaire.
Parallèlement, il participa aux travaux du groupe «Révolution constructive» et,
pendant le premier ministère Blum, fut chef du service de l'information à la
présidence du Conseil. Cf. D.D.M.O.F., t. 40, p. 395.
- 312 -
L'Homme réel était animé par des militants confédérés qui
essayaient de renouveler les mythes fondateurs du syndicalisme
par l'introduction des idées planistes. Il donna un compte-rendu
très favorable du livre qui se présentait, d'une manière originale,
comme une liste de questions que l'opinion publique pouvait se
poser à propos de l'expérience soviétique, tant au plan de son
régime intérieur qu'au niveau des revirements de sa politique
internationale. La tonalité générale de ce questionnaire laissait
percer une nette appréciation critique, notamment à travers cette
interrogation sur le sort de la classe ouvrière russe : «Pourquoi,
sous ce régime qui sc définit comme une “dictature du prolétariat”,
fusille-t-on des mécaniciens et des chauffeurs après les accidents
de chemin de fer ? (...) Pourquoi le recours à la peine capitale pour
la répression de simples délits comme le vol appelé “attentat contre
la propriété socialiste”? Pourquoi la peine de mort en permanence
chez les communistes, adversaires par principe de la peine de
mort ?»

L'appréciation générale du livre était largement positive : «Par


la limpidité du récit, la précision des arguments, l'abondance des
preuves, l'exactitude des citations vérifiées aux sources originales,
l'auteur, dont nul ne niera la compétence et le scrupuleux souci de
vérité, épargnera à chacun bien des doutes, ébranlera bien des
certitudes, bref aidera à se prononcer enfin en connaissance de
cause.»

L'Information sociale était un hebdomadaire consacré d'après


son sous-titre à «l'action syndicale, l'organisation du travail et
l'évolution économique». Parmi ses collaborateurs les plus connus
on retrouve, en 1934, les noms de François Crucy, Hyacinthe
Dubreuil, Marcel Martinet et Magdeleine Paz.

Cette dernière consacra un long article au Staline. Epouse de


l'avocat Maurice Paz, elle avait été mêlée à une expérience
communiste oppositionnelle autour de la revue Contre le courant
puis avait, avec son mari, choisi l'adhésion à la S.F.I.O. en 1933 en

- 313 -
étant très active dans la campagne en faveur de Victor Serge L Elle
intervint notamment en ce sens en juin 1935 au «Congrès
international des écrivains pour la défense de la culture» malgré
l'opposition d'Aragon et d'Ehrenbourg *2.

Son texte était une longue défense et illustration du livre de


Souvarine qu'elle qualifia à plusieurs reprises de «magistral». Elle
appelait toutes les personnes intéressées par les problèmes de
l'U.R.S.S. à lire et à méditer ce livre pour l'ensemble de ses qualités
(richesse du style, documentation monumentale, construction
impeccable, etc). Mais elle y discernait également une «intelligence
de l'histoire» peu commune : «Quand la compréhension de l'histoire
est portée à ce degré, élevée à cette hauteur, il suffit que la
conjoncture politique vienne ajouter son poids — toujours
déterminant — aux qualités d'un tel ouvrage, pour qu’un livre bien
fait et fortement pensé soit immédiatement transformé en une
manière d'événement.»

Le texte de Magdeleine Paz ne comportait pas de critique


notable du livre mais était un long résumé, toujours approbateur,
de ses grands thèmes. Il est intéressant de noter qu'elle soulignait
que «le grand tort des oppositions — de toutes les oppositions —
c'est de ne pas avoir été jusqu'au fond des problèmes, jusqu'à la
racine du mal. Le mal suprême, c'est l’absence de démocratie.» Sur
le même sujet elle disait son accord avec Souvarine qui démontrait
excellemment que «la défaite des oppositions (et particulièrement

* Magdeleine Paz (1889-1973), journaliste et écrivain, militante communiste,


puis oppositionnelle, elle adhéra à la S.F.I.O., tout en participant à de nombreux
comités de défense en faveur de prisonniers politiques (Tom Mooney) ou de victimes
de l'arbitraire. Membre de la minorité pacifiste et antistalinienne de la Ligue
des droits de l’Homme, elle quitta cette organisation, en 1937, pour protester contre
son altitude au moment des procès de Moscou et fit partie du «Comité pour l’enquête
sur le procès de Moscou et pour la défense de la liberté d’opinion dans la
révolution». Cf.D.D.M .O.F., t. 38, p. 132-134.
2 Sur cet épisode, c/., Herbert R. Lottman, La Rive gauche (Du Front Populaire à la
guerre froide), Paris, Ed. du Seuil, Coll. Points, 1984, p. 159-185.
- 314 -
de celle de Trotsky) est surtout imputable à leurs demi-mesures et
à leurs maladresses», pour avoir placé le Parti au-dessus de tout.

Répondant aux détracteurs du livre qui accusaient son auteur


de partialité ou de parti pris elle écrivait : «Ni pour, ni contre,
l'auteur, sereinement occupé à éclairer les événements et à dépister
leurs conséquences, fait sa besogne d'historien. Et ce n'est pas sa
faute si les événements sont ce qu'ils sont.»

Outre le manque d'objectivité, le Staline rencontrait une


objection majeure : il n’est pas bon de recommander la lecture d'un
livre qui se conclut par l'effacement de toutes les conquêtes
d'octobre alors qu'il est urgent de rallier toutes les forces ouvrières
et républicaines pour conjurer les dangers du fascisme. Magdeleine
Paz répondait fortement à cette argumentation, au centre de tous
les reniements des intellectuels «progressistes» jusqu'en 1939 :

«L’unité pour l'unité n'a aucun sens ; l'unité dans la nuit, dans
le mensonge, dans les pratiques étrangères au socialisme, dans la
mécanisation et le dressage des masses populaires, dans
l'incompréhension ou le reniement de la doctrine, dans le mépris
des hommes érigés en système, le bluff en loi suprême, cette unité-
là est exactement celle qui permettra l'écrasement du mouvement
ouvrier, et son recul pour des décades ...»

Elle terminait sa vibrante défense du livre en regrettant son


prix élevé qui n'en permettait pas une plus grande diffusion, car il
aurait pu alors prendre «la valeur qu'il renferme virtuellement :
celle d'un événement heureux pour le mouvement socialiste.»

Les ambiguïtés et les timidités du mouvement socialiste devant


le Staline, et au-delà devant le bolchevisme et le stalinisme, n'ont
pas permis qu'il rencontre son véritable public parmi ces militants,
contredisant le souhait de Magdeleine Paz, dont les remarques sur
le recul du mouvement ouvrier pour des décades nous semblent
d'une singulière résonance.

Du côté du syndicalisme unitaire, seule L'Ecole émancipée,


l'organe de la Fédération unitaire de l'enseignement (C.G.T.U..)
semble avoir consacré une note de lecture au Staline grâce à
- 315 -
Maurice Dommanget. C'était dans l'ordre des choses vu l'anti-
stalinisme des animateurs de la majorité fédérale et les contacts
noués avec le Cercle en 1933-1934.

Dans son article, il définissait le Staline comme «une histoire


très étoffée de la Révolution russe et du PC russe, et une biographie
fouillée de Staline». Rappelant les études de Souvarine sur l'U.R.S.S.
publiées dans La Critique sociale, il écrivait : «Tous les lecteurs de
cette revue se trouvaient éblouis par tant de preuves accumulées,
tant de faits topiques signalés, le tout présenté avec une maestria
qui décelait à la fois une capacité d’historien et un talent de
polémiste.» Cependant la presse, de la droite à l'extrême-gauche,
s'était tue sur ces articles dans une même «conspiration du silence».

Dommanget considérait, comme beaucoup d'autres


commentateurs, que ce livre venait à son heure, probablement en
raison de la conjoncture politique internationale après le voyage de
Laval à Moscou. Cependant divers impératifs politiciens risquaient
de nuire à sa réception. Il prédisait ainsi les réactions possibles à sa
publication : «Il ne serait pas étonnant que les plumitifs bourgeois
qui, maintenant, couvrent de louanges Staline et vantent cette
U.R.S.S. qu'ils abhorraient il y a quelques années, oublient de parler
d'un ouvrage aussi capital qui dérange leurs petites combinaisons
personnelles et les périlleuses combinaisons diplomatiques du
moment. D'un autre côté les socialistes qui se découvrent
tardivement des partisans de l'U.R.S.S. maintenant que celle-ci et
l'I.C. ont pris une autre figure, éviteront peut-être de s'appesantir
sur un livre qui pourrait froisser l'orthodoxie de leurs camarades
du “Front Commun”. Quant aux communistes de stricte observance,
il est clair que Souvarine touchant à l'arche sainte ne saurait
mériter que la haine fanatique ou le silence dédaigneux.»

Ce panorama prospectif, tracé à grands traits, par M.


Dommanget correspondait à la situation politique du moment, tant
au plan de la politique intérieure que des relations internationales.
Ainsi des réactions peu nombreuses de la presse de droite. De
même derrière la diversité des commentaires socialistes, la S.F.I.O.
évitait de «s'appesantir» sur un tel livre, comme sur toutes les
informations sur la répression ou la situation des classes
- 316 -
laborieuses en U.R.S.S. dont la prise en compte ne pouvait
qu'embarrasser les partisans du pacte franco-soviétique et du
Rassemblement populaire.

M. Dommanget affirmait ne pas reprendre à son compte


l'ensemble des considérations de Souvarine mais ne soulevait
aucune objection précise sur tel ou tel thème du livre. Il pensait
que le Staline pouvait jouer un «rôle utile» pour le mouvement
révolutionnaire en aidant «le socialisme à se dégager d'une
caricature qui peut lui être mortelle». Et il précisait sa pensée de la
façon suivante : «On ne saurait confondre sans dommage pour la
classe montante le Socialisme, qui est la souveraineté politique à la
cité et la souveraineté économique à l'atelier par la mise en
commun des moyens de production et d'échange, la suppression du
profit et la proclamation du “Droit à la vie” avec le régime qui existe
actuellement en U.R.S.S.»

De tous les périodiques syndicaux concernés, c'est L a


Révolution prolétarienne, bi-mensuel syndicaliste révolutionnaire,
qui se pencha avec le plus d'attention sur le Staline dans trois
articles consécutifs de J. Péra l . Ils reprenaient de larges citations
du livre en insistant plus particulièrement sur les différents aspects
de la Russie présente, du système étatique (gouvernement, parti,
appareil d'état) à la situation des classes dominées (ouvriers et
paysans). J. Péra évoquait rapidement l'état des lettres, des arts et
des sciences sous la dictature stalinienne et abordait également la
question du plan quinquennal en reprenant succinctement les
«arguments sensés» opposés par Souvarine aux laudateurs du dit
plan. Le rédacteur syndicaliste écrivait notamment à propos des
résultats obtenus par l'industrialisation à outrance qu'ils ne*

* Louis Bercher, dit J. Péra (1896-1973), médecin, adhérent du P.C.,


puis collaborateur de La Révolution prolétarienne. Cf. D.B.M.O.F., t. 38, p. 184-185.
Dans son livre L'U.R.S.S. telle qu'elle est (préface André Gide), Paris,
Gallimard, 1938, Yvon, collaborateur pour les questions soviétiques de La Révolution
prolétarienne, écrivait à propos du Staline : «Des livres ont été publiés sur l'homme
qui centralise ainsi entre ses mains le plus formidable des pouvoirs Nous n’en
connaissons qu'un de sérieux : Staline de Boris Souvarine » (p. 83).
- 317 -
pouvaient constituer une «justification du régime» car «sans cela,
l'assèchement des marais Pontins serait une justification du
fascisme». L'article de La Révolution prolétarienne constituait, pour
l'essentiel, «une description de la Russie d'aujourd'hui d'après
Souvarine» laissant sciemment de côté les éléments historiques de
la première partie de l'ouvrage. Il comportait, toutefois, quelques
éléments de réflexion intéressants sur les conclusions politiques
que l'on pouvait tirer du livre. Il insistait notamment sur une
remarque de Souvarine qui voyait en Staline «le type représentatif
d'une classe sociale en ascension» et complétait cette analyse grâce
aux remarques de Rakovsky qui écrivait de déportation en 1930 :
«Sous nos yeux s'est formée et se forme encore une grande classe
dirigeante qui a sessubdivisions intérieures, qui s'accroît par voie
de cooptation calculée (...) L'élément qui unit cette classe originale
est une forme, originale aussi, de propriété privée à savoir le
pouvoir d'Etat.»

Le caractère de classe de l’Etat russe étant acquis pour Péra, il


qualifiait le régime comme une absolutisme plus terrible que le
tsarisme et ne voyait pas d'objection au qualificatif de knouto-
soviétique «bien qu'il n'y ait pas plus sous ce régime de Knout
officiel que de soviets véritables». Critiquant la conception
trotskyste, il pensait qu'une lecture superficielle du livre pouvait
aller dans ce sens alors que l'ouvrage de Souvarine montrait «que
les choses ne sont pas arrivées par hasard : des absences de
démocratie monstrueuses qui nous révoltent en 1935 existaient
déjà en germe, au temps de Lénine.»

Péra concluait par la nécessité de bien distinguer révolution


anticapitaliste et socialisme. Pour aller vers une société ouvrière, il
n'était pas suffisant de supprimer la bourgeoisie capitaliste mais il
fallait accroître la capacité de la classe ouvrière à organiser la
production et la société sans tomber sous la coupe de nouveaux
maîtres.

Dans un proche avenir, que J. Péra jugeait fort sombre, où la


révolution était à l'ordre du jour mais non le socialisme, il
importait, à la lumière de la tragédie russe, de mettre au premier

- 318 -
plan le «respect de l'homme (...) condition sine qua non du
socialisme».

A l'issue de cet examen de la presse syndicale deux remarques


sont encore nécessaires. Directement à propos du livre, il est
évident qu'il rencontra un écho certain parmi les journaux ou
revues syndicalistes même s'il était, dans certains cas, relativisé par
les considérations habituelles sur le manque d'objectivité de sa
dernière partie.

Cependant, d'une manière plus générale, il convient d'observer


que l'écho rencontré par le livre ne s'accompagna pas, en dehors
des syndicalistes révolutionnaires, d'une réflexion d'ensemble sur
les conséquences du stalinisme sur l'avenir du mouvement ouvrier.
Après la réunification syndicale, au niveau confédéral, la C.G.T.
allait s'abstenir d'aborder la question russe d'une manière critique
malgré les procès de Moscou ou la politique étrangère russe en
Espagne. Ainsi l'hebdomadaire confédéral Messidor ne contenait
aucun article sur l'U.R.S.S. en dehors d'un compte-rendu favorable
du livre de Georges Friedmann, De la Sainte Russie à l'U.R.S.S.

De plus, les militants réfractaires à ce nouveau conformisme


pro-soviétique étaient en butte à des attaques d’une rare violence
pouvant aller jusqu'à la calomnie pure et simple, comme par
exemple, Kleber Legay délégué à la sécurité des ouvriers mineurs à
la Fédération du Sous-Sol. Après la publication d'un petit livre très
critique sur la condition ouvrière en U.R.S.S. (Un Mineur français
chez les Russes, Ed. Pierre Tisné, 1937), il fut la victime d'une
campagne de calomnies outrancière et qualifié de «mouchard» et
«d'agent du comité des houillères» l . Son cas, parmi beaucoup
d'autres, était une illustration des énormes difficultés à donner une
information critique sur les réalités soviétiques dans un
mouvement syndical en passe d'être dominé par l'appareil et
l’idéologie staliniennes.*

* Cf .Maurice Chambelland, «L'affaire Kléber Legay», La Révolution Prolétarienne n°


292, 10 avril 1939.
- 319 -
Malgré les articles cités, il n'est pas certain que le livre, par son
volume et son prix, ait beaucoup touché les militants syndicaux. Les
témoignages recueillis de deux anciennes stagiaires du Centre
confédéral d'éducation ouvrière de la C.G.T., Denyse Tomas et
Lucienne Rey, ne font pas état d’un intérêt quelconque pour le
Staline dans cette institution syndicale, malgré la présence de
Lucien Laurat parmi les enseignants L De plus, Boris Souvarine ne
semble jamais avoir participé aux activités de ce Centre, même
comme conférencier. Les instances confédérales devaient
probablement éviter soigneusement les sujets épineux entre les
anciens confédérés et les anciens unitaires, ou plus exactement
entre les syndicalistes opposés au stalinisme (réformistes comme
les animateurs de Syndicats ou révolutionnaires comme ceux dg La
Révolution prolétarienne ou du Réveil syndicaliste) et la fraction
stalinienne.

D. LE MOUVEMENT SOCIALISTE.

Le Staline suscita de nombreuses réactions dans la presse


socialiste tant française qu'étrangère. Nous analysons d'abord sa
réception dans les organes officiels de la S.F.I.O. (Le Populaire,
L'Etudiant socialiste), puis parmi les intellectuels socialistes et enfin
dans des revues de tendance, comme Le Combat marxiste. Ensuite
nous aborderons le débat qu'il suscita parmi les principaux leaders
de l'Internationale ouvrière socialiste comme Abramovitch, Bauer,
Kautsky ou Vandervelde.

L'article de Jean-Baptiste Séverac dans Le Populaire, le


quotidien officiel de la S.F.I.O., se voulait d'une tonalité sereine et1

1 Lettre du 3 février 1986 de Denyse Tomas et du 18 mai 1986 de Lucienne Rey. Cette
dernière m'a dit avoir interrogé plusieurs amis qui étaient, comme elle, des habitués
du C.C.E.O. et de l'Institut Supérieur Ouvrier à la fin des années trente avant de me
donner cette réponse. Son expérience a été différente car elle participait aux
réunions d'étude du Combat marxiste autour de Lucien Laurat qui devait, dans ces
occasions, retrouver sa liberté de parole et ne plus être tenu par un diplomatique
devoir de réserve dans ses jugements sur l'évolution du régime soviétique.
- 320 -
signalait les qualités historiques et bibliographiques du livre,
probablement pour minimiser sa portée politique et critique L S'il
reconnaissait volontiers l'intérêt exceptionnel, en langue française,
de la partie du livre «qui est consacrée à exposer les conditions
historiques, politiques et sociales au sein desquelles a pu se
produire l'ascension de Staline», il se posait la question de la
précocité d'un jugement d'ensemble sur la politique de Staline. Il
écrivait notamment :

«Est-il encore trop tôt pour essayer de fixer avec exactitude


les traits fondamentaux de la physionomie de Staline, de définir
avec sûreté sa politique nationale et internationale, et de donner
les vraies dimensions de l'œuvre qui se poursuit en Russie sous
sa direction et sa responsabilité ? Je penche pour ma part à le
penser, quand je considère combien sont différents et souvent
même contradictoires les écrits qui ont été, de divers côtés,
consacrés jusqu'ici au chef de l'U.R.S.S.»

Parmi les interrogations fondamentales soulevées par le livre,


Séverac soulignait, d'abord, le problème de la continuité entre
Lénine et Staline, ensuite, le conflit entre l'exercice d'un «pouvoir
fort et pratiquement illimité» et les exigences de légitimes
sentiments démocratiques. Il ajoutait que Souvarine y avait
répondu dans «le sens le plus défavorable à Staline» mais avec «des
éléments dont on ne pourra pas (...) ne pas tenir compte.»

Le délicat balancement opéré par Severac tout au long de son


article révélait l'embarras du dirigeant socialiste qui aurait bien
voulu dire l'importance du livre, mais était tenu de minimiser sa
portée politique, par opportunité tactique, en raison du pacte
d’unité d'action.

Au contraire L'Etudiant socialiste, alors proche de la Gauche


révolutionnaire pivertiste, recommandait très vivement le livre :
«Staline devra figurer dans la bibliothèque de tout socialiste1

1 Jean-Baptiste Séverac (1879-1951), secrétaire général adjoint de la S.F.I.O. Cf.


D.B.M.O.F., t. 41, p. 289-292.
- 321 -
soucieux de savoir par où est passé et où en est maintenant le pays
de la Révolution d'Octobre».

Décrivant à grand traits l'évolution du mouvement


révolutionnaire russe de la lutte clandestine à la prise du pouvoir
et à sa confiscation par le secrétaire administratif du Parti, Jean
Rabaut 1 reprenait à la suite de Souvarine le problème de la
destinée de la révolution russe : «Sans tenter de répondre à la
question quasi-métaphysique : “Aurait-il pu en être autrement ?”,
il répète après Lénine que l'idée du socialisme est inséparable de
celle de la liberté, et il situe ainsi nettement le nœud du problème.»

Ceci posé, l'auteur de l'article relevait l’ambiguïté, pour ne pas


dire l'incompréhension, des éloges venus de la droite en écrivant :
«C'est ce que les journalistes réactionnaires qui n'ont pas craint de
faire l'éloge de son livre ont soigneusement passé sous silence,
tentant ainsi d'englober tout le programme marxiste dans le
discrédit mérité où tombe la Russie d'aujourd'hui.»

Dans Essais et combats, qui fut ensuite le mensuel de la


Fédération nationale des Etudiants socialistes, Jean Rabaut proposa,
en tant que délégué à la documentation, un choix de livres et de
brochures sur l’U.R.S.S., où le Staline côtoyait Cauchemar en U.R.S.S
de Souvarine, les brochures des «Amis de la vérité sur l'U.R.S.S.»,
ainsi que Victor Serge et Kléber Legay 12. Quelque temps
auparavant, rendant compte de la brochure de Victor Serge, 1 6
fusillés, il écrivait, dans la droite ligne des positions défendues deux
ans plus tôt par Souvarine et le C.C.D., qu'il était indispensable «de
dissocier fermement le soviétisme actuel de notre idéal socialiste»
(n° 1, février 1937).

1 Adolphe Rabinovici, dit Jean Rabaut (1912-1989), exclu de la Jeunesse communiste


en 1932, il adhéra, l'année suivante au Cercle communiste démocratique de Souvarine,
puis, en octobre 1934, aux Etudiants socialistes. Il milita avec la Gauche
révolutionnaire de la S.F.I.O. jusqu'en 1937, puis rejoignit le Parti socialiste ouvrier et
paysan (P.S.O.P.). Cf. D.B.M.O.F., t. 39, p. 316-317.
2 Essais et combats, n° 6, novembre 1937.
- 322 -
Parmi les militants de cette tendance Lucien Hérard nous
précisa que les seules occasions où il eut l'occasion de parler de
Souvarine à ses camarades de la Gauche révolutionnaire, c'était
«pour indiquer l'intérêt capital que présentait son Staline» L Daniel
Guérin nous affirma également avoir lu le livre à sa sortie en
insistant sur l'intérêt qu'il présentait pour des révolutionnaires
désorientés ou indignés par la signature du pacte Laval-Staline en
juillet 1935, après l'avoir été par l'affaire Serge *2. Une opinion
sensiblement identique sur la lecture du Staline nous a été donnée
également par René Lefeuvre et Colette Audry 3. Celle-ci, répondant
à une question sur ce qu'elle connaissait de l'U.R.S.S. au cours des
années trente indiquait : «J'ai lu le Grand mensonge de Ciliga et le
Staline de Souvarine à leur parution. Je savais à peu près ce
qu'avait été la collectivisation des terres. J'ai considéré en 1935 que
l'U.R.S.S. n'était plus un Etat révolutionnaire (...) Malgré tout, le coup
pour moi le plus fort fut celui des aveux des accusés au premier
grand procès de Moscou de 1936.»4

Enfin Daniel Bénédite se souvient avoir lu le Staline seulement


en 1940, sans ignorer son auteur, quand il militait aux Etudiants
socialistes, aux Jeunesses Socialistes et à la S.F.I.O. Mais il ne lui
apprit rien qu'il ne savait déjà par sa fréquentation d'anciens

* Lettre du 7 octobre 1985.


2 Entretien à Paris, novembre 1984.
3 Entretiens à Paris, décembre 1984 et mars 1985.
René Lefeuvre (1902-1988), artisan maçon puis correcteur d'im primerie,
responsable de la revue Masses, dirigeant de la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O.,
puis, à partir de 1938, du Parti socialiste ouvrier et paysan. Editeur des C a h ie rs
Spartacus. Cf. D.B.M.O.F., t. 34, p. 125-127.
Colette Audry (1906-1990), professeur, militante syndicaliste à la Fédération
unitaire de l'enseignement à partir de 1932. Elle adhéra au Cercle syndicaliste
«Lutte de classes» en 1937. A partir de 1934, elle milita au Comité de Vigilance des
Intellectuels antifascistes, et à la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O., de 1935 à
1938, date à laquelle elle rejoignit le P.S.O.P. Cf. D.B.M.O.F., t. 17, p. 312-314.
4 Colette Audry, «Un itinéraire politique», la Nouvelle revue socialiste n° 66,
décembre 1983.
- 323 -
communistes avec lesquels il était très lié comme Victor Serge ou
Boris Goldenberg l.

Pour Fred Zeller, secrétaire de l'Entente de la Seine des


Jeunesses socialistes en 1935, et ses amis, la publication du Staline
fit «l'effet d'une bombe» 12. En effet, précise-t-il, «si nous avions à
nous plaindre de la mauvaise foi et de la violence des communistes
(nous ne disions pas encore des «staliniens») nous les considérions
comme de vrais révolutionnaires courageux. Et nombreux étaient
parmi nous ceux qui louchaient vers eux ! Aussi l'analyse
documentée de Souvarine m'impressionna et me fit comprendre un
autre aspect des choses (...) Non seulement nous nous trouvions
devant deux conceptions de la révolution, mais, de plus, devant des
choix moraux.»

Paul Parisot, adhéra en octobre 1934 aux Etudiants socialistes,


puis en février 1935 aux Jeunesses socialistes, avant de participer à
la création des Jeunesses socialistes révolutionnaires 3. En 1986, il
écrivait que «la personnalité de Boris Souvarine est de celles qui
m'ont captivé depuis que, encore lycéen, je recherchais une vision
du monde et la voie d'une action. A la publication de son Staline, en
1935 et plus encore depuis la seconde édition, je me suis considéré
comme un adhérent de sa pensée sur l'U.R.S.S. et de sa méthode
d'analyse de ces faits qui constituent la réalité du stalinisme 4.»

A l'examen des deux articles parus dans les organes officiels de


la S.F.I.O., il est clair que leur tonalité est extrêmement différente et
traduit bien les différences de perception du livre dans les milieux

1 Lettre du 23 février 1986. Sur l'itinéraire de Daniel Bénédite, cf. D.B.M.O.F., t. 18,
p. 377.
2 Fred Zeller (né en 1912), militant socialiste puis membre du Bureau politique du
Parti ouvrier internationaliste et dirigeant des Jeunesses socialistes
révolutionnaires jusqu'à la fin 1937, adhérent du P.S.O.P. en 1939. Cf. D.B.M.O.F., t.
43, p. 414-416. Nous reviendrons au témoignage de Fred Zeller à propos de sa
rencontre avec Trotsky en Norvège.
3 Paul Parisot (né en 1917). Cf. D.B.M.O.F., t. 38, p. 50.
4 Lettre du 28 janvier 1986.
- 324 -
socialistes allant de l'embarras pur et simple à l'accueil
enthousiaste.

Parmi les intellectuels adhérents à la S.F.I.O., en dehors de


Magdeleine Paz, Georges Bourgin consacra un long éditorial au
Staline dans le quotidien régional la France de Bordeaux L La
caractéristique principale de cet article était de replacer la lecture
de ce livre dans le conjoncture politique du moment, dangers
fascistes et atermoiements-impuissance du camp antifasciste.

Georges Bourgin analysait le régime dominant en Russie


comme «une espèce de fascisme, puisque, aussi bien, Staline y
exerce une dictature cent fois plus dure que celle de Mussolini en
Italie et de Hitler en Allemagne». Selon lui, Souvarine avait réuni
dans son ouvrage «une documentation formidable, éclairée par un
sens prodigieux de l'histoire, non seulement russe, mais mondiale ;
non seulement révolutionnaire, mais totalement humaine». En
outre, Bourgin classait Souvarine «parmi les grands historiens de
l'heure». Il insistait particulièrement sur l'état d'arriération de la
Russie, en toile de fond des différentes batailles politiques qu'avait
connu ce pays depuis le milieu du XIXe siècle.

Lénine sortait «grandi», d'après Bourgin, du livre de Souvarine


«par son honnêteté foncière, par sa volonté autocritique, par son
désir de réaliser le socialisme». Par contre le conservateur des
Archives nationales jugeait Staline avec la plus extrême sévérité,
«plus fort que le plus fort des anciens tsars» (...) dominant avec une
violence sans scrupules et une habileté toute asiatique, l'immense
peuple russe.» Il n'y avait pas de soviets en Russie, pas plus que de
socialisme car celui-ci était inséparable de la démocratie.*

* Georges Bourgin (1879-1958). Socialiste coopérateur. Entré aux Archives Nationales,


il fut secrétaire puis conservateur et enfin, à la Libération, directeur.Au lendemain
de la première guerre mondiale, G. Bourgin avait adhéré à la S.F.I.O. et était inscrit à
la 5e section de la Fédération de la Seine où il côtoyait de nombreux intellectuels.
Ses travaux d'historien, consacrés notamment à la Commune de Paris, lui valurent
une audience internationale. Cf. D.B.M.O.F., t. 20, p. 128-129.
- 325 -
La conclusion de cet éditorial revenait à des problèmes
d'actualité politique française en demandant que «les communistes
français se dégagent tous de l’emprise de la bureaucratie
stalinienne, de la pseudo-idéologie soviétique». Il exhortait enfin le
prolétariat français à prendre garde «aux conseils, aux ordres que
Staline, du fond de son Kremlin, veut lui donner, lui imposer, lui
glisser».

Commentaire favorable également dans Le Combat marxiste


où, en deux articles substantiels, Raymond Renaud se penchait sur
«la dégénérescence du bolchevisme : son histoire, ses causes». Cette
revue, dirigée par W. Epstein et animée par Lucien Laurat et
Marcelle Pommera, était marginale dans la S.F.I.O. Elle participait
d'une culture politique atypique dans le socialisme français en se
référant à la fois à l'austro-marxisme et au luxemburgisme, tout en
promouvant les idées planistes et en défendant un anti-stalinisme
intransigeant. Nombre de ses rédacteurs avait, tout comme Lucien
Laurat, milité au Cercle communiste démocratique jusqu'en 1932
ou 1933, puis choisi de rejoindre la vieille maison du socialisme
français, après avoir constaté l'échec des tentatives communistes
oppositionnelles.

Pour Raymond Renaud, le livre de Souvarine comblait une


«importante lacune» sur les différentes questions que l'opinion
pouvait se poser concernant le régime russe. Cependant, «nombre
de circonstances politiques et diplomatiques qui compliquent tout
et confondent tout du pacte pour l'unité d'action entre socialistes et
communistes au pacte d'assistance mutuelle entre les
gouvernements de l'U.R.S.S. et de la France — relèguent le livre dans
une obscurité propice et insolite.»

De même que Maurice Dommanget, Raymond Renaud situait


bien le problème de la réception du livre qui, dans la plupart des
cas, ne sera pas jugé sur ses qualités intrinsèques mais au regard
de préoccupations tactiques ou politiciennes. Selon le rédacteur du
Combat marxiste, le livre tenait bien la promesse de son sous-titre
en étant «une importante et décisive contribution à l’histoire du
bolchevisme». En dépit d'une dissemblance incontestable entre le
bolchevisme des origines et celui de la maturité on pouvait
- 326 -
observer, à partir du travail de Souvarine, que «les germes de la
décadence» se découvraient «dans les caractéristiques de l'apogée».
Renaud insistait sur les trois grandes figures de cette histoire :
Lénine, Trotsky et Staline. Il soulignait à propos des causes de cette
dégénérescence que Rosa Luxemburg en avait fourni «la
démonstration anticipée» par son opposition aux principes
organisationnels léninistes d'un parti de révolutionnaires
professionnels.

La «pierre de touche» du livre était «les réflexions de


Souvarine sur l'industrialisation accélérée et chaotique de
l'économie russe». La conclusion essentielle du livre, pour l'auteur,
«c'est que le sort des classes laborieuses en U.R.S.S. qui ont subi
sans une compensation des sacrifices sans nombre en vue d'un
socialisme aléatoire et utopique, ne se trouvera amélioré
indirectem ent que par l'accession au gouvernement et
l'acheminement au socialisme des classes laborieuses de l'Occident.»

Ancienne militante de cette tendance de la S.F.I.O., Lucienne


Rey, qui participait souvent aux réunions d'étude et de réflexion du
Combat marxiste à Paris autour de Lucien Laurat et Marcelle
Pommera, s'est souvenue que l'ouvrage de Boris Souvarine y était
«souvent évoqué, les jugements, propos et révélations de l'auteur
(...) cités maintes fois (...) Lucien Laurat s'y référait souvent dans
ses brillants exposés L»

Lucien Laurat avait, de son côté, rendu compte du Staline dans


le quotidien socialiste belge La Wallonie, dès juillet 1935. L'article
intitulé «Ce qu'il faut savoir pour comprendre la Russie» parut en
première page du quotidien. Pour Laurat, le livre de Souvarine
venait combler «une lacune sensible» pour les militants socialistes
qui avaient désormais à leur disposition «un ouvrage sérieux et
objectif, fruit d'un labeur acharné et consciencieux de plusieurs
années». Par ses origines, sa culture politique et son itinéraire
politico-intellectuel, Souvarine était, selon Laurat, le mieux placé
pour écrire un tel livre. En outre, «par la beauté du langage et la*

* Lettre du 18 mai 1986.


- 327 -
sobre concision du style, l'auteur prend place au premier rang des
historiens du socialisme.»

Dans l'impossibilité de dresser un tableau vraiment complet du


livre dans le cadre d'un simple article de presse, Lucien Laurat se
proposait «d'attirer l'attention du lecteur sur quelques points (...)
particulièrement dignes d'intérêt.» Tout d'abord, «la leçon
essentielle qui se dégagede la lecture de ce livre pour les
travailleurs de l'Europe Occidentale, c'est la reconnaissance qu'il est
impossible de juger de la Russie et des choses de la Russie en y
appliquant nos mesures occidentales, coutumières. Le plus grand
mérite peut-être de l'ouvrage de Souvarine est de nous apprendre
avant tout ce qu'est la Russie». Il ressortait de cette différence
fondamentale entre les Etats et les sociétés occidentales d'une part,
russes d’autre part, que «lesprocédés bolcheviks dont le
mouvement occidental a à se plaindre aujourd'hui ne sont que la
transposition dans un autre milieu, dans un milieu heureusement
réfractaire, d'un phénomène issu organiquementd'un milieu social
et historique foncièrement différent du nôtre.» En conclusion,
Laurat insistait sur l'importance de ces facteurs si l'on voulait «voir
clair tant dans les événements de Russie que dans la politique de ce
que l'on appelle l'Internationale communiste.»

Le débat sur l'U.R.S.S. avait été quasi permanent dans le


mouvement socialiste international dans les années vingt. Il connut
un regain d'intérêt au début des années trente avec l'omnipotence
absolue acquise par Staline mettant en œuvre une politique
économique sans précédent. En France et en Belgique, L'Etudiant
socialiste (n° 6, mars 1932) se fit l'écho de ce débat en publiant sur
plusieurs numéros un texte de Friedrich Adler, le secrétaire de
l'I.O.S., «L'Expérience de Staline et le socialisme». En préambule à sa
tentative de clarification du débat dans les milieux socialistes
internationaux, il notait : «Nous voyons se faire jour dans les rangs
socialistes des vues très diverses et des divergences se produire
même entre les théoriciens marxistes. A quel point elles sont
profondes, nous pouvons nous en rendre compte d'après
l'opposition entre les vues de Karl Kautsky et celles d'Otto Bauer.»

- 328 -
Trois ans plus tard les commentaires des deux théoriciens
marxistes sur le Staline illustreront l'importance et la profondeur
de ces divergences. Chronologiquement, c'est Fritz Alsen qui rendit
compte le premier du livre de Souvarine dans les Zeitschrift für
Sozialismus (Revue pour le socialisme) en le mettant en parallèle
avec le Staline d'Henri Barbusse. Si Fritz Alsen tenait le plus grand
compte des nombreuses qualités et apports du livre de Souvarine à
la connaissance du mouvement révolutionnaire russe et à l'histoire
de la Russie soviétique, il n'en émettait pas moins certaines
critiques d'importance.

Alsen s'opposait à la comparaison entre le régime soviétique et


les dictatures fascistes et il créditait Souvarine de ne pas avoir
établi des parallèles de cette sorte et de s'être contenté de décrire
des faits. Mais, selon lui, les concordances constatées à partir des
informations fournies par Souvarine ne pouvaient laisser supposer
une évolution de l'U.R.S.S. vers le fascisme : «nous tenons une telle
fin pour impossible, avant tout parce que la situation économique
de l'Union soviétique est totalement différente de celle de tous les
états capitalistes et donc aussi des Etats fascistes.» Et Alsen
poursuivait son raisonnement à partir de l'exemple du «passeport
intérieur» des états totalitaires : «Le rôle que joue en Allemagne et
en Russie la suppression de la liberté de circulation doit être
examinée très scrupuleusement en fonction de sa signification
économique et sociale. Il est certain que cette signification ne sera
pas la même là où l'on doit surmonter les phénomènes de crise du
système capitaliste et là où l'on doit surmonter les difficultés de
croissance d'une économie planifiée.»

De ce raisonnement découlait la «critique décisive» d'Alsen à


propos de l'analyse de Souvarine sur le chaos économique du plan
quinquennal. Après la NEP, Souvarine ne peignait plus le régime
que sous les couleurs les plus noires, sans s'efforcer de souligner les
aspects positifs en même temps que les négatifs. Une fois de plus, le
critère d'objectivité était opposé à Souvarine, mais contrairement à
d'autres commentateurs qui s'en tenaient à cette remarque sans
plus argumenter, Alsen allait au fond de sa pensée. Il considérait
que, pour Souvarine, «l'évolution du régime tend bien (...) à se

- 329 -
pétrifier dans une nouvelle forme de domination de classe, avec la
bureaucratie comme classe exploiteuse (...). Il est indubitable que
l'existence de la bureaucratie constitue pour le développement de
l'Union soviétique vers le socialisme un handicap grave, peut-être
décisif. Mais on ne peut pas pour autant parler à propos de cette
bureaucratie, d’une exploitation des masses laborieuses, d'une
accumulation du capital.»

Le rôle social à attribuer à la bureaucratie était


particulièrement flou dans l'argumentation d'Alsen sur la nature de
la société soviétique, mais il se refusait à la considérer comme une
nouvelle classe exploiteuse. Il reprenait là un raisonnement typique
d'une certaine gauche qui ne niait pas certains faits critiquables,
mais était incapable de concevoir le socialisme autrement que
comme une étatisation nécessairement bénéfique de la production.

L'article d'Otto Bauer dans Der Kampf (Le Combat) allait encore
beaucoup plus loin dans la critique du livre de Souvarine et la
justification «dialectique» de la dictature de Staline. Le reproche
essentiel qu'il adressait à Souvarine, et qui sera d'ailleurs très
nettement contesté par Karl Kautsky, était de prétendre «expliquer
le développement entier de la dictature russe à partir de la
personnalité et du caractère de Staline.» Il signalait que Souvarine
qualifiait Staline de «médiocre et grotesque» alors que selon lui,
«sous la direction de Staline se construit avec une rapidité
déconcertante la puissante industrie de l'Union soviétique, s'engage
triomphalement, par la collectivisation de l'agriculture, une
révolution agraire d'une dimension inouïe, le niveau de vie et le
niveau culturel des masses populaires de l'Union soviétique
s'élèvent d'une façon significative, la Russie est redevenue une
puissance mondiale.»

Paradoxalement, Otto Bauer ne cherchait pas à réfuter les


informations et analyses argumentées fournies par Souvarine sur
l'état économique de l'U.R.S.S. du plan quinquennal, mais
poursuivait son article par des développements byzantins sur la
question de la dictature. Il reconnaissait bien dans la Russie
soviétique une «dictature bureaucratico-militaire» mais l’expliquait
par le «résultat de trois années de guerre civile», puis l'amère
- 330 -
nécessité d'une volonté unique propre à sortir le pays du
dénuement pour l'engager dans une reconstruction socialiste de
l'économie. Dans ce contexte, «seul un pouvoir dictatorial pouvait
imposer aux masses les lourds et terribles sacrifices sans lesquels
l'industrialisation et la collectivisation rapides n'auraient pas été
possibles...» En vue d'une victoire à venir, il fallait qu'un dirigeant
aux nerfs solides puisse «imposer aux masses les sacrifices les plus
terribles». La réussite de Staline pouvait se mesurer, selon Bauer, à
«l'œuvre accomplie», c'est-à-dire l'industrialisation et la
collectivisation de l'économie.

Après ce véritable plaidoyer pour la nécessité historique de la


dictature stalinienne, Otto Bauer notait curieusement que «ces
constatations ne veulent et ne doivent pas être comprises comme
une apologie de tout ce qui arrive et de tout ce qui est arrivé en
Union soviétique sous la responsabilité de Staline.» Par un
retournement «dialectique» des plus étonnants, Bauer poursuivait :
«les dures nécessités des bouleversements révolutionnaires ne
peuvent aucunement justifier la rigueur de la dictature.» Il allait
jusqu'à soulever quelques cas précis et flagrants des abus de la
répression stalinienne, notamment après l'assassinat de Kirov.

Après cet exercice de haute voltige entre la reconnaissance de


l'œuvre accomplie par la dictature et la dénonciation mesurée de
ses abus les plus criants, il livrait la clef de voûte de son
raisonnement «La terreur a une justification historique aussi
longtem ps qu'elle est nécessaire et inévitable pour
l'accomplissement de l'œuvre historique (...). Aujourd'hui, le
développement économique de l'Union soviétique a déjà traversé la
zone la plus dangereuse (...). Désormais, si la Révolution veut
atteindre son but : réaliser la société socialiste, la terreur pourra et
devra progressivement être tempérée, et la violence abandonnée, à
mesure qu'elles ne seront plus nécessaires à la défense des acquis
sociaux de la Révolution.» Comme «aucun pouvoir absolu ne se
supprime lui-même volontairement et facilement», il revenait à
l'opinion publique socialiste internationale de peser dans le sens
d'une libéralisation du régime. Il fallait qu'elle «reconnaisse l'œuvre
historique de la dictature afin précisément d'en tirer les conclusions

- 331 -
suivantes : les moyens de la terreur, qui furent nécessaires à
l'accomplissement de cette tâche, ne le sont plus aujourd'hui et
doivent pour cette raison être abandonnés.»

On reste perplexe devant une telle argumentation qui, pas une


fois, ne semble se poser le problème de l'adéquation entre les
moyens mis en œuvre et les fins prétendument recherchées. Elle
ignore également tout ce qui concerne la réalité concrète du
processus de production et l'aliénation du travailleur rivé à une
chaîne taylorienne, fut-elle «socialiste». Venant l'année même du
début de la «Grande terreur» qui vit croître la répression d'une
manière insensée, il est pour le moins consternant de constater les
ressorts d'une argumentation qui se préoccupait plus d'expliquer et
de justifier la dictature que d'en dénoncer les méfaits directs pour
le peuple russe, mais aussi indirects pour les mouvements ouvriers
d'Europe occidentale sacrifiés et instrumentalisés par la politique
internationale de Staline.

L'article de Karl Kautsky était une réponse à Otto Bauer à


propos de l'appréciation du Staline, celle-ci s’insérant dans une
réflexion plus générale concernant les problèmes du front unique
entre socialistes et communistes. Le travail de Souvarine était,
selon le théoricien marxiste, d'une importance «capitale». Plus
qu'une biographie il s'agissait avec ce livre «d'une présentation de
l'évolution globale du bolchevisme depuis ses débuts, de son
idéologie et de ses combats internes et externes.»

Kautsky critiquait, en premier lieu, le jugement émis par Otto


Bauer selon lequel Souvarine voulait expliquer «l'évolution
générale de la dictature russe à partir du caractère et de la
personnalité de Staline». Au contraire, pour Kautsky, «Souvarine
expose les forces par lesquelles s'expliquent la spécificité du
bolchevisme et sa victoire.»

Ensuite, Kautsky analysait très longuement les premiers mois


de la révolution russe où il voyait apparaître la déviation
fondamentale du bolchevisme par rapport à la tradition
démocratique du mouvement socialiste. Contrairement à Otto Bauer
qui voyait l'évolution initiale du bolchevisme résulter de l'état des
- 332 -
choses existant, Kautsky pensait que deux voies s'offraient en 1917
: «le front unique socialiste ou la domination unique des bolcheviks
sur tous les autres socialistes». Ainsi, «ce furent les bolcheviks qui,
profitant des circonstances, rendirent impossible le front unique et
érigèrent leur dictature.»

A propos du plan quinquennal, Kautsky notait que «Bauer est


obnubilé par les dimensions des nouvelles constructions et la
quantité de nouvelles machines.» Il jugeait plus normal pour un
socialiste d'évaluer ce plan, comme Souvarine, en fonction des
hommes car «ce qui est décisif, c'est l'aspect humain et non pas
technique des innovations dans le domaine économique.»

Autre grief de Kautsky au théoricien austro-marxiste : sa cécité


devant l'apparition d'une nouvelle aristocratie. Il s'est, en effet,
formé «sur l'anéantissement des anciennes classes une nouvelle
division de classes, une hiérarchie ayant à sa tête le dictateur.»

Enfin, Kautsky s'opposait à Otto Bauer sur la conception même


de la marche au socialisme. Après avoir cité la phrase suivante de
Bauer : «Le socialisme tolère la dictature terroriste comme un
moment de transition vers la suppression des classes et la
reconstruction d'un ordre social dans lequel une liberté entière et
durable deviendra pour la première fois possible», Kautsky
critiquait sévèrement les positions de Bauer au nom d'une fidélité à
Marx lui-même. Il écrivait : «D'après la conception d'Otto Bauer, le
socialisme ne provient plus du mouvement ouvrier, lequel exige et
présuppose une certaine liberté d'action des travailleurs, mais de la
violence terroriste exercée par un maître tout-puissant, avec tous
les instruments mis à sa disposition, sur la masse du peuple qui, à
la suite d'une dizaine d'années d’oppression sous le joug d'une
police toute puissante, a désappris toute conscience de soi, toute
pensée autonome, toute activité dans des organisations libres.»

La deuxième partie de l'article était comme le titre l'annonçait


une discussion des thèses de Bauer sur le front unique, les deux
thèmes étant selon Kautsky étroitement liés. Selon le théoricien
marxiste, «le front unique ne signifie pas, au fond, une coopération
collective de prolétaires qui agissent librement dans le mouvement
- 333 -
ouvrier, mais une collaboration de l'organisation jusqu'à aujourd'hui
le plus démocratique du monde, l'Internationale ouvrière socialiste,
avec la dictature la plus puissante du monde.»

Emile Vandervelde consacra également un compte-rendu au


livre de Souvarine dans La Dépêche de Toulouse. Selon le socialiste
belge, le livre n'était pas à proprement parler une biographie ni
une histoire de la Révolution russe mais plutôt, «une histoire des
dessous politiques de la Révolution russe». Cette première
appréciation du leader socialiste belge laissait apparaître, dès
l'abord, une prise de distance certaine avec le contenu du livre.
D'autant qu'il soulignait que l'auteur du livre était un dissident du
communisme officiel. Après un examen des grands thèmes du livre
(notamment l'opposition Staline-Trotsky), Vandervelde se
demandait si, au vu des pièces du dossier, Souvarine était juste
pour l'homme et le régime. Malgré la masse de faits négatifs
présentés, Vandervelde concluait d'une manière surprenante par
des propos proches du lyrisme sur la nouvelle société soviétique en
train de se construire, n'ignorant pas le passif mais l'évacuant
comme quantité négligeable dans le bilan final : «Ne regardons pas
trop les scories. Songeons plutôt aux forces éruptives qui sont en
train de faire surgir un monde.»

Enfin, le social-démocrate russe Abramovitch donna également


son appréciation sur le travail de Souvarine, dans l'organe de la
social-démocratie russe en exil, le Courrier socialiste, en indiquant
que ce dernier aposé un problème difficile : «Il veut exposer non
seulement une biographie critique de Staline avec ses
caractéristiques en tant qu'homme, révolutionnaire, homme
politique et théoricien, mais aussi un aperçu historique du
bolchevisme en Russie sur fond de l'histoire de la Révolution russe
en général. Il faut reconnaître que sur les trois objectifs, il atteint
les deux derniers le mieux du monde.»

La réserve principale d'Abramovitch portait donc sur


l’appréciation par Souvarine du rôle politique de Staline. Il posait
ainsi ce qu'il considérait comme une énigme : «Comment expliquer
l'ascension vers de tels “himalayas” de la gloire chez un homme aux

- 334 -
dons d'intellectuel moyen, dépourvu d'esprit, sans instruction et
sans talent imposant d'orateur et d'écrivain ?»

Pour Abramovitch, Souvarine ne donnait pas une réponse


satisfaisante à cette question. Les caractéristiques de la
personnalité de Staline signalées par Souvarine (ténacité, malice,
perfidie, esprit de vengeance, maîtrise de soi, soif du pouvoir,
amour propre, immoralité totale) étaient, bien sûr, indispensables à
un homme qui prétendait au rôle de dictateur. Mais cela ne
suffisait pas, pour le social-démocrate russe, à épuiser cette
question.

A ce stade, Abramovitch rejoignait une partie des thèses de


Bauer. La force de la personnalité de Staline provenait du fait qu'il
était le seul en mesure de résoudre le problème posé objectivement
à la dictature bolchevik : l'expropriation de millions de paysans et
la collectivisation de l'économie. Pour atteindre ce but, il fallait «la
présence à la tête de l'appareil gouvernemental d'une volonté
insoumise, inflexible, ne s'arrêtant devant rien, nullement contrôlée
par des retenues morales et intellectuelles». Et Abramovitch
d'insister en écrivant qu'«une telle volonté se trouvait en Staline et
en lui seul».

Malgré cette importante réserve sur le rôle historique de


Staline, Abramovitch considérait que le livre de Souvarine était «un
manuel permettant de comprendre et de donner un accent critique
sur la réalité soviétique».

E. L'EXTREME-GAUCHE : TROTSKYSTES, COMMUNISTES


OPPOSITIONNELS ET ANARCHISTES.

Du côté des trotskystes ou des communistes oppositionnels


c'est d'autres formes de minimisation ou de déni de l'œuvre de
Souvarine que l'on peut noter.Il

Il faut tout d'abord remarquer que la brochure de 1936 ne


contenait aucun compte-rendu du Staline paru dans la presse
trotskyste. De même les œuvres de Léon Trotsky ne reproduisent
- 335 -
aucun article consacré en tant que tel à ce livre dont le sujet
intéressait pourtant, au premier chef, le proscrit le plus célèbre du
stalinisme.

Fidèle à son jugement de 1929 après sa rupture avec


Souvarine — «On enregistre un homme à la mer et on passe à
l'ordre du jour» (Â.C.C., p. 276) — Trotsky ne daigna pas commenter
le Staline alors qu'il multiplia adresses et polémiques avec des
auteurs dont l'importance peut paraître beaucoup plus secondaire.

Pourtant il avait pris connaissance du livre en novembre 1935


au Weskaal, en Norvège, où il était exilé après avoir été expulsé de
France. Fred Zeller était à ses côtés à cette époque et travaillait
quotidiennement avec lui. Il raconte d'une manière détaillée ses
réactions à la réception du Staline :

«Le vieux va feuilleter l'ouvrage très rapidement, se contentant


pour le moment de lire quelques pages en diagonale, haussant les
épaules, parfois agacé. Puis il émit quelques réflexions agrémentées
d'un rire sarcastique. Enfin il me dit : “Camarade Zeller, je n'ai pas
le temps en ce moment de lire ce gros ouvrage dans lequel
Souvarine fait une révision du marxisme et du bolchevisme et
critique violemment mes amis et moi. Essayez donc chaque soir
avant de vous endormir de le parcourir et dites-moi chaque matin
ce que vous avez relevé d'essentiel”. Et c'est ainsi que tous les jours,
je lui fis un résumé le plus objectif possible du Staline de Souvarine
(...)•

Le “vieux” n'avait pas du tout apprécié en particulier ce que


l'auteur reprochait à l’opposition communiste de gauche : sa
tactique et sa stratégie après la mort de Lénine ; les compromis
successifs et les revirements avec la “Troïka” de Staline, Zinoviev,
Kamenev. Mais Souvarine reprochait surtout au vieux sa fidélité —
que rien ne justifiait plus — envers le Parti russe, les Soviets et
l'Etat qui, à ses yeux, n'étaient plus ni un parti communiste ni un
Etat ouvrier, mais un parti corrompu et dégénéré, un Etat totalitaire
entre les mains d'un tyran sanglant et fou.

- 336 -
Comme je lui signalais les “erreurs graves” énumérées par
Souvarine, le vieux polémiqua : “Des erreurs, des erreurs, mais nous
n'avons pas cessé d'en faire ! Lénine lui-même ne le niait pas ; le
soir de la prise du pouvoir devant le congrès pan-russe des Soviets,
il disait : “Le pouvoir est à nous, bien que nous ayons fait dans cette
dernière période des milliers d'erreurs, et je suis bien placé pour le
savoir”. Il s’ensuivit un cours magistral sur la Révolution française,
les erreurs des uns et des autres, jusqu'à la chute de Robespierre
qui avait épuisé, ainsi que ses amis, “toutes ses réserves physiques
et morales”.

Il y eut un long silence. Le vieux selon son habitude, arpentait la


pièce de long en large, la main caressant son bouc légendaire, puis il
me dit : “Souvarine a un trèsmauvais caractère, mais il n'est pas le
seul !” ... “Je voudrais qu'à votre retour à Paris vous alliez voir de
ma part Souvarine, bien que nos amis ne l'aient pas épargné. Il
entreprend une révision du marxisme et du bolchevisme et il
critique tout le monde. Peut-être y aurait-il intérêt à renouer avec
lui, reprendre notre correspondance, discuter ses arguments, ne
serait-ce que pour l'empêcher d'aller trop loin dans la polémique. Il
faut voir si ses arguments sont sérieux. On ne doit rien négliger en
principe, surtout maintenant. Je sais qu'il a très mauvais caractère
et qu'il est entier dans ses jugements mais il n'est pas le seul” L».

Il peut paraître assez étrange que Trotsky ait eu besoin d'un


jeune militant comme Fred Zeller pour contacter Souvarine alors
que son propre fils et intime collaborateur, Léon Sédov, se trouvait
à Paris depuis 1933 et rentra en contact avec l'annexe parisienne
de l'Institut international d'histoire sociale, dont Souvarine était le
secrétaire, pour le dépôt d'un fonds d'archives de Trotsky.
Souvarine, prenant connaissance des mémoires de Zeller, exprima
d’ailleurs sa «surprise» au messager négligent. Au delà d'une
anecdote difficilement vérifiable, l'attitude de Trotsky devant le
S t a l i n e , semble faite d'un agacement certain devant le1

1 Fred Zeller, «Adieu Boris Souvarine», H umanism e (Revue des francs-maçons du


Grand Orient de France), n° 162, mai 1985.
- 337 -
révisionnisme de Souvarine et d'un intérêt évident pour le sujet de
l'ouvrage.

Avec le temps, c'est le premier terme qui va l'emporter et


Trotsky passera rapidement du simple désaccord agacé à une
critique virulente. Dans un article écrit en août 1937, il qualifiait
ainsi le Staline : «Les côtés matériel et documentaire de l'œuvre de
Souvarine représentent le produit d'une recherche longue et
consciencieuse. Cependant la philosophie historique de l'auteur
étonne par sa vulgarité. Pour expliquer toutes les mésaventures
historiques ultérieures, il recherche les vices internes contenus
dans le bolchevisme. L'influence sur le bolchevisme des conditions
réelles du processus historique n'existe pas pour lui. M. Taine lui-
même, avec sa théorie du milieu, est plus proche de Marx que
Souvarine»1.

Cette réflexion de Trotsky était une simple note de bas de page


dans un article sur «Bolchévisme et stalinisme, sur les racines
historiques et théoriques de la IVe Internationale». Souvarine y
était présenté comme un des plus typiques représentants d'un
courant qui ne faisait pas procéder le stalinisme du bolchevisme en
tant que tel «mais de ses péchés politiques». Curieusement, le
«droitier» Souvarine se retrouvait côtoyer, dans la réfutation de
Trotsky, les «communistes de gauche» hollandais des années vingt,
Hermann Gorter et Anton Pannekœk. Trotsky, toujours si prompt à
réduire les divergences historiques, politiques ou philosophiques, à
une opposition entre «gauche», «centre» et «droite» aurait gagné à
expliquer par quel miracle un «droitier» avéré se retrouvait aux
côtés de «gauchistes» notoires. Comme quoi on est toujours, sans
doute, le «centriste» de quelqu'un ...

Après la polémique qui suivit la traduction française de L eu r


morale et la nôtre de Trotsky, ce dernier s'en prit très violemment
à Souvarine, qualifié de «sycophante», et à son Staline. Quelques
extraits permettront de juger d'un net changement de degré dans
l'expression des désaccords par rapport au propos de 1937 :1

1 Léon Trotsky, Œ uvres , mai 1937-septembre 1937, tome 14, Publications de


l'Institut Léon Trotsky, 1983, p. 350.
- 338 -
«Son livre sur Staline malgré l'abondance de citations et de faits
intéressants est un auto-témoignage sur sa propre indigence.
Souvarine ne comprend ni ce qu'est la révolution, ni ce qu'est la
contre-révolution. Il applique au processus historique les critères
d’un philosophailleur convaincu, une fois pour toutes, de la bassesse
humaine. La disproportion entre le criticisme et l'impuissance
créatrice le ronge comme un acide. D'où une hargne constante, et
une absence de conscience la plus élémentaire dans l'appréciation
qu'il porte sur les idées, les gens, les événements, tout cela se
cachant derrière une aride prétention moralisatrice. Comme tous les
misanthropes et les cyniques, Souvarine gravite organiquement
autour de la réaction.» 1

La polémique personnelle l'avait définitivement emporté sur


l'analyse critique et circonstanciée de l'ouvrage.

Un point de vue proche du trotskysme fut exprimé par Robert


Ranc dans l'éphémère revue de documentation et de bibliographie
publiée par la «Librairie du Travail», Lectures prolétariennes *2.
Robert Ranc fut secrétaire du Conseil d'Administration de la
Librairie du Travail de 1931 à 1938 3.

* Léon Trotsky, Œ u vres, avril 1939-septembre 1939, tome 21, Publications de


l'Institut Léon Trotsky, 1986, p. 212-213.
Le texte de Trotsky (daté du 9 juin 1939) était intitulé «Moralistes et sycophantes
contre le marxisme». Le terme sycophante signifie littéralement dénonciateur,
calomniateur, espion, fourbe.
2 Cette revue figure dans «la liste par ordre chronologique des livres et des brochures
édités par La Librairie du Travail» établie par Marie-Christine Bardouillet : L a
Librairie du Travail, Paris, Centre d'Histoire du Syndicalisme, François Maspero,
1977. Le n° 1 dont est extrait l'article de Ranc n’y figure d'ailleurs pas. Le n° 2
parut en 1936 et le n° 3 en 1937. Chaque numéro comportait 32 pages et était tiré à
10 000 exemplaires.
3 Robert Ranc (1905-1984), membre du syndicat des correcteurs, il se rapprocha de
l'opposition trotskiste par l'intermédiaire de son ami Alfred Rosmer, mais ne tarda
pas à s'en éloigner, pour, à partir de 1930, se rapprocher de l'équipe de L a
Révolution prolétarienne, tout en conservant des rapports amicaux avec certains
trotskystes. Cf. D.B.M.O.F., t. 39, p. 381-382.
- 339 -
Ranc reconnaissait deux qualités au livre de Souvarine : il était
précieux par l'abondance de sa documentation et il permettait
d'avoir une idée synthétique de l'histoire du bolchevisme.
Cependant, «à vouloir trop prouver la faillite du bolchevisme, c'est
le communisme, l’idée de révolution, la nécessité de la dictature du
prolétariat, les possibilités constructives de la classe ouvrière,
représentée par l'exemple de l'U.R.S.S. que Souvarine semble
atteindre.»

Une fois de plus, on retrouve sous la plume de Ranc la


tendance consistant à reconnaître la valeur documentaire du livre
tout en se refusant à tirer les conséquences, en terme d'opposition
radicale au stalinisme, des faits exposés. Ranc se préoccupait avant
tout «de conserver à la Révolution russe prise dans son ensemble,
contre la bourgeoisie et pour le prolétariat, sa valeur et son sens».

Si Marcel Martinet avait, au vu, des multiples exemples de la


répression stalinienne, tiré un bilan radical de la dégénérescence
de la révolution russe, beaucoup se refusaient, malgré l'évidence, à
renoncer à l'image mythifiée et mystifiée de la «grande lueur à
l'Est» qui allait sauver les prolétaires du monde. Pour expliquer
cette attitude d'auto-aveuglement, peut-être faut-il avoir en
mémoire la phrase de Sophocle citée par Simone Weil : «Je n'ai que
mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances
creuses».

Ces «espérances creuses» sur le rôle révolutionnaire et


progressiste «malgré tout» de l'U.R.S.S. étaient pourtant moralement
inacceptables et politiquement fausses, bien que très longtemps et
très majoritairement partagées.

Plusieurs anciens militants trotskystes ont bien voulu répondre


à nos questions sur leur lecture du Staline. En premier lieu, Maurice
Nadeau lut le livre à sa parution *. Pour le groupe trotskyste auquel

* Maurice Nadeau (né en 1911), instituteur, professeur, puis journaliste et critique


littéraire. II adhéra en 1931 au P.C. et à la Fédération unitaire de l'enseignement. Après
son exclusion du parti, il milita dans les organisations trotskystes et collabora h L a
V é r i t é et à La Lutte de classes, puis, après la fondation du Parti ouvrier
- 340 -
il appartenait, «l'ouvrage n'apportait rien que nous ne sachions
déjà, mais il était réconfortant de constater que les analyses de
Trotsky (avec qui Souvarine avait des différends politiques) se
trouvaient confirmées et allaient toucher un public dont nous étions
séparés 1. »

Rétrospectivement Maurice Nadeau insiste plus, comme


certains anciens militants libertaires, sur l'impact public du livre
dans la dénonciation du stalinisme auprès de plus larges secteurs
de l'opinion que sur les désaccords théoriques et politiques
fondamentaux du courant trotskyste avec les analyses de Souvarine
sur le bolchevisme. Il n'est pas interdit de penser qu'à l'époque, les
termes étaient inversés et que les désaccords prenaient le pas sur
la condamnation commune du stalinisme.

Yvan Craipeau qui avait adhéré à la Ligue communiste à 18


ans, en octobre 1929, n’a pas le souvenir d'avoir lu le livre à sa
sortie mais seulement en 1938. Il estimait qu'il aurait dû «plus que
tout autre, être disponible pour apprécier l'ouvrage de Souvarine.»
Mais son itinéraire politique retarda sa prise de conscience en
même temps qu'il illustrait «les mécanismes de la pensée sectaire» :
«Autant qu'il m'en souvienne, j'y trouvais “beaucoup d'exagération”
— une polémique rageuse qui n'épargnait pas l'opposition de
gauche. Ma lecture passait par le prisme de mon mépris pour le
“renégat”. Mon combat contre la thèse de “l'Etat ouvrier dégénéré”
s'inscrivait dans le cadre de la IVe Internationale. Je me trouvais
gêné par les analogies chez un penseur “bourgeois.”» Craipeau
subissait l'influence des thèses de Rakovsky et aussi du livre de
Ciliga, même s'il y regrettait, comme chez Souvarine, des
«exagérations». Pendant la guerre, responsable de l'organisation
trotskyste, il mit de côté ses analyses sur l'U.R.S.S., estimant qu'il y
avait d’autres priorités. De même après la guerre : «Menant
campagne pour un “parti de masse”, je refusai de diviser ses
partisans sur la question russe et je laissai s'exprimer les partisans*

internationaliste, il fut membre de sa commission de contrôle et collabora à sa revue,


Quatrième Internationale. Cf. D.B.M.O.F., t. 37, p. 205-206.
* Lettre du 11 septembre 1985.
- 341 -
de l'orthodoxie trotskyste au nom de ma tendance.(...) Je n'ai relu le
Staline de Souvarine que beaucoup plus tard, au cours des années
50. Je l'ai apprécié alors à sa juste valeur L»

Un autre ancien militant trotskyste, Jean-René Chauvin,


entendit parler de Souvarine pour la première fois en 1937 mais ne
lut le Staline qu'au début de l'occupation grâce à un camarade qui
put le lui procurer clandestinement *2. Si le livre avait retenu son
attention, il ne peut pas affirmer qu'il l'ait beaucoup influencé sur
le plan politique. La lecture de Souvarine, après la guerre, lui
permit d'abandonner la thèse trotskyste de l'Union soviétique
comme «Etat ouvrier bureaucratiquement déformé», mais son
influence dans cette évolution était loin d'être la seule et Chauvin
cite, entre autre, la revue Socialisme ou Barbarie et les études du
sociologue hongrois Tomori-Balasz 3. Il accordait à Souvarine une
appréciation exacte de la politique internationale de la
bureaucratie, à l'égal de Trotsky, et une excellente connaissance des

* Lettre du 24 août 1985. Yvan Craipeau (né en 1911), instituteur puis professeur,
militant et dirigeant trotskyste. Cf. D.B.M.O.F., t. 23, p. 320-322.
2 Jean-René Chauvin (né en 1918), secrétaire adjoint de la Fédération de la Gironde des
Jeunesses socialistes, proche de la gauche révolutionnaire, il se rapprocha, en 1937,
du mouvement trotskyste et adhéra au Parti ouvrier internationaliste. A la veille de
la guerre, il le quitta avec la tendance Rous-Craipeau pour rejoindre le P.S.O.P. de
Marceau Pivert. Requis pour le S.T.O., pendant l'Occupation, il se cacha à Paris, mais
fut arreté au cours d'une rafle et déporté à Mauthausen, puis Auschwitz-Birkenau et
Buchenwald. Après la guerre, il milita au Parti communiste internationaliste puis au
Rassemblement démocratique révolutionnaire. Cf. D.B.M.O.F., t. 22, p. 208-209.
3 Jean-René Chauvin pense très certainement à la brochure publiée par les Cahiers
Spartacus, 1948, et intitulée Qui succédera au capitalisme ? (Série A, n° 18, juillet-
septembre 1981).
Dans leur catalogue de mars 1979 les Cahiers Spartacus présentaient comme suit cet
ouvrage : «Le socialisme doit-il nécessairement sombrer dans l'étatisme ? Un régime
post-capitaliste, autre que le socialisme est-il concevable ? Le socialisme est-il
inéluctable ? Est-il au moins possible ? Et pourquoi donc, au lieu de ce que l'on
prenait, il y a une cinquantaine d'années, pour du socialisme en germe, c'est
exactement son antithèse, sa négation, un régime diamétralement à l'opposé des
aspirations socialistes qui s'est monstrueusement développé et affermi ?»
- 342 -
hommes qui étaient à la tête de l'Internationale communiste jusque
dans les années trente. Mais ces analyses péchaient en ce qui
concerne l'évolution sociologique de l'U.R.S.S. dans cette période. J.-
R. Chauvin résumait comme suit l'appréciation portée dans les
milieux trotskystes sur Souvarine et son livre : «Avant guerre j'ai
entendu certains déclarer que Souvarine avait complètement
abandonné le bolchevisme et même trahi ; mais d'autres déclarer
qu'il avait écrit un livre irremplaçable (...) Souvarine était
principalement apprécié par ceux qui avaient abandonné la thèse
de l'Etat ouvrier bureaucratiquement déformé U»

Dans une correspondance du 20 janvier 1986, Fred Zeller


compléta son témoignage d' H u m a n i s m e par des remarques
complémentaires sur le contexte général de la publication du livre :

«... au moment de la parution du St al i ne la puissance et


l'organisation du P.C. étaient telles alors que la terreur intellectuelle
pesait lourdement sur l'intelligentsia de gauche. Nous étions
engagés alors dans l'Unité d'action avec le P.C. et la consigne était
de ne le contredire en rien. (...) Pour ce qui fut de Souvarine lui-
même, il passa bien sûr pour un “agent de la bourgeoisie”... mais au
même titre que nous. Il ne fallait pas attaquer la Russie des Soviets,
la vraie patrie des travailleurs, ni donner des armes à ses
adversaires. Il y a cinquante ans, personne ne pouvait imaginer ce
qu'était, ni ce qu'allait devenir cette “patrie socialiste” à laquelle
même Trotsky était encore attaché sentimentalement et
politiquement. Seul alors Souvarine avait vu clair. Et l'on peut
imaginer quel courage il lui fallut pour résister, seul, sans soutien
jusqu'au bout avec sa vérité, qui est aujourd’hui la nôtre.»

Un point de vue extrêmement critique, mais sensiblement


différent des critiques de Trotsky, fut exprimé dans la revue Que
faire ? Fondée à l'automne 1934 par des responsables du Parti
communiste français et de l'Internationale communiste, elle était
l'expression d'un «courant de redressement des positions politiques
du P.C.F., tout en restant un groupe semi-interne clandestin». Cette
tentative communiste oppositionnelle avait pour vocation de1

1 Lettre du 7 novembre 1985.


- 343 -
rassembler largement des sympathisants et des militants aussi bien
à l'intérieur qu’à l'extérieur du P.C.F. Elle marqua le cheminement
intellectuel de ses principaux animateurs : André Ferrât, Georges
Kagan, Victor Fay, René Garmy et Pierre Rimbert L

L'article intitulé «Souvarine historien du bolchevisme» parut


dans les livraisons de janvier et février 1936 sous la plume de A.
Martin, pseudonyme de Georges Kagan, juif polonais né à Lodz en
1906 : «Condamné à une lourde peine dans son pays pour activité
communiste, il réussit à sortir de prison et se réfugie en France.
Expulsé, il part pour la Belgique et achève ses études de sociologie à
l'Université de Bruxelles. A nouveau expulsé, il rejoint Moscou où il
fait la connaissance de Ferrât. Envoyé ensuite en France (...) il prend
en charge les Cahiers du bolchevisme. Entré en rébellion contre les
positions gauchistes de l'I.C., il refuse, en 1935, de se rendre à
Moscou. Membre actif de Que faire ? où il joue incontestablement
le rôle d’“éminence grise”, Kagan devra quitter la France pendant la
guerre et mourra de maladie aux Etats Unis en 1943.» *2

Selon Kagan, le livre de Souvarine poursuivait un triple but :


«expliquer l'énigme Staline à travers sa biographie, donner un
aperçu historique du bolchevisme et de la grande révolution russe».
Mais il n'avait pas réussi à donner une réponse satisfaisante à ces
trois objectifs car, en premier lieu, il n'apportait pas de réponse
satisfaisante à la compréhension exacte du rôle de Staline, se
contentant d'en faire «une incarnation du mal» ou «un personnage
diabolique».

D'autre part, «dans son appréciation du bolchevisme, Souvarine


raisonne non pas en tant que marxiste mais en tant que démocrate
petit-bourgeois» pour qui le bolchevisme est une doctrine immorale
basée sur la conception m ilitaire d'une organisation de

* Les citations et les renseignements sur ce groupe communiste oppositionnel sont


extraits de Guillaume Bourgeois, «Le groupe “Que faire ?”, aspects d’une opposition»,
Communisme, n° 5, 1984, Paris, Presses Universitaires de France, p. 105-117.
2 Ibidem, p. 116. M. Pierre Rimbert, dans une lettre du 28 février 1986, nous signala
que l'auteur de l'article était Kagan en confirmant les renseignements biographiques
donnés par G. Bourgeois. Cf. également D.B.M.O.F., t. 32, p. 340-341.
- 344 -
révolutionnaires professionnels. Concernant le rôle de Lénine dans
la révolution russe, Kagan reprochait à Souvarine «de substituer au
matérialisme historique la conception idéaliste de l’histoire, œuvre
des héros». A propos de l'histoire de la révolution russe de 1917,
Kagan accusait Souvarine de reprendre «une vieille thèse
menchevique» selon laquelle les bolcheviks n'auraient pas réalisé le
programme socialiste traditionnel par mauvaise volonté mais parce
que les circonstances n'étaient pas réunies pour l'appliquer.

Un des rares points d'accord de Que faire ? avec le livre


concernait l'examen détaillé par Souvarine des fautes de
l'opposition trotskyste qui avait amené sa défaite contre Staline.
Mais il fallait aller au-delà d'une simple lutte de cliques pour en
retrouver les causes véritables dans la lutte des forces sociales en
présence. Selon Kagan, «Souvarine pousse à l'extrême les défauts de
la méthode de Trotsky, tout en abandonnant ce qu'il y avait de
précieux chez lui. Pour Souvarine, tout se réduit au fond aux petites
manœuvres de couloirs, aux intrigues, aux habiletés, aux
maladresses, en un mot aux scories, pendant que le phénomène
fondamental, le changement de caractère du parti bolchevik et du
caractère de l'Etat soviétique sous l'influence de la lutte de classes,
est à peine mentionné.» Concernant cette dernière critique, il est
opportun de rappeler que Souvarine avait, dès 1927, dans son
article du Bulletin communiste (n° 22/23, oct.-nov. 1927), «Octobre
noir», souligné la transformation de nature du parti bolchevik en
U.R.S.S. et insisté, à de nombreuses reprises, sur l'exploitation
renforcée des classes laborieuses par la classe bureaucratique.

Enfin, la critique de Kagan n'épargnait pas le dernier chapitre


du livre sur l'Etat knouto-soviétique, puisque le rédacteur
considérait que Souvarine abandonnait l'idéologie menchévique, qui
inspirait son analyse de la révolution russe, pour aboutir à des
conclusions contre-révolutionnaire car «ses appréciations semblent
empruntées aux feuilles rédigées par les émigrés blancs».

Kagan refusait l'idée de Souvarine, développée par Lucien


Laurat, selon laquelle la société soviétique était basée sur une
exploitation de l'homme par l'homme, du producteur par les
bureaucrates. Pour lui, «l'expérience montre non pas l'omnipotence
- 345 -
de la bureaucratie dans la vie économique, comme s'imagine
Souvarine, mais au contraire la nécessité pour elle de se soumettre
aux lois du marché.» En conclusion, il estimait que la «haine
mesquine» de Souvarine contre Staline l'avait jeté «dans les bras de
la contre-révolution capitaliste».

D'après Pierre Rimbert, ce compte-rendu exprimait bien le


point de vue des animateurs de Que faire ? car tous les articles
publiés étaient discutés avant publication. Selon lui, le livre de
Souvarine était «trop centré sur les à-côtés de l'histoire».

André Thirion, qui appartint à ce courant, exprima un point de


vue rétrospectivement différent sur le livre en écrivant qu'avant
1940, «toute personne mettant en doute la réalité d'une révolution
russe, en octobre 1917 pour qualifier de coup d'état la prise du
pouvoir par Lénine était accusée de menchévisme d'abord parce
que les classifications plus ou moins insultantes tenaient lieu de
pensée politique, ensuite parce que les premiers, les menchéviks
ont attiré l'attention sur le phénomène L»

Malgré l'absence de périodiques libertaires dans la liste


proposée par la brochure de 1936, en dehors des articles de Nicolas
Lazarévitch et Ida Mett *2, dans la presse belge ainsi que la note de
lecture de E. Armand dans sa revue, l'ensemble du mouvement
anarchiste n'ignora pas le Staline.

Historiquement, les anarchistes furent, avec les socialistes-


révolutionnaires, les premiers dans le mouvement ouvrier (pour
certains dès 1918) à dénoncer, d'un point de vue révolutionnaire,
les exactions du bolchevisme russe. Par solidarité avec leurs

* Lettre du 13 décembre 1985.


André Thirion (né en 1907), membre du P.C.F. et du groupe surréaliste, il rejoignit,
fin 1934, la S.F.I.O., où il milita dans la tendance de Jean Zyromski, la Bataille
socialiste et fut un membre actif du groupe «Que faire ?». C f.D .B .M .O .F ., t. 42,
p. 151-154.
2 Son article sur le Staline, mentionné dans la brochure de 1936, parut dans Le Signal
(Bruxelles), périodique actuellement introuvable pour l'année 1935 en Belgique,
y compris à la Bibliothèque royale Albert Ier (lettre du 1er février 1993).
- 346 -
compagnons russes persécutés, ils menèrent pendant tout l'entre-
deux guerres des campagnes de dénonciation de la répression
contre les classes laborieuses et les militants révolutionnaires.
D'une manière générale, la presse anarchiste française, toutes
tendances confondues, alerta à de nombreuses reprises l'opinion
ouvrière et sympathisante sur des cas individuels ou collectifs de
répression et donna des informations sur la situation économique,
politique et sociale en U.R.S.S.

En France, l'organisation la plus importante du mouvement


était l'Union anarchiste. Un extrait du St al i ne parut dans son
hebdomadaire, Le Libertaire, précédé d'une courte présentation
dont le contenu soulignait bien de quelle manière le livre était
perçu par ces militants. L’auteur anonyme de ces quelques lignes le
considérait comme «une sorte de manuel révolutionnaire» et
insistait sur le rappel d'un certain nombre de faits historiques
propres à convaincre «de la supériorité des vues anarchistes
pendant la période dite post-révolutionnaire». Le Libertaire se
proposait de publier dans les semaines suivantes d'autres extraits
afin de tirer «les enseignements qui en découlent, au regard de
l'anarchisme». Mais ce projet ne fut pas mis à exécution.

Malgré cela, les militants de l'Union anarchiste n'ignorèrent pas


le livre de Souvarine. Ainsi Nicolas Faucier avait lu le Staline lors de
sa parution : «Les révélations qu’il contenait sur la faillite du
totalitarisme bolcheviste, authentifiée par celui-là même qui avait
été l'auteur de la résolution pour l'adhésion à la Troisième
Internationale, en 1920, venant de surcroît confirmer nos propres
critiques et celles des premiers dissidents (...) ne pouvaient que
trouver un écho sympathique de la part des anarchistes et des
syndicalistes révolutionnaires sincèrement attachés à l'œuvre de
transformation sociale.» 1 De même André Senez, militant à l'Union

1 Lettre du 6 août 1985. Nicolas Faucier (1900-1992), militant de l'Union anarchiste,


syndicaliste, trésorier de la section française de la Solidarité internationale
antifasciste (S.I.A.). Il a publié en 1988 son autobiographie aux Editions La Digitale,
Quimperlé, 1988 : Dans la mêlée sociale. Itinéraire d'un anarcho-syndicaliste. Cf.
D.B.M.O.F., t. 27, p. 213-214.
- 347 -
anarchiste, se souvient que le livre souleva «un intérêt particulier
dans les milieux révolutionnaires, anarchiste-communiste,
trotskyste, communiste d’opposition» l .

Un autre ancien militant de l'Union anarchiste, René Ringeas,


confirme cet intérêt : «J’ai lu, nous avons tous lu dans nos maigres
groupes anarchistes de l'entre-deux guerres le Staline. Il était pour
nous la confirmation de tout ce que nous dénoncions dans Le
Libertaire et dans nos meetings. L'évolution de la Russie nouvelle
vers la dictature pure et simple en lieu et place de celle du
prolétariat, les crimes de Staline nous étaient connus par les récits
que nous en faisaient des camarades tels que Makhno et plusieurs
autres ayant connu les prisons communistes. Le livre de Souvarine
était appelé à un autre retentissement que celui auquel pouvait
prétendre nos confidentiels journaux (...). Le Staline arrivait à un
moment où personne ne voulait savoir, où l'intelligentsia
internationale se bouchait yeux et oreilles, prosternée devant le
nouveau dieu, le père des peuples, le génie suprême. Pour nous (...)
[le livre] ne pouvait être une révélation mais une éclatante
confirmation *2.»

Même écho chez Louis Anderson qui assuma la rédaction du


Libertaire de 1932 à 1939 : «Bien sûr, j'ai lu en son temps le livre
de Souvarine. Très intéressant dans les détails il n'a cependant pas
appris grand-chose aux militants anars dont j'étais. Dès 1921 (à une
époque où Souvarine était un forcené bolcho) les anars étaient déjà
avertis des excès du système soviétique. Entre eux et les
communistes le fossé n'avait fait que se creuser, de sorte que les

* Lettre du 6 novembre 1985.


2 Lettre du 7 août 1985. René Ringenbach, dit Ringeas (né en 1914), membre de la
commission administrative de l'Union anarchiste et collaborateur du Libertaire. Cf.
D.B.M.O.F., t. 40, p. 162.
- 348 -
révélations de Souvarine ne faisaient que renforcer ce qu’ils
savaient déjà L»

En dehors de l'Union anarchiste, Pierre-Valentin Berthier


ignora le Staline à sa sortie mais avait remarqué que certains
membres ou sympathisants de son groupe du Centre de la France
«ont lu ce livre et, incidemment, en parlèrent, mais il n'a influencé
en rien leur opinion sur le dictateur et la dictature soviétiques,
attendu qu'ils étaient déjà abondamment informés de ce qui se
passait là-bas et qu'ils s'étaient déjà fait une conviction solide,
étayée par les persécutions dont notre presse se faisait l’écho.
Mauricius, May Picqueray, Gaston Levai, étaient allés en Russie dès
1921-1922, et tous ceux qui, sincèrement, ont voulu savoir la vérité
étaient déjà fixés plus de dix ans avant la publication du livre de
Souvarine. La lecture de celui-ci n'a pu modifier leur manière de
juger 2.»

De même, Maurice Laissant ne lut pas le livre car il considérait


«que les mouvements anarchistes n'avaient rien à apprendre sur la
Russie, informés qu'ils étaient par les témoignages de Mauricius, de
May Picqueray et plus complètement encore par ceux de Voline» 3.

Henri Bouyé va dans le même sens que ses anciens


com pagnons 4. Il lut le livre à sa sortie et sa lecture fut plus une
confirmation de faits connus qu'une véritable découverte de la
nature du système soviétique. Il signale que «dans l'atmosphère de
l’époque (...) nous étions déjà dans les milieux anarchistes très au
courant de la réalité soviétique et si Boris Souvarine a pu éclairer*234

* Lettre du 30 juillet 1985. Charles, Louis Anderson, dit Ander, correcteur, militant
de l'Union anarchiste et administrateur du Libertaire de 1932 à 1939. Cf. D.B.M.O.F.,
t. 17, p. 141-142.
2 Lettre du 30 juillet 1985. Pierre-Valentin Berthier (né en 1911), journaliste puis
correcteur, militant libertaire et collaborateur de la presse du mouvement depuis
1932. Cf. D.B.M.O.F., t. 19, p. 72.
3 Lettre du 7 octobre 1985. Maurice Laisant (né en 1909), militant pacifiste et
anarchiste. Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 147-148.
4 Lettre non datée. Henri Bouyé (né en 1912), militant anarchiste, trésorier, en 1939,
de la Fédération anarchiste de langue française. C f.D .B.M .O .F., t. 20, p. 184.
- 349 -
une partie de l'opinion il ne nous apprenait rien mais au contraire il
contribua alors à la diffusion des vérités affirmées par nous depuis
longtemps, et son livre y fut bien accueilli.»

Mais il reste une dernière réaction à observer, ni indifférente


ni positive mais franchement hostile. Paul Lapeyre a lu le Staline
lors de sa parution mais il n'a exercé aucune influence sur sa vision
de l'U.R.S.S. car, selon lui, il n'apportait rien de nouveau : «La vérité
était déjà connue par des dizaines d'ouvrages et seul était “égaré”,
qui voulait l'être.» Concernant l'écho du livre dans les milieux
anarchistes, Lapeyre affirma, contrairement aux précédents
témoignages, que «ce livre n’a influencé en rien les groupes» qu'il
fréquentait L

Mais Paul Lapeyre va encore plus loin. Au-delà d'un simple


témoignage sur l'influence éventuelle du livre dans les milieux
anarchistes, il porte une condamnation sans appel sur le rôle
politique de Souvarine en écrivant : «Souvarine, qui plus que tout
autre a contribué à dévoyer une partie de la classe ouvrière, est
comptable de la mort de milliers de révolutionnaires sacrifiés en
luttes stériles “pour le communiqué” au service de ses maîtres
Lénine et Trotsky, notamment en Allemagne, en Hongrie, en
Bulgarie et en Chine. Et Staline n'aurait jamais pu accomplir les
crimes aujourd'hui avoués, s'il n'avait hérité de la machine mise au
point par Souvarine, avec ses méthodes et les hommes mis en place
par lui.»

Passons sur la pertinence d'une opinion qui fait de Souvarine


l'inventeur ou, comme on voudra, le précurseur du ... stalinisme !
Notre propos n'était assurément pas de débattre sur les causes des
échecs des mouvements révolutionnaires consécutifs à la première
guerre mondiale, mais d'évaluer l'impact d'un livre sur Staline, afin
de permettre de dégager les grandes tendances de l’opinion
publique sur cette question, au milieu des années trente. L'outrance
de l'affirmation de Lapeyre illustre l'impossibilité de quelques*

* Lettre du 1er août 1985. Paul Lapeyre (né en 1901), militant anarcho-syndicaliste de
la C.G.T.-S.R., membre de la Fédération anarchiste de langue française de 1936 à
1939, libre-penseur. Cf. D.B.M .O.F., t. 33, p. 245-246.
- 350 -
anarchistes à intégrer une réflexion menée en dehors des chapelles
habituelles du mouvement.

Au niveau des différentes sensibilités présentes dans le


mouvement anarchiste, il est à noter que ce sont les militants de
l'Union anarchiste qui ont été les plus attentifs et les plus intéressés
par la problématique du Staline, car, peut-être, plus engagés dans
les luttes sociales aux côtés des autres courants révolutionnaires
(pivertistes de la Gauche révolutionnaire, syndicalistes
révolutionnaires ou trotskystes).

Toutefois, le Stalin e était également connu des milieux


individualistes, car il en fut longuement rendu compte dans L a
Revue anarchiste de Ferdinand Fortin. L'article, signé du
pseudonyme de Nobody, insistait longuement sur les qualités du
livre et précisait : «Cette couronne tressée à la louange du labeur et
du talent de Boris Souvarine lui sera d'autant plus chère —
espérons-le — que les anarchistes individualistes en sont, à
l'ordinaire, chiches.» Après avoir souligné l'aspect marginal du
marxisme dans la révolution russe et rappelé le rôle primordial des
anarchistes dans l'histoire révolutionnaire russe, l'article reprenait
la fréquente opposition entre Staline, l'obscur bureaucrate arrivé au
faîte du pouvoir, et Trotsky, le brillant théoricien marxiste vaincu
et exilé. Comme souvent dans certains écrits anarchistes, le statut
du marxisme semblait assez mal défini, en particulier quand
l'auteur opposait «un marxisme rigide, international avec sa
collectivisation fanatique» et un «marxisme édulcoré, nationaliste,
avec un césarisme populaire pour aboutissant». Cette présentation
semblait peu opératoire pour comprendre l'histoire de l'U.R.S.S. de
1924 à 1935. De même, quand il concluait en disant : «faire une
Révolution pour reconstituer un Etat aboutit à la hiérarchie à la
prison, à la guerre. Rien de changé sur l'Etat bourgeois». Si un tel
jugement tranchait avec bonheur sur les diverses nuances du
discours sur la construction du socialisme en U.R.S.S., il trouvait
cependant sa limite dans son affirmation d'une identité de nature
entre l'Etat de Staline et les Etats bourgeois, ignorant par la même
la spécificité et la radicale nouveauté de cette formation sociale,
souligné à juste titre par Souvarine qui, en outre, tentait d'en

- 351 -
donner une explication historique et politique, mais aussi
économique et sociale.

E. Armand rendit brièvement compte du Staline dans sa revue


L'En dehors en indiquant que «ce gros livre in-8° de 574 pages a dû
demander à son auteur un travail de romain». Le triple intérêt du
livre n'avait pas échappé à E. Armand, qui le considérait comme
«une histoire très étoffée de la Révolution russe, du Parti
communiste russe et une biographie fouillée de Staline». Cependant,
étranger à cette culture politique, il préférait n'émettre «aucune
opinion sur les luttes qui ont déchiré ou déchirent encore le
bolchevisme et nous ne saurions, de bonne foi, rejeter les
jugements de l'auteur sur Lénine, Staline, Trotsky ou autres
personnages en vue du bolchevisme — ou y souscrire.» Malgré cela,
«au point de vue documentaire et historique», Armand
reconnaissait au livre «une importance maîtresse», en regrettant
que son prix élevé ne facilite pas sa diffusion.

Les lecteurs du journal de la C.G.T.-S.R., Le Combat syndicaliste


furent informés de la publication du livre de Souvarine par un long
article anonyme publié dans deux livraisons consécutives de
l'organe des anarcho-syndicalistes. Souvarine y était considéré
comme «un des plus intelligents marxistes, à la vue large et
antidogmatique», tandis que les travaux deLa Critique sociale
étaient jugés «de haute portée scientifique», ses articles «faisant
preuve d'un esprit critique, même à l'égard de ses propres
principes». L'article insistait sur l'objectivité du livre, «d'autant plus
importante que Souvarine a été l'un des plus chauds partisans du
communisme russe, et prit une part active à la révolution jusqu'au
jour où il se rendit compte que celle-ci dégénérait en une nouvelle
tyrannie.» L'auteur donnait ensuite un résumé long et fidèle du
Staline en recommandant vivement sa lecture à tous ceux qui
s'intéressaient aux problèmes de l'époque. Une seule question était
soulevé : y avait-il un tel contraste entre Lénine et Staline ? Pour
l'auteur de l'article, «toute dictature “socialiste” renonce en principe
au socialisme. Elle a des conséquences funestes que ne voulait pas
Lénine mais qu'engendra son système, ainsi que l'avait prévu Rosa
Luxemburg.» En conclusion, l'auteur croyait donc que «ce que

- 352 -
Souvarine a voulu voir représenté par Lénine, avait peut-être été
mieux compris par lui que par son maître vénéré comme la force
essentielle du socialisme : c'est à dire la “force expansive de l'idée
démocratique et la soif de liberté propre à l'homme”.»

En Belgique, Ernestan publia une recension du Staline dans


l'hebdomadaire de Bruxelles Le Rouge et le Noir, signe parmi de
nombreux autres d'un accueil favorable dans les milieux libertaires,
et au delà dans l’ensemble du mouvement ouvrier belge. A cet
égard, rappelons simplement que si Victor Serge ne put
pratiquement jamais s'exprimer dans la presse socialiste française,
Le Populaire en particulier, il collabora par contre très
régulièrement au quotidien socialiste La Wallonie de Liège de 1936
à 1940.

Ernestan, comme la plupart des commentateurs, précisait, pour


commencer, que ce livre n'était pas «une simple biographie de
Joseph Djougachvili dit Staline», mais qu’il s'agissait «en réalité
d'une large histoire de la révolution et d'une monumentale
chronique dans laquelle apparaissent particulièrement détachées
trois figures. Trois figures qui expriment d'ailleurs assez justement
trois phases du drame : Lénine, Trotsky, Staline.»

Ernestan donnait ensuite un résumé rapide, mais fidèle, du


livre, en particulier à propos de la personnalité et du rôle de
Lénine, soulignant à la suite de Souvarine, qu'à sa mort «le mal qui
couvait dès le début du régime prend un développement mortel».
Et Ernestan poursuivait : «Au pouvoir révolutionnaire se substitue
le pouvoir du parti. Au pouvoir du parti, le pouvoir d'une fraction.
La hideuse bureaucratie affermit ses griffes, le soviétisme meurt, le
centralisme étatiste triomphe. Déjà la police politique d'Etat devient
le principal instrument de gouvernement.»

Au sujet de Staline, Ernestan notait que, «si [il] ne possède


aucune capacité supérieure, il possède par contre, à un très haut
degré, certaines qualités secondaires fort précieuses en l'occurence ;
la patience, la ténacité, la prudence et surtout, le sang froid. Enfin,
Staline est avant tout “un dur”, un de ces types dont la main ne
faiblit devant aucune considération morale et sentimentale (...) Ne
- 353 -
se compromettant jamais par des positions théoriques formelles,
ménageant les uns, éliminant les autres, impitoyable autant que
rusé, Staline se trouva, un beau moment, maître des leviers de
commande. Les garder n'était qu'une affaire de poigne et
Djougachvili en a au-delà du nécessaire. La terreur policière étouffa
toute critique et brisa dans l'oeuf toute opposition.»

En conclusion, Ernestan insistait particulièrement sur «la


richesse extraordinaire et la précision de la documentation» de
l'ouvrage, ainsi que sur «le sérieux de l'analyse historique» qu'il
présentait.

C'est également dans la presse belge que Nicolas Lazarévitch


rendit compte du Staline pour le mensuel syndicaliste de Bruxelles,
Le Travailleur. Il ne pouvait donc qu'être intéressé par le Staline
qui, en présentant l'histoire du bolchevisme, pouvait évoquer la
révolution russe dans son entier : «Un livre complet, un livre qui
informe exactement avec concision et loyauté, consciencieux à
l'extrême dans l'étude des événements, poussant cette étude
jusqu’aux points les plus lointains, sans jamais s'attarder au détail
inutile ; chaque thèse est examinée, controversée ; tous les
arguments favorables et défavorables sont exposés pour ensuite
prendre nettement, hardiment, carrément position sans jamais se
départir du principe énoncé en passant, mais inspirant l'œuvre
entière : “Ecrire en toute conscience et avec quelque esprit critique,
dans un effort tendu vers l'étude impartiale et la vérité
historique”.»

Toutefois, Nicolas Lazarévitch signalait «deux défauts


techniques». D'abord le prix élevé de l'ouvrage, qui, selon lui,
équivalait à «une journée de travail d'ouvrier moyen» et venait
contrarier «les efforts des auteurs cherchant à apporter un peu de
lumière au prolétariat». Ensuite, «l'absence de notes dans le texte
de l'ouvrage lui-même, permettant de retrouver immédiatement la
citation.» Lazarévitch avait, en effet, une conception militante de
l’utilisation de l'ouvrage qui était «une arme merveilleuse, mise à la
disposition des conférenciers, ouvriers et propagandistes
com battant l'im posture stalinienne», devant permettre de
confondre les «adversaires de mauvaise foi» et les «charlatans».
- 354 -
A propos du rôle de Lénine dans le cours de la révolution,
Lazarévitch attribuait probablement son attitude au fait qu'il était
«guidé par les intérêts de sa caste des intellectuels» car «il faut
particulièrement tenir présent à l'esprit ce monopole de la science
économique dont la création est réservée aux intellectuels quand on
lit les magnifiques chapitres du livre décrivant la situation des
ouvriers russes subissant le pouvoir monopolisé par ces mêmes
intellectuels se basant sur leur soi-disant monopole du savoir.»

Toujours hors de France, il est à noter que l'anarchiste italien


Camillo Berneri, qui devait être victime des staliniens pendant les
journées de mai 1937 à Barcelone, faisait longuement référence au
Staline dans un important article théorique sur «L'Etat et les
classes», dans sa revue Guerra di classe. Après une longue citation
de Souvarine, où ce dernier démontrait que «la société dite
soviétique repose à sa manière sur l'exploitation de l'homme par
l'homme, du producteur par le bureaucrate, technicien du pouvoir
politique», Berneri indiquait que «le bonapartisme n'est que le
reflet politique de la tendance de cette nouvelle bourgeoisie à
conserver et accroître sa propre situation économico-sociale» L

Dans les marges du mouvement anarchiste proprement dit, la


revue mensuelle du libre-penseur André Lorulot, L ’Idée libre,
consacra une courte note de lecture au Staline 2. Elle reconnaissait
la valeur documentaire du livre, tout en regrettant comme
beaucoup de commentateurs que «l'impression d'objectivité [soit]
moins nette vers la fin». L'auteur de l'article regrettait, en outre,1

1 Camillo Berneri, Oeuvres choisies, introduction Gino Cerrito, bibliographie


Giovambattista Carozza, Paris, Ed. du Monde libertaire, 1988, p. 186. Une version
tronquée de cet article figure également dans Camillo Berneri, Guerre de classes en
Espagne et textes libertaires. Préface et biographie de Frank Mintz, Paris, Cahiers
Spartacus, 1977, p. 70.
André Roulot, dit Lorulot (1885-1963), propagandiste anarchiste-individualiste,
libre-penseur. Membre depuis 1921 du Comité directeur et délégué à la propagande
de la Libre pensée, animateur et fondateur des revues La Calotte et L'Idée libre. Cf.
D .B .M .O .F ., t. 35, p. 65-66. Les renseignements suivants sur l'itinéraire de Lorulot
proviennent également de cette notice.
- 355 -
que «les œuvres sociales du bolchevisme et l'importance de la lutte
anti-religieuse [soient] bien sous-estimées.» Ainsi, au nom de la
libre pensée, l'auteur confondait la lutte contre l'obscurantisme
religieux avec les mesures policières d'un Etat totalitaire qui se
voulait le seul et l'unique «ingénieur des âmes».

Ce point de vue de la revue de l'ancien propagandiste


anarchiste-individualiste d'avant 1914 s'explique par son adhésion
enthousiaste à la Révolution russe, y compris après la révolte de
Kronstadt. Admettant dorénavant la nécessité d'«une certaine
dictature», Lorulot prit ses distances avec les groupes anarchistes
qui lui reprochaient sa trop grande complaisance envers le régime
bolchévique. Pourtant Lorulot continua, sa vie durant, à entretenir
des liens avec certains secteurs du mouvement anarchiste,
notamment en collaborant à L'Encyclopédie anarchiste de Sébastien
Faure, dans les années trente, et en donnant des conférences sous
l'égide du Monde libertaire, dans les années cinquante.

- 356 -
IV. LE DESTIN DU S T A L I N E .

La destinée du livre ne s'arrêta pas à l'écho qu'il rencontra


dans les mois qui suivirent immédiatement sa publication. Après la
première édition de juin 1935 suivit une nouvelle édition en 1940,
complétée d'un chapitre inédit et d'un index. Ce tirage portait en
couverture la mention 8e mille. La même année, une traduction
hollandaise vit le jour chez Querido à Amsterdam. De même pour la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Avec l'Occupation, il est plus difficile de se faire une idée du


cheminement du livre car on est confronté à des informations
contradictoires. On trouve ainsi, sous la plume de José Corti, le
témoignage suivant à propos d'une descente de police dans sa
librairie en 1940 : «Les agents passaient les rayons en revue, et,
lançant de temps à autre un titre suspect, consultaient le chef du
regard : «Chef, la Révolution française, Michelet ?» Le chef était
lettré ; il avait entendu parler de Michelet ; l'Histoire de la
Révolution française resta à sa place. «Staline, par Souvarine ?» Un
geste affirmatif du chef. Pour celui-là, il était de bonne prise. Et
l'étude anti-stalinienne du Russe blanc allait grossir le petit tas de
livres désignés par ces choix saugrenus l .»

Relevons au passage l'énormité de l'erreur qui consiste à


qualifier Souvarine de Russe blanc et reportons-nous aux fameuses
listes Otto. D'après la revue Les Cahiers du Futur, celles-ci furent
établies à deux reprises :

«En septembre 1940, on retire de la vente non seulement les


ouvrages de ou sur les juifs, les pamphlets anti-nazis mais aussi
les écrits qui condamnent le régime soviétique, en application du
pacte Hitler-Staline, à l'exception, il est vrai, de Mea Culpa de
Louis Ferdinand Céline, d'En U.R.S.S. de Pierre Herbart et de
Retour de TU.R.S.S. et de Retouches à mon retour de TU.R.S.S.
d'André Gide (...). Le 8 juillet 1942, l'Allemagne et la Russie sont*

* Rubinstein-Voideslavski, «Monsieur Corti», Grandes Largeurs, n° 8, Hiver 1983.


- 357 -
en guerre. On s'attend à ce que tout ce qui d'une manière ou
d'une autre vitupère le nouvel ennemi soit réautorisé. Au
contraire, la liste s'accroît de nouveaux titres, par exemple ceux
de Gide L»

Pourtant malgré le nombre des écrits anti-staliniens qui


figurent dans les deux listes Otto (Ciliga, P. Istrati, Kaminski,
Krivitsky, V. Serge, Trotsky, Yvon), le livre de Souvarine ne s'y
trouve pas.

Pascal Fouché reproduit également la liste de septembre 1940


dans laquelle le livre de Souvarine n'est pas mentionné *2.
Cependant son travail nous indique que, dès l'été 1940, les
autorités allemandes se préoccupent des perquisitions sauvages
effectuées dans différentes villes par des officiers supérieurs
allemands en sortant une «liste Bernhard» composée de 143 titres
de la production éditoriale française à caractère politique :

«Le 27 août à partir de 8 heures du matin et le 28 août dans


toute la France occupée aidées par la police française, des
sections de la Geheime Feldpolizei font le tour des éditeurs, des
libraires et des bibliothèques pour saisir ces livres et quelques
autres qu'ils jugent également contraires à leur idéologie.»

On peut donc penser que le témoignage de José Corti recoupe


cette période du tout début de l'occupation, sans qu'il soit possible
d'expliquer pourquoi les livres de Ciliga, Serge et Trotsky figuraient
sur les listes d'interdiction et non le Staline.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la force du stalinisme,


tant en France qu'au niveau mondial, pesa considérablement sur la
destinée du livre. Il n'en poursuivra pas moins son chemin, le plus

* Cahiers du Futur, n° 2 «La Dictature», 1974, p. 145. Les deux listes y sont
reproduites.
2 Pascal Fouché, L'Edition française sous l'Occupation 1940-1944, Bibliothèque de
Littérature française contemporaine de l'Université Paris VII. A propos des «listes
d'interdiction», il faut consulter le chapitre qui porte ce titre p. 18-43. La citation
suivante en est extraite (p. 18-19).
- 358 -
souvent confidentiel et marginal, en marquant quelques unes des
critiques les plus radicales du totalitarisme.

Ainsi, la revue M a s s e s de René Lefeuvre (Les Egaux,


supplément à Masses, n° 9, avril 1947) publia une petite brochure
sur «Le Testament de Lénine» qui reproduisait des extraits du
Staline sur cette question, sans mentionner l'auteur ni la référence
à cet ouvrage, probablement avec l'accord de Souvarine lui-même.

Dans les Temps modernes (n° 39, décembre 1948-janvier


1949), Claude Lefort pouvait poser la question de «la contradiction
de Trotsky et le problème révolutionnaire» à partir de la
biographie de Staline écrite par Trotsky. Selon Lefort, «il s’agit de
montrer que les q u alités qui ont permis à Staline de devenir
l'homme de la bureaucratie sont celles-là mêmes qui l'ont empêché
d'être une figure révolutionnaire.» Il s'étonnait «qu'un écrivain
politique de la valeur de Trotsky ait cru devoir y consacrer un gros
volume.» Et il mentionnait en ces termes la biographie de
Souvarine :

«La vie de Staline n’était pas inconnue du public. Boris


Souvarine avait publié en 1935 un Staline substantiel, par rapport
auquel Trotsky n'apporte aucun élément vraiment nouveau et qu'il
feint curieusement d'ignorer (...) Souvarine ne s'était pas contenté,
comme le fait Trotsky durant plus de trois cents pages, de décrire
le comportement de Staline, il avait intégré habilement cette étude
dans celle autrement plus vaste et intéressante du parti
bolchevik L »

Le livre de Souvarine reviendra également sous la plume de


Cornélius Castoriadis dans plusieurs articles de Socialime ou
Barbarie consacrés à l'U.R.S.S. et au stalinisme.

A propos de ce petit groupe politique, M. Henri Simon nous a


confirmé que le livre n'était pas ignoré par l'infime minorité de
révolutionnaires anti-staliniens des années cinquante : «Le Staline *

* Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, coll. Tel,
1979, p. 35.
- 359 -
de Souvarine, je l’ai lu parce qu'un vieux copain (...), Davoust — alias
Chazé — me l'avait prêté comme un des meilleurs livres d'alors sur
Staline ; lui-même avait personnellement connu Souvarine mais
épisodiquement ; entre le groupe de l'Union communiste qu'il
animait et celui de Souvarine autour de La Critique sociale, il n'y
avait guère d'affinités ou de convergences et pratiquement, ils
s'étaient ignorés 1. »

Pour Henri Simon, «la critique du trotskysme qui avait amené


la sortie de la “tendance Chaulieu-Montal” (Castoriadis-Lefort) était
avant tout une critique de la position des trotskystes quant à
l'U.R.S.S.(...) Cette critique n'était pas une critique fondamentale :
elle ne tentait pas une analyse de ce qu'avait été la révolution russe
comme l'avait fait par exemple le mouvement communiste de
conseil (...) Elle continuait, comme tous les léninistes à considérer
que cette révolution avait été une révolution ouvrière pour essayer
d'élaborer, à partir de la “dégénérescence” une théorie de la
“bureaucratisation” , que Chaulieu étendra ensuite aux capitalismes
de la branche occidentale autour de la notion “dirigeants-dirigés”,
etc.»

Mais l'influence que le Staline pouvait exercer sur ces quelques


militants, était contrebalancée par l'évolution, jugée négative, de
son auteur : «Son engagement dans la seconde guerre mondiale aux
côtés des U.S.A. (et après) le rendait suspect : cela n'influe en rien
sur le jugement qu'on pourrait porter sur son livre. Mais dans les
milieux qui refusaient une inféodation ou un soutien à l'un ou à
l'autre des impérialismes, de telles attitudes, que ce soit vers les
U.S.A. ou vers la Russie étaient vues comme une faiblesse politique
et une aliénation ; il faut comprendre l'orgueil sourcilleux de ces
milieux limités au moment où la guerre froide faisait rage et où il
fallait un courage certain pour se trouver vilipendé par l'un et
l'autre camp.»

De la même génération que Souvarine (il était né en 1900),


Ignazio Silone participa à la fondation du parti communiste italien,
avant de rompre avec le Komintern à la fin des années vingt. Il ne

1 Lettre du 14 mars 1986.


- 360 -
pouvait manquer de faire allusion à «l'admirable portrait de Staline
que Souvarine a tracé» dans L'Ecole des dictateurs, publié en 1938
en Suisse, mais qui ne parut en Italie qu'en 1962, avant d'être
traduit en français en 1964.

La revue Preuves (n° 146, avril 1963) publia des extraits du


Staline en 1963, dix ans après la mort du dictateur, en insistant sur
le fait que le livre de Souvarine démentait tous ceux qui
affirmaient ne rien savoir, avant les «révélations» consécutives à
son décès et au rapport Khrouchtchev. «Exemple inégalé» des
recherches sur la nature du régime soviétique, le Staline prouvait
que l'on pouvait savoir dès les années trente, les informations
ajoutées par la suite venant encore noircir un tableau déjà sinistre.
C'est probablement à la même époque, qu'un projet de réédition du
Staline, revue, corrigée et complétée jusqu'à la mort du dictateur,
fut envisagé, mais rapidement abandonné, provoquant une vive
déception à Léon Emery qui commenta, laconique : «Je rêvais déjà
du Staline refondu et complété. Ah, s'il y avait un éditeur
intelligent ou bien des services de propagande culturelle qui
sachent faire ... Mais quoi, force est bien de se résigner à nos petits
moyens 1. »

Hannah Arendt connaissait également le livre de Souvarine,


cité dans la bibliographie de son livre Le système totalitaire et dont
elle écrivait par ailleurs que malgré une moindre documentation
que celle d'Isaac Deutscher, sa publication étant plus ancienne, le
livre de Souvarine présentait «une juste pondération entre
événements et personnes». A contrario, la biographie de Staline par
D eutscher, malgré un respect formel des techniques
méthodologiques du genre, ne pouvait aboutir qu'à une falsification
: «faire accéder ces personnalités à la respectabilité, ainsi qu'à une
plus subtile distorsion des événements» *2.

Mais toutes ces traces s'avèrent extrêmement ténues et


marginales, archéologiques serait-on presque tenté de dire. Seule

* Lettre de Léon Emery à Boris Souvarine, mai 1963 (?), aimablement communiquée par
Mme Elia Surtel.
2 Hannah Arendt, Vies politiques, Paris, les Essais, Gallimard, 1974, p. 43.
- 361 -
une réédition dans un contexte favorable pouvait sortir le livre de
l'obscurité où il avait été tenu pendant une quarantaine d'années
par les conformismes dominants et les lâchetés intellectuelles de
toutes sortes. La réédition de 1977 allait permettre de donner à lire
à une nouvelle génération ce que l'on peut désormais considérer
comme un des livres majeurs de l'histoire du siècle en même temps
qu'un classique essentiel dans l’histoire de l'anti-stalinisme de
gauche.

Pourtant, la destinée du livre ne devrait pas s'arrêter à ce qui


pourrait sembler être une incontestable, bien que tardive,
reconnaissance. Depuis la chute du Mur de Berlin en 1989 et le
putsch manqué d'août 1991 en U.R.S.S, des obstacles nouveaux et
différents semblent venir relativiser, masquer, ou nier l'importance
du Staline et, au-delà, de tous les courants de pensée anti-staliniens
dans la compréhension et l'interprétation de l'histoire du siècle.

Notons tout d'abord que le leurre des faux débats dénoncés par
Castoriadis en 1977 n'a pas cessé, bien au contraire. La
dénonciation emphatique et rituelle du totalitarisme par les hérauts
de la dite nouvelle philosophie était entachée, dès le départ par un
mensonge, «escroquerie inaugurale des Nouveaux Philosophes, bien
dans le style du marxisme-léninisme où la plupart venaient
d'apprendre à refaire l'histoire» L Ce mensonge consistait «à
occulter le fait que depuis les années vingt, une critique, autrement
plus profonde, avait été menée par une gauche libertaire qu'on
n'avait pas voulu entendre mais qui, grâce à Victor Serge, André
Breton, Boris Souvarine, Ante Ciliga, George Orwell ..., lui avait
donné ses lettres de noblesse en même temps que son fondement
véritable.»

Les exemples de ces facéties intellectuelles sont multiples.


Ainsi, pour s'en tenir à l'une des plus ineptes, le discours sur «la fin
de l'Histoire», au moment même où, avec l’implosion des Etats
bureaucratiques, les événements en Europe n’avaient jamais été

Annie Lebrun, Les assassins et leurs miroirs (Réflexions à propos de la catastrophe


yougoslave), Paris, Jean-Jacques Pauvert au Terrain vague, 1993, p. 83. De même
pour la citation suivante.
- 362 -
aussi graves et incertains depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale. A l'encontre de tous ceux qui, après avoir cru apercevoir
le triomphe irrésistible du marché et de la démocratie
parlementaire, se muèrent instantanément en doctes analystes des
«haines ancestrales» et des «démons du passé», Annie Lebrun
constatait plus lucidement, à propos de l'ex-Yougoslavie, que
«l'écroulement du monde socialiste a ici, au contraire, libéré
catastrophiquement l'essence d’un pouvoir que, contre toute
attente, rien ne contenait plus.» 1

Ensuite, l'idée sournoise, marquée du sceau d'une prétendue


évidence, que la fin des régimes nommés socialistes par anti-phrase
est une affaire entendue, classée. Comme si la réflexion historique
et politique devait s'arrêter le lendemain de la démission de
Gorbatchev !

Enfin, le silence embarassé de tous ceux, plus nombreux qu'on


ne le croit, qui, pour une raison ou une autre, ont intérêt à ce que le
passé ne soit pas examiné de trop près, et qui préfèrent entretenir
à la moindre occasion, dans la confusion volontaire la plus totale,
une sorte de nostalgie douce-amère pour le «socialisme réellement
existant», en dissertant, par exemple, sur le mythe des «acquis
sociaux» de l'U.R.S.S. ou sur celui de l'antifascisme d'un régime qui
signa le pacte Molotov-Ribbentrop, le 23 août 1939 ...

Au contraire, si l'on considère, à la suite de Ciliga, que «le


mythe de la Russie est le plus tragique malentendu de notre
temps», dans la mesure où «l'expérience soviétique pose de
nouveau, et d'une façon plus large, le problème du progrès, du
socialisme, des fondements mêmes de la société humaine» 2, il va
de soi que, au-delà de son seul Staline, on est loin d'en avoir fini
avec l'œuvre de Souvarine pour comprendre l'histoire de la
tragédie majeure de notre siècle.

^ Ibidem, p.18.
Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, Paris, Ed. Champ libre, 1977,
p. 18.
- 363 -
Quand, durant les années 1935-1936, Souvarine collationnait
les articles sur son Staline, la dite tragédie n'en était encore, si l'on
peut dire, qu'à ses prémices, mais l'auteur avait suffisamment
étudié et observé la marche des événements pour en discerner la
portée, tout en remettant en cause un certain nombre d'idées qui
avait été les siennes, depuis presque vingt ans. Il y a des fidélités
vrais et d'autres qui, en voulant garder à tout prix la lettre au
détriment de l'esprit, ne sont, au mieux, qu'une forme particulière
de fausse conscience et, au pire, la plus révoltante forme de
cynisme et de mensonge. C'est de la première, la plus rude et la
plus profonde, que Souvarine pouvait continuer de se revendiquer
en ce milieu des années trente, tout en essayant de tirer le bilan de
«vingt années durant lesquelles le mouvement ouvrier a été
démantelé» Car, suivant des réflexions d’Angelica Balabanoff
proche des propres préoccupations de Souvarine dans cette
deuxième moitié des années trente, ce qui avait tué «l'esprit du
mouvement ouvrier», c'était «qu'une idée qui a inspiré à des
générations entières un héroïsme et une ferveur sans égal ait pu se
confondre avec les méthodes d'un régime fondé sur la corruption,
l'extorsion d'aveux et la trahison. Et que, pour couronner le tout, les
mouchards et les assassins de ce régime aient fini par infecter le
mouvement ouvrier tout entier. C'est en cela que le bolchevisme
s'identifie de plus en plus avec les méthodes du fascisme 12.»

1 Angelica Balabanoff, Ma vie de rebelle, [1938], Paris, Balland, 1981, p. 21.


2 Ibidem, p. 303.
- 364 -
Klac
EPrint
26 Rue CriHon
13005 Maiïo Uc
91 47 75 90
Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

THESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume II)

A n n é e U n iv ersita ire 1993 - 1994


I
Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

THESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume II)

A n n ée U n iv ersita ire 1993 -1 9 9 4


- CHAPITRE IV -
L'AGONIE DE
L'ESPERANCE SOCIALISTE*

«Sans essayer de faire une


véritable psychanalyse de mes
recherches, il ne paraît pas douteux
que mon goût de la connaissance ne
soit lié à l'abandon de l'action
collective immédiate décevante.
L'échec conduit les lâches à la
soum ission, les autres à la
réflexion.»
Pierre Mabille
Cité par Radovan Ivsic in
«Eternel voleur des énergies».
Postface à Thérèse de Lisieux
de Pierre M abille, Paris,
Editions du Sagittaire, 1975,
p. 98.

* ST, p. 554.

365
I. LA SORTIE DU COMMUNISME OPPOSITIONNEL

A. UNE NOUVELLE TRIBUNE : LES NOUVEAUX CAHIERS.

De mars 1934 à février 1937, Boris Souvarine n'écrivit plus


d'articles, à une ou deux exceptions près, sur l'actualité politique et
internationale fertile de cette période de presque trois années. Cet
état de fait est surprenant car Boris Souvarine a toute sa vie écrit
des centaines d'articles et c'est, en particulier dans l'entre deux-
guerres, la seule période de silence que révèle la bibliographie de
ses écrits.

Il est pour l'instant totalement impossible de connaître les


raisons de ce retrait temporaire du commentaire des événements
politiques et internationaux. Est-ce dû à une pure et simple
impossibilité à trouver des lieux, aussi marginaux soient-ils, pour
s'exprimer ou ce silence provient-il de raisons plus profondes, plus
personnelles ?

La première hypothèse part d'un état de fait. L'arrêt de la


publication de La Critique sociale et le sabordage du Travailleur par
Paul Rassinier, privent Souvarine des deux périodiques où il
s'exprimait régulièrement. Toutefois, il est significatif qu'il n'ait pas
la volonté de republier le Bulletin communiste qu'il avait créé et
porté à bout de bras pendant des années. Il est également peu
probable que des revues comme Le Combat marxiste de Laurat ou
Masses de René Lefeuvre ne lui aient pas donné la possibilité de
s’exprimer s'il en avait manifesté le souhait.

Son silence aurait-il été volontaire ? Il serait alors, en creux,


la manifestation d'une double crise. Crise du militantisme, avec
l'effondrement du C.C.D. dû aux causes internes et externes que
nous avons essayé d'analyser. Mais aussi crise plus personnelle,
plus profonde, par un doute de plus en plus marqué devant les
idées du marxisme. Simone Weil le signalait dans une lettre à Alain
du 13 octobre 1934 en disant qu'il s'était détaché «récemment» de

- 366 -
tous les préjugés du mouvement ouvrier international, y compris la
tradition marxiste l .
1934 est également l'année où Simone Weil écrivait les
«Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale»,
destinées au dernier numéro de La Critique sociale et qui ne
paraîtront qu'en 1955 dans Oppression et liberté, grâce à Albert
Camus 2. Dans ce texte, «ce ne sont plus seulement les prévisions de
Marx, mais ses analyses concernant son propre temps et l'histoire
antérieure, qui examinées méthodiquement, apparaissent souvent
comme incomplètes et parfois contradictoires 3.» Quand on sait que
pendant son expérience de travail en usine, malgré la fatigue qui
l'accable, elle écrit quasiment tous les jours à Souvarine, il ne
semble faire aucun doute de leur très grande proximité
intellectuelle sur ces questions. D'ailleurs, selon certains témoins, tel
René Chenon, Simone Weil eût dans ce domaine une influence
importante pour détacher Souvarine du marxisme 4.

Au-delà des idées, c'est dans un fait de sa vie privée, sa


rupture avec Colette Peignot, qu'il faut chercher une des causes
d'ébranlement les plus fortes de cette année 1934. Souvarine a dit
non sans difficultés — «A mesure qu'approche le moment d'évoquer
son souvenir, je perds la capacité de m'exprimer, je dois renoncer à
la plupart de mes intentions préalables» (C.S. Prol. p. 24) —
quelques mots sur son rôle dans la fondation et l'animation de La
Critique sociale. Il a également brièvement évoqué sa vie et la
complexité de ses sentiments en la décrivant comme passant d'«un

1 Association des amis d'Alain, n° 58, juin 1984, p. 23.


2 Auparavant, Souvarine avait espéré publier cet article de Simone Weil dans une
nouvelle revue — les Cahiers d'histoire sociale — qu'il envisageait de créer, dès 1952,
ainsi qu’il l'écrivait à Albert Camus. Il faudra attendre mars 1957 pour qu'il puisse
publier le n° 1 du Contrat social. Cf. notre présentation des lettres de Simone Weil à
Souvarine, Cahiers Simone Weil, t. XV, n° 1, mars 1992.
3 Simone Pétrement, «La critique du marxisme chez Simone Weil», Le Contrat social,
vol. I, n° 4, septembre 1957, p. 230.
^ Jean-Michel Besnier, «Les intermittences de la mémoire». Esprit, n° 5, mai 1984,
p. 16.

- 367
état d'exaltation extrême à celui d'une dépression profonde,
désespérant de surmonter sa difficulté d'être» (Ibidem, p. 25).

Compagne de Souvarine à partir de 1931, ce dernier s'efforça


de «lui tenir le menton hors de l'eau pour l'empêcher de sombrer»,
ajoutant que dans une certaine mesure sa «médecine instinctive et
empirique a prévalu durant quelques années» {Ibidem). Notons au
passage que ce «rôle tutélaire» a été jugé d'une manière quelque
peu méprisante par certains commentateurs pour qui tenir le
menton hors de l'eau à quelqu'un n'a pas la même grandeur que de
le lui enfoncer jusqu'à ce que le souffle manque.

C'est pendant l'été 1934, au cours d'un voyage au Tyrol, que le


drame survint sous la forme d'une fugue avec un «ami» qui avait,
avec sa femme, accompagné Boris Souvarine et Colette Peignot en
Autriche : «Mieux vaut taire la vérité sur les péripéties qui
s'ensuivirent, plutôt que la donner en pâture à la gent écrivassière
avide de scandale ainsi que d’usage publicitaire. » (.Ibidem, p. 26)

Deux lettres à Boris datées de 1934 et très vraisemblablement


postérieures aux événements de l'été, figurent dans les Ecrits de
Laure publiés par Jérôme Peignot et le collectif «Change». Ce sont
deux lettres explicites de rupture. Dans la première, Colette Peignot
écrit : «Tout est dit et redit sur le chapitre d'une séparation
inéluctable et bienfaisante...», tandis que la seconde explique : «J'ai
mis fin à une situation que tous deux nous jugions intolérable et si
dans la suite — étant dégagée de tous liens — j'ai agi comme un être
libre personne pas même toi ne peut s'en mêler L»

Dans les mois qui suivent le dramatique épisode autrichien,


les rapports de Boris Souvarine avec Colette Peignot prirent un tour
de plus en plus dramatique. Souvarine a signalé simplement qu'elle
fut soignée par le docteur Bernard Weil (le père de Simone) qui la
fit entrer dans une clinique de Saint-Mandé. Ensuite, écrit-il, «à
partir d'un certain moment bien difficile à préciser si longtemps
après coup, je n'eus plus la force de m'en mêler» {Ibidem), sans que
l'on soit certain de la véracité de ce détachement affiché.*

* Laure, Ecrits, fragments, lettres, Paris, UGE, 10/18, 1978, p. 281-283.

- 368 -
Quoi qu'il en soit, cette rupture se déroula dans une ambiance
de drame passionnel particulièrement intense et fut relativement
longue. Ainsi que l'écrit d'une manière allusive Simone Pétrement,
«Simone Weil venait d'être gravement attristée pendant plusieurs
mois par des événements pénibles, dramatiques même, survenus
dans la vie privée d'un de ses amis.» Fin novembre 1934, elle écrit
à ses amis syndicalistes de la Loire, les Thévenon, qu'elle s'est
abstenue pendant quelques temps de correspondance à cause
d'événements «assez graves pour avoir fait sur moi une impression
lente à s'effacer» L

De toute manière, quelles que soient la teneur et la durée de


ces épisodes, Souvarine allait être extrêmement affecté par cette
rupture. Les traces de cet état d'esprit, où la désespérance politique
se double d'un profond chagrin personnel, sont aussi nombreuses
qu'évidentes. Lui-même, pourtant peu enclin à ce type de
remarque dans sa correspondance, l'écrit à Alain, qui est loin d'être
un proche ou un familier, le 2 septembre 1934 : «Les circonstances
ont fait de moi, dans la vie publique comme dans la vie privée, un
homme affreusement seul» 12. Ses amis, également, font état de
cette tristesse. Ainsi Simone Weil, dans une lettre écrite début
1935, au commencement de son expérience en usine, qui conclut en
ces termes : «Vous êtes assez malheureux sans que j'aille encore
vous entretenir de choses tristes» 3. Dans un texte écrit pour elle-
même sous l'impression de ces chagrins elle note également : «Je ne
peux l'aider que matériellement et intellectuellement ; non
moralement» 4. Dans un texte non daté de Colette Peignot composé
de courtes notations au fil de la plume en style télégraphique, écrit
probablement en 1936 ou 1937 car il y est question d'Acéphale, la
future Laure des exégètes de Georges Bataille marque ces simples
mots : «le pauvre Boris» 5.

1 Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 10.


2 Amis d'Alain, op. cit., p. 19-20.
3 Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Idées/Gallimard, 1979, p. 14.
4 Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 14.
^ Laure, op. cit., p. 330.

- 369 -
Le 8 novembre 1938, Charles Peignot, lui annonçait le décès
de sa sœur. Un correspondant britannique lui écrivait le 10
décembre : «Je regrette de lire qu'un malheur vous a fait renoncer
à toute activité dernièrement» L Le Prologue à la réédition de La
Critique sociale dira, un demi siècle plus tard, l'importance de
Colette Peignot dans la vie de Souvarine. A ceux qui seraient tentés
de regretter la grande discrétion de Souvarine sur cet épisode il est
possible de dire à la suite de l'écrivain portugais Miguel Torga : «A
mon sens, l'humanité n'a pas le droit de soutirer à l'individu ce qu'il
ne lui a point spontanément légué».

Boris Souvarine semble avoir vécu pendant longtemps sans


travail ni emploi fixes. Nous avons déjà mentionné qu'il fut le
correspondant à Paris de l'Institut Marx-Engels de D. B. Riazanov et
le collaborateur d'Henry Torrès au moment du procès
Schwartzbard. La précarité de sa situation personnelle est illustrée
par cette remarque, dans ses souvenirs sur Istrati, au moment où il
accepte la proposition d'écrire dans la trilogie de l'écrivain roumain
son livre documentaire sur l'U.R.S.S. : «J'étais chômeur et fauché,
voici un job temporaire inattendu» (S., p. 79).

Une lettre à Pierre Kaan du 12 septembre 1930 montre les


difficultés matérielles qui l'accablent : «Je ne serai en plein travail
qu'après être sorti de ce pétrin matériel où les circonstances m'ont
plongé. Vous me demandez des nouvelles personnelles : mon vieux,
ce serait terriblement long, compliqué, fastidieux à lire et écœurant
à écrire. Je vous conterai cela rapidement de vive voix : refus du
vautour de me laisser céder le bail, impossibilité pour moi de
rester, danger permanent de saisie de mes bouquins (instruments
de travail !), démarches, lettres recommandées, consultations,
avocat, avoué, papier bleu, pertes de temps exaspérantes,
inquiétudes et alarmes continuelles, impossibilité de concentrer sa
pensée sur le travail, etc, etc. *2»

* Dossier sur le Staline de Madame Françoise Souvarine.


2 Marie Tourres, op. cit., p. 177.

- 370 -
Dans une correspondance avec Antoine Richard, pendant les
deux mois suivants, il évoquera également ses difficultés
personnelles en indiquant : «Je suis sans domicile fixe, mes livres
sont dispersés», et en demandant qu'on lui écrive à l'adresse de la
revue L

Ecrivant à Alain le 13 octobre 1934 au sujet du manuscrit du


Staline, Simone Weil indiquait que «le sort personnel de Souvarine
dépend dans une large mesure du sort qui sera fait à son livre ; car
il est toujours sur le pavé...» 12. Quelques mois auparavant, Pierre
Kaan avait demandé à Alain son intervention en faveur de Boris
Souvarine auprès du Syndicat des instituteurs à la recherche d'un
collaborateur pour son journal. Pierre Kaan écrivait : «J'apprends
que le Syndicat des instituteurs, désireux de garder un journal, n'a
pas encore trouvé le collaborateur spécialisé dans la technique du
journalisme, qui est indispensable. Permettez-moi de vous signaler
que Boris Souvarine, qui possède toutes les connaissances spéciales
nécessaires à la confection d'un journal, et qui a déjà dirigé un
quotidien, est actuellement à la recherche de travail. Ne pourriez-
vous faire part de sa candidature éventuelle à vos amis
instituteurs, et voir s'il y a une possibilité pour lui de ce côté ? »

Le 24 avril, Alain écrivait à Lapierre, un responsable du


syndicat des instituteurs, en nommant Pierre Kaan «philosophe
marxiste très inconnu et très honorable (de La Critique sociale)»
pour signaler que «Boris Souvarine, dont le nom vous est sans
doute connu, est un politicien et un technicien en journal, d'ailleurs
bon et sévère juge en politique, mais sachant par expérience tout le
détail d'un quotidien ou d'un hebdomadaire, et d'ailleurs ayant
grand besoin de travailler pour vivre. Tous ces nobles théoriciens
du socialisme sont fort pauvres» 3. Malheureusement cette
proposition venait trop tard, un rédacteur en chef ayant déjà été
recruté pour ce journal.

1 Ibidem, p. 179. Lettres à Antoine Richard du 5 octobre et du 17 novembre 1930.


2 Amis d'Alain, op. cil., p. 23.
3 Correspondance Alain-Pierre Kaan, Amis d'Alain, op. cit., p. 46 et 48.

- 371
En 1935, Boris Souvarine devint secrétaire général de l'annexe
parisienne de l'Institut international d'histoire sociale, dont le siège
était à Amsterdam, aux Pays-Bas. L'Institut parisien était installé
au 7 rue Michelet, Paris 6e. Son président était le professeur
Alexandre Marie Desrousseaux (Bracke), Directeur d'études à l'Ecole
des Hautes Etudes (helléniste et germaniste de spécialité), et député
socialiste du Nord en même temps que vice-président de
l'Assemblée Nationale. Ses deux vice-présidents furent Anatole de
Monzie, député et ancien ministre, et Georges Bourgin, conservateur
aux Archives nationales. Son directeur était Boris Nicolaïevsky
socialiste russe en exil, auteur d'une biographie de Karl Marx, en
collaboration avec Otto Maenchen-Helfen, La vie de Karl Marx,
l’homme et le lutteur, (Paris, Gallimard, 1937) et collaborateur du
Sotsialistitcheski vestnik (Courrier socialiste).

Boris Souvarine ayant été étroitement mêlé à l'existence de


cet Institut, il convient derappeler les deux faits majeurs qu'il
connut pendant sa brève existence avant la Deuxième Guerre
mondiale L

L'Institut d'Amsterdam avait été fondé officiellement en 1935


sous la direction de l'économiste néerlandais N.W. Posthumus
(1880-1960) afin d'abriter les archives de la social-démocratie
allemande qui comprenaient notamment les papiers de Marx et
Engels. En 1933, après l'arrivée d'Hitler au pouvoir Souvarine
écrivit à Boris Nicolaïevski à Berlin, où il vivait encore, pour lui
demander si les archives de la social-démocratie allemande avaient
été mises hors d'atteinte des nazis. Souvarine avait connu
Nicolaïevski alors qu'ils étaient, l'un à Berlin, l'autre à Paris, les
correspondants de l'InstitutMarx-Engels de Moscou. Rien n'ayant
été fait pour sauver les archives, et Souvarine ne se résignant pas à
l'irréparable, il prit contact avec Anatole de Monzie, alors ministre,
en lui signalant l'importance de ces archives. Immédiatement ce
dernier prit les décisions nécessaires en prévenant l'ambassadeur1

1 Ces renseignements sont extraits de la brochure de présentation de l'actuel Institut


d'histoire sociale (Fondation Boris Souvarine), Histoire — Archives — Collections,
Paris, s. d.

- 372 -
de France à Berlin, Monsieur François-Poncet. Il dit à peu près
textuellement à Souvarine : «Nous dirons aux allemands que ces
archives sont acquises par la Bibliothèque nationale. L’essentiel est
d'empêcher leur destruction». L'opération fut menée à bien à Berlin
par Boris Nicolaïevsky avec l'aide de l'ambassade de France. Elle fut
répétée pour les archives du Bund. Souvarine précise : «Par la suite,
je n'ai plus eu à m'occuper directement des archives. C'est Boris
Nicolaïevsky qui assuma les tâches pratiques, qui s'entendit avec M.
Posthumus, directeur de l'Institut d'Amsterdam, pour régler
certains problèmes L»

Le second épisode eut lieu dans la nuit du 6 au 7 novembre


1936, où des cambrioleurs dérobèrent quelque quatre-vingt kilos
d'archives appartenant à Léon Trotsky. Son fils Léon Sedov avait
mis cette partie des archives de Trotsky en dépôt à l'Institut peu de
temps auparavant. Le caractère du vol comme la technique
extrêmement perfectionnée de ces cambrioleurs dénonçait d'eux-
mêmes qui pouvait avoir intérêt à dérober ces documents. Dans une
lettre du 10 mars 1937 au juge d’instruction Barrué chargé de
l'affaire, Trotsky établissait un lien direct entre le vol et les
falsifications judiciaires des procès de Moscou : «Mes archives leur
étaient nécessaires uniquement comme appui technique pour créer
de nouveaux amalgames *2.» Signalant ce vol, La Révolution
prolétarienne (n° 235, 25 novembre 1936) écrivait : «A l'heure où
en Espagne le fascisme montre de quoi il est capable, à une époque
où le prolétariat devrait faire preuve d'une énorme supériorité
morale, pour pouvoir écrouler la force technique écrasante du
fascisme, à ce moment ce même prolétariat risque d'être infesté de
cette autre peste qui est la morale et l’action du stalinisme», avant
de conclure que ces archives volées étaient nécessaires à la
préparation d'un nouveau procès de Moscou, moins grossièrement
préparé que le précédent. Comme l'écrit aujourd'hui Pierre Broué,
«nous savons maintenant définitivement, après les premières
publications de documents des archives du N.K.V.D. que l'opération

* «Comment les archives social-démocrates ont été sauvées». Le Contrat social, vol.
VIII, n° 4, juillet-août 1964, p. 201-202.
2 Gérard Rosenthal, Avocat de Trotsky, Paris, Ed. Robert Laffont, 1975, p. 193.

- 373 -
a été tout entière menée par le service “Action” du N.K.V.D. dont le
chef Pavel Anatoliévitch Soudoplatov avait aussi Trotsky et Liova
[Léon Sedov] dans sa ligne de mire. Le général Volkogonov a
récemment révélé que l'opération “archives” avait été préparée sur
les informations de Zborowski et menée à bien d'un bout à l'autre
par une équipe de spécialistes venus de Moscou et dirigés par
l'agent du service Iakov Isakovitch Sérébriansky L»

Concernant ce cambriolage, un rapport de la Préfecture de


Police en date du 10 novembre 1936 contenait un certain nombre
d'allégations hautement fantaisistes sur Souvarine, notamment qu'il
s'était réconcilié avec Moscou par l'intermédiaire de Willy
Münzenberg, «au prix d'une confession de tout ce qu'il savait de
l'activité des trotskystes» et que c'était à la suite de ces révélations
que Kamenev, Zinoviev et les accusés du procès d'août 1936 avaient
été condamnés à mort. L'absence de Paris de Souvarine le jour du
vol et sa très grande myopie excluaient, selon ce même rapport, sa
participation mais faisaient envisager qu'il ait pu en être
l'instigateur du cambriolage. La conclusion évoquait un dénommé
Martel, «communiste notoire, bien connu à Argentan (Orne)» au
domicile duquel les documents dérobés pourraient être entreposés,
et où Souvarine rencontrerait «clandestinement» Münzenberg et
«autres délégués du Komintern». Ce rapport, sentant la provocation
mal ficelée à plein nez, démontre que les services staliniens se
livrèrent à une tentative d'intoxication afin d'impliquer Souvarine
dans le cambriolage de la rue Michelet, tout en essayant de le
déconsidérer. Si la provocation avait atteint son but, elle aurait
permis d'atteindre un des adversaires les plus dangereux du
stalinisme, tout en fournissant un coupable possible aux autorités
françaises, Mark Zborowski (Etienne) secrétaire de Léon Sedov et
agent du Guépéou pouvant continuer à agir en toute impunité.
L'affaire, un peu trop grossière, ne prit pas, mais on reste en tout
cas perplexe devant l'efficacité des services de renseignements
français dans cette affaire, à moins que d'autres considérations ne
rentrent en jeu, comme dans plusieurs affaires similaires, à la
même époque.1

1 Pierre Broué, Léon Sedov, op. cit., p. 173-174.

- 374
L'année suivante, après la perquisition effectuée par de faux
policiers au domicile de Jeanne Maurin, 22 rue d'Orléans à Neuilly-
sur-Seine, Souvarine pouvait indiquer, à la suite d'un dépôt de
plainte, qu'il avait été suspecté dans plusieurs rapports, à la suite
du cambriolage de la rue Michelet 1. Il est donc permis de
reprendre les interrogations de Pierre Broué à propos des
agissements des services soviétiques en France dans cette période :
«Les autorités françaises ne savent-elles pas qu'elles ont affaire à
une bande organisée qui dispose de moyens d'Etat (...) ? Ou bien au
contraire le savent-elles et tiennent-elles compte d'une certaine
raison d'Etat ? *2»

C'est certainement à l'occasion des démarches de Léon Sedov à


l'Institut pour le dépôt de ces archives que Souvarine prêta au fils
de Trotsky une partie de la documentation dont il se servit pour la
rédaction du Livre rouge sur les procès de Moscou 3.

Enfin en dehors de l'Institut, Souvarine renoua avec son


métier de journaliste en entrant au Figaro à partir de février 1937
pour commenter l'actualité soviétique. Son premier article
(«L'énigme du ténébreux procès de Moscou», 6 février 1937) était
précédé des quelques lignes suivantes : «Nous avons demandé à M.
Boris Souvarine, le remarquable historien du Staline — jugé à bon
droit comme l'ouvrage le mieux informé et le plus perspicace sur
l'évolution générale du régime soviétique depuis 1917 et sur son
mécanisme mal connu — de vouloir bien offrir en toute liberté une
explication psychologique valable du trouble procès de Moscou et
en particulier de l'attitude des accusés dont le zèle à s'accabler a
confondu les esprits d'Occident.» Il donna de février 1937 à mai
1940 quarante huit articles à ce quotidien, tous consacrés à la

* Archives de la Préfecture de police de Paris, dossier Souvarine. C f. infra sur le


procès contre le P.O.U.M.
2 Pierre Broué, Léon Sedov, op. cit., p. 189.
3 «Les départs : Boris Souvarine», Cahiers Léon Trotsky, n° 20, décembre 1984,
p. 125.

- 375
Russie soviétique. D'octobre 1939 à mars 1940, il écrivit également
quelques articles pour Paris-Soir

A cette activité de journaliste dans de grands quotidiens


d'information s'ajoutait la participation aux travaux du comité de
rédaction d'une revue mensuelle, Les Nouveaux cahiers. Cette revue
étant beaucoup plus oubliée que les deux quotidiens précédents il
convient d'en dire quelques mots. Faire un peu de lumière sur le
projet et les orientations des Nouveaux cahiers permettra
également d'apporter un éclairage nouveau sur l'évolution de
Souvarine depuis la fin de La Critique sociale.

Il y avait fait lui-même allusion dans un article d'hommage à


Lucien Laurat : «Au début de 1937, devant l'approche des périls,
quelques amis se concertèrent, réunis dans une même volonté de
rénovation pacifique, un même effort de compréhension
réciproque, une même horreur du parti pris, et ils entreprirent la
publication des Nouveaux cahiers, bi-mensuels. Ils s'appelaient
Auguste Detœuf, Guillaume de Tarde, Jacques Barnaud, André
Isambert, Henri Davezac. Ils constituèrent un comité de rédaction
dont je faisais partie, ce qui me permit de faire appel à la
collaboration de plusieurs de mes amis, notamment Simone Weil,
Brice Parain, Denis de Rougemont, Marcel Moré, André Lejard,
Pierre Kaan, Lucien Cancouët (j'en passe) et, naturellement de
Lucien Laurat.» *2 II parlera par ailleurs de sa participation au
comité de rédaction des Nouveaux cahiers, «revue dont je
m'occupais assidûment» (C.S. Prol. p. 22) ; mais ne répondra pas à
une question d'Anne Roche sur cette revue dans un entretien pour
La Quinzaine littéraire 3.

Le premier numéro des Nouveaux cahiers parut le 15 mars


1937, mais il était le résultat d'un long processus de maturation,
dont la revue expliqua les étapes après sa première année de

* Cf. notre bibliographie des articles de Souvarine en fin de volume.


2 Est et Ouest n° 515, 16-30 septembre 1973, «Hommage à Lucien Laurat».
3 «Cinquante ans après La Critique sociale, Boris Souvarine se souvient», L a
Q uinzaine littéraire, n° 409, 16-31 janvier 1984.

- 376 -
parution dans son n° 20 (1er mars 1938). Son origine remontait
avant les élections de 1936. Cette première phase a été expliquée
par un de ses fondateurs comme suit : «Quelques-uns d'entre nous,
appartenant au milieu dit patronal, tentent de mettre au clair leurs
idées communes sur les réformes nécessaires. Il ne s'agit pas
d'établir un plan de réformes (nous sommes adversaires du
planisme) mais de marquer les d ir e c tio n s essentielles dans
lesquelles les réformes doivent être recherchées, et de préciser
quelques applications.»

La seconde phase de septembre 1936 à mars 1937 vit la


naissance du groupe. Pendant six mois, lors de réunions
hebdomadaires, chaque lundi, se rencontraient des personnalités
issues des milieux les plus différents : «Leur but n'était pas encore
de chercher des solutions en commun. Il se limitait à cet objectif
préliminaire : chercher à aborder les problèmes dans un esprit
commun, ou, à tout le moins, sans prévention ni défiance a priori.
Ce but ayant été pleinement atteint, Les Nouveaux cahiers
pouvaient naître.»

Le numéro 1 s'ouvrait sur une déclaration intitulée : «Pour la


Liberté de pensée», qui allait être le thème dominant
d'identification entre ses différents participants. La revue affirmait
réunir un groupe d'hommes «issus de milieux séparés, imprégnés
d'idéologies et d'intérêts complètement divergents mais parvenus
néanmoins à trouver entre nos pensées des points de contacts
nombreux, des concordances fréquentes, en tous cas des raisons
profondes de sympathie. Des divergences demeurent, certaines
tendances sentimentales continuent à s'opposer ; nous n'avons
jamais toutefois été arrêtés par quoi que ce soit qui pût décourager
un effort commun.» En conséquence la revue s'offrait comme une
tribune d'expression privilégiée de la pensée libre «où elle puisse
s'exprimer sans réserve, un point de ralliement où elle trouve
accueil et soutien, un centre de diffusion au milieu des opinions de
parti pris, des préjugés de bonne ou de mauvaise foi, des pensées
fossiles, des jugements de troupeau qui sont la matière quotidienne
d'une vaste incompréhension réciproque génératrice de haine, de
violence et en fin de compte de régression».

- 377 -
Les fondateurs de la revue cités par Souvarine appartenaient
tous au personnel dirigeant de la grande industrie ou de la haute
fonction publique, avec pour certains d'entre eux des passages de
l'une à l'autre l .

Ainsi, Guillaume de Tarde était entré au Conseil d'Etat en


1910. Après avoir été pendant sept ans un des collaborateurs de
Lyautey dans l'administration civile du Maroc, il dirigea l'Office
national du commerce extérieur puis devint administrateur et
président de la Compagnie des chemins de fer de l’Est.

Jacques Barnaud était un ancien polytechnicien, Inspecteur


des finances, chef du cabinet de Poincaré puis directeur adjoint du
Mouvement général des fonds. Il quitta la haute fonction publique
pour rejoindre la Banque Worms dont il devint directeur général en
1930.

André Isambert était entré en 1925 comme directeur


financier à la Compagnie générale d'électricité où il fit toute sa
carrière. Ce poste le mit en relation avec Ernest Mercier qu'il jugea
trop «homme de droite», mais surtout avec Auguste Detœuf qu'il
considéra comme «un grand patron, aimable, acceptant la
personnalité d'autrui». Selon Claude Paillat, «au lendemain du 6
février 1934, Isambert s'intégre à un noyau d'hommes divers qui
se réunit tous les quinze jours dans un café de la place Saint-
Sulpice et pose — sans le savoir — les premiers jalons des Nouveaux
cahiers. Chacun défend son point de vue, parlant aussi bien du
maintien de la paix que de médecine. On est en rapport avec le
célèbre comité des intellectuels antifascistes, et notamment avec
Paul Rivet, Francis Perrin (qui écrira dans Les Nouveaux cahiers),
avec Henri Bouché, spécialiste de l'aviation commerciale qu'il avait
tenté de mettre au service de la S.D.N. — Isambert est proche des

1 Les renseignements sur ces personnalités sont tirés du livre de Claude Paillat
Dossiers secrets de la France contemporaine, La guerre à l'horizon (1930-1938),
Paris, Robert Laffont, 1981, p. 305-314.

378
dominicains, il se lie avec Emmanuel Mounier et à la revue
Esprit l .»

Henry Davezac (né en 1898) était entré, après la première


guerre mondiale, major à la Cour des Comptes. En 1927 il participa,
à l'initiative d'Ernest Mercier et de Charles Laurent, à la création du
syndicat de la construction électrique.

Enfin Auguste Detœuf, ancien polytechnicien et


administrateur de la Société Alsthom, était autant un homme de
pensée que d'action, cherchant des voies nouvelles pour une
meilleur organisation de l'industrie mais aussi de la société. D'après
Louis Armand, «il prônait les synthèses : celle de la science avec la
technique, celle du travail intellectuel et du travail manuel, de
l'industrie et de la culture classique.» 12 II était en relations avec
Souvarine. C'est sur une intervention de ce dernier auprès de
Detœuf que Simone Weil eut sa première embauche d'ouvrière dans
une usine de la rue Lecourbe à Paris. Il entretint de bons rapports
avec Simone Weil malgré de nets désaccords pendant les grèves de
juin 1936 3. Elle fréquenta également le Cercle des Jeunes Patrons
fondé par Detœuf avant de participer activement à l'expérience des
Nouveaux cahiers 4. Souvarine lui-même était très lié à Detœuf sans
que nous sachions la date exacte et les circonstances de leur
rencontre initiale.

Comme membre du comité de rédaction des Nouveaux cahiers,


Souvarine participa au groupe bien avant la phase de parution de la
revue. En effet, il avait dès 1935 des contacts suffisamment étroits
avec Detœuf pour aider Simone Weil à réaliser son projet de travail
en usine. La participation de Souvarine à la longue phase
préparatoire des N ouveaux cahiers apporte un élément
d'explication à son long silence de mars 1934 à février 1937. Bien

1 Ibidem, p. 309.
2 «Louis Armand, la prospective chez Auguste Detœuf» (Le Figaro, 31 mai 1967), in
Simone Pétrement, op. cit., p. 18.
3 Cf. La Condition ouvrière, p. 245-259, lettres à Auguste Detœuf (1936-1937).
4 Simone Pétrement, t. II, op.. cit., p. 92.

- 379 -
sûr on est dans ce cas très éloigné des perspectives de travail de La
Critique sociale. Cependant une continuité est à l'œuvre dans les
préoccupations intellectuelles de Souvarine. Son dernier article de
La Critique sociale sur «Les journées de février» mérite d'être relu
à la lumière de ses engagements ultérieurs. A propos du parti
socialiste, il souhaitait que sous l'effet d'une crise aiguë et profonde,
il puisse devenir «le point de départ d'un mouvement de révision
des idées, de regroupement des tendances et des individus, avec
des critères inédits» (C.S. II, p. 205). La référence au parti socialiste
mise à part, ces termes ne peuvent-ils pas s'appliquer au projet de
«liberté de pensée» des Nouveaux cahiers ?

Les Nouveaux cahiers débutèrent avec des apports de fonds


personnels, Mmes Detceuf et Isambert assurant bénévolement le
secrétariat. L'édition fut assurée par la Librairie Félix Alcan, puis
par Gallimard, tandis que Denis de Rougemont s'occupait de la mise
en page. Le groupe se réunissait chaque semaine soit au domicile de
Detœuf, soit à la Brasserie Lipp L

Le premier grand sujet traité par la revue fut le problème


colonial : «A la discussion participèrent des universitaires engagés
à gauche, des cégétistes, des socialistes, des économistes, des
banquiers, etc., comme Rivet, Francis Delaisi, André Philip, Marc
Casati (géographe et ancien maire de Saigon), Julien Racamond,
Pierre Gérome, René Belin, Henri Bouché, Detœuf, Alfred Bosc,
Jacques Gasouel, de Tarde, Lacan, Isambert, Francis Perrin, Boris
Souvarine 2.»

Au bout d'un an d'existence la revue avait abordé les


problèmes suivants : la réglementation de l'embauchage et du
licenciement, le logement ouvrier (compte-rendu de Souvarine dans
le n° 7, la commission était présidée par Raoul Dautry), la réforme
de l'enseignement, la formation des fonctionnaires, la réforme des
sociétés anonymes et le régime de la presse (à partir de l'exemple

1 Claude Paillat, op. cit., p. 313.


2 Ibidem , p. 313-314.

- 380 -
de pays anglo-saxons) 1. Souvarine participa le 25 octobre 1937 à
une séance de confrontations sur le problème de «L'action des
étrangers et des puissances étrangères en France» (le compte­
rendu fut publié dans le n° 15, 1er décembre 1937). Le professeur
Vermeil fit l'exposé initial sur l'action de l'Allemagne suivi de M.
Tarchiani sur l'Italie, et enfin de Boris Souvarine sur l'U.R.S.S. 12.

Souvarine constatait qu'il y avait finalement «plus de points


communs qu'il ne pensait entre l'intervention hitlérienne ou
mussolinienne et l'intervention stalinienne à l'étranger.» Après un
bref rappel historique, Souvarine analysait le rôle de la nombreuse
émigration consécutive à la révolution. Au début des années trente
s'exerça sur une partie de cette émigration la fascination pour la
soi-disant réussite économique des plans quinquennaux.
L'ambassade soviétique à Paris créa une organisation de l'«Union
des rentrants» afin de réunir les émigrés désireux de retourner en
U.R.S.S., mais sans leur fournir les moyens de ce retour espéré. Elle
changea rapidement de nom pour devenir l'«Union des amis de la
Patrie soviétique». Mais les candidats au retour devaient gagner
leur droit à rentrer dans leur patrie d'origine en se soumettant à
deux types d'épreuves :
«1. Recherche et fourniture de renseignements sur
leur milieu et sur le pays où ils vivent, bref une fonction de
délation et de police qui a pris une grande ampleur, puisque
c'est à l'Union des amis de la Patrie soviétique, rue de Buci,
que la police a cru voir converger les fils des affaires
mystérieuses et des attentats de ces derniers temps.»

«2. Engagements “volontaires” dans les brigades


internationales d'Espagne, avec promesse à ceux qui en
réchapperont d'être enfin admis en U.R.S.S..»

1 D'après l'article «Confrontations», Les Nouveaux cahiers, n° 20, 1er mars 1938.
2 L’intervention de Souvarine a été reproduite par Commentaire, n° 63, automne 1993,
sous le titre de : «L'espionnage soviétique en France à partir de 1932», p. 611 et
622.

- 381
Souvarine notait une évolution de la politique soviétique à
partir de 1932 et surtout de 1934. Auparavant une stricte division
du travail était observée entre agents soviétiques et membres du
parti. Depuis ces deux dates, «l'activité des partis communistes,
celle des Ambassades et celle du Guépéou s'enchevêtrent de façon
de plus en plus serrée». Enfin, la tactique russe à l'étranger depuis
1934 considérait toute doctrine comme un obstacle. Désormais elle
se préoccupait exclusivement de «rassembler à son profit de
grandes forces sous n'importe quel drapeau ou formule
idéologique» afin d'accroître son influence dans les sphères
gouvernementales et les institutions d'Etat comme la police, ainsi
que le prouvait la situation espagnole.

En dehors du vol des archives de Trotsky, Souvarine devait


avoir certainement à l'esprit des faits divers qui illustraient
tragiquement ses propos L Ainsi, en janvier 1937,Navachine, un
économiste russe vivant en France et ancien directeur de la Banque
de l'Europe du Nord, était assassiné, dans des circonstances
demeurées mystérieuses, au Bois de Boulogne à Paris. Le
3 septembre 1937, on retrouva en Suisse, près de Lausanne le
corps d'Ignace Reiss criblé de balles. Cet ancien agent soviétique,
révolté par les procès de Moscou, avait décidé de rompre avec le
stalinisme et de prendre contact avec les milieux révolutionnaires
anti-staliniens. Trois semaines plus tard, le Général Miller, Chef de
la Fédération des vétérans tsaristes, fut kidnappé en plein Paris, à
la suite d'un étrange rendez-vous organisé par son secrétaire, qui
se révéla être un agent soviétique.

Comme l'écrit Elisabeth K. Poretski dans son témoignage sur


l'affaire Reiss : «Nous savons sans plus que le N.K.V.D. utilisait les
émigrés blancs. Nous lûmes dans les journaux les informations sur
l'assassinat du directeur de la Gosbank, Navachine, à Paris, sur le
cambriolage de l'Institut d'Etudes Sociales (sic) du menchevik Boris
Nicolaïevsky, sur le vol des archives Trotsky. Nous savions que1

1 Sur ces affaires, on consultera notamment, «Les crimes du Guépéou : documents sur
les assassinats d'Ignace Reiss et de Rudolf Klement», Les Cahiers du C.E.R.M.T.R.I.,
n° 37, juin 1985.

- 382 -
c'était là l'œuvre du N.K.V.D. accomplie par des émigrés ^ S e r g e
Efron, le mari de Marina Tsvetaïeva et militant actif du mouvement
pour le retour, fut impliqué dans l'affaire Reiss *2.

Après l'intervention de Souvarine, de nouvelles affaires


devaient avoir lieu. En février 1938, Léon Sedov devait décéder
dans des circonstances troublantes à la suite d'une opération de
l'appendicite pratiquée dans une clinique dont le personnel était
majoritairement composé de russes blancs 3. Si ses camarades
soupçonnèrent immédiatement les services secrets soviétiques, il
faudra attendre presque six décennies pour que la réalité de cet
assassinat soit établie grâce à l'ouverture partielle des archives
russes et aux premières révélations d'anciens cadres des services
soviétiques 4.

En juillet 1938, Rudolf Klement, qui exerçait à Paris les


fonctions de secrétaire administratif du Bureau pour la IVe
Internationale, devait disparaître définitivement. Le 24 août un
corps sans tête était repêché dans la Seine. Le corps portait la
marque d'un coup de stylet au cœur. Les amis de Klement du Parti
ouvrier internationaliste (P.O.I.), alertés par la publication dans les
journaux de cette nouvelle et légitimement inquiets de sa
disparition, demandèrent à voir le corps. Ils reconnurent
form ellem ent Rudolf Klement grâce à certains détails
morphologiques (voussure du dos, forme des mains, etc.) 5.

* Elisabeth K. Poretski : Les Nôtres. Vie et mort d'un agent soviétique, Paris, Dossier
des Lettres nouvelles, Denoël, 1969, p. 262. D'après Maurice Nadeau c'est Boris
Souvarine qui l'incita à publier l'ouvrage d'E. Poretski (Lettre du
11 septembre 1985). En dehors de ce livre il faut également consulter les M ém oires
d’un révolutionnaire de Victor Serge et Avocat de Trotsky de Gérard Rosenthal.
2 Michel Heller et Aleksandre Nekrich, op. cit„ p. 260-263, sur le rôle de
l'émigration et son utilisation par le N.K.V.D. en Europe Occidentale.
3 Gérard Rosenthal, op. cit., p. 229-235.
4 Pierre Broué, Léon Sedov, op. cit.
$ Léo Malet, «L'assassinat de Rudolf Klement» in Enigmatika — dossier Léo Malet,
Paris, Editions de la Butte aux Cailles, 1982 (article repris du Crapouillot).

383
A cette liste d’événements tragiques, il faudrait ajouter ceux
d'une toute autre ampleur, survenus en Espagne et dont l'assassinat
d'Andrès Nin constitue le symbole de la terreur stalinienne sur les
révolutionnaires espagnols. Nous y reviendrons à propos des
commentaires de Boris Souvarine sur la situation espagnole.

Ce déchaînement de la terreur entraîna la défection d'un


certain nombre de responsables soviétiques, notamment legénéral
Walter Krivitsky, ex-chef du contre-espionnage militaire soviétique
en Europe occidentale, à la suite de l’assassinat d'Ignace Reiss, en
octobre 1937, puis des diplomates Alexandre Barmine en décembre
1937 et Fedor Butenko en février 1938. Alexandre Orlov, en
Espagne depuis 1931 pour le compte des services soviétiques et
responsable de l'assassinat d'Andrès Nin et de la répression
antistalinienne, fit également défection après avoir été rappelé en
U.R.S.S. en juillet 1938. Il ne prit pas alors publiquement la parole
mais put avertir Trotsky de la présence d'un agent soviétique
auprès de son fils, Léon Sedov. Parmi ces hommes, Souvarine eut
l'occasion de rencontrer Krivitsky et Barmine 1. Il interrogea
Krivitsky pour le compte de l'hebdomadaire de Gaston Bergery, La
Flèche, et rencontra Barmine à Paris. Ce dernier, premier secrétaire
de la légation d'U.R.S.S. à Athènes à partir de décembre 1935, puis
chargé d'affaires de l'U.R.S.S. à Athènes, avait adressé, le 1er
décembre 1937, une lettre au Comité d'enquête sur les procès de
Moscou et au Comité central de la Ligue des droits de l'homme pour
dénoncer l'imposture des procès : «Demeurer au service du
gouvernement de Staline, c'eût été me vouer à la pire
démoralisation et assumer ma part de responsabilité dans les
crimes commis chaque jour contre le peuple de mon pays. C'eût été
trahir la cause du socialisme à laquelle j'ai consacré ma vie 12.»
Durant son séjour à Paris, où il travailla comme ouvrier avant de

1 Nous reviendrons aux déclarations de Krivitsky à propos de la question des rapports


soviéto-nazis.
2 Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l'U.R.S.S., souvenirs d'un diplom ate
soviétiq u e, Paris, Albin Michel, 1939, p. 13. Ce livre avait été traduit par Victor
Serge. Souvarine rendit compte de cet ouvrage dans Les Nouveaux cahiers d'avril
1939.

- 384 -
partir aux Etats-Unis, Barmine s'adressa à des socialistes comme
Marceau Pivert, fut hébergé quelque temps chez Maurice Wullens,
et rencontra le menchevik Fedor Dan et Souvarine. De ce dernier, il
dira : «Je lui trouvai les tempes grisonnantes, le sourire amer, trop
désillusionné, mais aussi vif et mordant que dans nos discussions
d'autrefois à Moscou, à l'époque du IVe congrès du Komintem» U

Pour terminer cette présentation des Nouveaux cahiers, nous


allons évoquer les jugements contrastés et symétriquement
opposés de deux revues : E sprit et Essais et combats. La revue
personnaliste d'Emmanuel Mounier est bien connue. Essais et
com bats était la publication mensuelle de la Fédération nationale
des étudiants socialistes puis, à partir de 1938, de la Fédération des
étudiants révolutionnaires.

Daniel Villey consacra une chronique aux Nouveaux cahiers


dans le cadre d'une série d'études intitulée «Places publiques,
visites guidées» destinée «à voir clair dans le dédale des groupes
plus ou moins proches ou éloignés de nous» {Esprit n° 65, 6e année,
1er février 1938, p. 668-679).

L'article de Daniel Villey était particulièrement positif : «un


mouvement sérieux, œuvre d'hommes compétents et scrupuleux,
désintéressés s'il en fût, et cependant plongés dans la réalité des
affaires (...). Le souffle est jeune, l'inspiration généreuse». L'article
notait qu'E sprit et Les Nouveaux cahiers avaient de nombreux
collaborateurs communs : Moré, Landsberg, de Rougemont, Reinach,
Vignaux, Gosset, Chatreix, Valentin. Ensuite, suivait un bref
historique des conditions de naissance de la revue, puis il abordait
la définition de la pensée libre telle que la concevait l'équipe des
Nouveaux cahiers. Il la résumait en quatre propositions :

«La pensée libre est exacte dans son information

La pensée libre est sincère dans ses jugements et


ses conclusions*

* Ibidem, p. 55.

- 385 -
La pensée libre est bienveillante et compréhensive

La pensée libre est orientée vers l'action. Elle tend


à l'engagement personnel.»

L'article concluait, après avoir développé chacun de ces points,


en indiquant que Les Nouveaux cahiers étaient «un centre de
rencontres de tous ceux qui veulent penser librement» mais
n'indiquaient pas, ou pas encore, de ligne à suivre pour concrétiser
cet engagement. En conséquence les tâches respectives d'Esprit et
des Nouveaux cahiers se complétaient et s'appelaient. Cependant,
dans une note, Daniel Villey indiquait que l'éloge valable pour la
plupart des articles publiés par Les Nouveaux cahiers, ne pouvait
être «aucunement» appliqué «aux deux études de Souvarine sur
l'Espagne (n°12) et sur la question d'Extrême-Orient (n°17)».

L'article d'Essais et combats était de Charles Ridel, militant


communiste libertaire, membre de l'Union anarchiste jusqu'en
1937, et parmi les fondateurs du Groupe international de la colonne
Durruti en Espagne. Ridel était proche de deux personnes de
l'entourage de Souvarine, Jean Bernier et Simone Weil L II qualifiait
Les Nouveaux cahiers de «groupe d'études sociales composé de
patrons et de militants “ouvriers” intelligents». Le but de la revue
était d'aboutir à la paix sociale. «L'intelligence et le bon sens des
Nouveaux cahiers aboutissent à un conformisme intelligent et à des
mesures fascistes de bon sens.» Pour l'avenir, Ridel supposait que
Les Nouveaux cahiers devaient aboutir «à des mesures préfascistes
et à revendiquer pour les techniciens une plus grande place dans la
direction de l’économie et de l'Etat.»Enfin, seuls les articles sur la
situation extérieure trouvaient grâce aux yeux de Charles Ridel, qui
ajoutait que l'intérêt suscité par cette revue dans le mouvement1

1 Sur les rapports Bernier-Ridel, on consultera notre notice sur Louis Mercier (dit,
notamment, Charles Ridel) dans le D .B .M .0 .F .,t. 36, pp. 243-245. Sur les rapports
Weil-Ridel, on se reportera au «Journal d'Espagne» (août 1936) de Simone Weil,
dans les Œuvres complètes, t. II, vol. II, et à «Simone Weil sur le front d'Aragon» de
Louis Mercier-Vega, in Les Ecrivains et la guerre d’Espagne (Dossiers H., Panthéon
Press France, 1975).

386 -
socialiste était un signe patent de sa déchéance intellectuelle. Il est
à noter que les articles appréciés par Ridel incluaient très
certainement ceux de Souvarine ; alors que Daniel Villey prenait la
peine de signaler que son éloge des Nouveaux cahiers s'arrêtait à
ceux-ci.

Ces deux jugements contrastés permettent de donner une idée


de la réception, dans des milieux politiques ou intellectuels
différents, d'une revue aujourd'hui oubliée et méconnue.

- 387
B. UNE POSITION ORIGINALE DANS LE PAYSAGE
POLITIQUE.

Les années 1937-1940 constituent une période de


changements profonds et durables dans l'orientation politico-
intellectuelle de Souvarine. Si sa collaboration au Figaro peut être
interprétée comme un simple retour de Souvarine à sa profession
de journaliste, indépendamment de la tonalité politique de ce
quotidien, il n'en est pas de même avec Les Nouveaux cahiers dont
on a vu qu'il s'en occupait assidûment. Avec cette revue Souvarine
est fort éloigné des perspectives de travail politique et intellectuel
du C.C.D. et de La Critique sociale.

La caractéristique commune des organes de presse auxquels


Souvarine va désormais collaborer, est leur extériorité au
mouvement ouvrier. De plus, ils se situent à la droite de l'échiquier
politique et intellectuel. Cependant il ne nous semble pas possible
de décrire avec pertinence son itinéraire en parlant d'une évolution
classique vers la droite après le renoncement aux idéaux du
socialisme. On pourrait dire au contraire que Souvarine ne renonça
pas aux idéaux du socialisme, mais que le socialisme renia à un
point tel ses idéaux qu'il se transforma en son exact contraire. De là,
sans doute, vient la difficulté à définir la position de Souvarine,
dans la période même où les mots les plus simples perdent leur
signification originelle en se transformant en instruments de
mensonge et d'imposture. En outre, Souvarine ne disposait plus
d'une tribune privilégiée, comme l'avait été La Critique sociale. Ses
commentaires étaient donc extrêmement spécialisés et ne
permettent pas de connaître explicitement ses analyses sur la
politique française, par exemple. Quelques remarques sont
nécessaires pour juger de la position originale de Souvarine dans
ces années d'avant-guerre.

En premier lieu, devant d'éventuelles interprétations


malveillantes, il faut souligner que l'évolution politique de
Souvarine n'est en rien comparable à celle de nombreux militants
ou intellectuels qui passent, dans cette période, après des étapes
plus ou moins longues, et souvent sous la pression du stalinisme, du
388
communisme au fascisme tel un Jacques Doriot ou un Paul Marion.
Souvarine n'a jamais été stalinien et il a été un des premiers en
France, avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, à dénoncer le danger
nazi et à signaler les ressemblances profondes entre nazisme et
stalinisme. Son attachement à l'idée démocratique le prémunit, en
tout état de cause, contre les tentations autoritaires ou totalitaires.

Ensuite Souvarine s'exprime dans des journaux d'une droite


que l'on pourrait qualifier de libérale (pour Le Figaro) ou de sociale
et réformatrice dialoguant avec des socialistes et des syndicalistes
modérés et réformistes (pour Les Nouveaux cahiers).

Enfin en ce qui concerne le mouvement ouvrier, Souvarine


reste en contact avec les socialistes par l’intermédiaire de ses amis
qui ont choisi de militer à la S.F.I.O., particulièrement autour de la
revue de Lucien Laurat, Le Combat marxiste, dont les militants les
plus aguerris ont appartenu au C.C.D.. D'après Edouard Liénert, «si,
vers 1934, le Cercle a cessé d'exister en tant que tel, les liens
d'amitié et la communauté de pensée ont persisté entre beaucoup
de ses membres, qui ont continué à se retrouver fréquemment l .»
De même avec Maurice Paz, entré au comité de rédaction du
P opulaire et membre de la C.A.P. du Parti socialiste à partir de
juillet 1936.

Il collabora également à l'agence de presse de la S.F.I.O.,


Presse Populaire, en 1938 à propos du troisième procès de Moscou.
Il avait également des entretiens avec Léon Blum à propos de
l'U.R.S.S.. «Je lui faisais entendre parfois un son de cloche différent»
a-t-il écrit à ce propos 12. Enfin en 1939, Blum lui proposa de tenir
une rubrique sur la situation militaire dans Le Populaire. Souvarine
refusa cette proposition en déclarant en substance : «La tâche du
chroniqueur, en pareils cas, est d'expliquer non seulement la
marche des opérations militaires, mais de donner aux lecteurs des
raisons d'espérer un tour favorable des événements et d'inspirer

1 Liénert, op. cit.


2 «Léon Blum, les grandes illusions», L'Express, 3-9 juillet 1981.

- 389 -
un certain optimisme qui aide à vivre. Or c'est justement ce que je
suis incapable de faire...» l.

En dehors du mouvement socialiste, Souvarine continuait à


entretenir des relations avec des militants de l'extrême-gauche
anti-stalinienne. C'était par exemple le cas avec Anton Ciliga qui
avait pris contact avec lui, après sa libération des isolateurs
d'U.R.S.S. et son arrivée en France en janvier 1936. Ciliga était
également en rapport avec Léon Sedov et les trotskystes, les
syndicalistes révolutionnaires du «noyau» de La Révolution
prolétarienne et les socialistes et sociaux-démocrates russes. Au
moment de chercher un éditeur pour la publication de son
témoignage sur l'U.R.S.S., Ciliga obtint une recommandation de
Souvarine auprès de Brice Parain qui s'occupait du domaine russe
chez Gallimard *2. Contrairement au manuscrit de Souvarine, celui de
Ciliga fut accepté, avec certaines modifications importantes. Il n'est
pas interdit de penser que cette acceptation était, de la part du
célèbre éditeur, une reconnaissance de l'erreur de jugement
concernant le Staline, en même temps qu'une manifestation de la
politique de la maison de garder en permanence deux fers au feu.

La diffusion du S ta lin e dans l'extrême-gauche avait été


confiée, comme on l'a vu précédemment, à Marcel Hasfeld, cet
ancien communiste fondateur de la coopérative d'édition de la
Librairie du Travail. C'était également cet éditeur qui se chargeait
de la diffusion des brochures des «Amis de la vérité sur l'U.R.S.S.».

Cette association avait été créée début 1936 par Souvarine et


quelques amis et camarades (Jacques Baron, Maurice Coquet, Anna
et André Lejard, Pierre Kaan, Lucien Laurat, Edouard Liénert,
Colette Peignot, Marcelle Pommera et Lucien Sablé). Ainsi que le
précisa André Lejard juste avant sa fondation, «ce groupement
n'aurait pas d'activité politique proprement dite», car il ne

* Ibidem.
2 «La vie troublante de Ciliga, communiste yougoslave», Témoignage d'Ante Ciliga
recueilli par Marc Lazar et Jean-Louis Panné, L'H istoire, n° 103, septembre 1987,
p. 7 4 -7 7 .

390 -
s'agissait en aucune manière «d'une résurrection de l'ancien
C ercle» l . Les moyens d'action suivants étaient envisagées :
«édition de petites brochures destinées à être répandues dans les
milieux ouvriers et autres par la Librairie du Travail, le Nouveau
Prométhée et différentes associations politiques» ; des conférences-
discussions, si cela était possible, notamment par l'usage d'un local.
Le programme d'édition insistait sur la richesse de la matière sur
ces questions et donnait à titre indicatif les propositions suivantes :
«1) une brochure sur les décrets soviétiques (cf. livre de Boris) 2)
une brochure sur le stakhanovisme 3) la traduction d'un article de
Zinzinov paru dans les Dernières nouvelles etc...».

A notre connaissance, seul le premier point sur l'édition des


brochures put être tenu, étant donné le faible impact de cette
initiative. Parmi les brochures envisagées, il est à noter que celle
sur le stakhanovisme ne fut pas publiée par l'association, mais que
Les Cahiers de Terre libre, dont s'occupait André Prudhommeaux à
Nîmes, éditèrent De Taylor à Stakhanov, le travail en U.R.S.S.
(documents), en avril 1936. Prudhommeaux était lié à Jean Dautry,
qui avait fait un passage au Cercle en 1933-1934, et était en
contact avec Simone Weil.

Dans sa déclaration d'intention, l'association se proposait «de


recueillir et de répandre, à l'intention des gens de bonne foi, une
information exacte et valable sur les “réalités soviétiques”.» 12 Les
membres de l'association entendaient «exercer ce droit et accomplir
ce devoir hors de toute considération politique ou tactique, avec
l'unique préoccupation de réagir contre le parti-pris et contre
l'ignorance». Dans leur conception, une information «exacte et
valable» devait répondre aux critères suivants :

1 Lettres d'André Lejard des 16 février et 2 mars 1936 aimablement communiquées


par Jean-Louis Panné. Les citations sans indication d'origine sont extraites de la
lettre du 16 février.
2 La Révolution prolétarienne (n° 222, 10-25 mai 1936) présenta l'association et ses
publications et concluait : «Nous engageons vivement nos camarades à adhérer à ce
groupe (...), ainsi qu'à lire et à répandre ses brochures ...».

- 391
«1° — Des textes authentiques et documents officiels, en
premier lieu de source bolchéviste, scrupuleusement vérifiés et
traduits de première main, avec indication d'origine contrôlable;

«2° — Des témoignages véridiques et désintéressés librement


produits par des gens qui, citoyens de l'U.R.S.S. ou non, ont vécu
l'existence même du peuple travailleur de ce pays, c'est à dire
partagé ses conditions de logement, d'alimentation, de travail, de
vie spirituelle, sans accepter de privilèges ou sans considérer leurs
privilèges comme le sort commun;

«3° — Des études consciencieuses étayées des éléments ci-


dessus définis.»

Pour l'association, «la vérité doit être dite en tout état de


cause, indépendamment de toute idée préconçue de droite ou de
gauche», et «les diverses conceptions fondées sur des fictions, des
sentiments irraisonnés, voire de simples mensonges, sont
également contraires au progrès de l'humanité.» Publier la vérité
sur l'U.R.S.S., c'était donc «servir avant tout la cause des peuples de
l'U.R.S.S. eux-mêmes, inséparables du destin des autres peuples
d'Europe et d'Asie.»

L'association publia, à notre connaissance, sept brochures en


1936-1937, dont la liste était, dans l'ordre de parution :

- L a peine de mort en U.R.S.S. (Textes et documents),

- Un Témoignage— U.R.S.S. 1935,

-B ilan de la Terreur en U.R.S.S. (Faits et chiffres),

- Un français moyen en U.R.S.S. (Témoignage),

-L e s procès politiques en U.R.S.S. (Articles d'Edouard Herriot),

- Un mineur français en U.R.S.S. (Rapport de Kléber Legay),

- Ouvriers et Paysans en U.R.S.S. (Articles de B.Souvarine).

Ces brochures, de petit format (10.6/13.4 cm), comportaient


entre 16 et 56 pages, la plupart étant de 24 pages. Vendues de 0.50
- 392 -
Fr à 1 Fr, elles étaient diffusées par la Librairie du Travail de
Marcel Hasfeld, sise 17, rue de Sambre-et-Meuse, Paris Xe.
L'association était domiciliée chez Pierre Solignac, 20, rue Mirabeau,
Paris, XVIe. Ce nom était le pseudonyme d'André Lejard, ancien
militant communiste qui avait participé aux activités du Cercle
communiste Marx et Lénine, puis du C.C.D., et fondateur, avec
Charles Peignot des éditions Arts et Métiers graphiques. Il avait
accompli deux voyages en U.R.S.S., le premier en 1922, le second en
1935. Il collabora ensuite aux Nouveaux cahiers l.

L'objectif de l'association rejoignait le souci permanent de


Souvarine d'informer l'opinion publique sur le sort des classes
laborieuses en U.R.S.S., dans le prolongement La Russie nue (1929),
de la «Chronique de l'U.R.S.S.» du Travailleur, ou des campagnes de
solidarité avec Francesco Ghezzi, D. B. Riazanov ou Victor Serge.

La présentation de la brochure Bilan de la terreur en U.R.S.S.


soulignait le fait qu'il était important «que les travailleurs de tous
les pays sachent la vérité sur le régime intérieur de l'U.R.S.S. et
prennent conscience du malheur qui pèse sur leurs frères
“soviétiques” et les écrase. A défaut de la plus élémentaire
solidarité humaine, pour ne pas évoquer une imaginaire “solidarité
de classe”, leur intérêt bien compris serait au moins de se tenir sur
leurs gardes.» En effet, les publications qui tentaient de divulguer
la vérité sur cette question étaient à la fois rares et, le plus souvent,
«éphémères ou confidentielles». A propos du Populaire, la brochure
notait qu'il avait cessé, ou presque, «de publier des informations
sur le sort des militants social-démocrates de l'U.R.S.S. emprisonnés
ou déportés sans jugement, attitude inexplicable à moins que
l'entente politique du “Front Populaire” ne prime la traditionnelle
solidarité socialiste internationale 2 .»12

1 Cf., D.B.M.O.F., t. 34, p. 193.


2 Un dépouillement systématique du Populaire au premier semestre 1936 confirme
totalement la véracité de cette affirmation. Sur l'attitude de la S.F.I.O. au moment
des procès de Moscou. Cf. infra .

- 393 -
C'est, probablement, en pensant à de tels faits que Souvarine
déclara à Victor Serge, récemment expulsé d'U.R.S.S. et accueilli à
Bruxelles : «La vérité toute nue, le plus fortement possible, le plus
brutalement possible ! Nous assistons à un débordement
d'imbécillité dangereuse !» A contrario, Victor Serge rapportait que
tous les amis qui venaient le voir de Paris insistaient pour qu'il ne
dise rien sur l'U.R.S.S., afin de ne pas décevoir les «masses
magnifiques» pour qui l'U.R.S.S. représentait «une pure étoile» 1 .

L 'E m a n c ip a tio n de Doriot reprit des informations de


l'association dans son numéro du 18 avril 1936. La dernière page
de l'hebdomadaire de l'ex-rayon de Saint-Denis reproduisait, sous
forme d'affiche, une proclamation de l'association où «“les Amis de
la vérité sur l'U.R.S.S.” questionnent les candidats communistes et
amis de l'Union soviétique», en les priant de répondre sur le sort de
prisonniers et déportés politiques russes, représentant toutes les
nuances des opinions ouvrières et socialistes. Il s’agissait
d'informations contenues dans le Bilan de la terreur en U.R.S.S., à
partir de la brochure de R. Abramovitch, Les prisonniers politiques
dans la République des Soviets (Bruxelles, Les Cahiers de
l'Eglantine). La conclusion de l'affichette abordait, au-delà des cas
individuels présentés, le problème de l'ampleur de la répression en
avancent le nombre de 10.000.000 de déportés, exilés et
prisonniers, «à ne parler que des vivants». Elle prévenait les
candidats communistes qu'il serait exigé des réponses, dans les
réunions publiques, sur ces questions.

Il est difficile de savoir quel fut l'impact de cette tentative de


poser devant l'opinion publique, au moment des élections
législatives de 1936, la question de la terreur de masse stalinienne.
Il est tout-à-fait probable que son écho ne fut guère important. Le
P.C.F., vu l'évolution de Doriot à partir de l'été 1936, pouvait
accuser une telle tentative d'être inspirée par le fascisme. Ce que ne
manqua pas de faire le principal dirigeant des Amis de l'Union
soviétique et député communiste de Saint-Denis, Fernand Grenier,
en 1937, dans un article de Russie d'aujourd'hui, le journal de cette

Victor Serge, Mémoires, op. cit., p. 344.

- 394 -
association, consacré à la réfutation du témoignage du syndicaliste
Kléber Legay, publié par les Amis de la vérité sur l'U.R.S.S., avant
d'être repris en volume avec une préface de Georges Dumoulin aux
éditions Pierre Tisné en septembre 1937. Grenier écrivait à propos
de cette dernière association : «Ce groupement que j'ai connu pour
la première fois à Saint-Denis, aux élections de 1936, éditait alors
des tracts dactylographiés et faisait savoir que le secrétaire de la
section dyonisienne, M. Falasse, un des lieutenants de Doriot,
recevait les adhésions à la Mairie. C'est ce même groupement,
constitué uniquement pour combattre les Amis de l'U.R.S.S. qui
vient d'éditer en brochure le rapport de Kléber Legay 1 . »

Ainsi, nul besoin d'aller beaucoup plus loin dans la critique du


témoignage de Legay : celui-ci, tout comme l'ensemble des critiques
de l’U.R.S.S. venant de la gauche, était, dès le départ, suspecté de
«fascisme», Grenier reprenant la «stratégie du mensonge» mise au
point contre Istrati pour discréditer un témoignage défavorable à
l'U.R.S.S. sans même examiner ou discuter les arguments du
contradicteur. Par rapport à Doriot, il est hautement improbable
que celui-ci ait, de près ou de loin, entretenu des rapports avec
l'association ou avec Souvarine dans cette période, quand on sait
que, dès 1927, Souvarine l'avait qualifié de «futur fasciste» (A.C.C.,
p. 144). Par contre, on peut plus raisonnablement supposer que le
journal de Doriot reprit les informations diffusées par l'association,
alors que les partis du Front populaire s'interdisaient toute critique
publique sur la question.

Inversement, Souvarine continuait à être commenté et discuté


dans la presse révolutionnaire, notamment à propos de sa brochure
Cauchemar en U.R.S.S. Sans analyser le contenu de ce texte, il
importe de signaler qu'elle fut commentée dans plusieurs
périodiques d'extrême-gauche comme L 'In te r n a tio n a le , L e
Libertaire ou La Révolution prolétarienne 12.

1 «Kléber Legay n'a pas tout dit», Russie d'aujourd'hui, n° 66, 1er octobre 1937.
2 — «Une brochure de Souvarine» (L.D.), Le Libertaire, n° 567, 16 septembre 1937,
— «A propos de la brochure de B. Souvarine “Cauchemar en U.R.S.S.”» (J.A.),
L'Internationale, n° 32, 13 novembre 1937,

- 395 -
Son nom figurait également parmi la centaine de militants,
historiens, sociologues ou économistes à qui fut envoyé en 1937 un
questionnaire intitulé «Faut-il réviser le marxisme ?» pour la revue
Essais et combats (n° 6, novembre 1937). La plupart des anciens
militants du C.C.D., ou collaborateurs de La Critique sociale, comme
Georges Bataille, Paul et Gina Bénichou, Jean Bernier, Jean Dautry,
Lucien Laurat, Jacques Perdu, Marcelle Pommera, Jean Prader,
Charles Rosen, Simone Weil, etc., figuraient dans cette liste de noms.

Ce questionnaire, constatant «les bouleversements profonds et


inattendus qu'a subi le monde depuis le début du siècle, et surtout
depuis 1914» demandait aux militants pressentis :

«1. E stim ez-vous que l'ex p érien ce de ces


bouleversements a fait apparaître dans la doctrine des points
faux ou devenus caducs ou encore des insuffisances ?

«2. Quels sont-ils à votre avis ?

«3. Voyez-vous s'esquisser les éléments d'une révision


révolutionnaire du marxisme ou d'une nouvelle théorie
socialiste établie sur des fondements différents ? (Nous
employons les termes de révision révolutionnaire pour
marquer qu'à notre sens les tentatives du genre de celles de
Bernstein ou de De Man ont fait leurs preuves à rebours.) »

Apparemment Souvarine ne répondit pas à cette enquête.


Tout au moins, nous n'avons pas trouvé son nom parmi les réponses
que publièrent Essais et combats. Cependant il faut souligner que la
perspective générale des questions de cette revue allait, avec
quelques années de distance, dans une direction similaire à celle
qu'avait déjà posée La Critique sociale à propos du marxisme. En
1931 Souvarine écrivait en effet que «le marxisme doit se réviser
lui-même et subir avec succès la confrontation des faits». A propos
des idées de Bernstein, il notait qu'elles avaient «rendu de bons

— «Encore à propos de la brochure de B.Souvarine “Cauchemar en U.R.S.S.”»,


L'Internationale, n° 33, 18 décembre 1937.

396 -
services en excitant la réplique, en suscitant d'utiles controverses là
où l'esprit critique tombait en sommeil» (C .S. I, p. 2). A l'époque de
La Critique sociale, Souvarine semblait considérer que la révision
du marxisme était dans la nature même de la doctrine. Dans ce
cadre les questions posées par les révisionnistes étaient souvent les
bonnes. Par contre les réponses qu'ils apportaient aux réels
problèmes soulevés étaient souvent contestables.

Cependant, depuis 1931, Souvarine avait évolué, et faute de


textes précis de 1937, il est difficile de connaître la teneur exacte
de son opinion sur ce sujet. Lucien Laurat répondit, par contre, à
cette enquête (Essais et combats n° 9, février 1938) ainsi que
Simone Weil, dont le texte, trop long, ne fut pas envoyé L Notons
toutefois les dernières lignes du chapitre additif — «la contre-
révolution» — du Staline terminé en mars 1939 :

«L'agonie de l'espérance socialiste dans le monde ouvre ainsi


une crise idéologique impondérable. Il appartiendra donc aux
épigones de la génération impuissante de faire le bilan du
bolchevisme national, du communisme international et du
socialisme traditionnel pour en tirer les enseignements nécessaires.
En bonne logique, cela doit les induire à examiner ce qu'il reste de
vivant et ce qu'il y a de mort dans la doctrine-mère, assez mal
connue bien que très célèbre sous le nom de marxisme» (ST, p.
554-555).

De même, son compte-rendu des mémoires d'Alexandre


Barmine (Les Nouveaux cahiers, n° 43, 15 avril 1939), également au
printemps 1939, permet de bien situer sa propre évolution à la
veille de la guerre : «En bonne logique, il est impossible de s'en
prendre à Staline sans remettre en question Lénine et sans
remonter jusqu'à Marx, ce qui ne signifie pas les solidariser, encore
moins les confondre. Là réside pour la plupart des communistes
désemparés le problème insoluble. Une telle révision peut mener
très loin et il n'est pas donné à tous d'oser l'entreprendre.»1

1 Simone Pétrement, op. cit. t. II, p. 176-179.

- 397 -
Souvarine poursuivait son raisonnement jusqu' au bout : «Le
socialisme sous toutes ses formes et variantes, syndicalisme,
anarchisme, communisme, a tenu lieu pendant un siècle de religion
(au sens de lien entre les hommes) aux révolutionnaires qui
entendaient créer une harmonie sociale en reclassant les valeurs
humaines par la persuasion ou par la violence. L'impuissance du
socialisme dans ses écoles réformatrices et sa faillite scandaleuse
dans les expériences révolutionnaires font renaître l'angoisse
religieuse en même temps que l'horreur du vide en politique. Le
difficile n'est pas tant de rompre avec une doctrine révélée fausse à
l'épreuve, bolchevisme ou autre, que de mettre quelque chose de
nouveau à sa place. Quant au recours à quelque chose d’ancien, la
résistance opposée par le christianisme à certains aspects du
fascisme, au racisme et au pan-étatisme, en pleine carence de la
social-démocratie et du communisme, l'attitude critique de la
papauté envers les totalitarismes de droite et de gauche, ne
suffisent pas jusqu'à présent à dissiper cette angoisse et cette
horreur, ni à répandre des certitudes. La question reste donc
entière et il n'est pas dit que notre humanité soit capable de la
résoudre.»

L'impuissance du mouvement ouvrier fut patente en août


1914 comme en janvier 1933 ; les deux plus graves défaites
infligées à l'idée révolutionnaire avant la tragédie espagnole et
l'éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Cette dernière a
consacré, pour longtemps, l'im possibilité d'un mouvement
prolétarien à intervenir d'une façon autonome dans les grandes
décisions de politique intérieure ou internationale. Durant la
Seconde Guerre mondiale, un signe de l'épuisement et de l'absence
pratique du mouvement ouvrier révolutionnaire, se traduisit par
l'absence d'une réaction collective à cette nouvelle guerre
im périaliste, malgré quelques tentatives aussi courageuses
qu’isolées et vite réprimées par le talon de fer des totalitarismes. Si
août 1914 avait abouti à la déclaration de Zimmerwald et à une
redistribution des forces dans le mouvement ouvrier, la guerre de
1939-1945 ne verra pas même l'esquisse d’un processus similaire ;
mais seulement, après 1945, une intégration encore plus poussée
de la social-démocratie dans les états occidentaux et une nouvelle
- 398
extension géographique du stalinisme, blanchi par Stalingrad de la
Grande terreur, des procès de Moscou et du pacte germano-
soviétique. Souvarine était trop lucide pour s'illusionner sur les
capacités pratiques et les forces réelles des différentes minorités
révolutionnaires qui se battirent à contre-courant jusqu'en 1939.

Si l'on veut définir l'évolution de Souvarine dans ces années


de l'immédiat avant-guerre, il faut tenir compte de deux
paramètres. D'une part, Souvarine est marqué par tout son passé
politique, communiste et marxiste. Sa réflexion, après 1935, est
incompréhensible si l'on feint d'ignorer la marque profonde et
durable des idées socialistes et révolutionnaires dans sa culture
politique et une grande continuité est à l'œuvre dans ses centres
d'intérêt comme dans ses analyses. Comment, par exemple,
expliquer uniquement en termes de ralliement au conservatisme
son article sur les Retouches au Retour d'U.R.S.S. de Gide, alors qu'il
s'appuyait uniquement dans son argumentation sur des militants
de la gauche anti-stalinienne : «des ouvriers comme Yvon et Smith,
des intellectuels comme Laurat et Serge, des syndicalistes comme
Citrine et Legay» (ACC, p. 304) l.

Mais, d'autre part, s'il participait encore de cette culture


politique, il n'y adhérait plus totalement comme en témoignait son

1 Les ouvrages évoqués par Souvarine dans cet article étaient :


Walter Citrine, A la recherche de la vérité en Russie, Ed. Berger Levrault, 1937 (W.
Citrine était secrétaire général de la Confédération des syndicats britanniques et
Président de la Fédération syndicale internationale) ;
Lucien Laurat, L ’Economie soviétique, (Sa dynamique, Son mécanisme). Librairie
Valois, 1931 ;
Kléber Legay, Un mineur français chez les Russes, Préface de Georges Dumoulin,
Pierre Tisné, 1937 (K. Legay était délégué à la sécurité des ouvriers mineurs de la
Fédération du sous-sol CGT et militant socialiste) ;
Victor Serge, Seize Fusillés, Où va la Révolution russe ?, Préface de Magdeleine Paz,
Cahiers Spartacus n° 1, nouvelle série 1936 ;
Andrew Smith, J ’ai été ouvrier en URSS 1932-1935, Plon, 1937 ;
Yvon, Ce qu’est devenue la Révolution russe. Préface de Pierre Pascal, La Révolution
prolétarienne, 1936.

- 399 -
absence des colonnes de la presse d'extrême-gauche ou de certains
comités d'intellectuels anti-staliniens. On peut émettre l'hypothèse
que c'est essentiellement parce qu'il ne croit plus, depuis la fin du
C.C.D., à une quelconque possibilité de redressement d'un
mouvement ouvrier qui oscille entre l'impuissance des réformismes
et la soumission à un Etat totalitaire qui vient dénaturer son action
et pervertir ses objectifs. Ce sont ses propres termes d'«agonie de
l'espérance socialiste» qui nous paraissent le mieux expliquer sa
position singulière. Position qui n'est que difficilem ent
compréhensible par une simple référence à des notions a-
historiques de «droite» ou de «gauche», mais qui prend tout son
sens si on l'analyse comme une réponse individuelle à la tragédie
de la défaite du mouvement ouvrier révolutionnaire de l'entre-
deux guerres pour des décennies. Comme l'écrivait Ortega y Gasset
que Souvarine s'est souvent plu à citer : «Etre de gauche ou être de
droite, c'est choisir une des innombrables manières qui s'offrent à
l'homme d'être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes
d'hémiplégie morale. De plus la persistance de ces qualificatifs ne
contribue pas peu à falsifier encore davantage la réa lité du
présent, déjà fausse par elle-même ; car nous avons bouclé la
boucle des expériences politiques auxquelles ils correspondent,
comme le démontre le fait qu'aujourd'hui les droites promettent
des révolutions et les gauches des tyrannies l .» Ce n'est donc plus le
militant révolutionnaire qui va s'exprimer sur l'U.R.S.S. et les
relations internationales mais un observateur engagé de la montée
en puissance des totalitarismes, qui voulait comprendre les Etats
totalitaires pour mieux les combattre.

1 Cité par Boris Souvarine dans Autour du Congrès de Tours, Paris, Editions Champ
Libre, 1981, p. 15. Cf. José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, Paris, Stock,
1961, p. 32.

- 400 -
II «CAUCHEMAR EN U.R.S.S.»

A. LES PROCES DE MOSCOU.

§. 1 L'OPINION PUBLIQUE ET LE PROCES D'AOUT 1936.

Le 19 août 1936, l'opinion publique mondiale apprenait avec


stupéfaction l'ouverture du procès dit des Seize à Moscou. Sur le
banc des accusés figuraient plusieurs représentants de la vieille
garde bolchévique, anciens compagnons de Lénine, vétérans de la
révolution d'octobre et fondateurs de l'Internationale communiste.
Parmi eux se détachaient les personnalités de G. E. Zinoviev, L. B.
Kamenev, G. E. Evdokinov et I. Smirnov.

«Les inculpés sont accusés d'avoir constitué un “Centre


terroriste trotskyste-zinovieviste”, en vue de “s'emparer du pouvoir
à tout prix”.“L'organisation d'actes terroristes contre les chefs les
plus éminents du parti et du gouvernement” affirme l'acte
d'accusation, “fut choisie comme le seul moyen décisif pour
atteindre ce but”. Conformément aux instructions que leur
transmettait Trotsky, les membres du Centre avaient organisé des
équipes de terroristes spéciaux. L'un de ces groupes avait déjà
perpétré “l'assassinat perfide du camarade Kirov”. D'autres groupes
“d'agents éprouvés” devaient supprimer Staline, Vorochilov et
d'autres dirigeants du Parti. Tous les inculpés, précise l'acte
d'accusation, se sont reconnus coupables des faits qui leur sont
reprochés 1.»

Au cours de la durée des audiences les accusés avaient


confirmé leurs aveux de culpabilité, ceux-ci constituant la base
principale de l'accusation menée, avec la plus grande rudesse, par
le procureur général Vychinski dans la grande salle de la maison
des syndicats à Moscou. Dans la nuit du 23 au 24 août, donc après
seulement cinq jours de procès, le verdict tombait, implacable. Tous*

* Nicolas Werth, Les Procès de Moscou, Bruxelles, Ed. Complexe, coll. La mémoire du
Siècle, 1987, p. 15.

- 401
les accusés étaient, en tous points, reconnus coupables et
condamnés à mort. La sentence leur fut appliquée avant même la
fin de l'expiration du délai prévu par la législation pour qu'ils
puissent faire appel de ce verdict.

Etant donné la personnalité des accusés et le caractère pour le


moins surprenant des griefs retenus contre eux, on aurait pu
penser que l'opinion publique occidentale, en particulier libérale et
démocratique ou socialiste, allait se mobiliser massivement en
faveur des accusés dans une sorte d'affaire Dreyfus aux dimensions
internationales. Il semblait totalement aberrant qu'on puisse
accuser un des plus proches collaborateurs de Lénine comme
Zinoviev, qui avait occupé notamment les fonctions de président du
Comité exécutif de l'Internationale communiste, de membre du
bureau politique du Comité Central du P.C.R. (b) et de président du
Soviet de Leningrad, d'être un agent du fascisme international en
liaison avec la Gestapo. D'autant que Zinoviev était, depuis la défaite
du bloc des oppositions en 1927, totalement vaincu moralement et
politiquement pour avoir publié dans la Pravda du 27 janvier 1928
une lettre dénonçant les trotskystes, afin d’être réintégré dans le
Parti. Exclu à nouveau en 1932 par Staline, Zinoviev était depuis
longtemps une «âme morte», discrédité par ses volte-faces
successives et incapable d'une quelconque opposition, fut-ce de
pure forme, à l'omnipotence de la dictature du secrétariat L

Malgré l'invraisemblance des accusations le sursaut de


l'opinion publique occidentale n'eut pas lieu, et ce pour de multiples
raisons. Dans son roman Faux Passeports, qui obtint le prix
Goncourt en 1937, Charles Plisnier évoquait dans la dernière partie
de son livre, la problématique des procès à travers le personnage
de Iegor, dont il faisait un des accusés du procès d'août 1936. A
l'annonce du procès dans les journaux, son narrateur se demandait :
«Comment l'opinion du monde ne se soulève-t-elle pas ? Qu'est
devenue cette conscience ouvrière qui laisse déshonorer par des*

* Sur Gregorie Evseevitch Zinoviev, on consultera particulièrement l'ouvrage de


Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Les Bolchéviks par eux-mêmes, Paris, Ed.
François Maspero, coll. Bibliothèque socialiste, 1969, p. 87-98.

- 402 -
fonctionnaires les survivants de sa première révolution ? Et cette
“passion juridique” de la bourgeoisie libérale qui agitait la France et
l'Europe pour l'honneur d'un juif dégradé ? Et la “religion du goût”,
cette faculté de l'âme qu'on ne saurait offenser sans mettre en
question la dignité de tous les hommes ? 1»

En ce qui concerne la France, il faut, d'abord, évoquer l'image


générale de l'U.R.S.S. en ce milieu de décennie. Sur le long terme, la
période 1924-1939 est, comme l'a noté Stéphane Courtois, celle
d'une «réhabilitation de l'image de l'U.R.S.S.». Le contexte
international favorise la propagation du mythe du paradis
soviétique : «Face à la montée du nazisme, à l'explosion de la guerre
d'Espagne, à la marche vers une deuxième guerre mondiale,
l'U.R.S.S. incarne l'espoir de paix et de justice sociale ; surtout elle
encourage une démarche spécifiquement utopique sur le thème de
l'apparition d'un homme nouveau, le Soviétique, dont Staline est le
prototype 12.»

Pourtant, si l'on affine l'analyse, on constate que l'année 1936


marque un tournant avec l'apparition, dans une fraction notable de
l'opinion de gauche, de sérieux doutes sur la nature de l'expérience
soviétique. La parution du Retour d'U.R.S.S. d'André Gide, à la fin de
cette année, symbolise bien cette faille dans une caractérisation
pourtant globalement positive de l'U.R.S.S. dans la gauche de
l'époque.

Parmi les forces communément dénommées de gauche, la


position prise par le P.C.F. à l'annonce de ce procès est la plus

1 Charles Plisnier, Faux passeports, Arles, Actes Sud, Coll. Labor, 1991, p. 311.
Charles Plisnier (1896-1952) était avocat. Engagé très jeune dans le mouvement
communiste, il quitta le Parti communiste belge au congrès d'Anvers en 1929. Sur
son itinétaire, on consultera l'étude de José Gotovitch et Anne Morelli «Faux
passeports pour la révolution», in Entre l'Evangile et la Révolution, Charles
Plisnier, Etudes et documents rassemblés par Paul Aron, Bruxelles, Ed. Labor, Coll.
Archives du Futur, 1988, p. 17-39.
2 Stéphane Courtois, «La gauche française et l'image de l'URSS.», Matériaux pour
l'histoire de notre temps, n° 9, janvier-mars 1987, p. 17.

- 403 -
simple à qualifier. Il s'agit d'un soutien sans faille aux accusateurs
et aux bourreaux. Sous le titre «La Révolution se défend»,
L 'H u m a n ité du mercredi 26 août 1936 annonçait dans un petit
article en première page l'exécution des «seize terroristes
trotskystes». Pour le rédacteur anonyme de ce quotidien, «il n'est
pas un travailleur honnête, pas un socialiste sincère, pas un ami de
la paix qui ne puisse approuver l'acte de légitime défense de l'Etat
socialiste contre la bande d'assassins et d'espions dont la tâche était
de préparer l'agression hitlérienne et japonaise contre le pays du
socialisme. Il n'y a que les ennemis du socialisme, vils agents de la
bourgeoisie, qui peuvent s'élever contre la justice du peuple
soviétique.»

Le même article s'en prenait aux «vils individus (...) aux


ordres de Trotsky et de la Gestapo hitlérienne», thème qui allait
devenir un leit-motiv explicatif constant dans la propagande des
staliniens et de leurs compagnons de route et que ne pouvait laisser
passer un Aragon qui écrivait dans C om m une (octobre 1936) à
propos du déroulement du premier procès : «C'est un effroyable
déballage d'ignominies que ce procès que domine la figure de leur
maître à tous, Trotsky, allié de la Gestapo, le saboteur international
du mouvement ouvrier, dont le travail est si profitable à Hitler à
chaque pas.»

Dans l'habituelle langue de bois du stalinisme aux couleurs de


la France, le P.C.F. affirmait avec la plus grande netteté qu'il se
situait résolument du côté des bourreaux pour calomnier les
victimes. Loin de diminuer, cette attitude ira, avec les procès
suivants, en s'accentuant si l'on en croit Stéphane Courtois. Selon
lui, L 'H um anité lors des second et troisième procès «revendique
hautement au nom de la classe ouvrière française, l'extermination
des “contre-révolutionnaires”. Ainsi sont scellés dans le sang de
Zinoviev, Kamenev, Boukharine, etc. les noces entre une large
fraction du monde ouvrier et le communisme français et
international» L*

* Ibidem, p. 17.

- 404 -
Noces de sang qu'illustre parfaitement le compte-rendu que
fit Simone Weil, dans La Révolution prolétarienne, du congrès de
l'Union des syndicats de la région parisienne les 5, 6 et 7 février
1937 ; le verdict du second procès ayant été prononcé le 30 janvier
et les condamnés à mort exécutés, comme précédemment, dans les
24 heures. Evoquant l'intervention du délégué soviétique à la
tribune du congrès, dans une ambiance de complaisance ou de
passivité de l'auditoire à propos du procès, Simone Weil écrivait
pour les lecteurs de la revue syndicaliste révolutionnaire :
«Impossible de décrire la brutalité, la bassesse avec laquelle le
délégué russe s'est exprimé, pendant de longues minutes,
concernant la dernière fournée de fusillés. La claque a fonctionné
(...) Quelques uns sont restés assis (...) On n'est quand même pas fier
de chanter l'Internationale pour applaudir des condamnations à
mort L»

Pour comprendre comment cela fut possible, il faut rappeler


que le congrès de la C.G.T. de Jouhaux en septembre 1935 avait
décidé de réaliser l'unité syndicale, sur la base de la Charte
d'Amiens, avec la C.G.T.U. totalement inféodée au stalinisme. La
fusion des deux confédérations eut lieu au congrès de Toulouse, le 6
mars 1936. Deux ans plus tard, les staliniens étaient virtuellement
majoritaires dans la nouvelle confédération réunifiée. On peut
l'expliquer par l'état du mouvement syndical avant la
réunification : «d'un côté, la C.G.T.U. ne fut rien d'autre qu'une
organisation politique révolutionnaire, de l'autre la C.G.T. de
Jouhaux était, par sa composition corporative, davantage une
administration syndicale qu'une organisation ouvrière. *2»

Avec la signature des accords Matignon du 7 juin 1936, une


brèche sérieuse apparut dans l'omnipotence patronale par le biais
de la reconnaissance du droit syndical dans l'entreprise, le syndicat
devenant le représentant habilité du personnel auprès de la
direction ou du patron. Cette avancée considérable amena des

* Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 127.


2 Michel C ollinet, Esprit du syndicalisme, l'ouvrier français, Paris, Editions
ouvrières, coll. Masses et militants, 1952, p. 116.

- 405
centaines de milliers de nouveaux syndiqués, modifiant la
composition sociale de la confédération.

Toujours selon Michel Collinet, «la C.G.T., avant 1936, était une
organisation d'ouvriers qualifiés très particulièrement dans la
mécanique, les produits chimiques, l'alimentation ; au lendemain de
l'accord Matignon, elle devient une organisation d'ouvriers non
qualifiés. Ses effectifs dans l'industrie de transformation (sauf dans
les mines) passent de 238.000 à 2.650.000 personnes. Ils sont
multipliés par onze. Sous la même étiquette, c'est une organisation
nouvelle qui voit le jour dont les réactions et l'esprit seront
différents du passé L»

De plus ces nouveaux syndiqués ont une psychologie collective


particulière dans la mesure où la grève a été gagnée avec un
minimum d'effort et donc sans que puisse se forger, dans
l'adversité, une véritable conscience ouvrière : «Les nouveaux
adhérents considèrent que la C.G.T. est leur interprète au sein du
gouvernement et leur représentant au sein du Rassemblement
populaire 2.»

Cette inexpérience et cette absence de conscience syndicale


des nouveaux adhérents de l'été 1936 permirent aux communistes
de tourner les dispositions du Congrès confédéral interdisant le
cumul des mandats politiques et syndicaux. La politisation du
mouvement syndical, en contradiction flagrante avec la Charte
d'Amiens, se fit au sommet mais aussi à la base, par l'intermédiaire
des cellules d'usines du P.C.F. qui étaient, le plus souvent, les
premières et les mieux organisées sur le terrain.

Selon l'historien du mouvement ouvrier français Edouard


Dolléans, «doucement, mais sûrement le pacte d'Unité de Toulouse
avait été habilement mis en œuvre afin d'écarter les militants, qui

Ibidem , p. 118-119.
2 Ibidem, p. 120.

- 406 -
ne paraissaient pas assez dociles aux tendances qui voulaient
dominer la C.G.T. L»

Dans un tel contexte, on comprend mieux que les militants


syndicaux du P.C.F. aient pu aussi facilement imposer leurs vues sur
l'U.R.S.S., en général, et sur les procès, en particulier, malgré
l'opposition courageuse et obstinée de minorités résolues à
préserver l'idéal socialiste des horreurs du stalinisme.

La position socialiste est plus complexe à présenter. Il faut


tout d'abord avoir constamment présent à l'esprit que sur «la
question majeure de l'attitude socialiste à l'égard de l'expérience
soviétique» l'Internationale socialiste prit «une attitude critique
mais tempérée par la reconnaissance fondamentale du caractère
socialiste de l'entreprise bolchévique» *2. A cette constante, il faut
ajouter deux éléments plus liés à la conjoncture politique nationale
et internationale de cet été 1936. En effet, la date du premier
procès suit de quelques semaines seulement l'installation du
premier gouvernement Blum, consécutif à la victoire électorale des
candidats du Rassemblement populaire. La S.F.I.O. était désormais
un parti de gouvernement engagé depuis 1935 dans une politique
d'unité d'action avec le P.C.F.

D'autre part l'insurrection des généraux factieux en Espagne


contre le gouvernement légal de Front populaire cristallisait les
espoirs comme les inquiétudes de l'ensemble de l'opinion publique.
Dès le processus d'unité d'action engagé, «les interrogations sur la
valeur socialiste de l'expérience soviétique qui peuvent mettre en
péril le rassemblement populaire ne sont plus à l'ordre du jour
dans le parti socialiste. La croissance des régimes fascistes, les
menaces qu'ils font peser sur la paix européenne mettent au
premier plan des affrontements internes le problème de la

* Edouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, t. III, de 1921 à nos jours, Paris,
Armand Colin, 1960, p. 176.
2 Annie Kriegel, Les Internationales ouvrières, Paris, Presses Universitaires de
France, Que sais-je ? n° 1129, 1983, p. 84.

- 407
stratégie internationale contre le fascisme. l » En effet, Blum liait
explicitement «la préservation de la paix européenne à l'unité des
démocraties occidentales avec l'U.R.S.S. 12». Le regroupement des
forces antifascistes était à l'ordre du jour aussi bien en politique
intérieure qu'en politique internationale, la seconde déterminant
largement la première.

Les nécessités tactiques de l'unité d'action entraînaient des


conséquences importantes dans la manière dont les socialistes
informaient l'opinion sur les réalités soviétiques comme l'avait
signalé, dès juillet 1934, Le Combat marxiste. Marcelle Pommera
posait une alternative simple entre les deux attitudes possibles sur
cette question : «Ou bien on construit le socialisme en Russie, et par
notre silence nous aidons la réaction, les contre-révolutionnaires,
nous sommes véritablement des “social-traîtres” ; ou bien depuis la
mort de Lénine le régime stalinien a établi une nouvelle forme
d'oppression et par notre silence nous en sommes les complices et
nous trahissons nos frères de classe, les ouvriers et paysans russes
(...). Dans tous les cas, le silence du Populaire est inadmissible 3.»

Un peu plus loin, Le Combat marxiste donnait plusieurs


exemples des omissions du Populaire, indiquant que le quotidien
socialiste ne reprenait pas plus les informations du C o u r r ie r
socialiste, le périodique des sociaux-démocrates russes en exil, que
celles, officielles, de Moscou. Ainsi, «le récent décret sur la
“trahison” (presse soviétique du 9 juin) n'a pas été publié dans Le
Populaire. Ce décret prévoit la peine de mort pour réprimer toute
une série d'actes innocents ou non définis comme par exemple le
départ pour l'étranger (le fait de quitter le territoire de l'U.R.S.S.). Il
s'applique aux civils en temps de paix. Il prévoit la déportation en
Sibérie de tous les parents adultes de l'inculpé si celui-ci est un

1 «Léon Blum, les socialistes français et l'Union soviétique» par Olivier Duhamel et
Nicole Racine, dans l'ouvrage collectif publié sous la direction de Lily Marcou,
L'U.R.S.S. vue de gauche, Paris, Presses universitaires de France, 1982, p. 121-153.
2 Ibidem.
3 «Au secours des travailleurs russes !» par Marcelle Pommera, Le Combat marxiste,
n°10 -ll, juillet-août 1934.

- 408
militaire et si ceux-ci ne l'ont pas dénoncé, fût-ce par ignorance (...)
Le Populaire passe sous silence les faits les plus essentiels de la vie
soviétique, contrairement à son devoir dustrict point de vue
journalistique, pour ne pas parler du point de vue socialiste L»

Le 20 août 1936, Le Populaire publia, sous le titre «Le procès


contre les anciens chefs communistes a commencé à Moscou», une
dépêche de l'agence Tas s en date du 19 août accompagnée du
commentaire suivant : «Nous laissons à l'agence T as s la
responsabilité de tous ces détails ahurissants. Ce procès est basé,
comme tous les précédents, sur les prétendus aveux des accusés qui
auraient même renoncé à leurs défenseurs. Rappelons que Zinoviev
et Kamenev étaient les lieutenants les plus proches de Lénine (...).
Le conflit politique entre eux et Staline date de 1927, époque à
laquelle ils ont été disgraciés. A deux reprises déjà ils ont fait
amende honorable et ont “reconnu” leurs erreurs et leurs “crimes”.»

Le lendemain le quotidien socialiste se contenta de publier un


entrefilet de quelques lignes signalant que «les débats de la
deuxième journée du nouveau procès Zinoviev-Kamenev se sont
poursuivis dans les mêmes conditions abracadabrantes que la
veille. Un certain nombre d'accusés ont été interrogés. Ils ont tous
rivalisé de zèle pour reconnaître tous les “crimes” qui leur sont
imputés.»

C'est le 22 août que Le Populaire publia en première page un


article du président de l'Internationale ouvrière socialiste, le belge
Louis de Brouckère. Après avoir rappelé les temps difficiles que
traversaient la démocratie, notamment en Espagne, il en appelait à
l'union indispensable de tous ses défenseurs. Cette référence faite à
l'unité d'action des démocraties occidentales avec l'U.R.S.S. contre le
fascisme, il notait «l'impression particulièrement pénible» qu'il
avait ressenti, dans une telle conjoncture, à l'annonce du procès de
Moscou. Non par sympathie envers les accusés qu'il considérait
comme «les adversaires les plus décidés de nos partis socialistes»,

«Ce que Le Populaire n'a pas dit» par Lucien Laurat, Le Combat marxiste, op. cit.,
p. 12.

- 409 -
mais par respect pour les principes de justice dans la défense des
prisonniers politiques, quelles que soient leurs opinions.

Evoquant l'acte d'accusation parlant d'attentats ou de


tentatives d'attentats contre les Chefs de l'Etat soviétique, il disait
éprouver «une sorte de stupeur en apprenant semblable chef
d'accusation» ; considérant que «ce “grand complot” a ceci de
commun avec presque tous les grands complots du monde, qu'il a
été monté par la police exclusivement...»

Louis de Brouckère rappelait qu'au moment du procès dit des


menchéviks en mars 1931, des témoins avaient affirmé avoir vu
Abramovitch à Moscou alors qu'il assistait au congrès socialiste
international à Bruxelles, comme des centaines de délégués
pouvaient en témoigner.

Après ces critiques qui semblaient caractériser justement ce


type de procès stalinien, de Brouckère se contentait de réclamer
«toutes les garanties juridiques désirables», avant d'affirmer que
cela devrait être possible dans la mesure où l'U.R.S.S. «perfectionne
chaque jour ses institutions démocratiques en leur donnant souvent
une forme neuve et heureuse».

Louis de Brouckère aurait souhaité que des avocats étrangers


puissent assurer la défense des accusés comme cela avait été le cas
lors du procès des socialistes révolutionnaires en 1922. Le procès
s'étant ouvert le 19 août un tel souhait ne pouvait être qu'un vœu
pieux. Il concluait son article en ces termes : «Si l'on poursuit une
procédure dès à présent suspecte, si l'on aboutit à des
condamnations qui, dans les circonstances actuelles, seront
dépourvues de toute valeur morale, on n'aura pas contribué à
grandir le gouvernement de Moscou (...) Et l'heure est vraiment
trop grave pour qu'on n'écarte pas avec un zèle fervent toutes les
occasions de malentendus.»Il

Il est pour le moins surprenant de voir affirmer dans le même


article que le «complot» dont étaient accusés les seize était, comme
presque toujours en pareil cas, monté par la police et quelques

- 410 -
lignes plus loin que l'U.R.S.S. perfectionnait constamment ses
institutions démocratiques.

Où une partie de l'argumentation de Brouckère aurait dû


amener à une condamnation radicale des procès au plan de la
nature politique du régime qui utilisait de telles méthodes, on ne
trouvait qu'un rappel gêné des principes du droit de la défense
dans un procès politique assorti d'une inquiétude diffuse sur la
solidité de l'unité d'action anti-fasciste entre socialistes et
communistes.

Le 23 août, Le Populaire publiait à propos du procès de


Moscou «un télégramme des deux Internationales» signé par de
Brouckère, président et Adler, secrétaire pour l'Internationale
ouvrière socialiste ; Citrine, président, et Schevenels, secrétaire
pour la Fédération Syndicale Internationale : «Nous regrettons
qu'au moment où la classe ouvrière mondiale est unie dans ses
sentiments de solidarité avec les travailleurs espagnols dans leur
défense de leur République démocratique commence à Moscou un
grand procès politique (...) nous ne pouvons nous abstenir de
demander que toutes garanties juridiques soient assurées et qu'il
soit permis aux accusés d'avoir des défenseurs absolument
indépendants du Gouvernement ; qu'aucune sentence de mort ne
soit prononcée et que de toute façon aucune procédure ne soit
appliquée excluant le droit d'appel.»

Le lendemain un court article donnait quelques informations à


partir de dépêches parvenues de Moscou, notamment que le
procureur avait demandé la peine de mort pour tous les inculpés et
que des informations allaient être ouvertes contre plusieurs
personnalités dont les noms avaient été cités, notamment Radek et
Rakovsky. Le quotidien reprenait ensuite des extraits d'un article
de La P r a v d a du 23 à propos du télégramme envoyé par les
présidents et secrétaires de l'I.O.S. et de la F.S.I. qui le qualifiait,
entre autre, de «grossière tentative d'atteinte aux droits et aux
devoirs du tribunal soviétique» mais aussi de «démonstration de
solidarité avec les ennemis de l'U.R.S.S.».

- 411
Il faudra attendre ensuite une semaine pour que Le Populaire
revienne sur la question des procès avec un long et courageux
article de Maurice Paz 1. Après avoir souligné que «le
gouvernement de l'U.R.S.S. n'est pas un gouvernement “tabou”»,
Maurice Paz ajoutait habilement : «Pas plus que notre
gouvernement de Front populaire à direction socialiste. Nos
camarades communistes nous le font bien voir, qui ne se gênent pas
pour critiquer ici ce qui leur déplaît.»

Selon Paz, ce procès ne comportait que «peu de faits


incontestables». On savait peu de choses sur les conditions dans
lesquelles s'était déroulée l'instruction. On pouvait seulement
supposer qu'il s'agissait d'une enquête administrative de la
Guépéou, et celle-ci «ne s'embarrasse pas de “garanties” qu’elle
tient pour des préjugés petit-bourgeois».

Les seize accusés étaient d'authentiques représentants de la


vieille garde bolchévique qui avaient occupé, durant un temps, les
plus hauts postes de l'Etat et de l'Internationale communiste. Pour
lui, leurs complicités dans l'établissement de ce «régime de
l'appareil» étaient indiscutables tout comme leurs pitoyables
atermoiements d'oppositionnels après 1925 : «ils sont morts
victimes des méthodes qu'ils ont contribué à instaurer».

Quant à l'accusation, elle frappait «à la fois par son énormité


et par son vague». A l'exception du meurtre de Kirov, qui avait été
suivi d'une masse d'arrestations et d'exécutions, l'accusation ne
semblait incriminer que des intentions, le tout basé sur des
«documents qui restent secrets» et des faits difficilement
contrôlables.

A propos du caractère public du procès, que Louis de


Brouckère avait semblé porter au crédit du régime, Paz rappelait
que seul un public restreint avait pu y assister : «comment en eût-il
été autrement, le procès n'ayant pas été annoncé d'avance, fait sans
précédent sous aucun régime».

1 «A propos du procès de Moscou», Le Populaire, 31 août 1936.

- 412 -
Au niveau de la défense, Paz notait, après de Brouckère, que
tous les accusés s'étaient accordés à refuser le concours de
défenseurs et avaient rivalisé dans une apologie délirante de
Staline, d'une part, dans l'auto-accusation de tout ce qui leur était
reproché, d'autre part. Après un déroulement exceptionnellement
court de cinq jours pour un procès de cette importance, Paz
soulignait que les accusés avaient tous été exécutés à la sauvette
par le Guépéou. Paz signalait en outre que, malgré le caractère
précipité des événements, l'I.O.S. et la F.S.I. avaient pu se faire
entendre, au travers notamment du télégramme commun cité
précédem m ent.

Après avoir clairement et simplement résumé ce que l'on


pouvait savoir du procès, Maurice Paz livrait aux lecteurs du
Populaire plusieurs réflexions pertinentes sur sa signification. Selon
lui, le procès avait suscité l'inquiétude des socialistes au niveau des
principes, «au caractère même de la Révolution socialiste, qui ne se
conçoit pas sans justice, au respect de la personne humaine, à la
liberté de la défense devant toute juridiction». A ce niveau, Paz
soulignait la contradiction patente entre l'action d'une organisation
proche des communistes comme le Secours Rouge déclarant agir en
faveur des victimes des régimes fascistes et la réponse de la Pravda
au télégramme de l'I.O.S. et de laF.S.I., déclarant que «toute
ingérence extérieure est insupportable, que la justice nationale est
la meilleure».

Autre réflexion pertinente, Paz déclarait que si les accusés du


procès étaient bel et bien coupables, on pouvait se poser des
questions sur l'éventuelle culpabilité des centaines de personnes
exécutés après l'assassinat de Kirov. De plus Paz ne pouvait que
poser l'inévitable question de la nature des aveux : «si ces aveux
ont été sincères, ils devaient entraîner la grâce (...) S'ils ont été
obtenus par l'espérance d'une grâce qui fut ensuite refusée, quelle
accusation contre le régime qui permet cela !»

Au delà de ces réflexions Paz centrait, en conclusion, le


problème autour de la démocratie ouvrière car, en définitive, «le
but suprême du socialisme» était «le respect de l'homme et de sa
vie» ; ce qui constituait une condamnation nette du procès.
- 413 -
Contrairement à ce qu'avaient affirmé Nicole Racine et Olivier
Duhamel, Le Populaire ne se contenta pas de publier «des comptes-
rendus officiels soviétiques en l'absence de tout commentaire» 1.
Les articles de Louis de Brouckère et, surtout, de Maurice Paz en
témoignent, de même que les annotations de la rédaction du
Populaire aux communiqués de l'agence Tass. Par contre, Léon Blum
attendit bien le troisième procès, en mars 1938, pour s'exprimer
dans le quotidien socialiste dont il était le directeur 12.

Outre son caractère particulièrement tardif, il est à noter qu'à


cette date, au plan intérieur, le Front populaire n'était plus d'une
aussi brûlante actualité qu'en 1936-1937. L'introduction de l'article
était significative des raisons du silence précédent de Blum : «Mais
il est des circonstances où personne n'a plus le droit de taire sa
pensée». Il était donc des circonstances où il était légitime de la
taire. Réaffirmant sa croyance en la nécessité du Rassemblement
populaire en France, «à la fatalité historique de l'unité
prolétarienne», au pacte franco-soviétique et au-delà au
rapprochement entre l'U.R.S.S. et l'Angleterre et les Etats Unis pour
faire face à l'axe Rome-Berlin-Tokyo, il n'en affirmait pas moins
que le procès de Moscou le désolait et le plongeait «dans une sorte
d'accablement».

Au delà de «l'effrayante question des aveux», Blum notait


qu'«il n'en est pas moins acquis que des hommes, dont les noms
figuraient encore il y a quelques mois parmi les plus grands de
l'histoire soviétique, ont avoué des faits que notre raison se refuse
à admettre». Croire à ces aveux ç'aurait été également pour Blum
être persuadé que ses camarades socialistes Magdeleine Paz ou
Theodor Dan avaient menti : «Il n'y a pas de raison d'Etat socialiste
qui puisse m'empêcher de crier ma pleine solidarité avec eux»,
ajoutait-il. Sachant que ces faits seraient exploités par «les ennemis
communs des Soviets et du socialisme», Blum se demandait

1 Nicole Racine, Olivier Duhamel op. cil.


2 Léon Blum, «Le procès de Moscou», Le Populaire, 8 mars 1938. Texte reproduit dans
L'Œuvre de Léon Blum (1937-1940), Paris, Editions Albin Michel, 1965, p. 506-
508.

- 414
pourquoi on l'obligeait «à choisir entre la parole, qui est un danger,
et le silence qui serait une honte ?» Cette conjugaison un peu
curieuse au futur n'était-elle pas une façon de ne pas dire que le
silence passé était bien, au nom des principes socialistes que Blum
revendiquait, une honte !

De son côté, La Ligue des droits de l'homme s'était saisie de


l'examen du premier procès dès son annonce. Son Président Victor
Basch «avait exprimé le trouble profond que provoquait en lui le
procès. Il avait honorablement proposé l'adoption d'une résolution
traduisant ses angoisses. Le bureau s'y était opposé en déclarant
qu'une “résolution de cette nature aurait pu créer des
dissentiments graves au sein du Rassemblement populaire” L»

Une commission fut chargée d'établir un rapport sur cet


événement, dirigée par Maître Raymond Rosenmark, que sa qualité
d'ancien conseiller juridique de l'Ambassade d'U.R.S.S. à Paris
semblait assez mal prédisposer à un tel travail. Les conclusions du
rapport Rosenmark furent rendues publiques dans le bulletin de la
Ligue du 15 novembre 1936. 12 Pour son rédacteur, «la hantise que
nous avons de l'erreur judiciaire n'existe que si l'accusé nie son
crime, s'il crie jusqu'au bout son innocence (...) Si le capitaine
Dreyfus avait fait des aveux, il n'y aurait pas eu d'affaire
Dreyfus 3.»

Selon Gérard Rosenthal, «c'était un document effarant (...)


entièrement fondé sur le crédit total qu'il accorde aux aveux

1 Gérard Rosenthal, op. cit. , p. 167.


2 Les Cahiers des droits de l'homme, n° 31, 15 novembre 1936. Le rapport fut présenté
dans la rubrique «Libres opinions» sous le simple titre de «Le procès de Moscou».
Il ne faut pas oublier de noter que ce rapport était présenté par Me Rosenmark au
nom de la Commission constituée par la Ligue pour l'examen de cette question,
commission composée du président de la Ligue, Victor Basch, de M. Mirkine-
Guetzévitch et du signataire du rapport. Le compte-rendu de la séance du Comité
central du 18 octobre, où avait été présenté ce rapport, était publié dans le même
numéro.
3 Nicolas Werth, op. cit. p. 53.

- 415
(ahurissants) des victimes. Rosenmark ne craint pas d'écrire : “sans
manquer de déférence à Aristote, j'estime que douter de la
sincérité des aveux serait en la circonstance un manque absolu
d'esprit scientifique et contraire à toutes les règles en matière de
preuve” 1.»

Maître Rosenmark n'avait sûrement jamais entendu parler


des procès en sorcellerie, ni de l'Inquisition. La cohérence interne
des aveux ne semblait pas faire problème pour cet observateur
impartial. En toute objectivité, la conclusion du rapport ne pouvait
qu'affirmer que «du procès ressort la complicité de l'Allemagne».

Les articles précédemment cités de L ' H u m a n i t é et de


C o m m u n e faisaient, eux aussi, l'amalgame entre les accusés et
Trotsky d'un côté, la Gestapo hitlérienne et le fascisme de l'autre.
On pourra mesurer à un tel critère l'impartialité du rapport
Rosenmark qui permettait à la propagande stalinienne d'une
collusion hitléro-trotskyste d'avoir l'imprimatur d'une organisation
fondée, au moment de l'affaire Dreyfus, pour combattre un déni de
justice et réparer une erreur judiciaire, contre toutes les raisons
d'Etat. Par sa place centrale dans la gauche libérale, l'attitude de la
Ligue des droits de l'homme permettait également de neutraliser la
plupart des critiques ou des réserves faites sur le plan de l'éthique
juridique ou du simple droit humain, notamment dans les milieux
intellectuels. L'attitude de la Ligue sur cette question essentielle,
s'ajoutant à d'autres griefs, entraîna la démission, l'année suivante,
de sept membres de son comité central à la suite du Congrès de
Tours de cette organisation : Gaston Bergery, Félicien Challaye, Léon
Emery, Georges Michon, Magdeleine Paz, Georges Pioch, Elie
Reynier. Léon Emery commenta, désabusé que la démonstration
était désormais faite que «la Ligue intégrée dans une coalition
politique, ne reconnaissait comme juste et vrai que ce qui servait
cette coalition», reniant «sa raison d'être» *2.

* Gérard Rosenthal, op. cit., p. 171.


2 Léon Emery, op. cit., p. 127. Cf. Félicien Challaye, «La crise de la Ligue des droits
de l'homme», La Grande revue, novembre 1937.

- 416 -
Le cas des intellectuels du P.C.F., ou sypathisants, ne pose
guère de problème de caractérisation. Les déclarations d'Aragon,
évoquées plus haut, se suffisent à elles-mêmes. Mais au-delà des
militants les plus convaincus, «dans son ensemble, l'intelligentsia de
gauche hésite à prendre parti dans ce qui apparaît à certains
comme un règlement de comptes entre trotskystes et staliniens :
“nous n'avons, quant à nous, écrit Jean Guéhenno dans
l'hebdomadaire de gauche V e n d r e d i , où s'expriment les
intellectuels gagnés au Front Populaire, à être staliniens ni
trotskystes : ce sont là des affaires spécifiquement russes L»

Un petit cahier de la revue Les Humbles de Maurice Wullens


permet de se faire une idée assez précise des réactions des
intellectuels 12. Cette même revue avait publié dans un numéro
spécial de septembre-octobre 1936 un dossier important sur la
question des procès de Moscou avec des articles de André Breton,
Georges Henein, Marcel Martinet, Maurice Parijanine, Magdeleine
Paz, Jean-Paul Samson, Victor Serge et Maurice Wullens 3.

A la fin de ce numéro, Les Humbles publiaient, sous le titre de


«Qu'en pensez-vous?», une lettre adressée aux rédactions du
Canard Enchaîné, d'Europe, du Merle Blanc, de La Nouvelle revue
française, de Terre nouvelle, de Vendredi, de Vigilance et à quatre-
vingt cinq personnalités intellectuelles de toutes les sensibilités de
la gauche française. Publiant les réponses parvenues, le rédacteur
des Humbles et initiateur de cette enquête, Maurice Wullens les fit
suivre des commentaires suivants :

«Difficile, évidemment, de tirer des conclusions devant d'aussi


maigres résultats : 14 réponses sur 90 questions ! On voit bien que
Les Humbles sont une revue hérétique, mal famée — et qui ne paie

1 Nicolas Werth, op. cit., p. 52-53.


2 «Après les procès de Moscou : Appel aux hommes (Réponses des intellectuels)», Les
H umbles, Cahier n° 1 (22e année), janvier 1937.
3 «Après le 30 juin de Staline : Dossier des fusilleurs (Pour une commission
d'enquête !)», Les Humbles, cahiers n°9/10 (21e année) septembre-octobre 1936.

- 417
pas ses collaborateurs ! Remarquons tout de même que les réponses
reçues s'équilibrent à peu près : 6 contre Staline : Duhamel,
Goldstein, Hubermont, Jolinon, Lalou et Paulhan ; 6 pour, plus ou
moins nettement, et avec plus ou moins de précautions : Dujardin,
Freinet, Gromaire, Hamon, Prenant, Prévost. Quant à Jules Rivet qui
s'en fout et Eugène Merle qui ne s'en fout pas, on peut évidemment
les joindre au groupe des staliniens. Mais on peut ajouter aux
autres : Jean Galtier-Boissière, Jean Giono, Victor Margueritte, Paul
Rivet, Jules Romains et Charles Vildrac, qui ne nous ont pas
répondu, mais ont signé “l'Appel aux hommes” 1.»

Parmi les silencieux, Maurice Wullens épinglait quelques


personnalités sur un mode très polémique mais non dénué de
pertinence. Ainsi il évoquait Victor Basch de la Ligue des droits de
l'homme, le radical Edouard Herriot ou le socialiste Jean Zyromski,
tous trois, comme beaucoup d'autres, «au garde-à-vous devant les
trois couleurs» : «Maintenant, ils ont trop besoin de Staline contre
Hitler (...) et ils n'osent se permettre aucune réflexion déplacée.»

A propos d'André Gide, Wullens reconnaissait que même s'il


n'avait pas signé «l'Appel aux Hommes» et répondu au
questionnaire des H u m b les, son Retour d'U.R.S.S. était un «livre
courageux et désintéressé» : «Ce livre nous fait plaisir, car il
empoisonne nos staliniens, obligés de brûler précipitamment ce
qu'ils adoraient hier. Et il touche un public que nous ne toucherions
jamais, disant assez précisément ce que nous disons. Gide a eu le
mérite de voir clair assez vite et de ne pas se laisser berner, à
l'inverse de tant de pauvres couillons de littérateurs que l'on mène
par le bout du nez vers la gloire, le fric, un public etc, etc.»

Wullens s'en prenait ensuite à Louis Guilloux, Paul Langevin,


Pierre Paraf et Pierre Seize. A propos de Tristan Rémy qui lui avait
promis une réponse puis ne l'avait pas donnée Wullens notait : «On
ne veut pas déplaire aux uns, ni aux autres, ni aux staliniens qui*

* Les Humbles, n° 1, janvier 1937, p. lâ. Les citations suivantes sans indication
d'origine sont également extraites des «quelques commentaires» de Wullens, p. 18-
21.

- 418
ont les débouchés possibles (revues, journaux, public des
conférences, etc...), ni aux amis hérétiques dont on veut tout de
même conserver l'estime...»

A posteriori, Alfred Rosmer résuma parfaitement la situation


à laquelle se trouvaient confrontées les minorités qui allaient
refuser de se taire : «On était à l'époque du Front populaire ; Hitler
menaçait ses voisins ; ce n'était pas le moment de diviser les forces
anti-fascistes ; on se détournait des questions qu'il fallait poser, et
les “aveux” étaient un prétexte commode pour les dérobades. l»

C'est maintenant à l'action et aux positions de ces hérétiques


de la gauche et de l'extrême gauche française au moment des
procès de Moscou qu'il convient de s'attarder, tout en examinant
celles de Boris Souvarine lui-même.

1 «John Dewey homme d'action». Preuves , n° 17, juillet 1952.


§. 2 BORIS SOUVARINE ET LES COURANTS ANT-STALINIENS
DEVANT LES PROCES.

Le 3 juin 1937, Alfred Rosmer, une des chevilles ouvrières de


la contre-enquête sur les procès, écrivait à Trotsky, exilé au
Mexique : «Le seul ennui est que nous avons toujours un mal
énorme, à Paris, à contraindre la presse à parler de ce que nous
faisons et l'étouffement est, pour nous, ce qu'il y a de pire L» En
dehors des difficultés d'accès à la grande presse, Rosmer craignait
qu'avec le temps qui passe, les procès ne soulèvent plus
l'indignation : «L'époque est si mouvementée, si secouée chaque
matin par d'importants événements, que l'opinion ouvrière n'a plus
le temps de la réflexion : bien sûr tous ces événements ne sont pas
[sans] liens entre eux, tout au contraire, ils se rattachent aux mêmes
causes mais ce qui est maintenant la presse ouvrière s'efforce
précisément à masquer cette vérité fondamentale *2.»

De même, Victor Serge signala dans ses mémoires le caractère


tout à fait minoritaire du Comité d'enquête et l'impression de ses
partisans de «crier dans le désert». Enfin, Gérard Rosenthal, avocat
de Trotsky et militant trotskyste, souligna à propos du contexte
général dans lequel devaient s'exprimer les opposants à ces procès :
«Notre voix se heurtait à la puissante propagande des uns, qui ne
reculaient devant aucune outrance, et à la conspiration du silence
des autres. Elles se confondaient dans le jeu des alliances,
qu'inspirait, tant pour la lutte contre la réaction qu'en présence des
risques de guerre, une égale tension des esprits 3.»

Ces trois témoignages soulignent indubitablement que le


combat pour éclairer l'opinion publique sur les procès de Moscou
fut extrêmement minoritaire et marginal. Isolés des grandes
institutions et des grandes organisations, les animateurs de la
campagne anti-stalinienne ne pouvaient compter que sur leurs
propres forces et sur des moyens matériels dérisoires face à la

1 Léon Trotsky/Alfred et Marguerite Rosmer, op. cit., p. 204.


2 Ibidem.
2 Gérard Rosenthal, op. cit, p. 161.

- 420 -
puissante propagande des grandes machines totalitaires et à des
complicités multiformes pour imposer le silence aux points de vue
hérétiques ou non-conformistes.

A l'instar du pacte Laval-Staline, l'annonce du procès de


Moscou suscita une vive réprobation dans l'ensemble des courants
du mouvement révolutionnaire. Ainsi, l'hebdomadaire de l'Union
anarchiste, Le Libertaire, pourtant très éloigné des thèses
trotskystes, stigmatisa très fermement «La répugnante tragédie de
Moscou», tandis qu'Ida Mett analysait plus longuement les
implications sur l'avenir du mouvement ouvrier international d'un
procès où «Staline extermine la génération d'Octobre», selon le titre
de son article L

En dehors des réactions immédiates mais isolées des


différents journaux des groupes ou organisations d'extrême-gauche,
une ébauche de protestation collective plus large s'esquissa avec
l'appel adressé «Aux ouvriers, à tous les travailleurs : Pour une
commission d'enquête». Il était signé par : La Gauche
révolutionnaire du Parti socialiste, Parti d'unité prolétarienne
(Fédération de la Seine), Parti ouvrier internationaliste, Entente des
Jeunesses socialistes de la Seine, Jeunesses socialistes
révolutionnaires, Groupe international des communistes de gauche.
Les revues : Que faire ?, Le Combat marxiste, Camarade, La
Révolution prolétarienne. L'appel se concluait ainsi : «Camarades,
exigez la vérité ! Empêchez que l'on étouffe la voix de ceux qui,
comme Trotsky, ont le droit de se défendre, de dénoncer et de
s'exprimer librement (...) Avec nous, demandez instamment que la
Fédération syndicale internationale constitue une Commission
d'enquête ! 12»

1 Le Libertaire, n° 511, 28 août 1936. Le premier article était signé Berat.


2 La Révolution prolétarienne, n° 230, 10 septembre 1936. Le même numéro
reproduisait également sur la question du procès des articles de Marcel Martinet,
Victor Serge, Yvon, Leon Trotsky et Pierre Monatte. Il publiait également une
déclaration de Boris Souvarine dont nous présentons l'essentiel ci-après.

- 421
La Fédération syndicale internationale ne répondit pas à cette
injonction pressante. Contacté par Leon Trotsky lui-même, N.
Schevenels, le secrétaire général de la F.S.I. écrivit laconiquement à
son avocat Gérard Rosenthal : «Le Bureau de la Fédération syndicale
internationale est surpris d'être saisi d'une requête concernant
l'examen du dossier Trotsky. Il considère que cette affaire est de
façon évidente d'un caractère purement politique et qu'il
n'appartient pas à la F.S.I. de s'en occuper alors qu'il existe un
nom bre considérable d 'o rg an isatio n s et d 'in stitu tio n s
internationalistes politiques et juridiques auxquelles vous pourriez
vous adresser.» Trotsky commenta cette réponse en proposant de
créer «une commission de savants pour classer les canailles par
catégories : “canailles politiques”, “canailles syndicales”» L

W. Schevenels était l'un des signataires du télégramme


adressé par les présidents et secrétaires de l'I.O.S. et de la F.S.I., au
moment du procès, pour le respect des droits de la défense. Il ne
fut pas capable d'aller plus loin dans la critique des procès. La
réaction extrêmement violente de la Pravda à ce télégramme,
pourtant fort modéré dans la forme et sur le fond, avait paralysé
les vélléités d'opposition de fonctionnaires syndicaux que l'idée
d'une préservation à tout prix de la prétendue unité anti-fasciste
livrait pieds et poings liés au bon vouloir de la politique stalinienne.

Le même numéro de La Révolution prolétarienne publia une


déclaration de Boris Souvarine qui commençait par ces mots : «A
quelque bord qu'il appartienne, tout homme normal, honnête et
tant soit peu informé des affaires politiques de Russie sait que les
allégations produites au procès de Moscou par les accusés comme
par les accusateurs ne méritent aucune créance. D'ailleurs, elles
viennent d'une seule et même source la Guépéou.»

Mis en cause à l'audience du 19 août, Souvarine indiquait qu'il


avait cessé toute relation avec Zinoviev en 1924 et Trotsky en
1929, par «opposition irréductible et définitive à leur bolchevisme,1

1 La lettre de Schevenels et le commentaire de Trotsky sont reproduits dans l'ouvrage


de Gérard Rosenthal, op. cit., p. 165.

- 422 -
trop apparenté au bolchevisme de Staline». Pour lui, les inculpés
connus étaient, à l'évidence, innocents des crimes imaginaires dont
ils se chargeaient, tandis que les inculpés inconnus n'étaient que
des instruments aux mains de la Guépéou. A propos des «aveux»,
Souvarine notait déjà qu'ils avaient été obtenus «sous menace de
mort ou de torture et promesse de vie sauve». Le seul véritable
acte criminel évoqué au procès était le meurtre de Kirov «dont la
Guépéou est entièrement responsable» : c'était «l'attentat isolé d'un
isolé» qui ne révélait tout au plus dans les milieux communistes
non conformistes qu'un «état désespéré, non une organisation».
Pour Souvarine, «les terroristes en Russie sont au pouvoir et non
dans les rangs.» Sa conclusion était aussi implacable que
prémonitoire : «Etant donné l’indifférence de l'opinion publique
occidentale, on doit s’attendre, hélas ! à de nouveaux soi-disant
procès, à de nouveaux prétendus aveux, suivis de nouveaux
massacres.»

Ce fut la seule réaction de Souvarine au premier procès. Il y


avait, en peu de mots, dit l'essentiel, notamment sur la question des
aveux et de la culpabilité des accusés. Il faut signaler que
L'Internationale, publiée par l'Union communiste notait dans les
mobiles probables du procès le fait que «les staliniens [avaient]
cherché à atteindre les militants révolutionnaires de l'étranger. Ils
ont voulu impliquer dans le procès B. Souvarine, qui a commis le
grand crime d'avoir écrit la biographie humaine et politique de
Staline L»

Dans les milieux intellectuels, le groupe surréaliste fut l'un des


premiers à faire connaître sa protestation contre le procès. Pour ce
faire, l'un de ses membres, Henry Pastoureau, contacta Marcel
Martinet pour lui demander de rédiger un texte de protestation 2. 1

1 «Les Dieux ont soif... L'assassinat légal et publicitaire de Zinoviev, Kamenev, et des
autres compagnons et amis de Lénine», L'Internationale, n° 23, 28 octobre 1936.
2 Gérard Roche, «Défense et contre-enquête en France» dans le n° 3, juillet-septembre
1979, des Cahiers Leon Trotsky, Les procès de Moscou dans le monde. A la suite de
cet article était reproduit l'«Appel aux hommes», les lettres de Leon Sédov à Marcel

- 423 -
Après quelques hésitations, il fut rédigé le 2 septembre 1936 et
signé par douze membres du groupe. Il fut lu par André Breton lors
d'un meeting à la salle Wagram, le 3 septembre. Dans cette
déclaration Staline y était qualifié de «principal ennemi de la
révolution prolétarienne».

Des réserves étaient clairement exprimées sur le mot d'ordre


de «Défense de l'U.R.S.S.» auquel il fallait, selon les signataires,
substituer celui de «Défense de l'Espagne révolutionnaire» ; Staline
y étant soupçonné, d'une manière prémonitoire, de vouloir nuire à
l'unité des forces révolutionnaires. Les signataires réclamaient en
conclusion une enquête sur le procès en vue du rétablissement de
la vérité historique. «Abstraction faite des opinions occasionnelles
non infaillibles» de Trotsky, il était pour eux «un guide intellectuel
et moral de premier ordre» et ils considéraient sa vie comme aussi
précieuse que la leur propre *1.

Afin d'élargir la protestation au delà des milieux militants


d'extrême-gauche et pour gagner les intellectuels de gauche non
encore inféodés au stalinisme, Léon Sedov s'adressa à Marcel
Martinet pour qu'il rédige un appel dans ce sens. Il lui écrivait le
16 septembre 1936 : «Nous pensons qu'il faut faire un appel assez

Martinet, une lettre de M. Martinet à Leon Trotsky et une lettre de Pierre Naville à
Herbert Solow.
1 Le texte était paru dans le n ° spécial des H um bles, le dossier des fusilleurs op. cil
Cette déclaration était signée par Adolphe Acker, André Breton, Georges Henein,
Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Léo Malet, Georges Moutou, Henri
Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy.
Elle est reproduite dans les Tracts surréalistes et déclarations collectives, t. I, de
José Pierre avec le commentaire suivant : «Ce texte, selon toute vraisemblance
entièrement rédigé par Breton, nous paraît un modèle de lucidité et d'analyse
politique». De son côté dans son article «Défense et contre-enquête en France»,
Gérard Roche écrit, à partir des carnets de Marcel Martinet : «Henry Pastoureau
prend contact avec Marcel Martinet pour lui demander de rédiger une protestation
contre le procès Zinoviev. Martinet note dans ses carnets : “Aurai-je la force d'écrire
quoi que ce soit ? Je suis accablé de dégoût”. Finalement, il rédige ce texte le 2
septembre 1936 et l'envoie à Pastoureau.»

- 424
modéré, peut-être même très modéré, afin de permettre le plus de
signatures possible et cet appel devra avoir comme conclusion et
comme revendication immédiate d'après moi, que l'opinion
publique prolétarienne, démocratique mondiale doit créer une
commission d'enquête qui aura l'autorité nécessaire pour examiner
toutes les pièces qu'on lui soumettra, entendre les témoins etc. 1»

Dans une lettre postérieure, probablement du 29 septembre


1936, Sedov évoquait la proposition de Magdeleine Paz de faire
entrer le menchevik Theodor Dan. Et Sedov d'expliquer sa position :
«A quoi bon être prudent, éliminer Souvarine, moi-même, Gérard,
si l'on met Dan ? Mettre dans ce comité une personne politique si
marquée veut dire complètement défigurer le comité lui donner
non un caractère “sans parti”, composé de personnalités littéraires,
scientifiques, intellectuelles en général veut dire le transformer en
comité à Dan, à une entreprise qui sera considérée partout comme
étant mencheviste etc.»

Et il revenait dans le post-scriptum de sa lettre sur ce


problème pour éviter tout malentendu avec Marcel Martinet : «Je
ne propose pas de lois exclusives contre Dan, mais les mêmes lois
contre moi-même, Souvarine ou un autre, par exemple L. D. Trotsky
qui sont dans un cas semblable. Je pense que c'est loyal, et je suis
persuadé que ce n'est qu'ainsi que l'on pourra garder le caractère
indépendant du comité.»

Dans cette lettre, le nom de Souvarine revenait à trois reprises


parmi les personnes que le futur comité avait éliminées. Il est à
noter que l'argumentation de Sedov était quelque peu spécieuse. En
effet, Sedov disait s'être de lui-même éliminé du Comité alors qu'il
y joua un rôle déterminant dans la coulisse. De même pour Gérard,
c'est-à-dire Gérard Rosenthal, membre du P.O.I., avocat de Trotsky
et secrétaire dans les faits du comité, dont Rosmer décrivait comme
suit l'action à Trotsky : «Il faut dire que Gérard est excellent : il
possède son sujet à fond et il en parle d'une manière vraiment
émouvante. C'est l'homme le plus précieux pour le Comité où il

1 Gérard Roche, op. cil. p. 101 et 103 pour les deux citations suivantes.

- 425
donne tout son temps et se charge de toutes les besognes les plus
infimes comme les plus importantes L»

Rôle fondamental confirmé également par Jean Van Heijenoort


pour qui «celui qui était au centre de tout était Gérard Rosenthal et,
derrière lui, Léon Sedov. Nous n'étions pas, Sedov et moi, des
figures publiques. Tout s'articulait autour de Gérard Rosenthal qui
faisait la transmission entre nous, Trotsky et Liova *2.»

L'importance du rôle joué par Gérard Rosenthal rend donc, à


notre sens, caduc l'argument de Sedov pour éliminer Souvarine des
personnalités patronnant l'Appel et le Comité. Il n'est d'ailleurs pas
certain que Souvarine eût souhaité y travailler. Quoi qu'il en soit
des arrières pensées des uns et des autres, d'après Gérard
Rosenthal, «il n'y eut aucun contact entre le Comité pour l'enquête
et Boris Souvarine. La situation ne peut être comprise qu'en
fonction de la rupture brutale — personnelle et politique — entre L.
D. et Boris, et de ses conséquences. La considération d'une
opportunité tactique n'eut pas à intervenir 3.»

Cependant malgré la rupture politique avec Trotsky et ses


partisans, Souvarine était en contact avec Léon Sedov. Ainsi, il mit
«à sa disposition, pour les besoins de la contre-enquête sur les
procès de Moscou, sa collection de coupures de presse sur
l'Opposition russe, permettant ainsi aux contre-enquêteurs de
gagner un temps précieux 4.»

* Correspondance A et M Rosmer/L. Trotsky, op. cit., p. 198.


2 Gérard Roche, op. cil., p. 67, note 20. Liovaétait le diminutif dufils de Trotsky,
Léon Sedov.
3 Lettre de Gérard Rosenthal du 30 novembre 1990.
4 Notice nécrologique surBoris Souvarine parue dans le n° 20 des Cahiers Léon
T rotsky (p. 124-126). Pierre Broué nous avait précisé dans une lettre du 21 juillet
1986 : «11 n'y a pas de correspondance entre Sedov et Souvarine, du moins à ma
connaissance dans la période où ils échangent informations et coupures de presse :
les hommes se rencontrent et nous apprenons le contenu seulement dans les lettres
de Sedov à son père.»

- 426 -
Au début du mois d'octobre 1936, Marcel Martinet entreprit
la rédaction d'un appel contre les procès dans le sens indiqué par
Leon Sedov. Il fut aidé dans sa tâche par plusieurs militants,
notamment Marguerite Rosmer, Pierre Monatte et Michel
Alexandre. «L'Appel aux hommes» parut dans La Lutte ouvrière
(20 octobre 1936), le journal du P.O.I., et fut diffusé en tract, avant
d'être repris par une revue comme Les Humbles.

La revendication essentielle de cet appel était de demander à


la suite de divers groupes d'extrême gauche, qui en avaient lancé
l'idée, la constitution d’une commission ouvrière d'enquête
internationale d'une totale indépendance, «disposant de tous
documents pouvant faire comparaître tous témoins» pour
«examiner publiquement le procès de Moscou, ses origines, sa
conduite, ses conclusions», afin de «se prononcer publiquement sur
l'ensemble de l'affaire» L

Cet appel était adressé aux militants «de tous les partis qui se
disent dévoués à la libération des travailleurs» et à tous ceux qui
luttaient pour «la justice sociale et la dignité de l'homme». Parmi
les soixante-quatorze premiers signataires, seuls les noms de
Jacques Baron, Georges Bataille et Maurice Dommanget pouvaient
être familiers aux anciens lecteurs de La Critique sociale. Parmi les
principaux rédacteurs de cette revue et/ou militants des deux
Cercles, il est frappant, sur un tel sujet, de constater l'absence de
Jean Bernier, Pierre Kaan, Lucien Laurat, Jacques Perdu, Charles
Rosen, Simone Weil etc., outre celui de Souvarine dont on a vu
précédemment la raison.

Un passage d'une lettre du 24 octobre 1936 de Georges


Bataille à Maurice Dommanget montre bien le climat de profond
désarroi, doublé d'un sentiment d'impuissance, de tous ceux qui
n'avaient déjà plus d'illusions, aussi bien sur l'U.R.S.S. et Staline que
sur les chances de réussite d'un mouvement d'émancipation sociale
pris entre l'étau des puissances totalitaires et le poids de ses
propres aveuglements. Sollicité par Maurice Dommanget pour1

1 Tracts surréalistes et déclarations collectives, op. cit., p. 304-306.

- 427 -
signer cet appel, Bataille répondit : «Pour la protestation au sujet du
procès de Moscou, elle m'a été soumise hier et je l'ai aussitôt signée.
Je pense cependant que cette protestation a beaucoup moins de
sens que le procès lui-même qui restera n'importe comment, l'un
des signes les plus expressifs de temps que personne n'aurait osé
prévoir aussi sombres. Depuis quelques années que la nuit tombe,
on peut dire qu'elle est aujourd'hui complètement noire, et ceux qui
se condamnent encore à protester contre une aussi accablante
obscurité n'arriveront guère qu'à en souffrir un peu plus L»

Le comité se constitua à partir de l'Appel. Il était composé de


vingt et un membres dont les noms étaient reproduits dans l'en­
tête du Bulletin d'information et de presse du Comité pour
l'enquête sur le procès de Moscou et pour la défense de la liberté
d'opinion dans la Révolution : André Breton, Félicien Challaye,
Ferdinand Charbit, Lucie Colliard, Maurice Dommanget, Léon Emery,
Jean Galtier-Boissière, Goudchaux-Brunschvicg, Daniel Guérin,
Andrée Limbourg, Marcel Martinet, Georges Michon, Pierre
Monatte, Magdeleine Paz, André Philip, Marthe Pichorel, Georges
Pioch, Henry Poulaille, Alfred Rosmer, Victor Serge, Wullens 12.

Andrée Limbourg, jeune enseignante membre du P.O.I.,


assurait le secrétariat du comité 3. Malgré les divergences

1 Fonds Maurice Dommanget, Institut français d'histoire sociale, Paris.


2 II est, pour le moins, surprenant de lire dans un article de Patrick de Villepin
(«Plutôt la servitude que la guerre, le pacifisme intégral dans les années trente»,
(Relations internationales, n° 53, printemps 1988) que le comité évolua «vers un
anticommunisme intransigeant». A ce compte-là, pourquoi ne pas ériger en vérité
scientifique le discours stalinien qui faisait de tout opposant au stalinisme un
«fasciste» et un «agent de la Gestapo». Rappelons au passage, et comme un exemple
entre mille, que les articles de Georges Soria dans La Correspondance internationale,
sur l'Espagne, étaient publiés sous le titre général de «Le trotskysme au service de
Franco» ; ce qui nous semble aussi «objectif» et «pertinent» que de qualifier le
comité d'enquête d'«anticommuniste».
3 Sur Andrée Limbourg, cf.D.B.M.O.F., t. 34, p. 392-393. Professeur agrégée
d'histoire, elle avait rejoint en 1926 à la Fédération unitaire de l'Enseignement où,
au contact de militants oppositionnels, elle adhéra en 1931 à la Ligue communiste

- 428
politiques entre les trotskystes et des socialistes comme Magdeleine
Paz, le comité accomplit un gros travail d'information sur les procès,
grâce notamment à son bulletin dont le premier numéro parut en
janvier 1937 avec de nouvelles signatures à «l'Appel aux hommes»,
notamment de Jules Romains, Charles Plisnier, Colette Audry, Han
Ryner, Sylvain Itkine et les signatures collectives de nombreuses
sections de la Ligue des droits de l'homme. Le supplément du n° 1
du Bulletin contenait d'ailleurs un mémorandum de Leon Sedov
adressé au Comité central de la Ligue des droits de l'homme.

Les opposants aux procès organisèrent plusieurs meetings à


Paris et en province. Le plus important eut lieu à Magic City devant
près de 3000 personnes, après l'annonce du second procès de
Moscou. Successivement Pierre Monatte, Marcel Fourrier, Georges
Pioch, Gérard Rosenthal, Magdeleine Paz et Félicien Challaye y
prirent la parole, tandis que Maurice Doutreau apportait le point de
vue de l'Union anarchiste L

En 1937, le Comité mit en vente une brochure, Pour la vérité


sur les procès de Moscou, qui entendait expliquer en 18 réponses
les questions que l'opinion ouvrière pouvait se poser sur les tenants
et les aboutissants des procès. Le Comité y affirmait sans ambiguïté
le sens de son combat : «ce qui nous intéresse en tout cas, en
présence d'une propagande qui ne recule devant aucune imposture
pour développer une corruption permanente de la conscience
populaire, c'est de nous opposer à ce que la persécution et
l'injustice atteignent moralement et matériellement dans leurs
œuvres vives la révolution russe et le mouvement ouvrier
international.» 2*1

puis, après un passage à la S.F.I.O., participa en juin 1936 à la constitution du P.O.I.


Elle participait également aux activités du Secours International Solidarité-Liberté.
1 Voir le compte-rendu qu'en fit Le Libertaire (n° 533, 29 janvier 1937) sous le titre
«Contre le procès de Moscou».
2 Brochure sans date d'impression, conservée dans plusieurs bibliothèques ou centres
de documentation, notamment la BDIC et le CERMTRI.

- 429 -
C'est dans une autre perspective que Souvarine publia son
premier article sur les procès l . Il tentait de résoudre, ou, tout au
moins, de donner un début d'explication à l'attitude des condamnés.
En effet, dans tout procès ordinaire, un accusé tente d'expliquer son
geste par les circonstances, pour minimiser sa faute, ou clame son
innocence s'il s'estime victime d'une erreur judiciaire. «Mais il n'est
ni humain ni normal que des inculpés, fussent-ils coupables, à plus
forte raison innocents, se chargent eux-mêmes de crimes
inexistants, voire inconcevables, avec une sorte de frénésie
maladive.»

Dans la perplexité des commentaires, une constante revenait,


cependant, avec la référence à Dostoïevski. Derrière cette évocation
de l'auteur de Crime et châtiment, Souvarine pensait que, sous des
motifs divers, les commentateurs reprenaient le thème rebattu de
«l'âme slave». Souvarine contestait d'une manière très nette cette
pseudo explication : «Au cours des premières années de la
révolution russe, il était expédient de résoudre toute difficulté
d'interprétation en la portant au compte de “l'âme slave”.
Cependant, il a bien fallu ensuite constater en Italie, puis en
Allemagne, des faits réputés naguère spécifiquement russes. Que la
bête humaine soit déchaînée et les mêmes causes produisent des
effets analogues chez des Latins, des Germains ou des Slaves, en
dépit de différences de formes et de surfaces.»

A l'appui de sa démonstration, Souvarine évoquait également


le cas des gens qui, en France et ailleurs, approuvaient et
applaudissaient aux décisions de Staline, «sans avoir l'excuse d'être
[pris] dans les tenailles d'une dictature totalitaire». En dehors des
intellectuels «apologistes de Staline», Souvarine soulignait les
«traits typiques du bolchevisme» que présentaient les partis
communistes étrangers, en particulier celui de France, dont il
énumérait les caractéristiques suivantes : «même psittacisme,
mêmes palinodies, même logomachie, mêmes luttes intestines sans*

* «L'énigme du ténébreux procès de Moscou», Le Figaro, 6 février 1937. Cf., A.C .C .,


p. 289-294. Les citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de cet
article.

- 430 -
merci, même concurrence d'orthodoxie, mêmes scènes de contrition,
même louange servile élevée vers le chef». De toutes ces
constatations, il ressortait que «l'âme slave» était hors de cause.

Si l'on voulait à tout prix évoquer Dostoïevski, c'était à


l'auteur des Possédés qu'il fallait se reporter, à propos d'un épisode
réel de l’histoire du mouvement révolutionnaire russe au XIXe
siècle, l'affaire Netchaïev. Selon ce dernier, la fin justifiait
absolument tous les moyens. Il était tout à fait légitime de le
considérer comme celui qui mit en pratique la théorie d'un
immoralisme prétendument révolutionnaire, selon lequel «au nom
de l'intérêt de la cause», on pouvait commettre «les pires négations
de l'esprit social, la rupture avec toutes les règles des relations
humaines, le reniement de toute notion de l'honneur».

Pour Souvarine, «les bolcheviks ont hérité de cette conception,


l'ont adaptée à leurs besoins, à leur époque. Pour eux, le monde se
divise en deux : le Parti et le reste. Etre exclu du Parti équivaut à
être chassé de la planète. Pour y rester, ils sont prêts à toutes les
turpitudes, conformément à leur morale amorale, prêts à s'avilir, à
se frapper la poitrine en public avec des restrictions mentales, à se
dénoncer les uns les autres, à jurer obéissance et soumission
perinde ac cadaver, quitte à recommencer dès que possible leurs
manigances.» Les autres courants socialistes et démocrates russes
étaient donc parfaitement en droit de taxer les bolcheviks de
netchaïevisme. C'était donc au nom de ce «patriotisme exclusif» de
parti, hérité de l'amoralisme netchaïevien que les accusés devaient
leur comportement, si difficile à expliquer autrement.

Dans ce premier article consacré au premier des grands procès


de Moscou, Souvarine avait eu le mérite de s'opposer à toute
pseudo explication par le caractère russe ou l'âme slave, formules
toutes faites qui n'étaient que le paravent de l'ignorance et de
l'absence d'une explication rationnelle satisfaisante. Il avait
également raison d'y pointer la spécificité d'un fonctionnement
totalitaire du parti et de l'Etat, indépendamment des caractères
nationaux ; alors que les explications d'un Rosenmark, par exemple,
en ignorant cette dimension et en calquant sur la mécanique du
procès un raisonnement juridique libéral, s'interdisait d'en
- 431
comprendre le fonctionnement et ne produisait, en tout état de
cause, qu'une fausse conscience particulièrement perverse. Au vu
de ses analyses ultérieures, il est toutefois à signaler qu'il ne fit pas
intervenir dans son commentaire de février 1937, des
considérations sur la politique internationale de Staline, comme il
devait le faire un peu plus tard.

Le 13 mai 1937, Souvarine informa les lecteurs du Figaro de


la «disgrâce» du maréchal Toukhatchevski, à la suite de l'annonce
officielle de sa nomination dans une circonscription militaire de
province, alors qu'il était commissaire-adjoint à la guerre. Il
l'expliquait par l'omnipotence du dictateur : «En U.R.S.S., tout vient
de Staline et tout lui revient» L L'attention de Souvarine fut à
nouveau sollicité par les problèmes de l'Armée rouge après le
suicide de Ian Borissovitch Gamarnik, ancien commissaire-adjoint à
la guerre et chef de la Direction politique de l'armée rouge. Après
avoir rappelé la carrière de ce membre du parti bolchevik depuis
1916, Souvarine essayait d'expliciter les raisons de son geste par le
refus de «subir les tourments de la détention et de l'instruction
inquisitoriale» mis en œuvre dans les procès de Moscou, en citant
les noms de précédents suicidés comme Lominadzé ou Tomski, «qui
se sont tous donnés la mort pour se soustraire aux tortures morales
que Staline, par sa Guépéou, inflige à ses victimes, innocentes ou
coupables» *2.

Quelques jours plus tard, il s'interrogeait, toujours dans L e


Fi gar o (11 juin 1937) sur l'éventuelle arrestation du maréchal
Toukhatchevski et les rumeurs d'arrestation d'autres militaires de
haut rang, rapportés par le correspondant de l'agence Havas, en
reconnaissant la «manière» du dictateur, mais sans pouvoir encore
discerner ses «mobiles». Le lendemain, un communiqué de l'agence
Tas s vilipendait une nouvelle affaire de trahison et d'espionnage au
profit de l'Allemagne, tandis que Souvarine commentait l'annonce

* «Comment s'explique la disgrâce du maréchal Toukhatchevski», Le Figaro, 13 mai


1937.
2 «Que faut-il penser du suicide de Borissovitch Gamarnik, commissaire-adjoint à la
guerre, en U.R.S.S. ?», Le Figaro, 3 juin 1937.

- 432 -
de la condamnation à mort de Toukhatchevski et de sept généraux
de l'armée rouge : «Staline veut rester l'unique survivants des
compagnons d'armes de Lénine et n'avoir autour de lui que des
médiocres incapables de regarder “le soleil” en face. Car Staline
exige qu'on le compare au soleil. La parole est aux psychiatres L»
Cependant, l'année suivante, toujours à propos de l'armée rouge,
Souvarine commença à s'interroger, sur un mode aussi ironique que
le sujet pouvait le permettre, des motifs profonds d'une
«épuration», dont il donnait une estimation de l'ordre de 20.000 à
30.000 victimes pour les seuls cadres de l'armée : «C'est à se
demander si vraiment Hitler ne dispose pas en Russie d'un agent de
premier ordre ayant nom Staline, et qui lui procure tant de
victoires sans batailles 12.»

Ce fut dans La Revue de Paris du 1er juillet 1937 que


Souvarine développa le plus complètement ses analyses à propos
de la «véritable extermination de la “vieille garde” bolchéviste».
Son rappel initial des faits débutait en décembre 1935, avec
l’assassinat de Kirov à Léningrad, et la répression qui s'ensuivit ;
ces événements voyaient ensuite se succéder les procès d'août
1936 et janvier 1937. Mais les tueries n'étaient pourtant pas
«l'aspect le plus saisissant de cet interminable cauchemar». A
travers les condamnés, c'était le peuple russe qui était atteint.

Souvarine analysait les extraordinaires conditions de


déroulement de ces étranges procès, où chaque point de l'accusation
présentait les plus extraordinaires contradictions, tant dans les faits
présentés que dans l'argumentation développée. Un seul exemple
permet de comprendre parfaitement comment Souvarine présentait

1 «Le maréchal Toukhatchevski et sept généraux de l'Armée rouge sont condamnés à


mort». Le Figaro, 12 juin 1937. Cf. A.C.C., p. 296-299.
2 «Les coupes sombres dans l'armée et la flotte rouges». Le Figaro, 24 mars 1938.
Souvarine s'attacha, sa vie durant, à dissiper les faux-semblants et les
manipulations qui entourèrent l'épisode Toukhatchevski, de son mémorandum sur la
soi-disant «affaire Toukhatchevski» à la Commission internationale contre le régime
concentrationnaire, fondée par David Rousset, jusquà son article de C ontrepoint,
n° 32, 1980.

- 433 -
d'une manière irréfutable les contradictions flagrantes de
l'argumentaire de l'accusation. A propos de Trotsky, il notait : «dix
ans après la défaite de Trotsky, et même après l'arrestation de tous
les trotskystes (...) le trotskysme est déclaré ennemi public n° 1
dans cet Etat soviétique d'où Staline prétendait l'avoir extirpé.» Le
même type de contradiction se retrouvait au niveau des faits
économiques, les magistrats succès de la construction du socialisme
de la propagande des Amis de l'Union soviétique réfutant les
accusations de sabotage, d'une ampleur fantastique, dont de
nombreux cadres du régime étaient accusés.

Staline déclarant que tous ses adversaires étaient, depuis


toujours, des adversaires irréductibles du bolchevisme, Souvarine
commençait par donner «une liste des personnalités sacrifiées,
compromises, suicidées, fusillées ou fusillables, en indiquant leurs
principales fonctions et charges successives depuis la révolution de
1917». A l'issue de cette énumération «des militants des plus
responsables du Parti et de l'Etat», Souvarine pouvait conclure
qu'on était bien là «réellement en présence des figures de premier
plan de la révolution bolchéviste (...) des fondateurs authentiques
de la République des Soviets, — ou de leurs cadavres» ; réfutant au
seul énoncé des noms considérés l'argumentation de l'accusation.

La prétention du bolchevisme à s'imposer sur le plan


universel, et l'influence considérable du stalinisme en dehors des
frontières de l'U.R.S.S., par l'intermédiaire des partis communistes
et des «“intellectuels de gauche” dont le professeur Langevin est ici
un type représentatif», imposait de poser le problème des procès
pour y projeter le plus de clarté possible, en faisant les
constatations et observations nécessaires, et surtout les objections
qui démontraient la fragilité et l'arbitraire des commentaires
officiels. En dehors de ses «digressions idéologiques», Souvarine
considérait le Livre Rouge de Léon Sedov comme «une réfutation
décisive des thèses de l'accusation».

L'accusation ne tenant pas devant tant de faux,


d'invraisemblances et de contradictions, «les seules questions à
résoudre» concernaient la raison de ces aveux, «les moyens
inavouables de les obtenir et à quelles fins inavouées de Staline».
- 434 -
Pour cela, Souvarine s'imposait un retour vers le passé récent, à
partir du procès du Donetz de juin 1928, dans toutes les affaires
similaires qu'avaient connues l'U.R.S.S. depuis cette date. De
l'examen des faits il ressortait sur la question des aveux, que
l'explication tenait dans le seul mot de terreur, «avec ce qu'elle
implique de démoralisation et de déchéance, prolongée des années
et combinée avec le mensonge officiel» L

Dans une société qui n'avait pas supprimé les classes «mais
seulement modifié et radicalisé le mécanisme du mode
d'exploitation de l'homme par l'homme et les procédés
d'appropriation par une minorité privilégiée des fruits du travail de
la majorité laborieuse», le Parti exerçait «une hégémonie sans
contre-poids ni frein». «Le régime ainsi établi ayant supprimé toute
expression normale des intérêts collectifs et des besoins
individuels, refoulé toute activité spirituelle, étouffé la pensée libre,
les concurrences et les rivalités se traduisent en fin de compte par
ces épurations, évictions, persécutions homicides dont les
événements actuels ou récents offrent les aspects les plus odieux,
sous l'idéologie officielle.» A propos du dictateur lui-même,
Souvarine, citant Frédéric Engels, pensait que «la terreur est faite
de “cruautés inutiles commises par des gens qui ont peur eux-
mêmes”».

En conclusion de son essai, Souvarine insistait sur la «peur» de


Staline : «Il appelle trotskysm e son im popularité, le
mécontentement général, la sourde hostilité latente qui le rend
responsable de tous les malheurs, comme il appelle communisme sa
dictature personnelle, oligarchique et inégalitaire.»

L'année suivante, dès l'annonce d’un autre procès, Souvarine


annonça de nouvelles perspectives sanglantes en U.R.S.S., dans Le *

* L'année suivante, Souvarine insista particulièrement sur les mensonges de


l'idéologie dans son article, «Aveux à Moscou» (La Vie intellectuelle, 10 avril
1938). Le livre de A. Ciliga, dont l'achevé d'imprimer porte la date du 10 mars 1938,
avait pour titre Au pays du grand mensonge, preuve que cette idée commençait à
s'imposer dans les milieux antistaliniens.

- 435
Fi gar o du 1er mars 1938. Ce procès, que Souvarine qualifiait
d'emblée de «monstrueux», rassemblait vingt et un dignitaires
soviétiques dans «un “amalgame” invraisemblable de personnages
dont les noms seuls suffiraient à discréditer toute l'affaire»,
puisque l'on y trouvait aussi bien des personnages de premier plan,
Boukharine, Rykov et Rakovsky en tête, que des serviteurs zélés et
inconditionnels de la politique de Staline, comme Iagoda, l'ancien
chef du Guépéou et commissairedu Peuple à l'Intérieur et à la
Sûreté. Cet ancien pourchasseur de «trotskystes» de tout acabit se
retrouvait un des principaux inculpés d'un procès contre le «bloc
trotskyste-boukharinien», où les inculpés se voyaient accusés
d'avoir obéi, depuis 1921, à différents services d'espionnage
étrangers hostiles à l'U.R.S.S., afin de saboter la production,
fomenter des actes de terrorisme, saper ses moyens militaires de
défense et préparer une agression étrangère visant à démembrer le
pays et à restaurer le capitalisme.

Souvarine analysait ce procès comme un nouvel épisode d'une


lutte sans merci pour le pouvoir dans les coulisses du Kremlin. La
première évidence, pour Souvarine, était que Staline voulait à tout
prix se débarrasser de la génération de la révolution : «après le
procès (...), il ne restera plus, en vie ou en liberté, un seul des
personnages de premier et de second plan qui aient collaboré jadis
et naguère avec Lénine et Trotsky».

Staline ne se contentait d'ailleurs pas de leur élimination


physique, mais tenait à les déshonorer pour les priver de l'auréole
des martyrs. Si l'élimination de rivaux, même virtuels, était
compréhensible, il fallait tenter de comprendre les raisons qu'avait
Staline de se débarrasser de serviteurs zélés, en tout une bonne
quinzaine sur les vingt et un accusés de ce procès. La raison
essentielle résidait, pour lui, dans la situation économique de
l'U.R.S.S., dont le système totalitaire avait fait faillite : «Les plans
quinquennaux ont abouti à une économie invivable où la
coordination ne peut s'obtenir que par la terreur, et où la terreur
paralyse toute initiative, stérilise tout effort. Staline ne peut
s'avouer ni vaincu, ni coupable, et il se décharge de ses
responsabilités sur des irresponsables (...) Mais il lui faut des

- 436 -
victimes expiatoires à titre justificatif comme à titre exemplaire et,
d'autre part, il ne peut laisser vivre des individus qui le maudissent
en secret tout en chantant sa gloire.»

A l'ouverture du procès, Souvarine indiqua qu'il ressemblait


aux précédents, à deux détails près, «la présence de tchékistes au
banc des accusés et celle de médecins étrangers à la politique» L

Les jours suivants, Souvarine allait publier un compte-rendu


quotidien des séances du procès. Le 4 mars, après avoir passé en
revue les différents points de l'acte d'accusation, où il apparaissait
que les accusés étaient tous des espions à la solde de l'Intelligence
Service, de l'espionnage japonais, de l'Allemagne ou de la Pologne,
Souvarine concluait : «Tous les accusés (...) débitent leurs
confessions monotones desquelles il résulte que les plus hauts
personnages du pouvoir soviétique n'avaient qu'une pensée :
renverser le pouvoir soviétique.» 12

Suite à la dénonciation de personnalités étrangères par les


accusés, toute une série de démentis arrivèrent, «les personnalités
ainsi mises en cause et vivant dans des pays de liberté relative ne
sont nullement d'humeur à “avouer” l'invraisemblable». Les seuls
«aveux» dignes de créance étaient, pour Souvarine, ceux qui
faisaient état des difficultés de l'économie soviétique, notamment
dans le domaine agricole 3.

Dans l'outrance de ces aveux, Souvarine pensait qu'il rentrait


une part de calcul des accusés, afin d'en établir, pour l'opinion
étrangère, la fausseté. Il en était ainsi pour la mise en cause d'
Emile Buré, le directeur de L'Ordre, par Rakovsky : «On avait déjà
eu, lors des procès antérieurs, l'impression indéfinissable que les

1 «Le procès monstre est ouvert», Le Figaro, 3 mars 1938. Ce dernier détail était-il un
signe annonciateur de la fameuse affaire des blouses blanches, dénoncée par
Souvarine dans une brochure signée Gédéon Haganov, Le communisme et les «juifs»?
2 «Krestinki s’est avoué coupable. Boukharine et Ivanov se sont accusés des pires
forfaits», Le Figaro, 4 mars 1938.
3 «Les accusés dénoncent leurs “complices” de France et d'Angleterre», Le Figaro, 6
mars 1938.

- 437 -
accusés, à bout de ressources défensives, avouaient
systématiquement des énormités incroyables comme ultime moyen
de susciter le doute 1.» L'épisode Buré-Rakovsky en était la
confirmation, de même que sa dernière déclaration qui laissait
entendre que ses aveux n'étaient ni l'expression de la vérité ni du
repentir, «mais un moyen de lutter contre le fascisme». De même
Boukharine tendait «à avouer toutes sortes de crimes théoriques
vagues et insaisissables (...) et à nier désespérément les crimes
précis, concrets, pratiques, dont le procureur essaie de le
convaincre».

Le lendemain, Souvarine ne pourra qu'écrire que «Les débats


se poursuivent dans l'obscurité et dans l'incohérence» (Le Figaro, 8
mars 1938), et le 9 mars il titrera encore sur les dénégations et les
aveux qui émaillent ce procès, amenant chaque jour de «nouveaux
points d'interrogation».

Cependant, par la suite, l'évolution des rapports soviéto-nazis,


l'amena à considérer les procès et «l'épuration» de l’armée comme
les préliminaires et les conditions indispensables à la conclusion
d'un accord entre les deux totalitarismes, le stalinien et l'hitlérien.
Commentant les raisons de l'échec de l'armée rouge en Finlande,
pendant l'hiver 1939-1940, il revint sur les conséquences des
«purges» pour affirmer que «les épurations sanglantes de Staline
tendaient donc à supprimer tout obstacle à une entente avec
Hitler» 2.

Ainsi qu'il devait l'écrire bien plus tard, «dans les années
précédant la guerre, l'idée fixe de Staline, corollaire de sa
mégalomanie sanguinaire, était de s'entendre avec Hitler pour
détourner vers l'Ouest les hostilités menaçantes, et dans l’intention
d'intervenir in extremis, après épuisement des belligérants, avec
des forces intactes. Cette obsession exigeait, selon la logique du*2

* «L'incroyable excès des aveux se retourne contre l'accusation». Le Figaro, 7 mars


1938. Cet article est reproduit dans A.C.C., p. 331-332. Les deux citations suivantes
en sont extraits.
2 «Pourquoi l'armée rouge est en échec en Finlande», Le Figaro, 23 décembre 1939.

- 438 -
paranoïaque, l'annihilation physique de tous les individus
susceptibles d'objecter à la connivence monstrueuse du
communisme soviétique avec le national-socialisme allemand, donc
la suppression de tous les bolcheviks de droite et de gauche tant
soit peu respectueux de leur doctrine traditionnelle. Elle
condamnait à mort, en outre, les principaux militaires et les
diplomates engagés à fond dans la préparation d'un conflit avec
l'Allemagne, bien qu'ils ne portassent point ombrage à Staline en
politique intérieure 1. »

C'est maintenant ce point, que l'on peut qualifier d'impensé


des études historiques dominantes sur la période des années trente,
qu'il convient d'examiner à travers les réflexions et les
observations d'un des rares analystes lucides de son temps.*

* «Réhabilitations en tapinois», Preuves, n° 145, mars 1963.

- 439 -
B. LES RAPPORTS SOVIETO-NAZIS.
Avant d'envisager la question des rapports soviéto-nazis, dans
la période qui va du 30 janvier 1933 au 23 août 1939, telle qu'elle
put être abordée par Souvarine, il importe de rappeler que «dès
1917, l'Allemagne représentait aux yeux de Lénine et des
bolcheviks, la pièce maîtresse de leur stratégie internationale». Le
traité de Rapallo signé le 16 avril 1922 unissait l'Allemagne et
l'Union soviétique «dans une opposition commune dirigée contre le
traité de Versailles» l .

Pour comprendre les différentes péripéties des relations


soviéto-nazis qui allaient aboutir à la signature du pacte du 23 août
1939, il faut remonter à 1933 et rappeler les éléments
d'information donnés sur ce thème dans Le Travailleur par
Souvarine et les militants du C.C.D.

Dès le 11 mars 1933, sous le titre «Hitler et Staline», un court


article non signé évoquait l'expectative dans laquelle se tenait le
pouvoir soviétique vis-à-vis de Hitler. Cet état de fait était
confirmé, quelques jours plus tard, par le texte d'une dépêche du
correspondant de YObserver à Moscou, en date du 19 mars, selon
laquelle «les appréhensions surgies à Moscou sur la politique anti­
communiste de Hitler qui risquerait de mettre fin à l'amitié
germano-soviétique, se sont quelque peu dissipées. Les
représentants du gouvernement allemand à Moscou assurent qu'en
dépit des fermes intentions de liquider le communisme en
Allemagne, les relations avec Moscou vont continuer. Ce désir
correspond pleinement aux intentions des dirigeants de Moscou qui
estiment que l'amitié avec l'Allemagne est une des tâches
fondamentales de la politique extérieure de l'U.R.S.S., amitié
avantageuse aux deux parties.»*

* A. Rossi, Deux ans d'alliance germano-soviétiques (août 1939-juin 1941) , Paris,


Fayard, 1949, p. 14. Nous aurons l'occasion de citer à plusieurs reprises cette
excellente mise au point sur la question.

- 440 -
Le Travailleur concluait la reproduction de cette
correspondance de presse en indiquant que Staline allait s'efforcer
de pratiquer vis-à-vis de Hitler la même politique qu'envers
Mussolini et Mustapha Kemal, c'est-à-dire une fructueuse entente
d'Etat à Etat malgré une brutale répression contre le mouvement
communiste local. Dès février 1933, en effet, un journal comme la
Deutsche Allgemeine Zeitung avait indiqué que «la lutte
d'extermination contre le parti communiste allemand ne pèsera pas
sur les relations du Reich et de la Russie» L

Le 15 avril 1933, toujours sous le même titre, Le Travailleur


revenait sur les derniers développements des rapports sovieto-
nazis. Dans un discours au Reichstag, Hitler avait affirmé son
intention d'entretenir des relations amicales avec l'Etat soviétique.
Après avoir dénoncé lafalsification à laquelle s'était livrée
L ' H u m a n i t é pour tenir dans l'ignorance les travailleurs
communistes sur la politique étrangère de Staline, l'article soulevait
la question du boycottage économique de l'Allemagne.

Selon lui, si l'U.R.S.S. était toujours un pays révolutionnaire,


c'est d'abord là que, dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir, le boycott
aurait dû prendre effet. Au contraire, «Staline qui a passé
d'énormes commandes de produits métallurgiques à l'industrie
lourde allemande (cette même industrie qui a financé les nazis) ne
veut rien savoir. Il continue de soutenir le capitalisme allemand
dont il est un des principaux clients, d'alimenter les caisses des
magnats de la Ruhr et de renforcer le régime de Hitler.»

Enfin, c'est toujours sous ce titre que Charles Rosen réagit,


dans Le Travailleur du 13 mai 1933, à la ratification d'un protocole
stipulant la prorogation du traité d'amitié conclu en 1926 entre
l'Union soviétique et l'Allemagne, et signé entre les deux pays le 7
mai. Le préambule de ce protocole indiquait que les deux
gouvernements étaient «animés du désir de continuer les relations
amicales existantes, d'entretenir la collaboration, de contribuer à*

* A. Rossi, Avant-propos à Les Cahiers du bolchevisme pendant la campagne 1939-


1940, Paris, Dominique Wapler, 1951. p. XXVI.

- 441
assurer la paix générale». Rosen commentait l'événement en
écrivant que «Staline, au nom de la “patrie socialiste” des
travailleurs du monde, a signé un pacte d'amitié avec Hitler, le
bourreau des prolétaires allemands».

L'événement était de la plus grande importance car il


confirmait toutes les analyses du C.C.D. «sur le régime stalinien de
terreur, d'exploitation et de misère qui ne le cède en rien au régime
hitlérien dont il est l'aîné et dans une certaine mesure le modèle.»
L'enseignement à tirer était clair pour les révolutionnaires qui ne
pouvaient plus s'illusionner sur le soutien de l'U.R.S.S., dont la
politique étrangère se révélait «absolument, foncièrement
étrangère au prolétariat, à la Révolution, au socialisme».

Ainsi, dans les premiers mois du régime nazi, Souvarine et


l'ensemble du C.C.D. pensaient que l'U.R.S.S. allait entretenir des
relations normalisées avec la nouvelle Allemagne nazie, malgré la
féroce répression contre le mouvement ouvrier allemand. Quelques
années plus tard, tirant le bilan de cette période, Souvarine écrivait,
dans le dernier chapitre de l'édition de 1940 de son S ta lin e, à
propos du problème des rapports germano-soviétiques : «Mussolini
se flattait d'avoir établi un modèle d'entente avec les bolcheviks en
supprimant le communisme à l'intérieur tout en traitant
avantageusement avec l'Etat dit soviétique. Staline croyait donc
réaliser une entente analogue avec Hitler, sur les décombres du
mouvement communiste en Allemagne. Le renouvellement des
accords de Rapallo le confirma dans cet espoir, comme ensuite les
nouvelles ouvertures de crédit accordées à l'U.R.S.S. par l'industrie
allemande » (ST., pp. 508-509).

Cette analyse fut confirmée, après la guerre, dans le livre de


Amilcare Rossi (Angelo Tasca dit) qui écrivait : «l'avènement de
Hitler au pouvoir (...) n'a point modifié la ligne générale de la
politique extérieure soviétique : Staline n'a renoncé, ni à ce
moment-là, ni par la suite, à pratiquer, même avec l'Allemagne
hitlérienne, la “politique de Rapallo”. De son côté, Hitler qui
cherchait encore son chemin, n'a point dénoncé le traité d'amitié et

- 442 -
de neutralité germano-soviétique signé à Berlin le 24 avril 1926
sous la République de Weimar l .»

Le 22 avril, «la chronique de l'U.R.S.S.» évoquait, pour la


première fois, le problème de l'accueil des communistes allemands
en U.R.S.S.. Selon une correspondance de Moscou, «le Komintern
aurait décidé de ne plus admettre désormais des communistes
étrangers en Russie soviétique, et notamment de communistes
allemands. D'autre part, il aurait décidé de ne pas renouveler le
permis de séjour de tous ceux qui se trouvent déjà en U.R.S.S.»

Cet «acte odieux», selon le rédacteur de la chronique, allait


sembler suffisamment révélateur au C.C.D. de l'évolution du régime
stalinien, pour être dénoncé dans un tract sur «l'affaire du
Reichstag», en septembre 1933. Ce texte s'interrogeait longuement
sur le silence de Staline devant les événements d'Allemagne et sur
l'absence de solidarité de l'Etat soviétique avec les victimes du
fascisme. A propos du refoulement des réfugiés, le tract notait : «On
sait déjà que les frontières de l'Union soviétique sont fermées aux
fugitifs d'Allemagne. Le Gegenangriff, organe communiste officiel,
l'avoue sans détours en repoussant avec impudence le
“sentimentalisme humanitaire” de ceux qui protestent contre ce
honteux déni d'hospitalité 2.»
1

Le même problème avait déjà été soulevé par Simone Weil


dans son intervention au congrès de Reims d'août 1933, de la
Fédération unitaire de l'Enseignement. Dans sa réponse à l'ex-
député communiste au Reichstag, Maria Reese, Simone Weil posait
avec force la question des rapports Hitler-Staline, à travers le
problème de la fermeture des frontières de l'U.R.S.S. aux
communistes allemands persécutés, sous les huées de la minorité
stalinienne de ce syndicat 3. Parallèlement à ces faits peu

1 A. Rossi, op. cit., p. 14.


2 Ce tract a été reproduit dans notre mémoire de D.E.A. d'histoire, «Matériaux pour
une étude de la pensée politique de Boris Souvarine», s. d. Jacques Julliard, Ecole
des hautes études en sciences sociales, Paris, 1983-1984.
3 Simone Pétrement, op. cil., t. I, p. 346-347.

- 443 -
commentés par la grande presse et peu connus de l'opinion
publique, l'Internationale communiste entamait une vaste
campagne de propagande en faveur des communistes allemands
persécutés par le nazisme.

Le C.C.D. fut un des rares groupes politiques à ne pas céder


aux illusions entretenues par les propagandes totalitaires, tout en
dénonçant la répression contre les révolutionnaires aussi bien dans
l'Allemagne nazie que dans la Russie stalinienne. Ainsi le 29 avril,
Le Travailleur faisait état d'une lettre de Jean Bernier à la section
française du Secours rouge international. Cette organisation lui
avait fait parvenir un appel l'invitant à protester contre la terreur
hitlérienne. Dans sa réponse, Jean Bernier déclarait, bien sûr,
protester avec indignation contre les méfaits du nazisme. Mais il
mettait en doute la validité et l'authenticité d'une protestation qui
stigmatiserait les crimes du nazisme en ignorant ceux du stalinisme.
Bernier explicitait sa position dans les termes suivants : «Je ne puis
me joindre à votre protestation et ne vous autorise à faire
publiquement état de la mienne, que si vous protestez également
comme moi, à cette occasion, contre le redoublement de la terreur
bureaucratico-policière qui sévit en U.R.S.S.» Protester contre
l'arbitraire terroriste du régime hitlérien sans dénoncer la terreur
stalinienne équivalait donc, selon Bernier, «à priver cette
protestation de tout fondement».

Cette problématique de la dénonciation simultanée du


nazisme et du stalinisme, d'un point de vue socialiste et
révolutionnaire, était identique à la protestation de Souvarine à
propos du procès du Reichstag. Elle était également présente, entre
les lignes, dans le tract consacré à cette affaire. Ce faisant, elle
prenait à contre-pied le discours antifasciste d'une certaine gauche
dont la signature du pacte germano-soviétique allait montrer
l'échec patent. Victor Serge avait exprimé, dans une formule
lapidaire, toute l'ambiguïté d'un anti-fascisme ignorant, ou voulant
ignorer, la terreur stalinienne : «Comment barrer la route (au
fascisme) avec tant de camps de concentration derrière nous ? L>1

1 In Anne Roche et Geraldi Leroy, op. cit., p. 178.

- 444
Sur ce point essentiel de la vie politique des années trente,
Souvarine et le C.C.D. avaient eu, à peu près seuls, l'immense mérite
de comprendre, dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir, que la seule voie
possible, pour les militants révolutionnaires, était la dénonciation
simultanée des crimes des deux régimes totalitaires et contre-
révolutionnaires. Si l'issue du combat n'engageait certes pas à
l'optimisme, il fallait au moins préserver l'exigence d'une lucidité
radicale sur la tragédie en train de se nouer, tout en sauvegardant,
en même temps que l'exigence d'une lucidité radicale,
l'indépendance et l'autonom ie du mouvement ouvrier
révolutionnaire.

Les événements d'Allemagne avaient été la démonstration la


plus probante que l'U.R.S.S. n'était plus un Etat révolutionnaire.
Simone Weil après avoir nié à l'U.R.S.S. d'être encore «la patrie
internationale des travailleurs», allait analyser «le rôle de l'U.R.S.S.
dans la politique mondiale» L Dans cet article elle posait la question
de l'existence en U.R.S.S. d'un Etat ouvrier en se référant à des
«textes où la bourgeoisie elle-même examine la nature de ses
relations avec l'Etat soviétique et leur rapport avec la lutte des
classes», à partir de l'exemple de la bourgeoisie allemande
supposée la plus hostile à l'U.R.S.S. Elle ne croyait plus au caractère
ouvrier de l'Etat soviétique et soulignait que le mouvement ouvrier
ne pouvait compter que sur ses propres forces, et non sur l'appui
d'un Etat prétendument révolutionnaire. Sa diplomatie devait
inspirer la même défiance que celle des Etats capitalistes. En
conclusion elle écrivait, dans un appel pathétique au courage et à la
lucidité des militants : «Ne fermons pas les yeux. Préparons-nous à
ne compter que sur nous-mêmes. Notre puissance est bien petite ;
du moins n'abandonnons pas ce peu que nous pouvons faire aux
mains de ceux dont les intérêts sont étrangers à l'idéal que nous
défendons. Songeons au moins à préserver notre honneur.»1

1 «La patrie internationale des travailleurs», L 'E ffo rt, 22 juin 1933 ; «Le rôle de
l'URSS dans la politique mondiale», L'Ecole émancipée, n° 42, 23 juillet 1933 ; ces
articles sont reproduits dans les Œuvres complètes, t. II, vol. II, p. 250-259.

- 445
Souvarine et le C.C.D. avaient tenté d'appliquer cette exigence
de lucidité radicale à l'examen des questions de politique
internationale, en particulier en étant les premiers à souligner les
étranges complicités objectives entre les deux molochs totalitaires.

Après 1933, Souvarine ne livra plus d'analyse spécifique des


événements allemands dans la presse. Il faudra attendre les années
1939-1940 pour retrouver sous sa plume des réflexions sur la
place de l'Allemagne hitlérienne dans le cadre des relations
internationales troublées de l'époque, et en particulier sur ses
rapports avec l'U.R.S.S. stalinienne, à l'exception d'un article d'avril
1938, consacré au problème des allemands de la Volga.

En effet, après l'annexion de l'Autriche par le IIIe Reich (mars


1938), Souvarine posait la question de l'existence en U.R.S.S. d'une
importante et très ancienne minorité d'origine allemande, en
rappelant l'histoire de cette communauté. La collectivisation avait
décimé cette population auparavant prospère, et il se demandait ce
qui allait arriver «le jour où Hitler s'aviserait d'exiger de Staline
qu'il ait pour les Allemands de l'empire pseudo-soviétique plus
d'égards qu'envers les Russes? L>

Ce silence relatif s'explique dans la mesure où, dans les


années 1934-1938, «le IIIe Reich prit position d'hostilité résolue
envers le bolchevisme d'état russo-soviétique comme envers le
communisme d'exportation » (ST., p. 509).

Pour A. Rossi, «c'est de Hitler et exclusivement de Hitler que


vinrent les premières manifestations hostiles contre son grand
partenaire de l'Est. Staline, sans abandonner les efforts pour
sauvegarder la paix avec l'Allemagne, dut prendre, sous cette
menace grandissante, quelques mesures de précaution. D'où l'entrée
de l'U.R.S.S. à la Société des Nations, les tentatives de pactes
régionaux, les pactes d'assistance mutuelle avec la France et la
Tchécoslovaquie. La conclusion du pacte Anti-Komintern, signé par
l'Allemagne et le Japon le 26 novembre 1936, commença une phase*

* «Hitler va-t-il “protéger” les allemands de la Volga?», Le Figaro, 6 avril 1938.

- 446 -
de grave “détérioration” des rapports germano-soviétiques, lesquels
étaient au plus bas au moment de Munich l .»

Cependant, au moment du «procès des 21» en mars 1938,


Souvarine avait rencontré Walter Krivitsky, un transfuge du G.R.U.
en rupture avec le stalinisme. Il le mit en contact avec la rédaction
de La Flèche, le journal de Gaston Bergery, qui publia ces
déclarations sur la situation de la répression en U.R.S.S. depuis
l'assassinat de Kirov 12. Or Krivitsky insistait tout particulièrement
sur les tentatives de rapprochement de Staline vis-à-vis de Hitler.
Dans son livre Agent de Staline, dont des extraits étaient parus aux
Etats-Unis dans le Saturday Evening Post à partir d'avril 1939,
Krivitsky indiquait en substance dans son premier chapitre —
intitulé «Staline donne des apaisements à Hitler» — : «La politique
internationale de Staline durant ces six dernières années n'a été
qu'une série de manœuvres destinées à le mettre dans une position
favorable pour traiter avec Hitler 3.»

Si quelques uns, dont Souvarine, avaient réussi à décrypter la


politique internationale de Staline vis-à-vis de Hitler, tel n'était pas
le cas pour les diplomates occidentaux, incapables d'avoir une vue
d'ensemble cohérente et correcte pouvant fonder des réponses

1 A. Rossi, op. cit., p. 14.


2 «Un ancien chef du Guépéou accuse Staline, une interview de Krivitsky, ex-chef
adjoint du service de Renseignements de l'Etat-Major de l'U.R.S.S.»,.La Flèche,
n° 108, 5 mars 1938.
A ce propos, Krivitsky écrivait dans son livre J'étais un agent de Staline (Paris, Ed.
Champ Libre, 1979, p. 261) :
«Pendant le dernier procès de haute trahison qui se déroula à Moscou, en mars
1938, des journalistes socialistes me supplièrent de parler. Je me laissai
interviewer par Boris Souvarine, ex-membre du Comité Exécutif de l'Internationale
communiste, qui écrit aujourd'hui dans le Figaro et par Gaston Bergery, député et
gendre de Leonid Krassine, qui fut ambassadeur des Soviets en Grande-Bretagne et
en France. Monsieur Bergery, Directeur d'un hebdomadaire indépendant à Paris,
avait été, en France, l'un des premiers promoteurs de l'alliance avec les Soviets,
mais l'épuration lui avait ouvert les yeux.»
3 Walter G. Krivitsky, op. cit., p. 17.

- 447
appropriées. Selon Souvarine, «cette conception d'ensemble, aucun
politicien ou diplomate occidental ne s'est montré capable de la
comprendre, alors qu'elle était parfaitement intelligible à qui
prenait la peine d'étudier sérieusement une situation aussi
sérieuse L »

C'est une telle étude que Souvarine allait livrer avec son
célèbre article du Figaro du 7 mai 1939 : «Une partie serrée se joue
entre Hitler et Staline». Il tentait de porter un regard d’ensemble
sur la politique intérieure et extérieure de Staline qui ne pouvait se
comprendre et s'analyser que comme un tout dont l'unique
préoccupation, sinon obsession, était de durer en évitant la
guerre *2.

Pour bien comprendre à quel point cet article pouvait se


situer à contre-courant, il faut rappeler que le 18 avril l'U.R.S.S.
avait formulé les termes de sa participation à un éventuel accord
avec la France et l'Angleterre. Selon Souvarine, Staline devait, pour
parer au danger d'une guerre, s'entendre avec «ses ennemis les
plus puissants». Le problème de Staline se posait donc dans les
termes suivants : «A plus ou moins longue échéance tous les Etats
capitalistes sont, à ses yeux, de futurs adversaires. Le plus proche
de l'U.R.S.S., le plus fort, et donc le plus dangereux, est l'Allemagne.
Le national-socialisme a rendu encore plus aigu le danger : raison
de plus pour s'entendre. L'idéologie n’est que littérature. Pourquoi
Staline prendrait-il le fascisme, ou le nazisme, plus au sérieux que
le bolchevisme? Les affaires sont les affaires, la politique extérieure
et la politique intérieure ne sont que les aspects d'une seule et
même politique générale qui consiste à vivre» (A.C.C., pp.353-354).

* Est et Ouest, nouvelle série, n° 15, Février 1985, «Souvarine et la guerre qui venait»
p.55.
2 Trotsky, de son côté, écrivait le 1er juillet 1939 : «Le Kremlin ne veut ni la guerre ni
la révolution ; il veut l'ordre, la tranquillité, le statu quo, à tout prix. Il est temps
de s'accoutumer à l'idée que le Kremlin est devenu un facteur conservateur dans la
politique mondiale.» Sur la Deuxième guerre mondiale (textes rassemblés et
présentés par Daniel Guérin), Paris, Editions du Seuil, 1974, p. 70.

- 448
Dans ce cadre, le rapprochement intervenu avec les
démocraties occidentales n'avait rien à voir avec une quelconque
place naturelle de l'U.R.S.S. aux côtés des démocraties dans la lutte
contre les dictatures, mais était la seule position possible face à
Hitler, farouchement antibolchéviste malgré les nombreux signes
d'accommodement de Staline en 1933 et 1934. Le problème
essentiel se posait donc ainsi : «Tous les efforts de Staline pour
arriver à un compromis se sont brisés sur l’obstination personnelle
d'Hitler, malgré les bonnes dispositions de la Reichswehr, de
l'industrie lourde et des banques. Il suffirait donc qu'Hitler
changeât d'avis, tout au moins de tactique, pour changer toute la
conjoncture présente. On sait qu'il répugne à composer avec le
bolchevisme. Mais plutôt qu'être tenu en échec devant Dantzig, ne
préfèrera-t-il pas se prêter, pour un temps, au compromis souhaité
par Staline, quitte à s’en prendre à l’U.R.S.S. plus tard ?» (A C C ,
p. 358)

Cet article fut particulièrement mal accueilli dans les milieux


diplomatiques français, alors qu'une mission militaire était à
Moscou pour négocier avec Vorochilov un accord militaire défensif
devant la menace nazie. Le Quai d'Orsay intervint donc auprès du
Figaro, dont la direction tança Souvarine pour ses commentaires,
sans toutefois se séparer de son collaborateur ni lui interdire
totalement ses colonnes comme l'ont cru des commentateurs trop
hâtifs L

Cette attitude du Quai d'Orsay et celle de la direction du Figaro


illustraient la cécité des milieux diplomatiques traditionnels devant
les menées cyniques des Etats totalitaires. Il faut, toutefois, signaler
que les doutes sur la politique extérieure soviétique, après la
démission de Litvinov, avaient été suffisamment importants pour
qu'un rapport d'information nota, en date du 10 mai 1939 : «A la
suite du remplacement, à la tête du Commissariat des Affaires
étrangères de l'U.R.S.S., de M. Litvinov par M. Molotov, le
Gouvernement soviétique a tenu à préciser que cette modification1

1 C f. les lettres de Jean-François Revel et Christian Jelen à la revue / n te rve n tio n


n° 14, Oct./Nov./Dec. 1985, et notre mise au point dans le même numéro.

- 449 -
n'entraîne aucune nouvelle orientation de sa politique extérieure.
Le parti communiste français soutient ardemment cette thèse, et il
se propose de démontrer par une série d'articles qui vont être
publiés dans L 'H u m a n i t é et les organes locaux, que l'Union
soviétique demeure strictement fidèle à la ligne politique tracée
par Staline au dernier congrès du Parti bolchevik de l'U.R.S.S. U>

Si la pertinence et la justesse des réflexions de Souvarine sur


ce problème sont évidemment exemplaires, il est cependant utile
de préciser deux points sur le contexte de leur rédaction.

En premier lieu, il faut comprendre que c'est tout le passé


politique de Boris Souvarine qui impliquait une telle analyse, basée
sur une longue observation des relations internationales et de la
genèse des Etats totalitaires. Les militants les plus lucides des
années trente avaient compris que, selon l'expression de Raymond
Guilloré, «Staline avait porté Hitler au pouvoir» *2. Cette constatation
préalable permettait de comprendre l'opposition entre ces deux
totalitarismes, en particulier à la lumière des événements
d'Espagne, comme la rivalité de deux régimes impérialistes et
contre-révolutionnaires. Elle prenait ainsi à contre-pied le thème
dominant de la gauche progressiste d'une opposition de nature
entre nazisme et démocraties, l'U.R.S.S. se rangeant quasi
naturellement dans le camp de ces dernières.

En second lieu, il faut préciser que Souvarine n'était pas


totalement isolé dans ce domaine. Des analyses sensiblement
identiques avaient été effectuées par des militants antistaliniens. A
notre connaissance, c'est Trotsky qui, après Munich, envisagea le
premier la possibilité d'un accord entre les deux dictateurs, non par
pur machiavélisme de Staline mais pour éviter à l'U.R.S.S. une
guerre qu'il la savait incapable de soutenir 3.

* «Russie, affaires diverses» (BA 1706), Archives de la Préfecture de police de Paris.


2 Entretien avec Raymond Guilloré, août 1985.
3 En dehors de ce courant politique, on trouve exprimer l'idée d'un possible
rapprochement germano-soviétique dans un article de Maurice Schumann, «Hitler se
réconciliera-t-il avec Staline ?», La Vie intellectuelle, 10 mai 1937.

- 450 -
Le 8 octobre 1938, il publia dans le Socialist Appeal un article
intitulé «Après Munich, Staline cherchera un accord avec Hitler»,
dans lequel on pouvait lire : «Nous devons maintenant nous
attendre avec certitude à une tentative de la diplomatie soviétique
de se rapprocher de Hitler au prix de nouvelles retraites et de
nouvelles capitulations... L>

Après la démission de Litvinov, en mai 1939, Jean Bernier,


dans Le Réveil syndicaliste, Yvon (Robert Guiheneuf dit) dans La
Révolution prolétarienne et Robert Louzon dans S.I.A. envisagèrent,
comme tout à fait probable, l'hypothèse d'un rapprochement
germano-soviétique 12. Jean Bernier écrivait que «la nouvelle de la
disgrâce de Litvinov (...) jette un jour cru sur les marchandages
impérialistes actuellement en cours. Pour forcer la main à
l'Angleterre, réédition de la Triple entente tsariste de 1914, Staline
menace ainsi Chamberlain de se jeter dans les bras de l'Allemagne.»
Pour Robert Louzon, il était extrêmement tentant pour l’U.R.S.S. de
se partager la Pologne avec l'Allemagne. Il concluait ainsi : «Sans
doute la nouvelle alliance russo-allemande ne se fera-t-elle pas
instantanément ni sans à coup. Sans doute Staline jouera-t-il des
offres anglo-françaises pour traiter au mieux les conditions de son
marché avec Hitler, mais le résultat final ne fait guère de doute. La
Russie totalitaire rejoindra le bloc des Etats totalitaires parce que,
en plus de la similitude de leurs régimes politiques, l'Allemagne a
quelque chose à donner à la Russie, tandis que l'Angleterre ni la
France n'ont rien à lui offrir.» Enfin Yvon notait dans La Révolution
prolétarienne : «On ne voit pas pourquoi la Russie éprouverait le
besoin de défendre le Rhin français... On conçoit très bien que les
puissants empires russe et allemand peuvent finir par s'entendre
en se repartageant la grande plaine polonaise.»

1 Léon Trotsky, op. cil., p. 70.


2 Jean Bernier, «Aggravation à terme», Le Reveil syndicaliste, n° 34, 8 mai 1939 ;
Yvon, «La politique extérieure de l'URSS», La Révolution prolétarienne, n° 294,
10 mai 1939 ; Robert Louzon, «Editorial» de S .I.A , 18 mai 1939, ainsi que son
commentaire à chaud de l'événement, «Front unique du fascisme : le pacte Hitler-
Staline» (S.I.A., n° 11, 24 août 1939).

- 451
Dans ses Mémoires, Victor Serge revint également sur cette
question pour noter : «Au cours de ce même mois de mars, je lus
dans la Pravda le discours de Staline au XVIIIe Congrès du parti. Le
Chef accusait l'Angleterre et la France d'avoir voulu “semer la
discorde entre l'U.R.S.S et l'Allemagne”. Un discours de Vorochilov
authentifiait les renseignements sur la puissance militaire de
l'U.R.S.S. publiés dans une revue militaire nazie. Par Reiss et
Krivitsky, nous savions que des agents soviétiques maintenaient le
contact avec les gouvernants nazis. Le 5 mai, Litvinov, protagoniste
de la “sécurité collective” et de la “politique de paix” du Bureau
politique au sein de la Société des nations, était brusquement
démissionné. Ces indices et quelques autres annonçaient clairement
un prochain tournant de la politique russe vers la collaboration
avec le IIIe Reich. Mais la presse française manoeuvrée par les
agents communistes ne voulait ni ne pouvait rien y comprendre ;
les articles que je proposais à desjournaux de gauche furent
refusés, je ne trouvai une tribune qu'à la revue E s p r i t . Il
m'apparaissait clairement que le Bureau politique, considérant la
France comme vaincue d'avance, se retournait vers le plus fort,
cherchant un accommodement avec lui» L

Si la possibilité d'un rapprochement germano-soviétique avait


été envisagée par plusieurs personnalités de l'extrême-gauche anti­
stalinienne, l'originalité de Souvarine avait été d'en proposer une
vision globale à partir des relations entre les deux pays depuis
1933, et en regard avec les orientations principales de la politique
«intérieure» de Staline depuis cette date. Sur ce point capital des
relations internationales dans les années trente, sa pensée
continuait à s'apparenter à celle de l'anti-stalinisme de gauche, en
dehors de la référence à l'eschatologie révolutionnaire.

Alors que les négociations étaient engagées depuis la mi-mars


entre l'Angleterre, la France et l'U.R.S.S., sans résultats concrets,
Souvarine aborda cette question dans un article des N o u v e a u x *

* Victor Serge, op. cit., p. 371-372. L'article était intitulé «Litvinov», et fut publié
dans le n° 81, 1er juin 1939.

- 452 -
cahiers, 1 qui posait ainsi le problème : «Toutes les nouvelles (...)
laissant prévoir leur conclusion immédiate ou prochaine sont
démontrées fausses tour à tour. Il est manifeste que Staline, à
dessein, fait traîner les conversations en longueur (...) La hâte
britannique et française, après des années d'inertie, à improviser
de tous côtés des alliances pour dresser un “front de la paix” contre
d'éventuelles poussées d'expansion allemande et italienne a été
trop visible pour être contestable. D'autre part, Staline est le seul
maître en son pays (...) Aucune des lenteurs qui paralysent
l'initiative et ajournent les décisions gouvernementales dans les
Etats démocratiques n'existent en U.R.S.S. Les retards actuels sont
bien dus exclusivement à une tactique dilatoire de Staline.»

Le cadre étant ainsi posé, Souvarine se proposait d'essayer de


«saisir les mobiles» de cette attitude. Relevons, au passage, la
notation, qui commence à être fréquente dans ses articles de cette
époque, d'une différence si radicale entre les sociétés
démocratiques et les Etats totalitaires, que l'on s'interdirait de rien
comprendre si l'on juge les seconds avec les critères de
fonctionnement des premières.

Dans une longue première partie, Souvarine revenait, une fois


de plus, sur les constantes de la politique internationale soviétique,
dans un environnement qu'elle jugeait hostile depuis la naissance
du premier «Etat ouvrier». A la crainte initiale d'une coalition
générale des Etats bourgeois contre sa survie, l'U.R.S.S. avait
rapidement substitué une utilisation avisée des «contradictions
impérialistes», afin de s'appuyer sur le mécontentement des pays
lésés, ou s'estimant tels, par le Traité de Versailles. Cela aboutit,
outre Rapallo, à des accords avec la Turquie de Mustapha Kemal,
l'Italie de Mussolini et l'Allemagne de Weimar. La politique suivie à
l'égard de la Chine symbolisait bien cette attitude où les idéologies
n'avaient rien à voir, puisque l'U.R.S.S. avait traité «avec tous les
camps, tous les clans, toutes les cliques», dans un seul but :
«conserver le pouvoir, ce à quoi, en définitive, s'est réduit tout leur
programme.» *

* «Staline cunctator», 1er juillet 1939.

- 453 -
A l'issue de ces réflexions, Souvarine notait : «Au lieu de la
coalition mondiale tant redoutée, les bolcheviks voient deux
groupes de puissance active (...) qui s'opposent entre elles d'une
manière irréductible». Dans ce cadre, pour Staline, «l'idéal est la
sécurité, donc l'entente avec l'adversaire le plus dangereux,
autrement dit le plus fort.» La défense de la démocratie dans le
monde n'avait rien à voir dans l'affaire, d'autant que l'U.R.S.S., après
l'avoir anéantie sur son sol, avait, selon Souvarine, «prêché
l'exemple à tous les fascismes». On retrouve là une idée importante
sur l'antériorité de la variante stalinienne dans la genèse des
totalitarismes que Souvarine semblait avoir adoptée L

A la chronologie s'ajoutait, dans ses réflexions, l'«inclination


naturelle» qui ferait se rejoindre, sur le fond, les Etats totalitaires
entre eux, par une sorte de processus d'affinités réciproques sur
leurs buts comme sur leurs méthodes. Il fallait, en plus, tenir
compte de «l'opinion personnelle pro-allemande de Staline», que
Souvarine décryptait à partir d'un entretien de ce dernier avec le
journaliste allemand Emil Ludwig, avant même l'arrivée d'Hitler au
pouvoir.

En conclusion, Souvarine résumait ainsi le jeu diplomatique de


Staline : «Tergiverser dans la paix, temporiser dans la guerre,
lanterner les uns et les autres, wait and see, ménager ses forces
pour n'avoir pas à révéler brusquement ses faiblesses, épargner au
régime une épreuve trop longue ou trop dure qui lui serait fatale,
telle est nécessairement la conception de Staline.» Si donc un accord
était conclu entre l'Angleterre, la France et l'U.R.S.S., «la triple
alliance en formation n'aboutirait (...) à garantir relativement que
les frontières de l'Union soviétique».

A. Rossi écrivait dans son avant-propos à l'édition des Cahiers du bolchévisme


(o p .cit., p. LXVIII) que le stalinisme «peut mobiliser les idéologies, les passions et
les intérêts les plus divergents, parce qu'il a découvert un instrument d'unification
qui lui permet de tout ramener à uneseule direction et à une même fin. Cet
instrument, qu'il a mis au point avant le fascismeitalien et avant le national-
socialisme allemand, c'est le parti unique.»

- 454 -
Début août, Souvarine revint sur la question des négociations
anglo-franco-soviétiques, pour constater qu'après avoir réclamé,
depuis le pacte franco-soviétique, des «conversations d'états-
majors», les autorités soviétiques faisaient nettement moins preuve
d'enthousiasme sur ce sujet, alors même que les gouvernements
anglais et français venaient d'accéder à cette demande l . Ce fait
troublant venant à la suite de l'annonce de l'arrestation de 79
officiers supérieurs à Moscou, Souvarine tentait de faire un peu de
clarté dans une situation particulièrement complexe. Il revenait
donc en détail sur les différentes affaires qui, depuis l'exécution du
Maréchal Toukhatchevski en juin 1937, s'étaient produites dans
l'armée rouge, évaluant le nombre de militaires victimes de
«l'épuration» à plus de trente mille 12. Si la question restait
passablement obscure, il fallait essayer toutefois d’y faire un peu
de lumière «par nécessité politique, diplomatique et militaire
d'actualité quotidienne», alors qu'allaient débuter les conversations
entre militaires anglo-français d'une part, soviétiques d'autre part.
A partir des révélations de Walter Krivitsky, ainsi que
d'informations diverses, il apparaissait que «l'état-major et les
cadres de l'armée rouge ont été anéantis par Staline au cours d'une
laborieuse machination où s'entremêlent l'action de la Guépéou et
celle de la Gestapo». De tout cela, Souvarine ne pouvait manquer de
poser une alternative simple sur l'enjeu des négociations militaires
qui s'ouvraient : «Ou l'armée rouge était quasi tout entière dans des
mains allemandes, et aucun état-major français ni britannique ne
peut se fier à des militaires de cette sorte ; ou c'est une fable, et ce
sont les maîtres actuels de l'U.R.S.S. qui font le jeu de l'Allemagne.»
Dans sa redoutable simplicité, l'alternative posée par Souvarine

1 «Conversations d'états-majors», Nouveaux cahiers, l er-15 août 1939.


2 Nous avons analysé précemment les articles que Souvarine consacra à «l'épuration»
de l'armée rouge (c/. supra). Nous nous intéressons, ici, exclusivement à l'aspect
diplomatique de ce problème, même si Souvarine insistait à juste titre, dans son
article, sur «l'impossibilité pratique de séparer la politique extérieure de la
politique intérieure». C'est d'ailleurs ce qui fait une grande part de leur intérêt,
alors que la majorité des commentateurs continuaient à raisonner sur des schémas
classiques devenus inadéquats et obsolètes.

- 455
démontrait parfaitement que l'initiative diplomatique était entre
les mains des puissances totalitaires, et particulièrement celles de
l'U.R.S.S.

L'article du 7 mai 1939 et ses réflexions dans Les Nouveaux


cahiers permirent à Souvarine de commenter sans surprise la
signature du pacte hitléro-stalinien en titrant son article : «Depuis
longtemps l'U.R.S.S. désirait un rapprochement avec le Reich» (Le
F ig a r o , 23 août 1939 ), alors que l'événement provoquait «une
indicible stupéfaction» dans l'ensemble de l'opinion publique L
Pour étayer son propos, Souvarine donnait de nombreuses citations
probantes de la volonté de l'U.R.S.S. d'entretenir de bonnes relations
avec l'Allemagne depuis le 30 janvier 1933. Cependant malgré les
nombreuses avances de Staline, Hitler ne voulait rien savoir. C'est
alors que «Staline fut bien obligé de feindre un rapprochement
avec la France et l'Angleterre, de découvrir soudain de grandes
vertus à la Société des Nations etc... Mais c'était à son corps
défendant et dans l'espoir d'exercer ainsi sur Hitler une pression
efficace.»

Après avoir rappelé l'importance des révélations de Walter


Krivitsky dans le Saturday Evening Post, dont l'accord entre les
deux dictatures avait administré une confirmation éclatante, il
insistait sur le fait qu'il avait été préparé de longue date. Dans ce
cadre, les pourparlers avec l'Angleterre et la France étaient un
moyen supplémentaire de pression sur l'Allemagne .

Reliant une nouvelle fois la politique extérieure de Staline à sa


politique intérieure, caractérisée par «un massacre sans précédent
de mémoire d'homme», Souvarine voyait dans la conclusion du
pacte hitléro-stalinien, la seule hypothèse plausible pour
comprendre les raisons de ce grand massacre. Il expliquait :
«Staline a exterminé par milliers les doctrinaires de droite et de
gauche, les militaires et les marins, les politiques et les diplomates,1

1 Selon l'expression de Jean-Paul Brunet dans son article, «La presse française et le
pacte germano-soviétique (Août 1939)», Relations internationales, n° 2, 1974.

- 456
les ouvriers et les intellectuels susceptibles de gêner tôt ou tard sa
politique d'entente avec Hitler.»

Le lendemain, toujours dans Le Figaro (24 août), Souvarine


revint sur «Les raisons de Staline», en insistant sur le caractère
conjoncturel et relatif de ce pacte, car «Staline est toujours prêt à
signer n'importe quoi avec n'importe qui, pourvu que son pouvoir
en recueille un avantage quelconque.»

Le 25 août, il commenta «La promptitude diplomatique de


Staline». Il s'attachait à réfuter l'opinion selon laquelle les
négociateurs franco-britanniques porteraient l'essentiel de la
responsabilité de l'échec des négociations avec l'U.R.S.S. ; cet échec
ayant amené ce pays à se retourner au dernier moment vers
l'Allemagne.

Souvarine insistait sur les nombreux signes prémonitoires du


double jeu de Staline, en remontant seulement aux événements
postérieurs à l'invasion de la Bohême et de la Moravie par Hitler,
pour démontrer le caractère ancien et prémédité de l'entente
germano-soviétique. Sur le point précis des négociations tripartites
qui avaient lieu sur le devant de la scène entre la France, la
Grande-Bretagne et l'U.R.S.S., depuis la mi-avril, avec de
nombreuses péripéties, Souvarine écrivait : «D'aucuns ont parlé des
lenteurs et des hésitations françaises ou britanniques dans les
négociations pour le pacte “tripartite”. Elles n'étaient rien à côté des
astuces bolchévistes pour faire traîner les pourparlers en longueur,
mais admettons-les par hypothèse ; qu'est-ce qui empêchait Staline
de brusquer les choses, de donner aux conversations une impulsion
énergique comme savent le faire les bolchévistes quand ils veulent
aller vite ? l »1

1 Dans son article, Jean-Paul Brunet écrit : «Souvarine accuse les Russes d'avoir
retardé les conversations militaires de Moscou en faisant visiter Léningrad, puis
Moscou, aux missions militaires française et anglaise (...). Il semble avoir
totalement oublié les retards et les atermoiements franco-anglais...» Cette remarque
nous semble totalement infondée, dans la mesure où le problème de la lenteur des
soviétiques à conclure un accord avait été abordé par Souvarine dès le 1er juillet,

- 457 -
En conclusion, Souvarine tentait de «discerner les mauvais
coups que Staline prépare», et envisageait que la signature du pacte
impliquait «la plus grave menace pour la Pologne». Rappelons que
le point n° 2 du protocole secret annexé au pacte de non-agression
germano-soviétique, qui ne sera connu qu'après la fin de la seconde
guerre mondiale, stipulait : «Dans le cas où interviendrait un
changement dans les territoires appartenant à l'Etat polonais, les
zones d'intérêt de l'Allemagne et de l'U.R.S.S. seraient sensiblement
délimitées par la ligne que forment les cours de la Narev, de la
Vistule et de la San. La question de savoir si les deux parties
souhaitent voir maintenir un Etat polonais indépendant et celle des
limites de cet Etat ne pourront être définitivement examinées qu'à
la faveur d'éventuels développements politiques. Dans ce cas les
deux gouvernements résoudront la question par la voie d'une
discussion amicale 1. »

Une fois de plus, en refusant de se payer de mots, Souvarine


prévoyait tous les dangers que recelait la logique de la situation, en
percent à jour les visées secrètes des dictateurs.

Lors de la ratification du pacte par le Conseil Suprême de


l’U.R.S.S., Souvarine commenta ce qu'il considérait comme un non-
évènement, dans Le Figaro du 1er septembre : «Les deux Conseils
réunis en session du Conseil Suprême ont voté à l'unanimité le
pacte Hitler-Staline, comme ils auraient voté tout le contraire, si on
le leur avait demandé. Admettre un instant l'hypothèse de
“troubles sérieux dans les rangs de Staline”, comme d'aucuns se
plaisent à l'imaginer à Londres, ce serait réviser toutes les notions
valables que l'on a du régime de Staline.»

dans son article des Nouveaux cahiers. Il est donc surprenant de voir accusé
Souvarine d'une «passion anti-stalinienne bloquant net tout effort d'analyse», alors
que son article des Nouveaux cahiers est oublié, ou ignoré, par cet historien.
1 Communication donnée au procès de Nuremberg , audience du 25 mars 1946 (Procès
des grands criminels de guerre , t. 14 ) reproduite dans Les Grands Evènements du
2 0 e siècle et les journaux de l'époque , n° 62, 1984. Le point n° 1 du protocole
concernait les pays baltes.

- 458 -
Le jour où Le Figaro publiait cet article, les troupes
allemandes envahissaient la Pologne, dont l'armée était dans un
état d'infériorité flagrant, tant au point de vue des effectifs que du
matériel. Le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France
déclaraient la guerre à l'Allemagne. Le 17 septembre, les troupes
soviétiques envahissaient à leur tour la Pologne, dont l'armée
allemande avait déjà occupé, en deux semaines, une grande partie
du territoire.

«En entrant en Pologne, les troupes soviétiques ne


rencontrèrent de résistance que sur quelques points. Le sort de
l'armée polonaise était décidé. L'action soviétique a en tout cas
écourté la résistance ; elle a empêché surtout que celle-ci pût se
prolonger dans les marais de l'Est ; elle a empêché aussi qu'une
partie de l'armée polonaise pût se retirer vers le Sud et reprendre
la lutte sur d'autres fronts. Les mouvements combinés des armées
allemande et soviétique réalisent vite un encerclement total. La
tactique de l'Armée rouge, tendant surtout “à rendre impossible la
constitution d'une armée polonaise à l'Etranger”, entraîne ainsi “la
perte d'au moins 200.000 à 300.000 soldats qui auraient été si
utiles, plus tard, en Occident.” Les pertes soviétiques furent, en
tout, de 737 tués et 1.862 blessés, assez pour que Molotov puisse
exalter l'importance de la contribution militaire russe dans son
discours du 31 octobre au Soviet Suprême. Assez pour que
quelques semaines après Staline salue publiquement, en décembre,
l'amitié germano-soviétique “scellée dans le sang” L». Au terme des
opérations militaires, les troupes allemandes et soviétiques firent
leur jonction à Brest-Litovsk, signifiant le quatrième partage de la
Pologne accompli en vertu du protocole secret de l'accord soviéto-
nazi.1

1 A. Rossi, op.cit., p. 72. Dans ce passage, Rossi citait des extraits des Mémoires (1939-
1946) du général W. Anders (Paris, La Jeune Parque, 1948) qui forma en U.R.S.S.,
après juin 1941, un corps d'armée polonais avec des rescapés des camps soviétiques.
L'armée Anders s'illustra aux côtés des Alliés pendant la campagne d'Italie,
particulièrement à la bataille du Monte Cassino (Cf. le beau livre de Josef Czapski,
Terre inhumaine, Lausanne, L'Age d'homme, 1978).

- 459 -
C'est donc désormais dans le contexte radicalement nouveau
d'une Seconde Guerre mondiale déclenchée à l'initiative des Etats
totalitaires, qui retiraient les premiers butins de leurs brigandages,
que Souvarine allait poursuivre son observation méticuleuse de
l'évolution du système stalinien et des rapports soviéto-nazis.

Avant d'aborder cette nouvelle phase, il importe de signaler


que si Souvarine n'a jamais livré d'analyses précises et
argumentées sur la nature du national-socialisme, il est à noter
qu'il a toujours insisté, y compris avant son accession au pouvoir en
1933, sur sa proche parenté avec le stalinisme. Ainsi, il constatait
en 1931, après avoir vigoureusement dénoncé l'incapacité du K.P.D.
à réaliser l'unité d'action du mouvement ouvrier contre le danger
nazi , le fait «qu'une portion de ses membres passera dans le camp
adverse, comme tant de nationalistes sont devenus instantanément
“ communistes ” et vice-versa.»

Le phénomène était identique pour la partie la plus flottante


de l'électorat des deux mouvements : «Les suffrages gagnés depuis
l'an dernier aux élections par les extrêmes de droite et de gauche
représentent un phénomène identique comme en attestent
l'analogie des programmes et le chassé-croisé des suiveurs »(C.S. I,
p.147 ) l .

Ce refus simultané du nazisme et du stalinisme était, comme


nous l'avons vu, une des spécificités les plus remarquables de la
démarche du Cercle au moment de l'incendie du Reichstag et du
procès des incendiaires présumés à Leipzig. Il était partagé par la
quasi totalité des rédacteurs de La Critique sociale *2. Ainsi, par

* Dans la postface de son S ta lin e , Souvarine citait cette remarque d'Hermann


Rauschning selon laquelle Hitler aurait «donné des ordres pour que les anciens
communistes puissent immédiatement entrer au parti. Des petits-bourgeois sociaux-
démocrates et des bonzes des syndicats, disait-il, on ne fera jamais des nationaux-
socialistes, mais des communistes, toujours »(Gesprâche mit Hitler, Zurich, 1940).
Cf. ST., p. 565.
2 L'évolution ultérieure de Georges Bataille n'infirme absolument pas ce jugement à
propos de sa collaboration à La Critique sociale, comme le prouve le fait qu'il

- 460 -
exemple, Gina Bénichou écrivait à propos d'un livre de Klaus
Mehnert que «ce nazi parle de l'Union soviétique avec une
“objectivité” où la sympathie ne le cède qu'à l'admiration. De tels
éloges adressés par ce que la bourgeoisie aura jamais créé de plus
réactionnaire au pays de la soi-disant patrie prolétarienne, ne
peuvent surprendre profondément ceux qui regardent la Russie
autrement qu'avec des oeillères.» Après avoir examiné les motifs
de ce jugement favorable dans les domaines de «l'étude de
l'aristocratie nouvelle», en d'autres termes la nouvelle classe
dirigeante, Gina Bénichou concluait en indiquant que ce livre
donnait «de précieuses indications sur les méthodes idéologiques
du fascisme et du régime stalinien.» (C.S. II, p. 180)

Après la fin de La Critique sociale, c'est Simone Weil qui


revint le plus souvent sur cette question. Elle écrivait notamment
dans son article «Ne recommençons pas la guerre de Troie» (Les
Nouveaux cahiers , n° 2 et 3, 1er et 15 avril 1937), à propos de
l'opposition entre fascisme et communisme :

«Car si on examine le sens qu'ont aujourd'hui ces deux termes,


on trouve deux conceptions presque identiques. De part et d'autre,
c'est la même mainmise de l'Etat sur presque toutes les formes de
vie individuelle et sociale ; la même militarisation forcenée ; la
même unanimité artificielle, obtenue par la contrainte, au profit
d'un parti unique qui se confond avec l'Etat et se définit par cette
confusion ; le même régime de servage imposé par l'Etat aux
masses laborieuses à la place du salariat classique. Il n’y a pas deux
nations dont la structure soit plus semblable que l'Allemagne et la
Russie, qui se menacent mutuellement d'une croisade internationale
et feignent chacune de prendre l'autre pour la Bête de l'Apocalypse.
C'est pourquoi on peut affirmer sans crainte que l'opposition entre
fascisme et communisme n'a rigoureusement aucun sens (...) Il va
de soi que, dans ces conditions, l'antifascisme et l'anticommunisme

soulignait dans son article sur «Le problème de l'Etat» (C.S., n° 9, septembre 1933 )
«certaines coïncidences de résultats du fascisme et du bolchevisme». Sur cette
question, nous renvoyons à notre brève mise au point, «La part maudite de Georges
Bataille», La revue du Mauss, n° 15/16, premier et deuxième trimestres 1992.

- 461
sont eux aussi dépourvus de sens. La position des antifascistes,
c'est : Tout plutôt que le fascisme ; tout, y compris le fascisme sous
le nom de communisme. La position des anticommunistes, c'est :
Tout plutôt que le communisme ; tout, y compris le communisme
sous le nom de fascisme L»

Il est tout à fait certain que Souvarine partageait l'essentiel de


cette analyse, comme l'indique son article dans la même revue sur
l'Espagne où il dénonçait un prétendu antifascisme qui servait de
couverture à l'élimination physique des courants indépendants du
mouvement ouvrier espagnol, qu'ils fussent anarcho-syndicalistes,
poumistes ou socialistes. Pour lui, l'Espagne était «prise entre deux
feux, entre deux fascismes, l'un pire que l'autre». (A.C.C., p. 135)

C'est finalement dans un compte-rendu du J o u r n a l


d'Allemagne de Denis de Rougemont (Paris, Gallimard, 1938), non
publié à l'époque, que Souvarine s'exprima, de la manière la plus
systématique, pour tenter d'illustrer «la proche parenté» du régime
nazi avec le «soi-disant système soviétique» 12. Au fil d'une lecture
minutieuse des informations et des observations rapportées par de
Rougemont, Souvarine soulignait «les principales similitudes de
méthodes» entre les deux régimes dans les domaines du
gouvernement, de l'éducation, et de la propagande. Exemples et
citations à l'appui, Souvarine en arrivait à écrire que «Denis de
Rougemont s'est abstenu discrètement d'expliciter l'inévitable
parallèle entre fascisme et bolchevisme, sauf en quelques passages,
mais il en fournit beaucoup d'éléments concluants même quand il
constate sans arrière pensée.»

Souvarine notait également que Denis de Rougemont avait été


frappé par «l'aspect religieux du national-socialisme» qui lui
permettait de réfuter «les critiques vulgaires ou superficielles
dirigées contre les nazis», en écrivant : «Dernière défense du
capital, récitent sans se lasser les marxistes. Hystérie collective,

1 Simone Weil, Œuvres complètes, t. II, vol. III, op. cit., p. 54-55.
2 «La parenté du régime nazi et du système soviétique». C om m entaire, n° 62, été
1993 ; précédé de «Souvarine et Rougemont : Explications» par C. Jacquier.

- 462 -
disent les nationalistes. Tyrannie disent les démocrates. Autant de
mots ou de mensonges pour les fidèles du culte allemand. Il ne
s'agit ici que de religion.»

Après avoir exposé les constatations de Rougemont sur le


régime national-socialiste et ses nombreux points de ressemblance
avec le système stalinien, Souvarine terminait sa recension en
indiquant les solutions que l'auteur, dans une inspiration
personnaliste, proposait contre le danger nazi. Ce projet d'article
avait le mérite de présenter, à partir d'une lecture minutieuse de
l'ouvrage de l'écrivain suisse, ce qui constituait pour Souvarine les
principaux traits du régime intérieur nazi, en le comparant à la
société issue du néo-bolchevisme en U.R.S.S.

- 463 -
III. LA MARCHE VERS LE SECOND CONFLIT
MONDIAL

A. LES CRISES ANNONCIATRICES :

L'ESPAGNE, LA CHINE, MUNICH.

Le 16 février 1936 la victoire du Front populaire, en Espagne,


souleva d'immenses espérances dans les classes défavorisées, tout
en accentuant «la coupure du pays en deux blocs antagonistes,
entraînés de plus en plus vers des solutions extrêmes» L

La coalition de gauche était un assemblage hétéroclite, avec


un petit parti communiste victime de plusieurs scissions et qui
devait compter avec le parti ouvrier d'unification marxiste
(P.O.U.M.), regroupement de deux organisations de communistes
oppositionnels, et un parti socialiste puissant mais divisé entre
plusieurs tendances rivales, un petit parti syndicaliste et des
républicains de gauche. Le mouvement syndical se partageait entre
l'U.G.T., proche des socialistes et bientôt terrain de lutte entre les
différents courants socialistes et les communistes, et la puissante
C.N.T., anarcho-syndicaliste, très combative et particulièrement
puissante en Catalogne.

Après la victoire électorale de la gauche, un gouvernement de


centre gauche se mit en place tandis qu'un républicain modéré,
Manuel Azana, était élu Président de la République. Mais la
modération affichée à la tête de l'Etat cachait mal la faiblesse de ce
gouvernement et l'exacerbation des conflits politiques et sociaux.
Les possibilités de paix civile et sociale étaient de plus en plus
faibles, car ni l'opposition de droite, ni les masses populaires
influencées par les secteurs les plus radicaux de la gauche ne
pouvaient se reconnaître dans ce personnel politique de compromis,
bien incapable de s'attaquer aux problèmes d'une société bloquée
depuis plusieurs décennies.1

1 Emile Témime, La Guerre d'Espagne commence, Bruxelles, Editions Complexe, la


mémoire du siècle, Bruxelles, 1986, p. 13.

- 464
Après plusieurs mois de montée aux extrêmes, agitation
sociale d'un côté, préparation d'un complot militaire de l'autre,
éclata le 17 juillet à Mellila le soulèvement des militaires séditieux.
Il ne se propagea ensuite que lentement dans les provinces et la
capitale à cause de la résistance des forces populaires et d'une
mauvaise coordination entre les initiatives des généraux factieux.

A Barcelone dès l'annonce de l'insurrection militaire, les


centrales ouvrières appelaient à la grève générale tandis que les
milices populaires de la C.N.T., des Jeunesses socialistes et du
P.O.U.M. livraient un terrible et sanglant combat contre l'armée
rebelle, retranchée dans ses casernes. Le 20 juillet au matin, les
militaires capitulaient.

Selon Emile Témime, «la victoire ouvrière à Barcelone a un


énorme retentissement non seulement en Catalogne, mais dans
toute l'Espagne». Dans les deux ou trois journées qui suivent
l'insurrection, «les autorités légales s'écartent d'elles-mêmes, ou
sont écartées au profit de nouveaux pouvoirs révolutionnaires» L

L'histoire espagnole avait déjà connu de multiples


pronunciamentos. Ce qui fit le caractère exceptionnel des
événements de juillet 1936 c'est qu'ils devinrent immédiatement
«l'enjeu de la lutte entre les grandes puissances, comme si l'avenir
du monde allait se jouer dans la péninsule». En effet, dans cette
période la situation internationale était «incontestablement
dominée par les menaces de guerre en Europe et les formes
nouvelles de la lutte antifasciste» 2.

Dans ce cadre, Souvarine avait «de fortes raisons de suivre de


près les cruelles péripéties de cette tragédie», car sa sœur, Jeanne,
était l'épouse du fondateur et dirigeant du P.O.U.M., Joaquin Maurin
(C.S. Prol., p. 21). Maurin les avait connu en 1923, à Moscou, à la
sortie du restaurant de l'hôtel Lux qui logeait les délégués

Ibidem, p. 27.
2 Ibidem, p. 61.

- 465
étrangers de l'Internationale communiste et de l'Internationale
syndicale rouge l .

Maurin avait été envoyé à Moscou avec une délégation de la


C.N.T. pour assister au congrès constitutif de l'Internationale
syndicale rouge de juillet 1921. A son retour en Espagne, il défendit
le principe de l'adhésion à l'I.S.R.,puis fut arrêté en février 1922.

A sa libération, il fonda La Batalla pour défendre le point de


vue pro-bolchéviste, minoritaire dans le mouvement anarcho-
syndicaliste espagnol. En 1923, il retourna en U.R.S.S. pour assister
à un nouveau congrès de l'I.S.R. C'est pendant ce séjour qu'il
rencontra sa future femme, Jeanne, la sœur de Boris Souvarine. Il
devait l'épouser à Paris le 26 novembre 1927 avec comme témoins
Amédée Dunois et le peintre russe Iouri Annenkov.

En 1924, Maurin adhéra au parti communiste avec ses amis


de La Batalla. Il fut arrêté par la police le 12 janvier 1925 et
incarcéré à la forteresse de Montjuich. Il avait été blessé par balle à
la jambe au cours de son arrestation. Un procès en conseil de guerre
était préparé contre Maurin et ses compagnons. Son avocat
espagnol ayant été également arrêté, Maurin s'adressa à Maurice
Paz qui organisa, avec Henry Torrès, un collectif d'avocats parisiens
pour défendre les inculpés. Reconnu innocent, Maurin fut libéré en
novembre 1927 et vint s'installer à Paris où il vécut de traductions
tout en collaborant à Clarté et à Nueva Era. Au IIIe Congrès du Parti
communiste espagnol à Paris, en août 1929, il se vit refuser l'accès
aux séances «en raison de ses critiques vis-à-vis de la direction
soutenue par l'Internationale communiste. L'année suivante, il
rompit en compagnie de la fédération catalano-baléare avec le P.C.E.
En mars 1931, Maurin devint le leader du Bloc ouvrier et paysan
après la fusion de la Fédération catalano-baléare et du Parti
communiste catalan.» Après avoir été l'initiateur de l'Alliance
Ouvrière en 1934, il joua un rôle essentiel dans la fondation le 29
septembre 1935, du Parti ouvrier d'unification marxiste (P.O.U.M.),

1 D .B .M . 0 .F ., t. 36, p. 144-146, pour les renseignements suivants sur l'itinéraire de


Maurin.

- 466 -
fusion du Bloc ouvrier et paysan et de la Gauche communiste
d'Andrès Nin. Pendant les années qui précédèrent le
pronunciamento des généraux espagnols, il fut arrêté et
emprisonné à plusieurs fois. Etant donné le rôle de premier plan de
Joaquin Maurin dans le mouvement communiste espagnol,
Souvarine ne pouvait qu'être bien informé de l'histoire et des
combats du mouvement ouvrier de ce pays ; sa propre évolution
étant, avec les indispensables correctifs de lieu et de caractère, en
quelque sorte parallèle à celle du dirigeant du P.O.U.M.

Le seul article que Souvarine publia, sous son nom, sur


l'Espagne parut sous le titre de «Choses d'Espagne» dans L e s
Nouveaux cahiers (n°12, 15 octobre 1937), plus d'un an après
l’insurrection des généraux factieux.

Cela ne veut évidemment pas dire qu'il ne suivait pas depuis


le début les tragiques événements espagnols. Au contraire, comme
nous l'avons déjà signalé, il avait de «fortes raisons de suivre de
près les cruelles péripéties de cette tragédie». Le séjour en Espagne
de Simone Weil, du 10 août au 25 septembre 1936, permit
également à Souvarine d'avoir un témoignage direct sur les
premières semaines de la guerre civile, celle-ci lui écrivant
régulièrement ses impressions et observations L

A son retour en France, Simone Weil continua de suivre avec


la plus extrême attention les événements espagnols. Elle assista à
de nombreux meetings, notamment ceux organisés par la Solidarité
Internationale Antifasciste (S.I.A.) où elle portait le foulard rouge et
noir de la C.N.T.-F.A.I. *2.

De même, Souvarine participa à des meetings sur l'Espagne en


1936-1937, ainsi que Gaston Davoust a pu le rapporter : «C'est

* C f. Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 98. De cette correspondance, il subsiste


seulement les premières lignes d'une lettre à Souvarine d'août 1936, écrite depuis
le front d'Aragon où elle se trouvait avec le Groupe international de la colonne
Durruti. (c/. Charles Jacquier, «Lettres de Simone Weil à Boris Souvarine», Cahiers
Simone Weil, tome XV, n° 1, mars et n° 2, juin 1992).
2 Simone Pétrement, op. cit., p. 110.

- 467
grâce à sa sœur Jeanne Maurin que je fis sa connaissance. A
l'occasion d'un meeting sur l'Espagne, elle me présenta son frangin
(...). Souvarine appuya chaudement le tract que nous distribuions à
ce meeting... et l'ensemble de nos positions sur l'Espagne» l .

L'article de Souvarine était sous-tendu par un pessimisme


foncier. Dès les premières lignes il constatait que les progrès de
l'intelligence et de la morale étaient inversement proportionnels
aux incontestables avancées des sciences et des techniques 12.

Selon lui, «le nombre décroît chaque jour des individus


capables de raisonner par eux-mêmes depuis que des mécaniques
servent à multiplier la diffusion de l'erreur manifeste ou de contre­
vérités flagrantes.» Et c'était vrai dans tous les domaines, y compris
pour les affaires espagnoles, malgré la proximité linguistique et
géographique de ce pays. La faute en incombait aux points de vue
dits de droite et de gauche, «en sorte que la connaissance réelle des
choses et des gens d'Espagne interdit de souscrire à aucune opinion
en cours et de partager aucun optimisme de commande».

Ces préambules posés, Souvarine donnait un rapide résumé de


la thèse «de droite» et de celle «de gauche». Selon la première,
«l'Espagne était rongée de marxisme et plus précisément de
bolchevisme quand les militaires ont tenté leur coup d'Etat. En
prenant l'initiative, ceux-ci n'auraient fait que devancer de peu
celle des communistes et contrecarrer ainsi l'instauration d'un
régime soviétique, donc la mainmise révolutionnaire de “Moscou”
sur leur patrie.»

1 Extrait d'une correspondance de Gaston Davoust à Henri Simon, reproduit dans une
lettre de ce dernier du 22 mai 1986. Jeune Taupe (n° 8, décembre 1975) a présenté
deux tracts non datés de l'Union communiste sur l'Espagne, le groupe auquel
appartenait G. Davoust, postérieurs aux événements de Barcelone et à la répression
contre le P.O.U.M.
2 II faut rappeler qu'une idée similaire était exprimée dans l'éditorial du n° 1 de L a
Critique sociale, mais, en 1931, ce pessimisme latent était, malgré tout, compensé
par l'idée de la transmission d'un savoir, d'une expérience historique aux nouvelles
générations. Ce n'était manifestement plus le cas en 1937.

- 468
Pour la seconde, «les militaires ont provoqué une tuerie sans
excuse dans une République où trouvaient place tous les courants
d'idées (...) A l'instigation de Rome et de Berlin, les droites se sont
rebellées contre le suffrage universel et leur action traduit, outre
une volonté de perpétuer l'asservissement des travailleurs de leur
pays, l'intention de contribuer à l'encerclement de la France
démocratique, étape dans la conquête fasciste de l'Europe.»

Malgré les obstacles des simplismes outranciers et des


propagandes intéressées, il fallait tenter de «dire ce qui est», «à
moins d'envisager de sang-froid l'extermination d'une moitié de
l'Espagne par l'autre moitié, à moins de reconnaître comme
fascisme tout ce qui n'est pas bolchevisme et vice versa, à moins
d'admettre qu'une guerre espagnole entretienne le danger constant
d'une nouvelle conflagration européenne ou mondiale.»

Parmi ces vérités à rétablir contre les aveugles ou les dévots


de tous les camps, Souvarine insistait, en premier lieu, sur le fait
que «l'Espagne a toujours été réfractaire au marxisme», comme le
prouvait l'influence au XIXe siècle des anti-autoritaires inspirés par
les idées de Proudhon puis de Bakounine, sur le mouvement
ouvrier naissant. La greffe marxiste sur ce dernier avait pris la
forme du Parti Socialiste Ouvrier (P.S.O.), «entiché de légalité et de
parlementarism e».

Souvarine comparait la centrale syndicale du P.S.O., l'U.G.T., à


la C.G.T. d'après-guerre et Largo Caballero à Léon Jouhaux. Après
avoir brièvement évoqué les trois tendances qui divisaient le P.S.O.,
Boris Souvarine évoquait le parti communiste, «qui fut à ses
premiers pas une variété de marxisme et a très vite cessé de l'être,
pour devenir l'appendice d'un Etat moins européen qu'asiatique».
Sa place était insignifiante en 1936 à cause de l'influence de la
C.N.T. anarcho-syndicaliste, comparable à la C.G.T. française d'avant-
guerre, sur le prolétariat catalan et suite aux scissions qui devaient
amener les «communistes espagnols épris d'indépendance» à
fonder des organisations dissidentes, regroupées à partir de
septembre 1935 dans le Parti ouvrier d'unification marxiste dont
Joaquin Maurin était le principal leader, parti qu'il était inexact de
qualifier de trotskyste. De cet examen de l'histoire et de l’état du
- 469 -
mouvement ouvrier espagnol au moment de l'insurrection fasciste,
Souvarine concluait qu'il était «nettement antibolcheviste en 1936,
par le centre et la droite du P.S.O. et de l'U.G.T., par la C.N.T., par la
F.A.I. et par le P.O.U.M.»

Après avoir réfuté le prétexte initial de la thèse de «droite»,


Souvarine s'en prenait aux idées de la «gauche» en contestant
l'argument d'une prépondérance électorale des gauches en Espagne.
Selon lui, «le mécanisme bizarre de la loi électorale donna aux
gauches une prépondérance parlementaire sensible, avec 265
sièges, alors que droites et centre avaient ensemble la majorité
dans le pays mais seulement 208 sièges aux Cortès.»

Il n'était pas également exact de laisser croire que «le peuple


espagnol se soit dressé comme un seul homme pour résister à
l'insurrection militaire». «Si cela eût été, l'affaire n'aurait pas duré
huit jours.» Il illustrait son argumentation avec les exemples de
Séville et Vigo, prises par des officiers factieux déterminés avec
seulement une poignée d'hommes.

A propos de l'attitude de la France dans la crise internationale


provoquée par les événements espagnols, Souvarine écrivait :

«L'intervention française, dont dissertent après coup avec tant


d'assurance de prétendus antifascistes partisans d'un super-
fascisme d'autre couleur et de prétendus pacifistes toujours prêts à
une guerre, était exclue d'avance, le gouvernement républicain
espagnol se faisait fort de liquider la rébellion en 48 heures par ses
moyens propres, — et avec un ministère conservateur en
Angleterre, une opinion publique profondément divisée en France.»

Avec cette remarque, Souvarine montrait qu'il se rangeait


derrière ceux qui soutenaient la position adoptée par Léon Blum
comme chef du gouvernement de Front populaire contre la thèse
d'une intervention française soutenue par le P.C.F., dont les
membres étaient épinglés du qualificatif de «partisans d'un super­
fascisme d'autre couleur» pour leurs aptitudes à l'indignation
sélective.

- 470 -
C'était également l'avis de Simone Weil qui «approuva dès le
début les efforts de Léon Blum pour éviter une guerre entre
nations» l . Ainsi, dès son retour d'Espagne, Simone Weil donna à
V i g i l a n c e , l'organe du Comité de vigilance des intellectuels
antifascistes (C.V.I.A.), un article dont le pacifisme radical était
rehaussé par sa récente situation de combattante volontaire dans la
colonne Durruti. Elle y écrivait notamment en s'en prenant aux
partisans du P.C.F. : «Il ne s'agit plus pour certains camarades de
transformer la guerre internationale en guerre civile, mais la
guerre civile en guerre internationale. On entend même parler de
“guerre civile internationale”. Il paraît qu'en s'efforçant d'éviter cet
élargissement de la guerre, on fait preuve d'une honteuse lâcheté.»
Simone Weil avait alors beau jeu d'inviter ceux qui défendaient
cette position à ne plus hésiter à payer de leur personne en partant
combattre en Espagne. De son côté elle prenait fermement son
parti : «Entre un gouvernement qui ne recule pas devant la guerre
et un gouvernement qui recule devant elle, le second sera
ordinairement désavantagé dans les négociations internationales. Il
faut choisir entre le prestige et la paix.» *2

Souvarine abordait ensuite la question de l'intervention russe


en Espagne. Il remarquait tout d'abord la très grande discrétion de
l’U.R.S.S., de juillet à septembre 1936, avant le changement à vue
du mois d'octobre : «Moscou accepte la partie où l'invitent et
l'attirent Rome et Berlin sur le terrain espagnol.» Avec l'échec de
l'offensive de Franco contre Madrid à la mi-novembre contre une
colonne comprenant quelques cadres et du matériel soviétiques, on
assista à «la fin de la “phase espagnole du conflit”». La suite étant
caractérisée, du côté républicain, par un danger aussi nouveau que
mal perçu : «Le néo-bolchevisme national russe qui entend faire de
l'Espagne un instrument servile de la politique extérieure de
l'U.R.S.S.» La situation se présentait dorénavant de la manière
suivante sur le plan international : «L'Espagne sert comme terrain
de manœuvre aux Etats totalitaires qui prennent des gages, qui font

* Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 93.


2 «Faut-il graisser les Godillots ?», Vigilance, n° 44-45, 27 octobre 1936. Cf. Œ uvres
com plètes, t. II, vol. II, p. 386-387.

- 471
pression sur les puissances nanties, qui cherchent à s'assurer de
meilleures positions en Europe dans l'éventualité d'une future
guerre générale, qui se tâtent là en attendant l'heure du grand
règlement de comptes L»

Souvarine dénonçait à la fois les aveuglements et les partis


pris de la droite et de la gauche : «Ce n’est pas le bolchevisme qui a
déchaîné la guerre civile mais bien la guerre civile qui a ouvert au
bolchevisme les portes de l'Espagne. En matière de bolchevisme,
cependant, il faut distinguer entre l'ancien et le nouveau, entre le
subversif et le conservateur : c'est ici du second qu'il s'agit.»

L'Angleterre et la France ne pouvaient promettre une aide


efficace aux républicains espagnols, ceux-ci avaient été obligés de
traiter avec Moscou car, «en pareille conjoncture, n'importe qui
aurait traité avec le diable en personne» 12.

A propos d'une éventuelle aide française à l'Espagne,


Souvarine affirmait une nouvelle fois son impossibilité à cause du
«régime intérieur en France (...) à moins de prétendre croiser le

1 Sur l'importance de l'engagement militaire de l'U.R.S.S., Souvarine écrira : «En


Espagne, Staline n'envoya de l’U.R.S.S. qu'un millier d'hommes sur lesquels un petit
nombre seulement d'aviateurs et de tankistes s'exposa au feu ; les officiers qui
prirent le commandement des foces républicaines se firent une réputation de
savetiers auprès de leurs collègues des brigades internationales» (Le Figaro, 30
décembre 1939).
2 Dans une brochure reproduisant une série d'articles parus dans Le Libertaire, L a
Révolution espagnole et l'impérialisme [les Cahiers Libertaires, Editions J.A.C., s.d.
[1936]. Ce texte a été repris dans Frank Mintz, Explosions de Liberté (Espagne 1936
- Hongrie 1956) , Lyon, Acratie/Atelier de Création Libertaire, 1986. Jean Bemier
intitulait une section de son travail : «S'allier, même avec le diable, mais sans lui
donner son âme». Il y écrivait notamment :
«Une révolution naissante doit, par définition, manœuvrer entre les contradictions
impérialistes et — tout comme les impérialismes peuvent se servir d'elles à des fins
contre révolutionnaires - les utiliser sans se confondre avec elles. Acculée, elle fait
flèche de tout bois, elle prend les armes d'où qu'elles viennent, même si c'est le
diable qui les lui tend. Mais ce faisant, elle ne donne pas son âme au diable.»

- 472 -
sabre de bois d'une démocratie parlementaire sénile avec le fer
bien trempé de jeunes dictatures totalitaires». Il est à noter que
c'est plus l'aspect de la profonde faiblesse du régime intérieur de la
France que Souvaine mettait en avant, pour justifier la politique de
Blum, qu'une argumentation pacifiste radicale du type «La guerre,
y compris la guerre civile, dévore la révolution».

Cette position, bien que minoritaire, fut soutenue dans les


événements espagnols, par certains représentants de la gauche
pacifiste. Ainsi, Léon Emery rapporte dans ses mémoires qu'il
écrivit «dès septembre 1936 que la médiation était le seul moyen
de sauver l'Espagne républicaine et d'éviter à l'Europe les risques
croissants d'un conflit général» L Après son article de Vigilance,
Simone Weil continua de soutenir la politique de non-intervention,
comme par exemple, le 4 novembre 1936, lors de l'assemblée
générale des membres du C.V.I.A. de la région parisienne. Elle
«défendit, comme Bouché, la non-intervention, mais elle suggérait
que, sans renoncer à l'embargo, l'on pouvait envoyer des matières
premières et des techniciens pour faire fabriquer des armes en
Espagne même (...) Elle soutenait enfin qu'au lieu de constituer un
bloc antifasciste luttant contre tous les fascismes, il fallait pratiquer
une diplomatie tendant à dissocier les différents fascismes *2.»

Les républicains espagnols avaient donc livré leur pays à


Staline où ses représentants se conduisaient comme en pays
conquis. Après avoir tenté de corrompre les forces républicaines, ils
faisaient désormais régner la terreur contre tous ceux qui ne
voulaient pas plier devant leurs diktats. Souvarine se livrait à un
rapide et accablant bilan de la répression stalinienne dans le camp
républicain :

«Ils ont déjà provoqué et mitraillé, au mois de mai, les


ouvriers de Barcelone, emprisonné par milliers les militants du
P.O.U.M. et de la C.N.T., les miliciens socialistes étrangers
volontaires. Ils ont supprimé le social-démocrate russe Marc Rein,

* Léon Emery, op. cil., p. 126.


2 Simone Pétrement, t. II, op. cit., p. 112.

- 473 -
assassiné les libertaires italiens Berneri et Barbiéri, le leader du
P.O.U.M. Andrès Nin. Ils essaient de déshonorer leurs adversaires
socialistes, communistes ou syndicalistes en les traitant de fascistes,
d'agents de Franco, de Mussolini et d'Hitler, ils veulent mettre en
scène comme à Moscou des procès d'espionnage et de trahison l .»

Face à de tels faits Souvarine ne pouvait conclure qu'en


constatant que, «maintenant, l'Espagne est prise entre deux feux,
entre deux fascismes, l'un pire que l'autre». La seule perspective
que Souvarine pouvait donner à ses lecteurs était de ne pas ignorer
ou condamner «les initiatives tendant à arrêter l’effusion de sang, à
cesser le feu sans vainqueurs ni vaincus, à rendre l'Espagne aux
espagnols».

Il y eut en effet en 1937-1938 des tentatives pour rétablir la


paix en Espagne. Simone Weil était pour la négociation et contre la
guerre à tout prix. Cette position fut également défendue par
Raymond Froideval dans l'hebdomadaire Syndicats, fondé par René
Belin et la majorité des anciens confédérés pour lutter contre la
«colonisation stalinienne» du mouvement syndical réunifié. Dans un
article du 27 juillet 1938 intitulé «Terminer la guerre d'Espagne
pour maintenir la paix de l'Europe», Froideval écrivait : «Car il
faudra bien faire la paix en Espagne.(...) A moins que l'on ne songe,
pour faire disparaître entièrement les vaincus, à dresser de vastes
camps de Satory ou d'innombrables “Mur des Fédérés”. Est-ce cela
que désirent nos chauvins bellicistes de gauche et de droite ?
Veulent-ils se rendre compte que la meilleure façon de servir les
Espagnols, c'est de mettre leur activité au service de la Paix ? (...)
Pour cela, avec l'application des accords de Londres, qui doivent
exiger le départ d'Espagne de tous ceux qui ne sont pas espagnols, il
faut organiser un armistice suivi d'une amnistie. Un plébiscite
contrôlé et surveillé doit ensuite permettre l'établissement d'un
ordre gouvernemental et social reconnu par tous.(...) L'Angleterre et

1 C f. la présentation des articles signés «un socialiste» dans La Révolution


prolétarienne. L'ouverture partielle des archives du K.G.B. à Moscou a pleinement
confirmé l'hypothèse avancée depuis 1937 d'un assassinat d'Andrès Nin par le
N.K.V.D. {Le Monde, 12 novembre 1992).

- 474
la France peuvent servir encore la Paix et l'Europe en posant les
éléments et les principes de suspension d'armes et d'armistice aux
deux parties belligérantes espagnoles.» En conclusion, Raymond
Froideval demandait une intervention de la Fédération syndicale
internationale pour avancer dans la voie d'une solution pacifique et
négociée.

Nous avons également évoqué la position défendue par Léon


Emery dès le début du conflit espagnol. Sa revue, Les Feuilles libres
de la Quinzaine, publia, par exemple, une intervention d'un député
pupiste, Chasseigne, au cours d'un débat de politique étrangère à
l'Assemblée. L'article intitulée «Pour la médiation en Espagne»,
était présenté comme une justification de la politique de non-
intervention et préconisait «un effort de médiation pour mettre fin
à la guerre» (n° 27, 10 décembre 1936). Mais les logiques
totalitaires à l'œuvre étaient telles que ces prises de position
restèrent toujours minoritaires et que les tentatives de règlement
négocié ne donnèrent aucun résultat.

Si cet article méritait que l'on s'y attardât longuement, c'est


qu'il nous semble permettre de bien saisir la marginalité radicale
de la position adoptée par Souvarine. Outre le fait que son article
montrait une exacte connaissance des forces politiques et sociales
espagnoles, il analysait parfaitement le rôle que prétendait y jouer
l'U.R.S.S. depuis octobre 1936. Mais cette démonstration ne pouvait
être totalement assimilée aux analyses des groupements d'extrême-
gauche qui, eux aussi, dénonçaient avec force les crimes du
stalinisme en Espagne, même si les faits évoqués étaient souvent
puisés aux mêmes sources, car, comme l'écrit Jeannine Verdès-
Leroux, «Souvarine prenait fait et cause pour les victimes, ne se
laissait pas dominer par des sentiments personnels mais écrivait
avec une grande sobriété, demandant un cessez-le-feu sans
vainqueurs ni vaincus» (A.C.C., p. 46).

La réflexion de Souvarine était dans le cas espagnol, comme


pour les affaires soviétiques, marquée par sa culture politique de
militant marxiste et communiste, mais sa pensée divergeait des
courants révolutionnaires anti-staliniens de cette seconde moitié
des années trente par le pessimisme historique qui, dorénavant,
- 475
caractérisait sa vision du monde. Il lui était difficile de croire à la
possibilité d'un changement social radical alors que le stalinisme
étendait son ombre sur le mouvement ouvrier et en pervertissait
aussi bien l'esprit que les méthodes, d'une part ; que le fascisme et
le nazisme ne faisaient que progresser sur la scène européenne,
d'autre part.

La comparaison entre son article des Nouveaux cahiers et la


brochure de Jean Bernier, La révolution espagnole et l'impérialisme,
est très significative à cet égard. Si nombre d'analyses de Bernier
auraient pu être reprises par Souvarine, c'est au niveau de leurs
conclusions respectives que les deux anciens militants du C.C.D.
laissaient voir l'importance de leurs divergences.

Dans sa brochure, Bernier se proposait d'éclairer «la situation


internationale inextricable» posée par le conflit espagnol alors que
le «vieux social-patriotisme et le jeune national-communisme soi-
disant soviétique exercent (...) leurs ravages» L Dans la lutte
impérialiste pour l'hégémonie, Bernier croyait voir dans «le duel
germano-russe», la «clé de la situation», transformant l'Espagne en
«champ de bataille germano-russe». En conséquence Jean Bernier
pensait que «en l'état actuel des choses (...) l'intérêt de la
révolution, en Espagne et hors d'Espagne, coïncide avec la
sauvegarde de la paix.» Pour lui, réduire le problème de l'aide à la
révolution espagnole à l'alternative «Pour ou contre la politique
franco-anglaise de non-intervention», c'était «faire de l'aide à la
révolution espagnole, que la Russie n'embrasse que pour l'étouffer,
une affaire de gouvernement, une affaire bourgeoise, c'est duper la
révolution espagnole et le prolétariat international et c'est leur
tendre, en outre, un piège mortel.»

Jean Bernier et Boris Souvarine analysaient d'une manière


sensiblement identique la crise internationale provoquée par les
événements espagnols, le jeu de Staline dans ceux-ci, et l'attitude
du gouvernement français. Mais pour Bernier «la politique active1

1 J. Bernier, op. cit., p. 1. Les citations suivantes sans indication d'origine sont
extraites de cette même brochure.

- 476
de compromis impérialiste» afin de sauvegarder la paix ne signifiait
pas «choir comme Blum dans le conformisme anglais et le jeu
impérialiste de la City». Il proposait donc «d'appliquer une
politique d'aide à la révolution» en appelant la C.G.T. et les
travailleurs à l'action, en fournissant une aide directe et indirecte à
Madrid et Barcelone.

La politique d'action directe proposée par Bernier, dans la


tradition du syndicalisme révolutionnaire, n'aurait pas été facile à
mettre en œuvre par la C.G.T. d'avant 1914. En 1936, alors que
l'influence stalinienne sur le mouvement syndical était en passe de
devenir hégémonique, les propositions de Bernier étaient fidèles
aux meilleures idées du syndicalisme révolutionnaire et d'un
mouvement ouvrier réellement autonome et indépendant, mais très
peu réalistes étant donné les rapports de force existants. C'est
justement sur ce terrain que Souvarine, trop lucide et pessimiste
pour se bercer d’idées aussi généreuses soient-elles, ne pouvait
plus suivre ses anciens camarades.

Nous avons précédemment émis l'hypothèse selon laquelle


Boris Souvarine aurait pu être l'auteur des articles signés «un
socialiste» dans La Révolution prolétarienne en 1938-1939 L S'il ne
s'agit, bien sûr, que d'une supposition difficilement vérifiable, il
importe toutefois d'examiner brièvement les deux articles que ce
rédacteur de la revue syndicaliste consacra au procès intenté contre
les dirigeants du P.O.U.M. *2.

Dans le premier article («Vers un procès du P.O.U.M. à


Barcelone?», n° 275, 25 juillet 1938) «un socialiste» commençait
par rappeler les faits qui avaient entraîné la mise hors la loi d'un

* Les articles sur l'Espagne sont les suivants :


•n° 275, 25 juillet 1938, «Vers un procès du P.O.U.M. à Barcelone ?»
•n° 282, 10 novembre 1938, «Le procès du P.O.U.M. L'accusation d'espionnage s'est
effondrée !»
Les citations sans indication d'origine en sont extraits.
2 Pour une vue d'ensemble, cf. René Révol, «Procès de Moscou en Espagne», Cahiers
Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979.

- 477
parti qui avait courageusement dénoncé «l'infamie des procès de
Moscou et les méthodes staliniennes de colonisation du mouvement
ouvrier» : «En mai 1937, après que les ouvriers barcelonais,
syndicalistes, anarchistes organisés en grande majorité dans la
C.N.T., eussent pris les armes pour répondre à une provocation du
policier stalinien Rodriguez Salas (la tentative d'occupation du
Central téléphonique gardé par des miliciens de la C.N.T. et de
l'U.G.T.), les ministres communistes sommèrent le président du
Conseil, Largo Caballero, de prendre prétexte de ces événements
pour mettre le P.O.U.M. hors de la légalité. Largo Caballero, plutôt
que de se faire ainsi l'étrangleur de la démocratie, préféra
démissionner et fut remplacé par Juan Negrin, inconnu jusqu'à ce
moment. Le P.O.U.M. fut — tout à fait illégalement — dissout, ses
journaux et ses biens confisqués, ses militants arrêtés par
centaines L »

Après cette présentation synthétique du tournant de mai


1937 dans le cours des événements espagnols, le rédacteur de la
revue syndicaliste s'arrêtait sur le cas d'Andrès Nin dont
l'arrestation, puis la disparition, laissait craindre le pire à ses
camarades. Selon lui, la persécution contre le P.O.U.M. avait mise
l'Espagne, «à quelques égards, au niveau des pays fascistes».

Il examinait ensuite un acte d'accusation établi pour la


troisième fois en moins d'un an par le Tribunal spécial contre les
dirigeants du P.O.U.M., preuve flagrante de l'embarras des autorités
espagnoles dans cette affaire.

Selon lui, «ce document sent la mauvaise foi, le faux, le


mensonge criant jusqu'à l'insoutenable». Trois sortes d'arguments
étaient utilisés. Le P.O.U.M. était suspecté de vouloir détruire la
République pour y substituer la dictature du prolétariat. Il lui était1

1 Parmi les analyses publiées à chaud de ces événements, on retiendra


particulièrement l'article de L'Internationale (n° 29, 10 juillet 1937), «La situation
en Espagne après les journées de mai», reproduit dans H. Chazé : Chronique de la
révolution espagnole, Paris, Spartacus, série B, n° 110, août-septembre 1979, p. 63-
69.

- 478
reproché de s'être attaqué à «un pays ami, dont l'appui moral et
matériel a permis au peuple espagnol de défendre son
indépendance» et d'avoir «calomnié la justice soviétique», allusion
transparente à la ferme condamnation que le P.O.U.M. avait
prononcée sur les procès de Moscou. Enfin, les dirigeants du
P.O.U.M. étaient accusés d'être «en contact avec les organisations
fascistes de l'Espagne rebelle et également avec les organisations
internationales connues sous le dénom inatif général de
“trotskystes” et dont l'activité au sein d'une puissance ami
démontre qu'elles se trouvent au service du fascisme européen et
asiatique...» En dehors du premier point, l'acte d'accusation dressé à
Barcelone s'inscrivait dans la «suite directe des procès de Moscou».

Le rédacteur en appelait donc présentement à un contre-


procès international, si les staliniens tentaient de répéter à
Barcelone les «sanglantes représentations judiciaires de Moscou».
Les matériaux ne manquaient pas sur la répression exercée contre
des militants révolutionnaires irréprochables, dont le rédacteur de
La Révolution prolétarienne donnait plusieurs exemples en se
demandant : «Fait-on mieux au camp de Dachau? l »

En conclusion, il insistait sur la lourde responsabilité des


socialistes et de la C.N.T. : «Les organisations ouvrières qui auront
cru se sauver elles-mêmes en sacrifiant tantôt des organisations
plus faibles, tantôt leurs propres militants (...) risquent fort d'être
un jour réduites à s'agenouiller devant les bourreaux de la classe
ouvrière ou d'en recevoir le coup de grâce, quand elles auront
perdu le meilleur de leur sang et toute dignité.»*

* Dans la brochure de Katia Landau, Le stalinisme bourreau de la Révolution


espagnole 1937-1938 (M. Ollivier-K. Landau, Espagne, les fossoyeurs de la
Révolution Sociale , Paris, Spartacus, série B, n° 65 déc. 1975/janvier 1976),
l'auteur consacre une section de son travail à la prison clandestine de Santa Llisula,
«le “Dachau” de l'Espagne républicaine» p. 37-41. Sur la même question, on
consultera également le Bulletin mensuel d'information et de presse du Comité pour
l’enquête sur les procès de Moscou et pour la défense de la liberté d’opinion dans la
Révolution, n° 9, octobre 1937 : «La G.P.U en Espagne» (en particulier le paragraphe
sur «Une prison privée de la G.P.U. à Valence»).

- 479 -
Le Libertaire (28 juillet 1938) s'indigna de voir la C.N.T. sur la
sellette, pratiquement accusée d'abandonner le P.O.U.M. Le
rédacteur de l'hebdomadaire anarchiste, Louis Anderson, rappelait
les interventions de la C.N.T. et de la F.A.I. en faveur du P.O.U.M.,
mais il exprimait clairement l'embarras, qu'il partageait, de la
majorité du mouvement anarchiste espagnol en écrivant à propos
des conséquences de la guerre civile et du soulèvement populaire :
«Un impératif catégorique s'est imposé en dehors de toutes
conditions politiques : des armes. Ce n'est pas la faute de la C.N.T. ni
de la F.A.I. si les seules armes sont venues de la Russie. Ce n'est pas
non plus leur faute si l'inertie du prolétariat international a laissé
carte blanche à Staline en Espagne. Ce n'est pas leur faute si les
socialistes du monde entier n'ont su qu'emboîter le pas à leurs
gouvernements et ont sur le plan politique délibérément fermé les
yeux devant les excès staliniens en Espagne.» Les arguments de
Louis Anderson n'étaient pas faux, mais il n'en était pas moins vrai
qu'une plus grande coordination et solidarité entre l'ensemble des
courants non-staliniens du mouvement ouvrier espagnol auraient
pu contrecarrer plus efficacement, sinon éviter, que l'Espagne ne
devienne selon la formule du journaliste anarchiste José Garcia
Pradas, directeur du quotidien de Madrid C.N.T., «une république
démocratique dirigée par le P.C. sous contrôle du G.P.U.» ou, comme
le dira l'ancien dirigeant du P.O.U.M., Julian Gorkin, dans les années
cinquante, «le premier essai de démocratie populaire» L

La tentative de cambriolage chez Jeanne Maurin à Neuilly fit


très certainement partie du processus de préparation des procès,
les apprentis cambrioleurs, qui se faisaient passer pour de faux
policiers, étant probablement à la recherche d'imaginaires
documents compromettants. La nouvelle fut, quelques mois après
l'événement, largement diffusée, notamment dans la presse
d'extrême-gauche. Ainsi La Révolution prolétarienne (n° 258, 10
novembre 1937) publia une très ferme «Mise en garde», écrivant
notamment qu'il ne fallait pas hésiter à se défendre en abattant les*

* Pierre Broué, Staline et la révolution, le cas espagnol, Paris, Fayard, 1993, p. 246-
253.

- 480 -
agents du Guépéou pour ne pas subir le sort de Berneri, de Nin et
des autres victimes de la Guépéou en Espagne L

A la suite de ce cambriolage raté, Souvarine eut l'occasion


d'expliquer aux autorités compétentes ce qu'il pensait de cette
affaire. Ce fait se rattachait, selon lui, à plusieurs affaires récentes,
notamment le cambriolage des archives du Dr. Posthumus, rue
Michelet et l'assassinat de Navachine. Il était probable, qu'à l'instar
de ce qui se passait à Barcelone, les soviétiques aient pu mettre en
place à Paris «une filiale de la G.P.U. dont la fausse perquisition ne
serait qu'une des manifestations d'activité». Il supposait que cet
épisode était la conséquence de l'inimitié que lui vouait Staline et
les autorités soviétiques, car : «A) Il a été désigné, lors de l'avant-
dernier grand procès de Moscou comme centralisant en France des
fonds pour l'activité trotskyste, B) Lors d'un discours récent, Staline
l'a désigné comme étant, en France, à la tête d'un groupe
dangereux, C) Un sieur Mayorski correspondant à Paris de la
Pravda l'a désigné (article paru dans la Pravda fin avril) comme un
agent de la Gestapo, D) Au sujet du cambriolage de la rue Michelet
certains rapports auraient indiqué que Boris Souvarine pouvait être
suspecté.»

Souvarine n'écartait donc pas l'hypothèse «selon laquelle la


fausse perquisition aurait eu pour but de découvrir des documents
relatifs à l'activité en Espagne du P.O.U.M.»

Ce procès contre le comité exécutif du P.O.U.M. s'ouvrit le 11


octobre 1938 devant le Tribunal central d'espionnage et de haute
trahison. Les accusés étaient Julian Gorkin, Juan Andrade, Gironella,
Bonet, Jordi Arquer, Escudé et David Rey. Dans l'acte d'accusation, le
ministère public estimait que le Comité exécutif du P.O.U.M. était le
responsable des activités du parti puisque c'était lui qui «signe les
proclam ations subversives, les consignes contraires aux
gouvernements de Catalogne et d'Espagne, au Front populaire, au*

* Parmi la presse de l'époque, on peut également se reporter à l'éditorial de T erre


Libre (n° 38, 22 octobre 1937), intitulé «Pourriture». Ce fait est également rapporté
par Victor Alba dans son Histoire du P.O.U.M., Paris, Ed. Champ Libre, 1975, p. 320.

- 481
Parlement et à l'Armée populaire ; c’est lui qui prépare et exécute
le soulèvement de mai 1937 ; lui qui maintient la liaison déjà citée
avec des organisations fascistes ; lui qui utilise les codes secrets, les
émissions de radio ; lui qui ordonne et arrange la sortie d'Espagne
de grandes quantités d'or et d'œuvres d'art mal acquises et encore
plus mal vendues ; lui qui a des rapports avec la pléiade
d'aventuriers étrangers qui, sous le masque de “soldats
internationaux”, s'abritent dans les rangs du P.O.U.M. et que la
police a dû expulser du territoire national, certains sous la forte
suspicion et d'autres avec la certitude qu'ils étaient des agents de la
Gestapo et de l'Ovra... ; lui qui donne l'ordre à la 29e division
d'abandonner ses positions de Huesca, pour se joindre au
soulèvement de mai...» 1

C'était donc du délit de haute trahison que devaient répondre


les accusés. Les audiences eurent lieu jusqu'au 22 octobre. Il est à
noter que l'avocat de la défense était un socialiste asturien, Vicente
Rodriguez, après que le premier défenseur, le député Benito Pabôn,
ait pris la décision de partir pour les Philippines sous la pression
des multiples menaces dont il était l'objet.

Comme l'écrivait «un socialiste», «s'il n'a pas été possible de


publier ni en Espagne, ni à l'étranger les comptes-rendus du procès,
c'est qu'ils seraient trop compromettants pour le gouvernement» ; il
constatait, toutefois, que «les accusés ont pu s'y exprimer librement
ou assez librement...» Selon lui, «les accusations d'espionnage et de
trahison se sont effondrées d'elles-mêmes, sans que le ministère
public tentât sérieusement de les soutenir». Il ne restait plus alors
à l'accusation qu'à imputer au P.O.U.M. la responsabilité du
soulèvement ouvrier de mai 1937 à Barcelone, malgré les
témoignages favorables aux accusés qu'apportèrent Federica

1 Cet extrait de l'acte d'accusation est cité par Victor Alba, op. cit., p. 355-356. Le
même auteur a rassemblé, en collaboration avec Marisa Andevol, les pièces de ce
curieux procès dans : El processo del P.O.U.M. (Junio de 1937 - octobre de 1938),
Barcelone, Editions Lerna, 1989. Cf. le compte rendu de cet ouvrage par Jean-Louis
Panné dans Communisme, n° 28, 1991, Paris, Ed. L'Age d'homme, p. 123.

- 482 -
Montseny, l'ancien chef du gouvernement Largo Caballero et
l'ancien ministre de la Justice, le catholique Manuel de Irujo.

Selon l'un des principaux accusés, Julian Gorkin, le jugement


établissait clairement :
«1) que notre parti a été constitué et a fonctionné de façon
parfaitement légale ;
«2) que, de même que les autres organisations, nous avons
donné les preuves des efforts réalisés dans la lutte antifasciste, sur
le plan politique et militaire, depuis le premier jour de la guerre
civile ;
«3) que nous ne nous trouvons pas à l'origine de
l'affrontement qui se produisit le 3 mai à Barcelone entre les
travailleurs et la force publique et qui s'étendit à toute la ville.
«4) qu'il est prouvé que nous n'avons eu aucun rapport, direct
ou indirect, avec les phalangistes ni avec aucun service policier ou
militaire d'un pays étranger, puisque nous jouissons tous “d’une
forte et vieille réputation antifasciste” ;
«5) “que le décret-loi qui définit et sanctionne exclusivement
les actes d'espionnage ne peut s'appliquer dans ce procès puisqu'il
est prouvé que nous ne tombons pas sous le coup de ce décret-
loi L»

Pour «un socialiste», «la justice espagnole reconnaît que les


Gorkin, les Andrade, les Rovira, les Bouet, les Escuder — et
l'assassiné Andrés Nin — mis hors la loi, leur parti dissout et traqué,
couvert de boue dans tout l'univers par les professionnels de la
calomnie, n'étaient en réalité poursuivis que parce qu'ils sont des
révolutionnaires.»

Il fallait donc s'attendre à un «verdict politique qui, tout en


constituant un désaveu des fourberies staliniennes, ne délivrait pas
la République espagnole de cette dangereuse souillure : la
proscription des militants ouvriers les plus fidèles à leur classe».*

* Julian Gorkin, Les Communistes contre la révolution espagnole. Paris, Ed. Belfond,
1978, p. 228. On consultera en particulier le chapitre intitulé «Un procès de
Moscou à Barcelone», p. 211 à 229.

- 483
Outre la dissolution du P.O.U.M., Gorkin, Andrade, Bouet et
Gironella furent condamnés à quinze ans de prison, Arquer à onze
ans, tandis que David Rey et Escudé étaient acquittés.

Enfin, il faut signaler que c'est probablement à la suite du


premier article politique de George Orwell traduit en français par
La Révolution prolétarienne (n° 255, 25 septembre 1937) sous le
titre : «J'ai été témoin à Barcelone» que Souvarine rentra en contact
avec George Orwell, qui combattit dans les milices du P.O.U.M. En
effet, dans cet article, Orwell rapportait les faits qu'il avait pu
observer à Barcelone au moment des événements de mai 1937 et
qu'il développera dans son livre Homage to Catalonia (Londres,
1938). Ce contact épistolaire réunissait les deux hommes dans un
même intérêt pour la compréhension des événements espagnols et
aboutissait à des analyses convergentes sur le rôle néfaste qu'y
jouait le stalinisme L

En dehors de l'Espagne, Souvarine s'exprima, également dans


Les Nouveaux cahiers, sur un autre conflit préludant à
l'embrasement général du second conflit mondial 12. Après de
multiples agressions japonaises, un incident survenu le 7 juillet
1937 entre soldats chinois et japonais sur le pont Marco-Polo, près
de Pékin, décida Chiang Kai-shek à faire respecter la souveraineté
chinoise, entamant une guerre qui, sous diverses formes, devait
durer jusqu'en 1945. Les premiers mois du conflit furent marqués
par de nombreux succès japonais, Shangaï étant prise fin novembre.
Souvarine soulignait les profondes ressemblances de situation entre

1 «Per un anno, nel 1940, la Gestapo e la Ghepeù hanno lavorato insieme, in Francia,
ed. è stato allora che mi hanno rapinato di tutto il mio carteggio, non solo con Simone
Weil, ma anche con George Orwell...». «Ma Boris l'aveva detto», entretien avec
Barbara Spinelli, La Reppublica, 8 février 1984. M. Bernard Crick, le biographe de
l'auteur de 1 9 8 4 , n'évoque pas, ou peu, les contacts internationaux qu'Orwell
entretint dans les milieux antistaliniens et ne fait, à aucun moment, mention du nom
de Souvarine (Georges Orwell, une vie, Paris, Ed. Balland, 1982 ; en particulier le
chapitre X : «L'Espagne et le meurtre nécessaire»).
2 «Réalités chinoises», l er-15 janvier 1938. Les citations suivantes, sans indication
d’origine, sont extraites de cet article.

- 484 -
les rivalités inter-impérialistes en Espagne et celles de la guerre
entre la Chine et le Japon, dans la politique suivie par Staline. Dans
son analyse, faisant suite à une séance de la revue sur les affaires
de Chine, Souvarine insistait tout particulièrement, en préambule,
sur la nécessité de «chercher les causes profondes de la guerre
actuelle», indépendamment de l'indignation face aux actions des
agresseurs et de la solidarité humaine envers les victimes.

Selon lui, «toute l'histoire territoriale de la Chine depuis un


siècle est celle de son démembrement aux confins par les
puissances européennes (...) Le Japon agit exactement comme avant
lui les autres puissances impérialistes dont le démocratisme à usage
interne est devenu un luxe nourri par l'exploitation du monde».
Souvarine reprenait une analyse semblable à celle de Jean Bernier,
dans sa série d'articles sur «La Révolution espagnole et
l'impérialisme», sur l'opposition entre «nations prolétaires» et pays
repus.

Souvarine insistait ensuite sur les faiblesses propres de la


Chine, dont «le retard économique tente tous les agresseurs et la
met à la merci de toute agression». Enfin, il tentait d'apporter
quelques éclaircissements sur les rapports entre les révolutions
russe et chinoise, en soulignant le caractère extrêmement rapide
des changements intervenus, tant en Russie qu'en Chine, depuis une
quinzaine d'années. Il distinguait trois grandes étapes dans les
rapports entre les deux pays, depuis la mort de Lénine et de Sun
Yat Sen : «fusion communiste-nationaliste guerre intestine déclarée
jusqu'en 1937, collaboration intime ... jusques à quand ?»

Mais, si les événements espagnols, de même que les


différentes crises internationales survenues au cours de la
décennie, marquèrent à juste titre les contemporains, c'est sans
doute au moment de la crise de Munich que le spectre de la guerre
s'annonça d'une manière inéluctable L En mars 1938, les troupes
allemandes envahirent l'Autriche, occupant Vienne le 12 mars.1

1 Jean-Baptiste Duroselle, Politique étrangère de la France, la décadence, 1932-1939,


Paris, Le Seuil, Points/Histoire, 1983.

- 485
Hitler traversa deux jours après le pays comme un libérateur et
proclama l'Anschluss le 15, c'est à dire l'annexion de l'Autriche au
Reich allemand, processus avalisé formellement le 10 avril par un
plébiscite organisé en même temps en Allemagne et en Autriche. Ce
fait extrêmement grave se déroula sans réactions notables des
puissances occidentales, incitant Hitler à pousser, partout et sans
attendre, son avantage. L'Anschluss s'était fait sous le prétexte de
libérer le peuple allemand d'Autriche persécuté. Hitler, fort de son
nouveau succès, allait renouveler la manœuvre à propos de la
minorité allemande des Sudètes qui était rattachée au nouvel Etat
tchécoslovaque.

Dès le 24 avril, à Karlovy Vary en Tchécoslovaquie, le parti


nazi des Sudètes, dirigé par Konrad Henlein, publiait un programme
ouvertement séparatiste, ouvrant une période de tensions dans le
pays, dont la répercussion internationale allait être immédiate. En
effet, la France et la Grande-Bretagne avaient participé à la création
de la Tchécoslovaquie (traité de Trianon du 4 juin 1920). De plus,
cette dernière avait signé, en 1925, un traité d’alliance défensive
avec la France et était le principal Etat de la «Petite Entente»
associant, depuis 1920-1921, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et
la Roumanie. Ce pays était donc, pour la France, le pivot d'une
traditionnelle alliance de revers contre une Allemagne de plus en
plus puissante et inquiétante.

Face à l'accroissement des tensions, les vainqueurs de 1918 se


devaient de garantir l'existence de l'Etat tchécoslovaque, tout en
demandant le respect du droit des minorités. Le premier ministre
tchèque Milan Hodza proposa, en mai, un statut des minorités, que
le soutien massif des Sudètes au parti nazi rendit caduc et
inopérant. Afin de trouver une solution négociée aux conflits entre
tchèques et sudètes, les britanniques dépêchèrent pendant l'été le
diplomate Lord Runcinam, dont la mission se solda par un échec le
7 septembre. Le 12 septembre, Hitler réclamait, dans un discours
enflammé à Nurenberg, le droit pour les Sudètes à disposer d'eux-
mêmes. Deux jours plus tard, le Premier Ministre britannique en
personne, le conservateur Neville Chamberlain partait pour
Berchtesgaden afin d'y rencontrer Hitler. Le 18 septembre, le

- 486 -
Président du Conseil français, Edouard Daladier et son ministre des
affaires étrangères, Georges Bonnet, se rendaient à Londres où ils
devaient se ranger à la politique de compromis et de conciliation du
gouvernement britannique. A l'issue de ces rencontres, une note
franco-britannique concluait «qu'il appartient aux deux
gouvernements d'exercer une pression très vive à Prague pour que
la Tchécoslovaquie accepte la solution qui lui est proposée par deux
puissances amies». A la suite de ces pressions, la Tchécoslovaquie
se résigna, le 21 septembre, à accepter l'abandon du territoire des
Sudètes exigé par Hitler.

Mais la crise allait rebondir immédiatement avec l'annonce


par Hitler de nouvelles revendications, notamment l'évacuation du
territoire sudète par les tchèques dès le 1er octobre. Chamberlain
se rendit, à nouveau seul, à Godesberg pour rencontrer Hitler une
nouvelle fois. Les exigences d'Hitler étant considérées par
Chamberlain comme inacceptables, il revint à Londres sans être
parvenu à un accord avec le Reich. Le 23 septembre, le
gouvernement tchèque décrétait la mobilisation générale, le
gouvernement français décidant quant à lui, le lendemain, le rappel
de «certaines catégories de réservistes». Le 25, Daladier reprenait
le chemin de Londres pour faire le point sur la situation avec
Chamberlain. Le 26, un violent discours d'Hitler portait la crise à
son paroxysme. On crut la guerre inévitable pendant trois jours,
mais le refus de s'engager plus avant des britanniques fut suivi par
la France, d'autant que l'attitude de l'U.R.S.S., également liée à la
Tchécoslovaquie par un traité, était «claire sur le principe,
absolument vague sur la méthode selon laquelle elle porterait
secours aux Tchèques». Ayant renoncé à l'essentiel, Chamberlain
put, au dernier moment, convaincre Mussolini de demander à Hitler
la réunion d'une conférence à quatre, qui se tint à Munich les 29 et
30 septembre : «Daladier, comme Chamberlain, cédèrent
pratiquement sur toute la ligne». Ainsi se terminait ce mois de
septembre 1938 où, au gré des menaces de conflits et des annonces
de négociations, l'opinion publique des pays démocratiques avait
été constamment ballottée entre la crainte d'une nouvelle guerre et
le «lâche soulagement» dont parla Blum, au retour de Daladier de
Munich.
- 487 -
On peut juger de la position adoptée par Souvarine au
moment de cette crise grâce à une initiative prise par Les Nouveaux
c a h i e r s . Le 15 septembre, devant l'aggravation des risques de
guerre, les rédacteurs de la revue proposèrent à leurs lecteurs un
certain nombre de conclusions communes, en fonction de «deux
principes d'une valeur permanente : I e éviter les gestes
d'intimidation et de prestige qui, dans l'histoire, ont toujours
compromis l'issue des négociations et causé les guerres ; 2e élargir
le débat tchécoslovaque, devenu un élément d'une rivalité de
forces, et s'efforcer de substituer à cette rivalité un statut pacifique
européen, équitable et acceptable par tous L»

Sur ce second point, on pouvait lire dans le texte du 14


septembre 1938 : «Il importe de mettre pour la première fois
devant les yeux de tous, y compris des nations totalitaires, dont les
chefs répètent qu'ils veulent la paix dans la justice, une proposition
claire et sans réticences de paix réelle et générale, excluant tous
clans, toutes alliances, instituant un contrôle international des
armements, organisant une collaboration économique, tant en
Europe que dans les colonies. Cette proposition, par rapport à la
situation ruineuse actuelle, est avantageuse pour tous.»

Parmi les personnalités qui avaient donné leur accord à ce


texte, on retrouvait parmi les «hommes de lettres, journalistes»,
outre Souvarine, Alain, Henri Bouché, Jean Giono, Pierre Hamp,
André Lejard, Armand Lunel, Gabriel Marcel, Jacques Maritain,
François Mauriac, Jean Schlumberger. Pour Renseignement» se
trouvaient, notamment, les noms de Michel Alexandre, Léon Emery,
Jules Isaac, Pierre Pascal, Simone Weil ; pour l'«industrie,
commerce» les principaux membres de l'équipe des N o u v e a u x
cahiers issus des milieux économiques autour d'Auguste Detœuf
(Bamaud, Davezac, Isambert, de Tarde), ainsi que Marcel Moré,
collaborateur d'Esprit. Les syndicalistes de la C.G.T. étaient, pour la1

1 «La crise européenne (Notre appel du 15 septembre)», Nouveaux cahiers, n° 32, 1er-
15 octobre 1938, p. 16-20. Ce texte est évoqué par Jean-François Sirinelli dans
Intellectuels et passions françaises, Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris,
Fayard, 1990, p. 117-118.

- 488 -
plupart, membres de la fédération des P.T.T. autour de Jean Mathé,
mais il y avait également deux animateurs du C.C.E.O., dont Lucien
Laurat, et deux représentants de la Fédération des cheminots, dont
Lucien Cancouët. Dans les parlementaires figuraient le député
socialiste André Philip, et, dans les «profession diverses», Edouard
et Jeanne Liénert.

A la lecture de l'ensemble des noms cités, on ne peut que


remarquer qu'y figure de nombreuses personnalités très proches
de Souvarine, notamment André Lejard, Lucien Laurat, Edouard et
Jeanne Liénert, Pierre Pascal ou Simone Weil... Il n'est cependant
pas possible de savoir quelle part prit Souvarine dans cette
initiative. Toutefois, il est possible de relever que, dans son livre Ci-
d e v a n t , Anatole de Monzie, Ministre des Travaux publics du
gouvernement Daladier au moment de la crise de Munich se
rangeant dans les «pacifistes» du dit gouvernement (Bonnet,
Marchandeau, Guy La Chambre, Pomaret), notait en date du 14
septembre 1938 : «B. S. me communique un manifeste qui doit être
publié dans Les Nouveaux cahiers. Ce manifeste est dirigé contre le
projet de mobilisation générale que recommandent certains
hommes de partis (...) Je me réjouis de constater que François
Mauriac se joint à Alain et au cheminot Cancouët pour répudier un
système d'intimidation qui a déjà fourni les preuves de son
inefficacité 1.» Ce témoignage de Monzie laisse supposer que
Souvarine ne donna pas seulement une adhésion platonique à ce
texte, mais participa à sa diffusion, sinon à son élaboration.

Le terme de «munichois» étant devenu une «injure suprême


de notre langage politique» *2, il n'est pas inutile de préciser
comment on peut situer la position de Souvarine devant Munich. En
effet, «en ce début d'automne 1938, on ne pouvait être

* C i-devant, Paris, Flammarion, 1941, p. 22. Dans sa préface, de Monzie définissait


son ouvrage comme «le journal individuel d'un homme du gouvernement qui pointe
les dates sur le calendrier, annote ses actes ou les actes du drame auquel il eut part,
confond sa propre angoisse avec l'universelle détresse des esprits...»
2 Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération (1938-1944) — Nouvelle histoire de la
France contemporaine, n° 14, Paris, Le Seuil, Points/Histoire, 1979, p. 9.

- 489 -
“antimunichois” de gaieté de coeur. Cela voulait dire que, pour
arrêter Hitler, on acceptait de risquer la guerre et le cortège des
grandes tueries de 1914-1918. Du moins, si elle était difficile,
c'était une option simple. Etre “munichois”, en revanche, pouvait
signifier des attitudes différentes, voire contradictoires 1.»

Selon J.-B. Duroselle, il est possible de distinguer quatre pôles


distincts entre les deux groupes des munichois et des
antimunichois : les pacifistes traditionnels de la gauche, le nouveau
pacifisme de droite, les antifascistes résistants de gauche, la droite
nationaliste 12. De son côté, Jean-Pierre Azéma distingue, à
l'intérieur des munichois, quatre catégories fort différentes : les
munichois d'occasion, qui reculèrent au dernier moment devant la
guerre ; les munichois d'attente, «ceux pour qui Munich devait être
un sursis à exploiter au mieux des intérêts français» ; les munichois
de conviction, «partisans (...) d’une véritable politique
d'apaisement» ; les ultra-munichois 3.

Si l'on applique la première typologie à Souvarine, il est aisé


de le classer, sans hésitation aucune dans le premier groupe, les
pacifistes traditionnels de la gauche. En effet, il paraît presque
superflu de rappeler, dans ces circonstances, que son engagement
militant dans le mouvement socialiste se fit dans la minorité
opposée à l'Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale. Au
plan personnel, le décès de son frère sur le front allait le marquer
durablement, comme d'ailleurs l'ensemble de sa génération qui
survivait dans le traumatisme de l'absurdité de ce conflit. Ainsi que
l'écrit Michel Bilis, «le souvenir de la Première Guerre mondiale,
déferlement de violence sans précédent pour les sociétés d'Europe
occidentale, pèse d'un poids considérable en 1938-1939 dans la
conscience de la génération qui a vécu la guerre et même dans celle
de la génération postérieure». Pourtant, dans le cas de Souvarine, il
ne nous semble pas possible de suivre Michel Bilis, quand il affirme
que «pour ceux-là, les événements de 1938-1939 apparaîtront

1 Ibidem, p. 10.
2 op. cit., p. 357-359.
3 Jean-Pierre Azéma, op. cit., p. 20-22.

- 490 -
comme la réédition pure et simple du scénario qui s'est joué avant
1914» i.

Au contraire, l'attention de Souvarine fut constamment


mobilisée par les régimes issus du Premier Conflit mondial, à
commencer par l'U.R.S.S. D'autre part la fermeté des antimunichois
était, en grande partie, basée sur de graves illusions concernant la
capacité de l'U.R.S.S. à se ranger dans le camp des démocraties.
Ainsi, Léon Blum, un des plus constants partisans, dans la S.F.I.O.,
d'une politique d'alliance avec l'U.R.S.S., non-suspecte de
philosoviétisme comme dans le cas d'un Zyromski, laissa exprimer
sa stupeur aux lendemains du pacte soviéto-nazi : «La Russie
soviétique n'a cessé d'exciter partout la propagande antifasciste. Le
communisme n'a cessé de dénoncer Hitler comme l'ennemi public
de toute justice, de toute liberté, de toute civilisation. Et dans
l'instant le plus aigu de la crise européenne, c'est du côté d'Hitler
que la Russie soviétique semble pencher. On ne saurait guère
pousser plus loin l'audace, le mépris foncier de l'opinion, le défi à la
moralité publique 12 .»

Si l'on se réfère à la typologie de Jean-Pierre Azéma, il est


plus difficile d'arriver à classer Souvarine avec précision, dans la
mesure où il ne revint plus par la suite sur le sujet. Toutefois, il est
possible de noter que, Simone Weil qui avait signé l'appel des
Nouveaux cahiers et était d'un pacifisme beaucoup plus affirmé que
Souvarine, changea totalement de position après l'entrée des
troupes allemandes à Prague, le 15 mars 1939, signifiant la
disparition de la Tchécoslovaquie et la création du protectorat de
Bohème-Moravie, dans l'orbite du IIIe Reich. Elle allait, dorénavant,

1 Michel Bilis, Socialistes et pacifistes ou l'impossible dilemne des socialistes


français (1933-1939), Paris, Syros, 1979, p. 296. Sa présentation du problème nous
semble devoir être utilisée avec beaucoup de précautions, notamment à cause de
l'impasse totale faite par l'auteur sur la politique intérieure et extérieure de
l'U.R.S.S., dont tous les aspects critiquables d'un point de vue socialiste, sont
qualifiés, au détour d'une phrase, du simple qualificatif d'«avatars».
2 Le Populaire, 23 août 1939. Cité par Georges Lefranc dans Le mouvement socialiste
sous la troisième république, tome 2, 1920-1940, Paris, Payot, 1977, p. 375.

- 491
abandonner ses prises de position pacifistes et affirmer la nécessité
de la résistance face à la démence du nazisme L

De son côté, Jean Bernier peut être considéré, d'une autre


manière, comme un «munichois d'attente», mais, pour lui, ce report
de l'échéance du conflit ne devait pas permettre le
perfectionnement des armements, mais l'approfondissement de la
lutte des classes, pour combattre les impérialismes par la
révolution sociale. Ainsi, il concluait un article du Crapouillot sur la
crise de Munich en indiquant que la paix était faite «pour six mois
au moins». Il poursuivait : «Sous le régime de l'exploitation de
l'homme par l'homme (...) la paix ne peut être faite. L'illusion des
pacifistes — qu'ils soient sentimentaux ou empiriques — est de
croire le contraire. Reculer la guerre (...) certes. Encore faudrait-il, si
l'on veut mener à bien cette besogne grandiose, ne pas négliger de
saisir l'arme la plus efficace, même à titre immédiat, celle qui
frappe la guerre au coeur de sa nécessité et de ses moyens : la lutte
de classe 12.»

Comme à propos de l'Espagne, les différences et les


ressemblances entre les positions de Bernier et de Souvarine
permettent de comprendre leur culture politique commune et leurs
points de divergence. Ceux-ci peuvent être résumés par
l'éloignement de Souvarine de l'eschatologie révolutionnaire. Pour
reprendre une distinction classique, Bernier était animé par une
éthique de la conviction qui lui faisait maintenir, contre vents et
marées, les principes d'analyse et de conduite du mouvement
révolutionnaire, dans le contexte d'une débâcle sans précédent du
dit mouvement. Souvarine, tirant le bilan de cette défaite, pensait,
sans doute, qu'une éthique de la responsabilité était plus adaptée à
ces temps de déroute, pour sauvegarder, malgré tout, ce qui
méritait encore de l'être. Il avait, quelques mois avant Munich,
conclu son article des Nouveaux cahiers sur la Chine par ces propos,

1 Cf. son projet d'article «Réflexions en vue d'un bilan», écrit pendant le printemps et
l'été 1939. Œuvres complètes, t. II, vol. III, p. 99-116.
2 «La vérité sur septembre 1938, petite introduction à la politique extérieure
contemporaine», Le Crapouillot, janvier 1939.

- 492 -
qui résument parfaitement sa position, marquée du double sceau
de la désespérance et de la lucidité, dans ces années de l'immédiat
avant guerre : «Nos objections et remarques ne prêtent sans doute
pas à l'optimisme cher à tout parti armé de solides parti-pris, mais
devraient aider à regarder la situation en face et à la mieux
comprendre, avec ses conséquences proches et ses répercussions à
plus longue échéance l .»

Ainsi, même si Souvarine ne prit pas individuellement


position sur Munich, il convenait de s'arrêter, à travers l'évocation
du texte collectif des Nouveaux cahiers, sur les idées qu'il défendit
au moment de cette «étape décisive dans le destin de l'Europe».2

1 «Réalités chinoises», op. cit.


2 Jean-Pierre Azéma, op.cit., p. 9.

- 493 -
B. LES RAPPORTS SOVIETO-NAZIS PENDANT LA DROLE
DE GUERRE ET L'AGRESSION DE STALINE CONTRE LA
FINLANDE.

Dans le contexte nouveau issu du déclenchement du Second


Conflit mondial, deux préoccupations principales allaient mobiliser
l'attention de Souvarine après septembre 1939, en dehors de son
observation constante du régime stalinien : les rapports germano-
soviétiques et leur évolution possible dans la nouvelle conjoncture
internationale, d'une part ; la guerre russo-finlandaise qui marquait
une nouvelle étape de ce que Victor Serge allait dénommer «le
nouvel impérialisme russe», d'autre part L

Moins de deux mois après la signature du pacte soviéto-nazi,


et un mois et demi après le début du second conflit mondial,
Souvarine tenta d'éclairer «L'avenir immédiat des relations entre
l'U.R.S.S. et l'Allemagne» (Le Figaro, 17 octobre 1939). Souvarine
posait tout d'abord le problème de l'évaluation des rapports entre
les deux pays totalitaires et deleurs possibles évolutions à court et
moyen terme. Il fallait tenter de voir clair entre le silence des
dictateurs et les rumeurs aussi diverses que contradictoires en
provenance des pays neutres. Souvarine les classait en deux
grandes catégories qu'il résumait ainsi : «Selon les unes, Hitler
aurait fait un coup de maître en s'assurant un ravitaillement russe
quasi illimité, en ouvrant l'U.R.S.S. à la colonisation industrielle
allemande, en dressant devant l'Europe occidentale le spectre du
bolchevisme. Selon les autres, Hitler aurait fait un marché de dupes
en livrant aux Russes les accès de la Baltique et des Balkans, en leur
permettant de barrer la route au Drang nach Osten, en les laissant
entreprendre la bolchevisation de l'Allemagne.»*

* C'est sous ce titre que l'écrivain publia une brochure réunissant quelques articles
publié aux Etats-Unis dans le New leader de New York, ainsi que des textes inédits
de 1944-1946, sur la nouvelle donne planétaire issue du Second Conflit mondial,
Paris, Cahiers Spartacus, n° 13, janvier 1947.

- 494
Mais la réalité des rapports germano-soviétiques était sans
doute plus prosaïque, comme le laissait entendre Souvarine en
écrivant que la vérité était «sans doute moins impressionnante»
que ces grandes fresques spectaculaires de géopolitique. Pour
envisager d'une manière réaliste ce problème angoissant, il était
indispensable de bien avoir à l'esprit, d'une part les positions
successives adoptées par Staline depuis l'arrivée d'Hitler au
pouvoir, d'autre part, les difficultés auxquelles était confronté le
régime soviétique, difficultés aussi réelles qu'indépendantes de la
politique internationale suivie par Staline.

Historiquement, «depuis longtemps Staline n'a plus rien de


commun avec l'idéologie bolchéviste première. Depuis six semaines,
Hitler a renoncé à son antibolchevisme initial, du moins pour
l'usage externe.» Dans cette «nouvelle phase de l'histoire
européenne», l'intérêt des deux dictateurs était d'accroître leur
puissance au détriment de leurs voisins immédiats les plus faibles
en fonction d'une «ligne de démarcation des intérêts d'empire».
Chacun s'y conformait, pour le moment, comme le montrait le recul
des troupes allemandes à Lvov, pour céder la place aux soviétiques.
L'intervention en second des troupes soviétiques dans la campagne
de Pologne était, pour Souvarine, le signe le plus évident que
Staline était «impuissant à soutenir une vraie guerre contre un
adversaire de taille (...) Il ne peut que profiter des guerres faites
par d'autres (...) Mais il ne s'est même pas frotté à la Pologne, tant
que la Reichswehr n'eut pas accompli tout le travail. A plus forte
raison ne songe-t-il pas à se battre ni contre l'Allemagne, ni contre
les nations occidentales.» Le rappel de cet élément découlait des
faiblesses supposées de l'Armée rouge après les grandes purges qui
avaient frappé une importante partie de sa plus haute hiérarchie,
mais également ses échelons intermédiaires. Souvarine ayant
longuement décrit et analysé ce phénomène, il ne pouvait partager,
pour des raisons évidentes, la réactivation par certains milieux de
droite, de la campagne contre le péril «bolchevik», censé menacer
les frontières nationales.

Le deuxième point où Souvarine s'opposait à ce qu'il qualifiait


de «suppositions fantasmagoriques», concernait l'aide économique

- 495
que l'U.R.S.S. devait apporter à l'Allemagne nazie. Le pacte du 23
août n’avait pas résolu comme par miracle les difficultés de
l'économie soviétique. Souvarine était revenu à de nombreuses
reprises depuis le milieu des années vingt, en particulier à propos
des «plans quiquennaux» qui avaient tant impressionné l'opinion
publique occidentale, y compris la plus éloignée d'une
problématique socialiste ou marxiste, sur les problèmes, difficultés
et impasses structurels de l'économie censée construire le
socialisme sur un sixième du globe. Il savait donc mieux que
quiconque qu'il était matériellement impossible à l'U.R.S.S.
stalinienne d'aider l'Allemagne nazie d'une façon spectaculaire : «Le
commerce futur entre l'U.R.S.S. et l'Allemagne (...) ne modifierait
pas sensiblement les conditions créées par le blocus». Il s'agissait
de «retrouver le niveau atteint en 1931», c'est à dire «4,5 % du
total des importations allemandes et 7,9 pour cent du total des
exportations». Ces chiffres n'avaient rien d'extraordinaires, et, en
tout cas, pas la signification que les commentateurs voulaient bien
leur attribuer. De toute façon, il n'était pas dans l'intérêt de Staline
de voir se développer trop l'Allemagne dont le voisinage
deviendrait alors dangereux. Reprenant un argument central de ses
analyses de la politique de Staline, Souvarine indiquait que «son
intérêt consiste à provoquer, puis à alimenter toute guerre où il n'a
point, ou peu, de part effective, et dont le résultat prévisible soit la
ruine des adversaires. Il escompte l'affaiblissement de toutes les
puissances, seule perspective impliquant le renforcement de la
sienne, relative.»

En conclusion de cet article, Souvarine notait :

«En tout état de cause, l'U.R.S.S. et l'Allemagne ont encore bien


des profits respectifs à tirer d'une collaboration ultérieure, pourvu
que l'U.R.S.S. se borne à des tâches à sa mesure et que l'Allemagne,
à cet effet, lui laisse les mains libres. Il serait imprudent de
spéculer sur l'imminence, voire la proximité d'un antagonisme.
L’avenir dépend par conséquent, de la clairvoyance et de l'action
éventuelle de la France et de l'Angleterre.»

Quelques jours plus tard, Souvarine revint dans les colonnes


de P a r i s - S o i r sur les aspects économiques de la nouvelle
- 496 -
collaboration soviéto-nazie (25 octobre 1939). Le titre de son article
indiquait particulièrement bien son intention aussi bien que son
contenu : «L'U.R.S.S. ne peut apporter à l'Allemagne aucune aide
efficace contre le blocus», tandis que le chapeau de présentation
précisait : «C'est ce que prouvent, avec chiffres à l'appui, les
statistiques des deux pays». A l'aide de la «remarquable»
Documentation de statistique sociale et économique, publiée en
France par un économiste russe, M. Iougov, Souvarine examinait
«les possibilités de ravitaillement de l'Allemagne par l'U.R.S.S.», au
plus près des données statistiques. C'était le seul moyen d'aller au-
delà des «informations les plus contradictoires» répandues sur cette
question, d'autant que, selon Souvarine, ces chiffres parlaient
d'eux-mêmes.

A propos de la balance commerciale entre les deux pays, il


notait que «les accords commerciaux passés entre l'Allemagne et
l'U.R.S.S. prévoient un accroissement des échanges portant leur
volume au niveau maximum atteint dans le passé», c'est à dire les
années 1930-1931. Dans la mesure où ces échanges étaient tombés
l'année précédente au plus bas, «la part de l'U.R.S.S. dans le
commerce extérieur de l'Allemagne a représenté environ 5 à 6 pour
cent du total». Souvarine examinait ensuite les principaux postes de
cette balance commerciale dans les domaines des transports, des
céréales, des matières premières industrielles et du pétrole. De cet
examen, Souvarine constatait, chiffres à l'appui, «que l'U.R.S.S. seule
est impuissante à compenser les effets du blocus et à apporter à
l'Allemagne une aide économique décisive».

L'année suivante, Souvarine allait revenir sur la question


d'une éventuelle exploitation économique de l'U.R.S.S. par
l'Allemagne 1. Selon lui, «depuis le début de la guerre il a été
constamment question, sur de simples hypothèses présentées trop
vite comme certitudes, de techniciens allemands envoyés en U.R.S.S.*

* «Staline acceptera-t-il de devenir un “Gauleiter” de Hitler ? (Les possibilités d'une


exploitation économique de l'U.R.S.S. par l'Allemagne)», Le Figaro, mercredi 7
février 1940. Les citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de cet
article.

- 497
pour activer la coopération économique russo-allemande (...)
Aucune des “nouvelles” ou soi-disant telles ainsi répandues n'a été
jusqu'à présent, digne de créance.»

Les trois questions principales sur ce problème étaient :

« I e La solide méfiance de Staline envers les techniciens


étrangers peut-elle se muer en soudaine confiance envers les seuls
techniciens allemands, par suite du pacte? 2e Staline peut-il
recommencer sur de nouveaux frais l'expérience de l'aide technique
étrangère, au grand dam de la jeune génération récemment promue
aux postes responsables? 3e Une pareille tentative, éventuellement,
peut-elle être efficace ?»

Mais avant de les aborder dans le détail, il fallait garder à


l'esprit une «observation liminaire» sur les «causes profondes
permanentes» de la vie économique soviétique : «Les difficultés du
lendemain de l'accord germano-soviétique sont les mêmes que
celles de la veille, à peine accentuées par l'état de guerre en Europe.
Il n'y a ni problèmes nouveaux, ni solutions magiques.»

A la première question, Souvarine répondait de la façon


suivante : «Si Staline, acculé par les exigences de la situation, devait
se résigner à faire appel une nouvelle fois au concours technique
extérieur, ce serait l'aveu éclatant d'une faillite définitive de son
industrialisation prétendue socialiste. En ce cas, il se mettrait
davantage à la merci du partenaire germanique, lequel n'a pas déjà
pas une idée très haute du partenaire soviétique. Et plutôt que de
subir des techniciens allemands, agents disciplinés d'un Etat voisin
dangereux, il aurait intérêt à conserver ou à engager des
collaborateurs américains ou autres, apolitiques, individualistes,
indifférents à son régime.»

Sur le second point, l'argumentation de Souvarine tenait


également le plus grand compte de son analyse du régime
économique et des rapports de classe qui en découlaient :

«Tout nouvel essai d'intensifier la production industrielle par


un apport de cadres techniques étrangers (...) se heurterait au
mauvais vouloir raisonné, conscient, tenace des travailleurs déjà
- 498
exténués et excédés de rationalisation et de stakhanovisme. (...)
D'autre part les maux dont souffre l'industrie soviétique ne
tiennent pas, en premier lieu, à l’incompétence de ses dirigeants, ils
sont inhérents au régime en général, d'où résultent la sélection à
rebours, la délation élevée à la hauteur d'une institution, le
mensonge érigé en système, la démoralisation, l'irresponsabilité, le
laisser-aller, l'inculture, en plus de cette incompétence flagrante.
Des techniciens étrangers (...) ne sauraient maîtriser l'espèce
d'anarchie intime due au despotisme et à la terreur.»

La question n'était donc pas de savoir si quelques techniciens


allemands feraient mieux que les milliers, d'autres nationalités, qui
les avaient précédés. Souvarine déplaçait le débat, tel qu'il pouvait
se poser dans une partie de la presse, pour indiquer une hypothèse,
qu'il jugeait plausible étant donné l'état de l'économie soviétique,
sur l'évolution prochaine des rapports économiques et politiques
entre l'U.R.S.S. et l'Allemagne. Pour lui, «l'U.R.S.S. est en état de crise
économique permanent et son industrie piétine péniblement dans
une impasse. Staline a exterminé deux générations de techniciens
russes, celle d'avant et celle d'après la révolution. S'il se convainc
de l'impossibilité d'en sortir, de cette crise et de cette impasse,
autrement qu'en livrant son pays à l'exploitation allemande, c'est à
dire en traitant l'U.R.S.S. agricole et source de matières premières
comme une économie complémentaire de l'Allemagne industrielle,
il fait alors l'aveu explicite de son impuissance et devient une sorte
de gauleiter de Hitler.» Cela serait pour lui, d’après Souvarine, une
manière de «tirer tout de suite la leçon de sa cuisante défaite de
Finlande».

Le 10 janvier 1940, Souvarine avait abordé dans Le Figaro le


thème de la «désinformation», pratiquée par les bolcheviks L II la
présentait ainsi : «Les fausses nouvelles, lancées de préférence par
l'intermédiaire de naïfs mais, à défaut, par des mercenaires ; les
fausses interprétations de nouvelles vraies, répandues par leurs
agents salariés ou bénévoles ; l'exploitation astucieuse de tout état1

1 «La technique de la fausse nouvelle perfectionnée par les bolchéviks». Les citations
suivantes, sans indication d'origine, en sont extraites.

- 499 -
de choses connu et de toute péripétie imprévue — rien n'est négligé
dans cette pernicieuse besogne.»

Après avoir décrit les mobiles divers qui pouvaient amener


certains à se faire les complices, volontaires ou non, de cette
entreprise, Souvarine en présentait la mécanique de
fonctionnement : «Aucune contradiction n'arrête cette propagande
entretenue moins encore par la corruption que par le fanatisme.
L'exemple le plus banal du procédé tient dans la double affirmation
courante : Ie Les bolcheviks ne font, ou ne feront, jamais cela ; 2e
Ils ont, ou ont eu, raison de le faire. Ainsi, on justifie n'importe
quoi, en tout état de cause. Et les faits les plus évidents sont
présentés ou interprétés comme leurs contraires.»

Souvarine insistait particulièrement sur ce point car, depuis


septembre 1939, cette technique battait son plein dans un double
but,« guerre des nerfs hitlérienne» et «entreprise de démoralisation
stalinienne», établissant la duplicité et la complicité des deux
dictatures.

C'est cet aspect du problème des conséquences du pacte


soviéto-nazi que Souvarine allait traiter, plus en détails, en
abordant la question de «La “Bolchévisation”de l'Allemagne» ( L e
F i g a r o , 26 février 1940 ) 1 qui était à l'ordre du jour depuis le
pacte du 23 août 1939 : «Elle sert de thème constant à la
“désinformation” communiste, qui veut montrer la Troisième
Internationale fidèle à ses buts avoués, malgré le recours à des
moyens inavouables, et nourrit certaine propagande du Troisième
Reich qui veut terrifier l'Europe avec le spectre rouge.» D'une
manière moins allusive, il est probable que Souvarine pensait, en
l'occurrence, au fait que «l'idéologie soviétique» s'était mise «au
service de Hitler», comme A. Rossi l'indiquera, après la guerre, dans
ses travaux sur le mouvement communiste français pendant l'hiver
1939-1940. 1

1 Les citations suivantes, sans indication d'origine, sont toutes extraites de cet
a rticle .

- 500 -
Souvarine écrivait : «Toute l'action de l'U.R.S.S. et de
l'Internationale communiste tend à renverser les régimes
“capitalistes” par la révolution. Mais dès qu'il s'agit de l'Allemagne
hitlérienne, et du moment que l'U.R.S.S. a conclu un accord avec elle,
l'hitlérisme devient une “idéologie comme toute autre”, une
“opinion politique” qu'on peut ne pas partager, mais à laquelle il ne
faut pas opposer la force. Ces sophismes hypocrites ont un seul but :
arracher à la guerre contre l'Allemagne toute justification, tout
prestige “idéologique” et dégager totalement l'action des partis
communistes des brumes qui s'étaient accumulées les dernières
années avant la guerre l .»

Souvarine, afin de dissiper les confusions sur ce sujet,


abordait, tout d’abord le problème des communistes du IIIe Reich.
Contrairem ent à toutes les rumeurs sur une prétendue
bolchevisation de l'Allemagne («libération périodique d'Ernest
Thaelman, prétendues démarches des bolcheviks en faveur de leurs
cam arades allem ands, exode des principaux m ilitants
révolutionnaires du Reich en U.R.S.S., noyautage communiste dans
les usines allemandes»), Souvarine notait : «Il est évident que
Staline ne saurait, dans les conditions présentes, s'immiscer dans
les affaires intérieures du Troisième Reich et que Hitler, en aucun
cas, ne pourrait le permettre.»

Comment Staline pourrait-il avoir la volonté de «bolchéviser»


l'Allemagne, alors qu'il avait radicalement «débolchévisé» son
propre pays? Pour Souvarine, «les témoins clairvoyants et les
observateurs impartiaux s'accordent à constater qu'il n'existe pas
en U.R.S.S. de communisme, ni même de tendances vers le moindre
socialisme (...) Un capitalisme d'Etat plus dur aux prolétaires que
n'importe quel capital privé, une bureaucratie parasitaire plus
coûteuse à la collectivité que n'importe quelle bourgeoisie
productrice, une exploitation de l'homme par l'homme plus cruelle
que partout ailleurs, un régime politique d'autocratie absolutiste
plus sévère que tout autre, ce totalitarisme “à la sauce tartare” n'a*

* Avant-propos de A. Rossi, op. cit., p. XVI.

- 501
rien de commun avec la définition et le programme du
bolchevisme.»

Pour dém ythifier ce prétendu phénomène de la


«bolchevisation» de l'Allemagne, outre le rappel précédent sur la
nature de l'U.R.S.S. si radicalement opposée au communisme et au
socialisme, Souvarine abordait ensuite la question des réfugiés
communistes allemands en U.R.S.S., à partir d'un article 1 publié
dans Die Zukunft. Cet hebdomadaire avait été créé par Willi
Münzenberg en octobre 1938, après sa rupture avec le parti
communiste allemand *2. «On y trouve des représentants de toutes
les tendances libérales et de gauche de l'immigration allemande, à
l'exception des communistes. Son programme met au premier plan
la lutte contre le nazisme et la recherche d'une alternative à la
stratégie communiste (...) Jusqu'à la signature du Pacte germano-

* Le même article fut également commenté et utilisé dans l'hebdomadaire Syndicats


(n° 174, 29 février 1940), d'après Le Peuple de Bruxelles. Après une longue liste
des victimes de la terreur stalinienne, l'hebdomadaire syndicaliste concluait par
cette remarque: «Staline n'a cherché que la destruction physique des cadres du
mouvement communiste allemand, comme il l'a fait pour les cadres de la “vieille
garde” bolchévique. Et, comme pour celle-ci, Staline n'a fait aucune différence
entre “gauche” et “droite”...»
2 Willi Münzenberg (1889-1940) était né à Erfurt. Cordonnier de profession, il fut
élu député communiste au Reichstag à partir de 1924, tout en étant un des
principaux propagandistes du K.P.D. et du Komintern.Fondateur de nombreuses
organisations de masse, satellites du mouvement communiste, et habile utilisateur
des «compagnons de route» pour le prestige de l'U.R.S.S., il continuera son action
dans l'émigration, après janvier 1933. Il sera notamment l'organisateur des
contre-procès sur l'incendie du Reichstag et l'éditeur du Livre brun sur
l'incendie du Reichstag et sur la terreur hitlérienne. Ses désaccords allaient
l'amener à rompre avec le mouvement communiste en 1938, et sa critique se
radicalisa après la signature du pacte germano-soviétique, qui réduisait à néant
tout son combat contre le nazisme (c/. la notice de Jacques Droz dans le D .B.M .O .l
sur l'Allemagne). Dans une lettre à La Révolution prolétarienne (n° 636, nov.
1977), Souvarine estimait que Münzenberg avait été assassiné par le Guépéou,
comme Fried ou Ignace Reiss, car «les soviétiques n'avaient pas les moyens de
procéder à un enlèvement comme ils firent pour Koutiepov et Miller».

- 502 -
soviétique (...) Die Zukunft proclame l'U.R.S.S. champion de
l'antifascisme. Après cette date, le journal proteste contre la
“trahison” de l'U.R.S.S. puis contre l'entrée des troupes soviétiques
en Pologne (...) L'U.R.S.S. n'est plus alors considérée comme un Etat
socialiste mais comme une “dictature impérialiste” L»

Le journal des émigrés allemands avait établi une longue liste


des communistes allemands réfugiés en U.R.S.S. après 1933 et,
depuis, persécutés par Staline. Pour Souvarine, le pacte Hitler-
Staline n'offrait «aux derniers communistes allemands que deux
perspectives : la décapitation à la hache ou la balle dans la nuque —
à moins d'abjurer le bolchevisme, ce qu'ils ont fait pour la plupart.»
Souvarine refusait donc, à la fois, Hitler et Staline. Le premier
représentait l'aboutissement de toute la réaction allemande, car
dans l'histoire récente de ce pays, «toutes les violences meurtrières
ont été exercées par des hommes de droite au détriment des partis
de gauche et du centre : les cadavres de Kurt Eisner, de Karl
Liebknecht, de Rosa Luxemburg, d'Erzberger et de Rathenau (...)
jalonnent la route sanglante du national-socialisme.»

D'un autre côté, «si par bolchevisation du Troisième Reich, il


faut entendre une identification à l'Etat et au régime russo-
soviétique, associant les deux pays dans la mauvaise fortune, on
voit mal l'U.R.S.S. aidant par abnégation pure une Allemagne défaite
(...) On ne voit guère mieux le prolétariat allemand trahi par Staline
au profit d'Hitler se délivrer d'un Hitler au profit d'un Staline.»

Parmi les ex-militants du C.C.D., les positions de Souvarine sur


le problème des relations germano-soviétiques donnèrent lieu à un
échange de vues avec Pierre Kaan, à la suite de la parution dans Les
Nouveaux cahiers d'un article prospectif de Souvarine sur une
future réorganisation de l'Europe à l'issue du conflit, et la place que
pourrait y tenir l'U.R.S.S. *2. Souvarine insistait particulièrement sur
les rapports de production et d'échange dans ce pays, pour montrer

* C f. France des étrangers, France des libertés (Presse et Mémoire), Paris, Ed.
Ouvrières/Génériques, 1990. p. 23.
2 «L'U.R.S.S. et l'Europe», 1er novembre 1939.

- 503 -
qu'à ce niveau, elle se distinguait «à la fois des pays démocratiques
et des autres Etats totalitaires par son régime économique,
inséparable du régime politique». Le système économico-politique
soviétique ne pouvait fonctionner «qu'au moyen d'une bureaucratie
innombrable constituant une nouvelle classe sociale», s'appropriant
l'Etat, s'appuyant sur le Parti unique et organisant sa domination
par la dictature des prix.

«Le régime bolchéviste serait sapé à la base dans une


économie européenne rationnelle qui priverait la bureaucratie
soviétique de son pouvoir de fixer dictatorialement les prix chez
elle (...) C'est pourquoi les maîtres de l'U.R.S.S. ne peuvent accepter
d'abattre la muraille de Chine qui sépare du reste de l'Europe leur
domaine. L'unification économique européenne entraînerait leur
perte à brève échéance.»

Si cet article synthétisait la pensée de Souvarine sur la nature


de l'U.R.S.S., il établissait une ligne de partage singulière entre les
démocraties et les Etats totalitaires. Pierre Kaan réagit très
nettement sur ce point, en écrivant que l'exposé de Souvarine
signifiait que «ce qui n'est pas possible l'U.R.S.S. incluse, le
deviendrait sans elle» L Et Pierre Kaan poursuivait : «Il résulte,
qu'il n'existe pas, entre l'économie des pays démocratiques et celle
des pays totalitaires “à tendance dite fasciste” de différence de
nature. La coupure profonde existerait, au contraire, entre régimes
“fascistes” et démocratiques, d'une part, soviétique d'autre part.» En
poussant le raisonnement à son terme, Kaan pensait qu'il était
possible d'envisager «une Europe englobant régimes “fascistes” et
démocratiques, à l'exclusion de l'U.R.S.S.», et donc en arriver à
«considérer comme secondaires les facteurs de rapprochement
entre l'U.R.S.S. et le nazisme». C'était, selon Pierre Kaan, le point qui
appelait «les plus grandes réserves». Kaan observait les objections,
d'un point de vue historique, que l'on pouvait faire à ce
rapprochement soviéto-nazi, et il en concluait à une absence
d'«antagonisme germano-russe fondamental».

«Stalinisme ou hitlérisme dans une Europe organisée». Nouveaux cahiers, avril


1940 (dernier numéro).

- 504
Les objections de type économique, présentées par Souvarine,
lui semblaient plus sérieuses, mais la tendance de fond de
l'économie allemande semblait devoir réduire de plus en plus les
différences formelles entre les économies des deux pays. Au-delà
de strictes considérations historiques ou économiques, Pierre Kaan
pensait que «les deux phénomènes, bolchevisme et nazisme, sont
deux formes superficiellement différentes d'une réalité identique.
Il s'agit d'un même mouvement de subversion destructrice qui
secoue notre monde (...) Le processus que Souvarine a décrit
magistralement dans son Staline se retrouve (mutatis mutandis)
dans l'hitlérisme...»

En conclusion de son article, Pierre Kaan résumait l'enjeu de


son désaccord avec Souvarine : «Il ne faut pas plus ignorer le
danger russe par crainte de l'Allemagne que s'illusionner sur les
possibilités que nous réserverait l'Allemagne, comme le fait
Souvarine, obsédé par la grandeur, indéniable, du danger stalinien.»

L'article de Pierre Kaan était précédé d'un «chapeau» de la


rédaction, probablement dû à Souvarine, qui relativisait l'ampleur
du désaccord. Il y était précisé, notamment, que l'article de
Souvarine «ne se proposait point d'analyser les affinités existant
entre le totalitarisme dit “soviétique” et le demi-totalitarisme
national-socialiste» et rappelait que «l'Histoire est pleine de conflits
où se sont affrontés des régimes semblables». Si les réflexions de
Pierre Kaan posaient, à l’évidence, un réel problème d'analyse, il
faut signaler que Souvarine n'avait pas tort d'évoquer le caractère
incomplet, ou inachevé, du totalitarisme nazi, que, seul la
généralisation de la guerre allait porter à son paroxysme. Le mérite
rétrospectif de l'article de Pierre Kaan est, sans doute, de proposer
une approche féconde pour comprendre l'itinéraire d'une partie
notable de la «collaboration de gauche» durant la seconde guerre
mondiale. Précisons que le cas de Souvarine ne participera en rien
de cette dérive !

A la suite du partage de la Pologne, l'U.R.S.S. se tourna, sans


attendre, vers les pays baltes. Elle imposa un traité d'assistance
avec l'Estonie le 28 septembre, avec la Lettonie le 8 octobre et avec
la Lituanie le 10 octobre, lui permettant d'occuper les principales
- 505
bases militaires des pays baltes. Souvarine commenta ces
événements par le biais d'un article de caractère historique, en
rappelant aux lecteurs du Figaro littéraire (14 octobre 1939)
«L'histoire mouvementée des peuples de la Baltique». Il terminait,
en revenant à des questions contemporaines, en opposant la
Finlande où, dès avant 1914, on ne comptait aucun illettré et où les
femmes avaient obtenu les premières la totalité de leurs droits
civiques, à la Carélie, province finnoise de l'U.R.S.S., très
retardataire, «à laquelle les bolcheviks ne désespèrent pas
d'annexer un jour toute la Finlande».

Comme Souvarine l'avait clairement laissé entendre, l'U.R.S.S.


tenta de renouveler son opération d'intimidation avec la Finlande
en lui réclamant, comme pour les pays baltes, la location de bases
militaires, en l'occurrence le port de Hankô. L'U.R.S.S. réclamait
également une modification des frontières pour soi-disant mieux
protéger Léningrad d'une éventuelle agression.

«Le gouvernement finlandais s'est refusé, en octobre-


novembre 1939, à accepter le diktat que l'U.R.S.S. voulait lui
imposer et qui aurait mis fin à l’indépendance du pays. Le sort subi
entre septembre 1939 et juillet 1940 par les Etats baltes qui s'y
étaient pliés, montre quel était le sort qui attendait la Finlande ;
elle aurait parcouru les étapes successives des traités d'assistance
mutuelle, de l'occupation des bases militaires, des révolutions
intérieures soudoyées par Moscou, de la “soviétisation” du régime,
et, finalement, de l'incorporation dans l'U.R.S.S.» 1

Devant le refus finlandais de céder à l'intimidation, l'U.R.S.S.


prétexta un pseudo incident frontalier, le 27 novembre, pour
rompre les relations diplomatiques le 29, alors même qu'un traité
de non-agression avait été signée entre les deux pays en 1932 qui
stipulait la résolution de tout problème de ce type par la
négociation. Le 30, sans déclaration de guerre, l'aviation soviétique
bombardait les principales villes finlandaises, dont la capitale,*

* Avant-propos de A. Rossi à Les Cahiers du bolchevisme pendant la campagne 1939-


1940, Paris, Dominique Wapler, 1951.

- 506 -
Helsinki 1. Les forces en présence étaient particulièrement
déséquilibrées puisque l'armée rouge disposait pour ce conflit de
vingt divisions de dix-sept mille hommes chacune, tandis que les
finlandais mobilisaient dans la hâte douze divisions de quinze mille
hommes, la disproportion étant encore plus grande au niveau de
l'équipement et du matériel de ces troupes.

Le 2 décembre, Souvarine, dans un long article du F igaro,


estima «La civilisation finlandaise en péril», civilisation dont «le
genre de vie, l'habitation, les moeurs, la belle simplicité des choses,
le niveau moral et intellectuel des hommes» faisaient tout le prix.
Pour A. Rossi, «si la Finlande a résisté, au lieu de capituler comme
les trois pays baltes, c'est grâce à sa solide structure sociale, au très
haut niveau de sa culture et de sa conscience nationales» 2. Staline
tenait à profiter de la conjoncture internationale pour prendre sa
revanche sur l'échec de 1918 dans ce pays. En effet, «au congrès
social-démocrate finlandais de novembre 1917 (...) Staline lança au
nom du Conseil des Commissaires, et ès qualités, un appel à la
gauche communiste du parti l'incitant à s'emparer du pouvoir et lui
promettant une aide fraternelle du prolétariat russe. Deux mois
plus tard, l'insurrection éclatait mais, faute du concours extérieur
promis par Staline, incapable de tenir parole, tourna au désastre.»

Après l'installation en Carélie d'un pseudo-gouvernement


populaire finlandais qui avait fait appel à la solidarité des peuples
soviétiques pour libérer sa patrie du «fascisme», Souvarine donna
quelques éclaircissements sur la personnalité de son président, Otto
Wilhelm Kuusinen. Secrétaire depuis 1921 de l'Internationale
communiste, ce politicien professionnel était un bureaucrate aux
ordres du parti, dont le parcours classique, en U.R.S.S., l'avait vu
«d’abord fonctionnaire puis courtisan, puis domestique». Ce
personnage était, selon Souvarine, «d'une médiocrité proverbiale à
Moscou, risée de ses collaborateurs et de ses camarades,
ouvertement traité de paillasson par ses supérieurs de la
bureaucratie stalinienne, tombé dans l'ivrognerie et plongé dans

1 Alain Debove, «La guerre finno-soviétique», Le Monde, 26/27 novembre 1989.


2 A. Rossi, Les Cahiers, op. cit.

- 507
l'hébétude». Tel était donc le pseudo chef de gouvernement à ses
ordres que Staline avait installé à sa dévotion, pour tenter
d'accréditer auprès d'une partie de l'opinion la fable d'une aide
amicale de l'U.R.S.S. aux «forces progressistes» finlandaises.

Trois semaines plus tard, Souvarine revint sur le conflit russo-


finlandais, pour commenter les déconvenues de Staline, dont
l'armée se heurtait à une farouche résistance des finlandais :
«Livrée à elle-même, et promise à la défaite par la loi du
nombre, la Finlande démontre déjà depuis trois semaines
l'inconsistance de l'armée rouge. Staline avait choisi son heure, fait
à loisir ses préparatifs, accumulé tout à son aise les moyens,
concentré les troupes, pris l'offensive : et cependant, il piétine. Il
est faux de dire que l'hiver favorise la Finlande. Le même hiver
sévit en Russie septentrionale et ce n'est pas aux Russes qu'il faut
apprendre ce que sont en décembre la neige et la température. Les
grands froids favoriseront, au contraire, les Russes car leurs tanks,
arrêtés par l'eau, pourront passer quand les lacs seront pris
jusqu'au fond par le gel. Le temps presse, donc, d'aider la Finlande
à tenir le coup contre un ennemi cinquante fois supérieur en
nombre et cent fois supérieur en matériel.»

Une des raisons de cet échec était à chercher dans la


décapitation de l'armée rouge, qui avait pris, après le pacte Hitler-
Staline, sa signification pleine et entière par la volonté d'entente de
Staline,lui imposant d'éliminer tous les opposants, même
potentiels, à ce revirement de sa politique internationale. Mais la
résistance finlandaise avait mis en échec les plans du dictateur
d'une victoire facile et sans risques. Des conclusions devaient en
être tirées rapidement afin d'aider et de renforcer cette résistance
car, «ce serait porter en U.R.S.S. un rude coup à l'autocratie
stalinienne et, en Allemagne, par contre-coup, ébranler le dogme de
l'infaillibilité hitlérienne. Ce serait hâter la fin de la coalition
germano-russe et briser le faisceau du knout et de la schlague L»*

* «Pourquoi l'armée rouge est en échec en Finlande», Le Figaro, 23 décembre 1939.

- 508
L'autre raison de l'échec initial de Staline dans son agression
contre la Finlande résidait dans la «faillite de l'idéologie
communiste» : «En fait, il n'existe pour l'armée rouge nulle raison
de se battre, car elle a perdu ses anciennes mobiles sans en
acquérir de nouveaux et n'a par conséquent aucun ressort moral. La
supériorité de la Finlande sur l'U.R.S.S. est celle d'hommes
relativement libres sur les esclaves L»

Enfin, le 25 janvier 1940, Souvarine réfuta dans P aris-Soir


l'idée selon laquelle «le printemps [serait] en Finlande la saison la
plus défavorable aux Russes», dans la mesure où la fonte des neiges
et des glaces rendraient les communications impraticables pour une
invasion de ce pays, désormais isolé de son voisin par de grandes
étendues d'eau, marais ou lacs. Souvarine recommandait l'envoi
d'avions aux finlandais pour leur permettre de «porter des coups
décisifs à l'armée adverse» : «C'est donc le secours pratique en ce
domaine qui s'impose de toute urgence. Si l'on envoie là-bas le
minimum de matériel nécessaire avec des instructeurs volontaires,
Staline sera battu, définitivement vaincu en Finlande. Mais le temps
presse.»

Du côté soviétique, le mois de janvier 1940 vit le maréchal


Vorochilov en personne prendre la tête de nouvelles troupes,
portant à 500.000 hommes et 800 avions, les forces soviétiques
engagés contre la Finlande. Début février, Staline tenta de négocier.
Les dirigeants finlandais, après avoir longuement hésité, se
résolurent à accepter les dures conditions de Moscou, dont la
cession d'une grande partie de la Carélie, car l'indépendance du
pays était néanmoins préservée grâce à son héroïque résistance.1

1 «Pourquoi tout ressort moral fait défaut aux troupes soviétiques». Le Figaro, 30
décembre 1939.

- 509 -
CONCLUSION

- 510 -
A partir du 10 mai 1940, l'Allemagne entreprit sa grande
offensive à l'Ouest. Après une attaque-éclair contre les Pays-Bas,
l'armée hollandaise dut capituler le 15 mai, alors que la reine
Wilhelmine et le gouvernement hollandais s'étaient réfugiés à
Londres le 13. Le 20 mai les armées allemandes étaient à Arras,
Abbeville et Amiens. Au début de l'offensive allemande contre la
Hollande et la Belgique, l'Etat-major français pensa que l'armée
allemande allait rééditer le plan du général Schlieffen en 1914. Le
général Gamelin engagea les forces françaises sur une ligne Anvers-
Bruxelles-Namur, contre l'aile droite de la Wehrmacht, tandis
qu'Hitler portait la plus grande partie de ses forces blindées dans
les Ardennes, afin de prendre les armées franco-anglaises à revers.

Le 28 mai, l'armée belge capitula après dix-huit jours de


résistance, tandis que les forces franco-britanniques encerclées par
les manœuvres allemandes se repliaient sur Dunkerque, y
établissant une solide tête de pont qui leur permit, à la suite d'une
erreur tactique allemande, d'évacuer 220.000 soldats britanniques
et 100.000 soldats français vers l'Angleterre. Le 14 juin, les
allemands entraient dans Paris, déclarée ville ouverte, et le 22 juin
était signé l'armistice franco-allemand à Rethondes.

La rapidité des opérations militaires, succédant à plusieurs


mois de «drôle de guerre», et, surtout la soudaineté de
l'effondrement militaire français, créèrent «une vraie folie de
l'exode» 1 . En quelques jours des centaines de milliers de personnes
furent jetés sur les routes, essayant désespérément de fuir l'avance
foudroyante des armées allemandes.

Le 13 juin, Simone Weil avait quitté Paris, cédant aux


injonctions de ses parents, pour aller jusqu'à Nevers où elle
rencontra Souvarine et la famille Detœuf 2 . Souvarine avait
entreposé sa bibliothèque et les archives de l'Institut d'histoire
sociale à Amboise (Indre-et-Loire), avant de quitter la capitale. Il
se réfugia d'abord à Combleux, près d'Orléans, puis dans le1

1 Marc Bloch, L'Etrange défaite, Paris, Folio-Histoire, 1992, p. 165.


^ S. Pétrement, t. II, op. cit., p. 272.

- 511 -
Limousin, à La Bourboule, où Detoeuf s'était replié avec la direction
de l'Alsthom. Enfin, il gagna Nice (Alpes-Maritimes) où il épousa
Françoise Hauser, le 22 octobre 1940 1 . Evoquant son état d'esprit à
cette époque, Souvarine a écrit que, «tout en escomptant
l'endurance de l'Angleterre», il croyait «le désastre français
irrémédiable». Il devait changer d'avis, quelques mois plus tard,
quand il apprit que l'armée allemande se préparait à attaquer
l'U.R.S.S. : «Tout le monde savait, dans le Midi, que les soldats de la
Wehrmacht achetaient sans compter tricots, chandails, sous-
vêtements chauds, gants, etc., pour affronter un rude hiver en
perspective, et ils répondaient aux questions des français intrigués :
“Russland!”"(...) Quand l'agression allemande contre l'U.R.S.S. eut
lieu, j'écrivis un papier prédisant qu'Hitler allait à sa perte,
motivant mon argumentation entre autres par une citation de
Jaurès : “La Russie se défend par sa profondeur”. A plus forte raison
ma certitude fut-elle renforcée quand Hitler, la même année,
s'avéra assez insensé pour déclarer la guerre aux Etats-Unis» (C.S.,
Prol., pp. 18-19).

Il se rendit à plusieurs reprises à Marseille, où résidaient un


grand nombre de réfugiés, dans l'attente d'un visa pour quitter la
France. La romancière Anna Seghers fit dire au narrateur de son
roman, Transit, ce que devaient éprouver les réfugiés arrivant dans
la ville : «Je m'étais souvent demandé, au cours des derniers mois,
où pouvaient se déverser ces rigoles, ces égouts de tous les camps
de concentration, ces soldats épars, les mercenaires de toutes les
armées, les profanateurs de toutes les races, les déserteurs de tous
les drapeaux. C'était donc ici que cela se déversait, dans ce canal, la
Canebière, et, par ce canal, dans la mer où il y avait enfin de
l'espace pour tous, et la paix 2 .»

De son côté, Simone Weil écrivait à Souvarine, en octobre


1940, à propos du climat qu'elle avait trouvé en arrivant à
Marseille : «La ville est bruyante et gaie comme d'habitude, mais la
tragédie de l'exil s'y sent partout. Annamites, noirs, arabes,*2

* Cf.D BM OF, t. 41, et entretien avec Anne Roche (Marseille, 1983).


2 Anna Seghers, Transit, Aix-en-Provence, Alinéa, 1985.

- 512 -
étrangers, tous échoués ici, et qui attendent... J'avais toujours
trouvé que les innombrables possibilités de départ vers les terres
lointaines donnaient à Marseille une atmosphère à part.
Maintenant, c'est l'impossibilité du départ qui donne au spectacle
de la mer, du port, et d'une foule hétéroclite une couleur
particulière 1 . »

Lors de ses passages à Marseille, Souvarine eut l'occasion de


rencontrer, outre Simone Weil, de nombreux réfugiés, notamment
Louis-Oscar Frossard et Giuseppe Emanuele Modigliani 2. Le
premier avait fondé, en août 1940, un quotidien du soir marseillais,
Le Mot d'Ordre-La Justice, sis 75, rue de la Darse, dont il était le
directeur politique, René Gounin en assurant la direction. Frossard,
dans ses articles consacrés à la Russie stalinienne, développait une
analyse des objectifs et des méthodes du dictateur qui ressemblait
beaucoup à celle de Souvarine sur ce point. Qu'on en juge par cet
extrait d'un éditorial sur «Staline et l'UR.S.S.» du dimanche 18 mai
1941 : «Avec qui donc, au bout du compte, est M. Staline ? Ne
cherchez pas : il est avec M. Staline. Il va du côté où, aux moindres
frais, et aux moindres risques, il espère tirer de ce gigantesque
conflit, le maximum d'avantages pour l'U.R.S.S. Sa préoccupation
dominante, c'est de ne pas jouer dans la guerre le sort du régime
soviétique.» Dans un article ultérieur du 18 juillet 1941, «L'homme
d'acier», Frossard soulignait que Souvarine était l'homme auquel il
fallait «toujours se reporter quand il s'agit du bolchevisme». Selon
Victor Serge qui le rencontra également à Marseille avant de
quitter la France, Modigliani, «corpulent, la barbe imposante, l'air
très patricien, les yeux bleus, vifs et tristes, la parole mesurée,
toujours réfléchie et lourde d'expérience», incarnait «avec une
dignité parfaite, le socialisme sage et généreux des temps
révolus 3. »

* Cahiers Simone Weil, n° 1, op. cit., p. 17.


^ Entretien avec Mme Françoise Souvarine, Paris, 1985.
3 Victor Serge, o p .cit., pp. 388-389. Dans son article de Masses (Socialisme et
Liberté), n° 12, déc. 1947-janvier 1948, «Modigliani est mort», Victor Serge notait
sur cette période : «Plus tard, pendant la débâcle de France, sous le régime de
Vichy, il nous arriva d'habiter à Marseille le même hôtel, un singulier hôtel hanté

- 513
Souvarine ne passa par le grenier des Cahiers du Sud de Jean
Ballard qui, tout particulièrement pendant cette période, accueillait
la plupart des intellectuels réfugiés en zone Sud et de passage à
Marseille, contrairement à Simone Weil qui collabora à plusieurs
reprises à la revue littéraire marseillaise et envoya à Souvarine,
dès publication, les numéros des Cahiers du Sud contenant son
article «L'Iliade ou le poème de la force» (n° 230 et 231, décembre
1940 et janvier 1941).

Lors d'un de ses passages à Marseille, Souvarine fut arrêté et


emprisonné à «l'Evêché», le commissariat central, par les autorités
locales représentées par de Rodellec du Porzic. Mme Souvarine, en
compagnie de Modigliani, alla trouver Frossard pour contacter
Henri Rollin et Angelo Tasca qui travaillaient, tous deux, à Vichy î.
Il fut libéré grâce à l'intervention de son ami Henri Rollin,
«capitaine de corvette, collaborateur de l’amiral Darlan à Vichy»
(ST., p. 12).

Il importe de dire quelques mots de l’auteur de L'Apocalypse


de notre temps. Dès le début des années trente, Souvarine avait
attiré l'attention sur les travaux de ce collaborateur du quotidien Le
T em ps pour les affaires soviétiques. Henri Rollin était, en effet,
l'auteur de La Révolution russe — ses origines, ses résultats — , en
deux volumes, le premier sur Les Soviets, le second sur Le parti
bolchéviste (Librairie Delagrave, Paris, 1930 et 1931). Un troisième
volume sur La dictature de Staline, bien qu'annoncé, ne fut, à notre
connaissance, jamais publié. Quelque temps plus tard, il donna une
longue introduction à un étrange roman de J. Lovitch, Tempête sur
l’Europe (Paris, Ed. La Flèche d'or, 1932), où l'auteur décrivait,
plusieurs semaines avant l’assassinat du président Doumer, un*

par des agents de la Gestapo, surveillé par la milice de Pétain, quelque peu protégé
par le Comité de Secours américain, discrètement fréquenté par les premiers
gaullistes...»
Sur l’itinéraire de Guiseppe Emanuele Modigliani (1872-1947), on se reportera à la
notice de II Movimento operaio italiano (1885-1943) dirigé par F. Andreucci et T.
Detti (Milan, Editori Riuniti, 1978).
* Entretien avec Mme Souvarine, Paris, 1985.

- 514 -
attentat similaire contre un président de la République française.
Rendant compte du livre de J. Lovitch, et surtout de la longue
introduction de H. Rollin, Souvarine écrivait, en 1933 : «Les
partisans associés des Romanov et des Hohenzollern, sous des
inspirations communes, sont capables des pires méfaits au nom
d'une mystique incohérente qui ne peut s'assouvir que dans un
carnage universel» (C.S. II, p. 41).

Dans son grand livre, L'Apocalypse de notre temps, qui fut


achevé d'imprimer le 23 septembre 1939, puis fut successivement
inscrit sur les différentes «listes Otto» des autorités allemandes
d'occupation, Henri Rollin se proposait de «montrer ce que vaut le
mythe du mystérieux complot judéo-maçonico-bolchéviste qui
constitue l'argument fondamental de la propagande allemande à
travers le monde». Rollin, dans son introduction, remerciait pour
son aide, Boris Nicolaïevski, que Souvarine lui avait fait connaître 1.

Boris Nicolaïevski avait, lui aussi, très tôt, attiré l'attention de


l'opinion socialiste sur «L'antisémitisme contemporain et les
“Protocoles des sages de Sion”» (Le Combat marxiste, n°28/29-
1935). Il écrivait : «Rassemblé à l'échelle internationale, dirigé par
les nationaux-socialistes allemands, l'antisémitisme international,
pénétré d'une haine farouche contre la démocratie et le socialisme,
mène à l'heure actuelle une grande agitation, et ce serait commettre
une faute grave que de ne pas en tenir compte.» Mise en garde
reprise et précisée quatre ans plus tard par Rollin, à propos de la
diffusion fulgurante des Protocoles par les nazis : «En permettant
de présenter comme les instruments d'Israël tous ceux qui
condamnent les procédés nazis ou qui s'opposent aux ambitions de
Hitler, ce faux machiavélique tend surtout à miner les pays que
visent les dirigeants du IIIe Reich, à les diviser, à y semer la
discorde et à discréditer quiconque tente de résister 2.»1

1 Cette indication est donnée dans l'«avant-propos de l'éditeur» de la réédition du


livre d'Henri Rollin (Paris, Allia, 1991), qui comporte également quelques
indications biographiques utiles sur l'auteur de ce livre.
^ Henri Rollin, op. cil., p. 42.

- 515
Cette situation particulière de Marseille, dernier espoir de
fuite hors d'Europe pour des milliers de réfugiés, explique la
création du Centre Américain de Secours à l'instigation d'un groupe
d'intellectuels libéraux américains, soutenu par l'épouse du
président des Etats-Unis, Eleanor Roosevelt, dès août 1940. Son
principal animateur américain était Varian Fry, un journaliste de
sensibilité libérale de Foreign Affairs, aidé par plusieurs français,
notamment Daniel Bénédite, un ancien militant socialiste de la
Gauche révolutionnaire 1 . Le mandat de Fry était de «tirer des
griffes de Pétain, Hitler, Mussolini et Franco des intellectuels
menacés de toutes nationalités.» 2 Comme l'a noté Jean Rabaut, Fry
commença «par rencontrer — parfois solliciter — des candidats au
départ (...) Il [fallait] opérer clandestinement tout en gardant une
façade officielle, en butte non seulement à la surveillance des
hommes de Vichy et de la Gestapo, mais à l'hostilité sournoise du
consulat américain. Il [fallait] déjouer les escrocs. Il [fallait], par
entregent, ruses et pourboires se procurer des passeports et des
visas (...) Il [fallait] loger les arrivants à Marseille...»

En définitive, le Centre Américain de Secours permit à


plusieurs milliers d'intellectuels, d'écrivains, de journalistes,
d'hommes politiques, d'artistes, français et étrangers anti-nazis, de
quitter la France et de trouver refuge en Amérique. D'après Daniel
Bénédite, Souvarine ne semble pas être passé par les bureaux du
C.A.S. 3. Il figurait cependant sur les listes de personnalités établies
par le département d'Etat américain, probablement à l'initiative de
ses amis menchéviks déjà réfugiés aux Etats-Unis.

Le 23 février 1941, Simone Weil écrivait, de Marseille, à


Souvarine : «Je vous signale à tout hasard, au cas où vous voudriez
profiter de votre visa américain (mais je suppose qu'il n'en est rien
pour le moment) que depuis quelques jours on distribue, paraît-il,1

1 Daniel Bénédite a donné un témoignage intéressant sur cette période dans son livre
La Filière marseillaise, un chemin vers la liberté sous l'occupation, préface David
Rousset, Paris, Clancier-Guénaud, 1984.
^ Jean Rabaut, op. cit., p. 345.
^ Lettre de Daniel Bénédite, 23 février 1986.

- 516 -
des visas de sortie très largement. Je me trouve être au courant
parce que j'ai dû ces jours-ci m'occuper pas mal d'affaires
d'étrangers (...) Peut-être, après tout, feriez-vous bien d'y songer?
Vous seriez peut-être quand même mieux là-bas. Vous y êtes
connu, grâce à votre livre 1 .» A sa sortie, en 1939, juste après la
signature du pacte soviéto-nazi, le Staline avait été salué par de
nombreux intellectuels américains, notamment, John Dewey, Max
Eastman, Sidney Hook, Eugene Lyons, Ferdinand Lundberg, James T.
Farell, William Henry Chamberlin, etc. (ST., p. 14).

Quelques jours plus tard, le 5 mars 1941, Le Mot d'ordre


publiait une dépêche sur «le transport des passagers de Lisbonne à
New-York», précisant que le Portugal assurait «une précieuse
liaison directe, Lisbonne-New-York, avec ses meilleurs paquebots».
Le 24 avril 1941, Simone Weil écrivait à Souvarine une courte
lettre où elle lui donnait des informations sur le départ de son frère
André Weil et de son épouse Evelyne, en janvier, sur un bateau
mixte de la Cie Transatlantique, le W innipeg, à destination des
Antilles : «Si vous avez votre visa américain tout prêt et si le visa
de sortie est arrivé, il est sans doute possible (je ne garantis rien)
d'avoir des places au dernier moment», précisait-elle. Cette lettre
était d'une tonalité très différente sur la question d'un exil de
Souvarine et des siens Outre-Atlantique. Il ne s'agissait plus,
désormais, de simples supputations, mais bel et bien d'envisager
concrètement les modalités pratiques d'un départ aux Etats-Unis,
Souvarine ayant semblé, dans un premier temps, hésiter avant de
s'y résoudre. Son arrestation et son bref emprisonnement à
«l'Evêché» lui firent très certainement prendre conscience de
l'imminence du danger. De même que l'arrestation de Rudolf
Hilferding, le 8 février 1941, par la police française à Arles où il
était assigné à résidence, et qui fut livré à la Gestapo, de même que
son ami Rudolf Breitscheid 2 .1

1 Cahiers Simone Weil, n° 1, op. cil., pp. 21-22.


^ D. B . M . O .I. -Allemagne, op. cit. , pp. 240 et 287. Souvarine a précisé que la traduction
allemande de son S ta lin e avait été effectuée par Mme Rudolf Hilferding pour
Rowohlt, travail qui fut perdu en 1940 (ST., p. 14).

- 517 -
Finalement Souvarine put partir, au début août de la même
année, en s'embarquant à partir de Lisbonne, via l'Espagne, vers les
Etats-Unis, comme la majorité des émigrés. Le Portugal était
devenu en raison de sa neutralité le principal point de passage
entre les deux continents. A propos de cette «route de Lisbonne»
que Denis de Rougemont avait empruntée quelques mois plus tôt,
l'essayiste personnaliste suisse notait dans son journal : «Pour
combien d'hommes le billet du C lipper ou d'un petit paquebot
américain n'est-il pas le dernier coupon de cette carte du bonheur
que tous croient mériter ? 1 »

Commentant quelque trente-six années plus tard l'ambiance


qui l'attendait à son arrivée aux Etats-Unis, Souvarine écrivit que
«l'agression allemande contre la Russie soviétique en juin 1941
avait provoqué à Washington, puis dans tous les Etats-Unis, une
stupéfiante révision de la table des valeurs. Staline (...) apparut
soudain comme un parangon de la démocratie, un champion de la
civilisation et de l'humanisme». Pour Souvarine la conséquence de
ce revirement de l'administration et de l'opinion américaines
signifiait à une totale marginalisation : «Mon livre fut mis
pratiquement à l'index, disparut des vitrines, et ma modeste
personne mise au ban de la société» (ST., p. 13).

A New-York, Souvarine eut l'occasion de revoir Max Eastman


et Karl Korsch. Avec son épouse, il entretint des rapports suivis
avec Alfred et Marguerite Rosmer, également réfugiés aux Etats-
Unis et, eux aussi, relativement à l'écart de la communauté
française exilée 2 . Si l'on peut qualifier l'ensemble des personnalités*

* Denis de Rougemont, Journal d'une époque 1926-1946, Paris, Gallimard, 1968,


p. 437.
^ Cf. D.B.M.O.F., t. 40, p. 321. Rosmer donna son témoignage sur ses années d'exil dans
«La guerre vue de Mexico et de New-York», Le Crapouillot, n° 11, 1950, p. 55-59.
Colin W. Nettelbeck, l'auteur de French forever — Exile in the United States 1939-
1945 (New-York/Oxford, Berg, 1991) nous a confirmé que, «parmi les personnages
de l'exil français, Souvarine ne [lui] a pas paru jouer un rôle important dans ce qui a
donné au phénomène un aspect collectif ou communautaire» (lettre du 19 novembre
1992).

518
françaises réfugiées à New-York comme «une colonie aussi
remarquable par l'exceptionnel éclat des personnalités qui la
composent que par son absence de toute idée claire et unifiée sur
ce que la misère des temps exigeait d'elles», il apparait que la
situation relativement marginale de Souvarine était dans la logique
des choses parmi cette «colonie chaotique» d'exilés 1 . Il revit
également Simone Weil après son arrivée dans cette ville, début
juillet 1942.

La correspondance de Simone Weil à Souvarine, dans cette


période, montre un Souvarine en proie à de nombreuses difficultés.
Probablement en janvier 1942, de Marseille, Simone Weil répondit
à la première lettre reçue de Souvarine depuis son départ de
France en constatant qu'il devait «manquer, là-bas, de conditions
d'existence stables et d'un milieu», et en lui souhaitant de pouvoir
s'installer «dans cette nouvelle vie, m atériellem ent et
m oralem ent» 2 .

Une fois à New-York, Souvarine caressa le projet de fonder


une nouvelle revue. Simone Weil l'informa de la prochaine parution
de R enaissance, la revue trimestrielle de l'Ecole Libre des Hautes
Etudes (New-York), une université française en exil fondée par
Henri Focillon et présidée, après le décès de ce dernier, par Jacques
Maritain. «L'averse d'échecs» que Simone Weil évoquait dansune
lettre du début octobre 1942 devait inclure ce projet de revue qui
ne vit jamais le jour. Dans la même lettre, elle tentait d'expliquer
cette succession d'échecs en l'imputant à l'hostilité des
communistes : «C'est toujours la même vendetta qui pèse sur vous.
Comme vous ne regrettez certainement pas les actes passés qui
vous y exposent, vous ne pouvez pas non plus regretter d'y être
soumis, quoique cela soit extrêmement pénible. C'est idiot de la part
des communistes, qui feraient mieux de vous utiliser maintenant,1

1 Annie Kriegel, «Une colonie chaotique de français dépouillés», dossier «Les


français de New-York en 40-45» (à propos du colloque de l'Université de Columbia),
France-A m érique, 11-17 avril 1992.
^ Cahiers Simone Weil, n° 2, op. cit., p. 118, et p. 121 et 126 pour les citations
suivantes.

- 519 -
quitte à vous supprimer plus tard ; mais il ne faut pas attendre
d'eux trop d'intelligence 1 .»

Dans sa lettre du 15 septembre, Simone Weil signalait à


Souvarine la prochaine venue à New-York d'André Philip, car elle
espérait qu'il aurait la possibilité de mettre Souvarine «quelque
part» où il pourrait être «utile», indiquant ainsi les réelles
difficultés d'insertion professionnelle que rencontrait Souvarine aux
Etats-Unis. Le but du voyage d'André Philip était d'obtenir la
reconnaissance officielle de la France Libre par les Etats-Unis.
Ancien membre du comité directeur de la S.F.I.O. et député du
Rhône, ce professeur à la Faculté de Droit avait milité au Comité de
vigilance des intellectuels antifascistes et au Comité d'enquête sur
les procès de Moscou, avant de refuser de voter les pleins pouvoirs
à Pétain le 10 juillet 1940 et de devenir membre du comité
directeur du mouvement de résistance Libération Sud 2 . Souvarine
le connaissait très certainement. Souvarine et Simone Weil eurent
l'intention de le rencontrer afin de lui demander d'être convoqués à
Londres par la France Libre. Pour Simone Weil, c'était le seul
moyen de se rapprocher de la France, afin de mettre en pratique
son projet d'infirmières de première ligne et de partager les
souffrances du peuple français. Souvarine espérait, peut-être, sortir
de son isolement américain afin d'être plus utile.

Après avoir rencontré Philip, Simone Weil indiqua à


Souvarine qu’elle avait parlé de lui et avait obtenu cette réponse :
«Souvarine est un homme d'une très haute valeur et qui pourrait
être infiniment précieux, mais dès qu'on parle de lui il y a une
levée de boucliers des communistes. Dans ces conditions, je ne sais
pas s'il y a moyen de l'utiliser, mais j'essayerai, je verrai ce que je
peux faire.» Philip réussit à faire venir Simone Weil à Londres, mais
se heurta à un veto absolu de la part des représentants du P.C.F.
Simone Weil fut extrêmement déçue, après son arrivée à Londres.
D'abord elle ne put, comme ses amis le prévoyaient, mener à bien
son projet de parachutage en France. Mais surtout, elle fut vite sans

î Ibidem.
2 Cf. D.B.M.O .F., t. 38. p. 305-309.

- 520 -
illusions sur le milieu qu'elle fréquentait dans les bureaux
londoniens. Le 15 juin 1943, elle écrivit à ses parents, à propos de
Souvarine : «Je suis contente que B. ne pense plus à venir ici.
D'abord parce qu'il n'y a jamais eu la plus petite parcelle de
possibilité. Puis parce qu'il y serait très malheureux». Et quelques
lignes plus loin : «Si vous voyez B., dites-lui bien que je n'ai et,
j'espère, n'aurai (je préférerais coucher sous les ponts) aucune
responsabilité dans rien — ni dans le bien ni dans le mal 1. »
SimoneWeil devait s'éteindre quelques semaines plus tard, le 24
août , au sanatorium d'Ashford.

Après de nombreuses difficultés, Souvarine travailla pour le


compte de la D.G.E.R. (Direction générale des études et recherches),
les services secrets de la France libre, sous les ordres du
commandant, puis colonel, Jacques Chevalier, responsable de cet
organisme aux Etats-Unis. Cependant, il se vit écarter du brain-
trust du Président Roosevelt, auquel il avait été question de
l'intégrer, «par un lobby prorusse alors fort influent» 2. Il collabora
également à un organisme officiel américain de lutte contre le
nazisme, l'Office of strategie services (O.S.S.). En avril 1942, il
participa avec Paul Vignaux à un projet de l'O.S.S., pour l'envoi de
messages radiophoniques à destination des travailleurs de la France
occupée. Toujours en avril 1942, il nota, dans un rapport sur la
communauté française aux Etats-Unis, pour le compte de l'O.S.S., la
médiocrité de ce milieu. Enfin en août 1943, il envoya à John Wiley,
un des dirigeants de l'O.S.S., une note où il exprimait son inquiétude
au sujet «des rapports entre de Gaulle et l'U.R.S.S., et des risques
d'une politique qui pourrait éloigner la France de l'Angleterre et
des Etats-Unis 3.» Il donna également des articles à l'hebdomadaire
The New leader à propos de la situation intérieure française et des
affaires soviétiques.1

1 Simone Weil, Ecrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1980, p. 242
et 244.
2 Philippe Robrieux, op. cit., t. IV, p. 511.
3 Cf., lettre et ouvrage cités de Colin W. Nettelbeck.

- 521
D'abord plutôt gaulliste, il prit ensuite la défense du Général
Giraud dans Virginia Quaterly 1 . Dans cet article, Souvarine brossait
un portrait élogieux du Général Giraud, connu de l'opinion
internationale depuis son évasion spectaculaire de la forteresse de
Koenigstein en Allemagne en avril 1942, et retraçait sa carrière
militaire depuis sa sortie de l'Ecole de Saint-Cyr. Après avoir réfuté
différentes critiques adressées au général Giraud, notamment qu'il
serait politiquement «réactionnaire», Souvarine concluait ainsi :
«General Giraud has only one program : to drive the Germans out of
Africa, then out of France. He knows French North Africa and ail its
complexities. He knows the Spanish zone and the Axis menace
lurking there. Finally, he knows the Arab tribes. There would seem
to be a remarkable affinity between the man and the job. Political
inexpérience accounted for by a strictly military career may
conceivably lead him into an occasional blunder, but this cannot be
helped. He is not responsible for the présent confusion 2.» Le
rédacteur en chef de American mercury était Eugene Lyons, un
ancien correspondant de United Press à Moscou de 1928 à 1934,
qui, d'abord favorable à l'U.R.S.S., devint ensuite farouchement
antistalinien et présida, après la Deuxième Guerre mondiale, le
«American Committee for the Liberation of the Peoples of Russia».

«L'entrée des communistes au Comité français de libération


nationale (C.F.L.N.) alimenta son hostilité à la politique du général
de Gaulle à cause de l'attitude des communistes pendant la drôle de
guerre. Il reprochait également au chef de la France libre de
«concevoir le “pouvoir bolcheviste” à l'égal des autres pouvoirs
connus jusqu'alors» 3 . Il est désormais possible de mieux
comprendre ces réticences de Souvarine car, si «nous savions
qu'afin de contrebalancer l'influence anglo-saxonne, de Gaulle avait
joué la carte soviétique (...) nous ne mesurions pas l'ampleur des
concessions que le chef du C.F.L.N. avait faites à cette fin, en1

1 Ainsi le qualifie Ph. Robrieux dans sa notice biographique. Jean Rabaut qui l'avait
rencontré, en 1941, à Marseille nous affirma qu'il lui avait semblé, à, l'époque,
«plutôt gaulliste» (Entretien avec l'intéressé, Paris, 1987).
2 «In defense of General Giraud», The American mercury, avril 1943, p. 421-427.
3 D.B.M.O.F., t. 41, p. 339.

- 522 -
particulier sur la question du devenir de la Pologne ou sur celle du
second front 1 .»

Quelques extraits de sa correspondance avec Alfred Rosmer,


entre la fin 1944 et 1946, sont particulièrement éclairants sur son
état d'esprit du moment, ses craintes devant l'avenir et ses
difficultés personnelles, dans les dernières années de son exil
américain 2. Ainsi le 18 décembre 1944 il notait : «Tout ce qui se
passe dans le monde, toutes les nouvelles de France, tout décourage
d'écrire. Ajoutez à cela le travail qui m'écrase. Je n'ai pas le
moindre loisir et n'entrevois pas la fin du job qui me rive à mon
écritoire». L'année suivante, probablement le 1er mai, après avoir
travaillé quelque temps à l'Agence France-Presse, il observait : «La
fatigue seule m'a empêché d'écrire. Mais, maintenant que,
démobilisé, je m'y mets, je “réalise” qu'une autre raison me rend
difficile cet exercice : le dégoût. Cette guerre agonise dans une
horreur sans nom. Vous avez de la chance de ne pas voir les
journaux, pleins d'atrocités, d'abominations de toutes sortes. Cela ne
peut se comparer à rien de ce que l'histoire nous enseigne. Et il est
impossible de commenter. Ni de faire semblant d'ignorer. Lire ces
choses est un supplice. Ne pas lire serait une lâcheté, tels sont bien1

1 Philippe Buton, compte-rendu du livre de Henri-Christian Giraud : De Gaulle et les


com m unistes (2 tomes), Paris, Albin Michel, 1988, C om m unism e n°24-25, 1990,
p. 231. Dans le même article, Ph. Buton écrivait que l'auteur renversait la
perspective communément admise sur les rapports entre de Gaulle et les
communistes : «Loin de s'être joué des communistes (français) dans la lutte pour le
pouvoir, le Général aurait été l'instrument des communistes (soviétiques) dans le
combat pour le partage du monde. Ce renversement de perspective a pour corollaire
la réhabilitation du grand-père de l'auteur — le général Henri Giraud — qui,
contrairement à l'idée répandue par les gaullistes, aurait su, lui, défendre
l'indépendance nationale et limiter les ambitions communistes». Ce type de
remarque éclaire mieux l'expression de Souvarine sur «la connivence du gaullisme
avec le stalinisme». Cf. également 50 ans d'une passion française. De Gaulle et les
communistes, s. d. Stéphance Courtois et Marc Lazar, Paris, Balland, 1991.
2 La correspondance de Souvarine à Alfred Rosmer est conservée dans le Fonds Rosmer
du Musée Social (Paris). Elle comporte 35 lettres couvrant la période 1944-1957.
Les citations suivantes, sans indication d'origine, en sont extraites.

- 523 -
les temps que nous vivons : il n’y a pas d'issue (...) Et devant la
perspective de la fin des grandes opérations militaires en Europe,
chacun sent que la question n'est pas là. Que cette guerre ne
conduit pas à la paix. Qu'un mensonge énorme pèse sur ce bas
monde. Et d'autres mensonges subsidiaires.» En mars 1947, il
insistait plus particulièrement sur ses difficultés personnelles :
«Impossible de bouger. Impossible aussi de rester ; pas de visas,
donc pas de jobs. Et puis nous n'en pouvons plus. Nous traînons une
existence absurde, faite d'expédients, et sans direction, sans
horizon.»

Comme l'écrivit Souvarine, «après la capitulation allemande


en 1945, la plupart des Français réfugiés aux Etats-Unis par force
majeure n'avaient qu'une idée obsédante : rentrer en France. Mais
c'était impossible (...) Peu à peu, un régime plus fréquent de
communications navales se rétablit, mais les petits Liberty Ships
construits en série pour les transports de troupes ne pouvaient
satisfaire aux demandes. Des systèmes de priorité plus ou moins
arbitraires furent institués. L'organisme gaulliste France Forever,
infesté de staliniens, eut la haute main sur le départ des Français.
En butte à l'hostilité de ces gens qui ne me pardonnaient pas mon
livre de vérité sur Staline, je dus attendre jusqu'en juin 1947 pour
être rapatrié avec ma famille sur un Liberty Ship lent et
inconfortable, mais pour l'heure providentiel » (C.S. Prol., p. 18).

A partir de la fin 1944, Souvarine eut la douleur d'apprendre


la mort de plusieurs de ses amis, en particulier Pierre Kaan et
Amédée Dunois, s'ajoutant à la perte de Simone Weil, tandis que
d'autres s'étaient compromis avec l'occupant. La guerre avait
produit des pertes irréparables et des ruptures définitives. C'est
probablement Souvarine qui apprit à Lucien Cancouët le sort de
Simone Weil. Ce dernier l'avait perdue de vue à son retour
d'Espagne, après son engagement dans le Groupe international de la
colonne Durutti et ignorait tout de sa destinée ultérieure 1 . Par la1

1 Dans ses mémoires non publiées, L. Cancouët écrit : «Un ami que nous n'avons pas
revu depuis le début de la guerre frappe à notre porte. Il nous apporte des nouvelles
de Simone Weil dont nous ne savions plus rien (...) Il débarquait d'Amérique où il

- 524 -
suite, Lucien Cancouët devint le premier gérant de la revue de
Souvarine, Le Contrat social. D'autres, enfin, remisèrent leur
critique du stalinisme pour des jours meilleurs, invoquant
Stalingrad et le rôle du P.C.F. dans la Résistance pour mieux oublier
le pacte soviéto-nazi et l'attitude du P.C. pendant la drôle de guerre.
Déjà, en mai 1945, il écrivait à Rosmer, qu'en Italie, «Silone et
Modigliani se sont résignés à collaborer avec les communistes.
Disent qu'on ne peut pas faire autrement.»

Dans l'immédiat après-guerre se développa ce que Souvarine


nomma à plusieurs reprises le «terrorisme intellectuel», à propos
des «conditions dans lesquelles les éditions et les journaux, en
France, ont exercé leurs activités pendant les années consécutives à
la libération du territoire par les armées anglo-américaines» 1 .
Cette situation n'entraîna pas la démission intellectuelle de
Souvarine, mais elle rendait sa tâche encore plus difficile que dans
les années trente, accentuant sa marginalisation et réduisant son
audience et ses possibilités d'expression. Nous n'en voulons pour
preuve qu'il ne put s'exprimer, à partir de juin 1948, que dans une
n ew sletter de quatre pages in-4°, imprimée à cent exemplaires,
L ’Observateur des deux mondes, dans laquelle il tenta de réfuter
les lieux communs sur la situation politique mondiale issue de la
guerre. Il collabora ensuite au Bulletin d’études et d'informations
politiques internationales, le B.E.I.P.I., devenu Est et Ouest à partir
de 1956, à P reu v es, la revue du Congrès pour la liberté de la
culture, ainsi qu'à Esope, aux quotidiens Le Figaro et L'Echo d'Alger,
etc. Il fonda sa propre revue, Le Contrat social (1957-1968), pour
«faire “apparaître au grand jour la nature véritable du*

avait passé toute la guerre» (volume II, p. 268). Manuscrit dactylographié conservé à
l'Institut d'histoire sociale, Nanterre.
* L'Observateur des deux mondes et autres textes, Paris, Ed. de la Différence, 1982,
p. 7 -8 .

- 525
communisme” et convaincre la gauche traditionnelle qu'il en est
“l'ennemi le plus cruel”» 1 .

«Dans sa lutte contre la propagande du Kominform, Souvarine


ne néglige aucune tribune, aucune méthode. Aux “armes
psychologiques” de l'U.R.S.S., il oppose “l'arme de la Vérité”, en
recensant tous les “faux” soviétiques rédigés sur ordre du Kremlin
pour redorer le blason du Petit Père, et en tenant le registre de
toutes les affaires d'espionnage (affaire Alger Hiss, procès des
époux R o s e n b e r g . P l u s encore que les “agents de Moscou”, les
cibles favorites de Souvarine sont les compagnons de route qu'il
épingle dans son “Mémento”, et les neutralistes du M onde et de
L'O bservateur. Acerbe à l'égard de ces “gendelettres”, Souvarine
raille ces “intellectuellement faibles” qui se prosternent devant
l'autel du stalinisme.(...) Ayant désigné l'ennemi avec violence,
Souvarine ira même jusqu'à approuver l'intervention américaine au
Viêt-nam, position qui ne fera qu'amplifier sa marginalité au sein
de l'intelligentsia de la Rive gauche. Remarquable polémiste,
Souvarine a toujours écrit à contre-courant, saisi par l'urgence de
diffuser tout ce qu'il connaissait du système soviétique et sans
prendre la peine de polir les aspérités de ses propos. Cette certitude
de “dire vrai”, le refus d'admettre une opinion contraire et la
violence de ses accusations l'ont en définitive privé d'audience.»

Ces quelques remarques d'Ariane Chebel d'Appollonia ont le


mérite de poser rapidement le problème de l'itinéraire de
Souvarine après la Seconde Guerre mondiale. Elles sont, bien
évidemment, loin d'épuiser le sujet et leurs formulations pèchent
peut-être par la brièveté du propos qui entraîne des affirmations
trop abruptes pour être tout à fait exactes. Il est cependant
symptomatique et encourageant que la dernière en date des
histoires des intellectuels français de la décennie 1944-1954 fasse
une place à Boris Souvarine. Délaissant les règlements de compte et
les polémiques, il serait souhaitable qu'une étude, au plus près des1

1 Ariane Chebel d'Appollonia, Histoire politique des intellectuels en France (1944-


1954), tome II, Bruxelles, Complexe, p. 91. De même pour la citation suivante, p. 91-
92.

- 526
faits et des textes, s'attache à restituer le parcours de Souvarine, de
l'immédiat après-guerre à sa mort. Il n'est pas interdit d'envisager
qu'une telle étude trouverait une grande unité dans la trajectoire
politique du fondateur du Cercle communiste démocratique, sans
parler de sa fidélité à certains principes moraux. Cela éviterait de
limiter l'œuvre de Souvarine à son seul S ta lin e , qu'après avoir
encensé de la façon la plus conventionnelle, certains
commentateurs ensevelissent sous l'accusation qu'ils jugent
infamante d'«anticommunisme professionnel» pour qualifier ses
prises de position dans les années cinquante et soixante. Délaissant
cette vieille scie, ils s'apercevraient peut-être que le sort des
travailleurs soviétiques demeura au centre de sa condamnation
radicale d'un régime qui n'eut de socialiste que le nom, car il resta
jusqu'à la fin de ces jours «solidaire des exploités et des opprimés
de toutes sortes» l .1

1 Feu le Komintern, op. cit.


ANNEXES DOCUMENTAIRES

- 528
LETTRE A LA REVOLUTION PROLETARIENNE

Paris, 5 février 1927

A la rédaction de la R.P.

Camarades,

Permettez-moi de répondre aux observations et


critiques de Giauffret, Postgate et Monatte parues dans le n° de
Décembre.

Sur la «forme» et sur le «ton», je connais déjà l'antienne.


Il y a douze ans qu'on me le répète. Pendant la guerre, quand les
ouvriers tombaient par millions, Renaudel exigeait de nous des
politesses. Aux heures tragiques de la Révolution russe, alors que le
prolétariat risquait de subir une défaite plus terrible que celle de la
Commune, Longuet se plaignait de notre véhémence peu
académique. Plus tard au cours des luttes pour l'Internationale
communiste dans notre Parti, Frossard nous donnait des leçons de
galanterie. Maintenant, voici de nouveaux reproches sur la «forme»
et le «ton» discourtois.

J'observe d'abord qu'attacher tant d'importance à la


forme, c'est n'avoir rien à dire sur le fond. Or est-ce la forme ou le
fond qui importe ? Puis, Giauffret s'est-il bien rendu compte en
quoi consiste la «violence» qu'il dénonce : si elle résidait dans la
forme, il n'eût pas manqué d'en citer des exemples ? En réalité, la
violence est non dans mes paroles, mais dans les faits, dont je n'ai
été que le secrétaire, certes passionné, mais passionné de quoi,
sinon de l'amour du prolétariat et de la fidélité à sa révolution ?

Je ne suis pas membre de la Chambre des Lords, et ne


croyais pas écrire pour des demoiselles de pensionnat. Il m'est

- 529 -
impossible de traiter des souffrances du prolétariat russe et des
destins d'une révolution en danger avec l'impassibilité d'un
rédacteur de procès-verbal. Je ne revendique pas la sérénité du
spectateur, mais l'ardeur du militant. Le journal où j'écris s'appelle
Révolution prolétarienne, et par conséquent évoque une notion
impliquant quelque rudesse et même une violence non limitée à la
forme. Je plains celui qui se croit révolutionnaire et s'émeut d'une
tournure de phrase un peu vive : relisez quelques pages de nos
classiques révolutionnaires et nos proses contemporaines vous
paraîtront bien pâles. «Souvenez-vous, — disait Saint-Simon à ses
disciples — que pour faire quelque chose de grand , il faut être
passionné» .

Avec Postgate, c'est une autre histoire. Il m'attribue des


propos fantasmagoriques, ne correspondant ni à ma pensée, ni à
mes écrits, pour m'en faire grief, puis accorde que son français est
peut-être en défaut. Il est permis d'ignorer le français mais il ne
l'est pas de faire de cette ignorance le point de départ d'une
polémique. Et quand un camarade ignore le français au point de
comprendre tout de travers, et même le contraire de ce qui est
écrit, cela ne donne aucun intérêt particulier à son immixtion
intempestive dans un débat dont il ignore les plus simples
éléments. On se demande ce qui a pu guider la rédaction de la R.P.
en insérant une telle lettre. Donner la parole aux lecteurs ? Mais la
rédaction a toujours fait un choix «parmi nos lettres» comme le
titre l'indique, et si celle de Postgate a été retenue comme ayant
des titres à l'insertion, cela donne à frémir quant à la valeur des
autres. Sommes-nous donc tombés si bas ?

Quoi qu'il en soit, cette lettre contient de telles


insinuations, des commentaires si dénués de scrupules que
j'entends y répondre, me départissant ainsi de mon attitude
habituelle. Un solide mépris dont je suis naturellement armé m'a
dispensé de réfuter les accusations innombrables dont je suis l'objet
depuis des années. J'ai servi de thème à des dizaines de légendes
insensées, de prétexte à des tonnes de littérature diffamatrice. J'ai
essuyé sans mot dire des rafales de propos injurieux. Je vais tâter
d'une nouvelle méthode, puisque la R.P. m'y incite en publiant des

- 530 -
accusations que j'avais coutume de lire dans des journaux où je
n'aurais pu répondre.

Postgate nous adresse, dit-il, «tout à fait amicalement»


ses reproches. Suivent les dits reproches signifiant que le principal
responsable serait un faux témoin, un divagateur, un partisan de la
scission du parti russe, et, pour comble, un ami de Zinoviev. Tout
cela, «tout à fa it amicalement». Que serait-ce si l'amitié
n'intervenait pas dans cette affaire ? Voilà un exemple de «forme»
et de «ton» conforme aux voeux de Giauffret, expert en courtoisie.
Pas de terme vif, mais quelles insultes implicites : si Postgate
n'indiquait sa méconnaissance du français, de quel mot faudrait-il
qualifier ses procédés de discussion ! Ce mot j ’allais l'écrire, mais je
m'abstiens comme témoignage de ma bonne volonté envers les
tenants du langage sénatorial.

Postgate m'impute «que les dirigeants actuels du P.C.R.


sont des phénomènes psycho-pathologiques» et qu'ils se conduisent
comme ils le font parce qu'ils sont victimes de l'alcoolisme.
Personne n'a pu lire dans mon article de pareilles sottises, que je
n'ai ni écrites ni pensées, et je les laisse entièrement au compte de
Postgate. J'ai parlé de phénomènes psycho-pathologiques sans faire
le moins du monde allusion aux dirigeants du Parti que Postgate
introduit là je ne sais ni pourquoi ni comment, mais au contraire
aux malheureuses créatures dont ils ont déchaîné la bestialité, et
j'ai de même appelé l'attention sur l'alcoolisme sans faire allusion
aux dirigeants, mais en me référant aux insanités d'un certain
journal dont les rédacteurs sont de bas domestiques. Postgate n'a
donc aucun droit de prendre ici la «majorité de la vieille garde»
comme si je l'avais mise en cause, alors que je n'y ai pas fait
allusion, et que si j'avais été tenté d'en parler, ç'aurait été au
contraire pour constater que la majorité des vieux bolcheviks est
dans l'opposition.

Postgate découvre ensuite les péchés de Zinoviev et


stigmatise celui-ci. C'est s'y prendre un peu tard. Et qu'est-ce que
cela peut bien avoir de commun avec l'auteur de l'article discuté ?
Si quelqu'un au monde pouvait se croire à l'abri d'une suspicion de
complaisances envers Zinoviev, c'est bien le soussigné. Je pensais
- 531
avoir payé assez cher le privilège d'avoir eu raison presque seul
contre le président de l'Internationale à l'époque où il était tout-
puissant, escorté de fanatiques, de flatteurs, et de suiveurs, et où
Postgate que je sache, ne s'est jamais permis de le prendre à partie.
Encore une illusion envolée. Mais puisque Postgate m'y oblige de la
sorte, je lui dirai tout net que sa vaillance tardive n'en impose à
personne. Il fallait se montrer deux ans plus tôt. S'escrimer contre
un Zinoviev réduit à l'impuissance est à la portée du premier venu.
J'ai compris mon devoir autrement, en m'élevant contre Zinoviev à
l'apogée de son omnipotence, contre sa désastreuse politique, ses
catastrophiques méthodes, et en laissant à d'autres le triste courage
de le piétiner abattu. Je n'ai pas corrigé d'un iota mes appréciations
à son égard ; je n'ai éprouvé le besoin d'y rien ajouter contre un
adversaire vaincu ; enfin, je dédaigne les champions attardés qui
accourent à la rescousse quand le danger est passé.

Postgate continue en m'attribuant l'arrière-pensée de désirer


la scission du parti. De quel droit ? J'ai écrit exactement le contraire.
Voici mon texte : «Des politiques trop intéressés et d'irresponsables
amateurs d'émotions fortes espéraient une tragédie ; dans leur
déception, ils ont crié à la farce. Les communistes non-conformistes
de notre sorte, appréhendent une tournure violente du conflit, que
tout laissait craindre, sont naturellement d'un autre avis». J'ai
expliqué dix fois qu'en Russie, scission du Parti signifierait guerre
civile, et j'ai encore écrit à ce sujet : «L'opposition privée de tout
droit d'exister ne pouvait choisir qu'entre l'insurrection et la
soumission. Elle s'est soumise sans rien rabattre de ses opinions,
pour éviter une effusion de sang. Des adversaires principiels du
régime peuvent seuls l'en blâmer». Où Postgate est-il allé chercher
un désir de scission ?

Ensuite, les reproches «tout à fait amicaux» de Postgate


tournent à quelque chose de difficilement qualifiable en termes
admis par Giauffret. J'avais cité le Troud des 15 et 18 septembre, la
Pravda du 23 septembre. Et Postgate d'écrire à mon propos : «Peut-
il indiquer ses références ? Non seulement je puis les indiquer mais
c'est ce que j'ai fait. Et je ne puis maintenant que me répéter.
Jusques à quand Postgate exige-t-il que je le fasse Troud des 15 et

- 532 -
18 septembre, Pravda du 23 septembre : est-ce assez clair ? Je ne
puis ni chanter ni mimer ni danser Troud et Pravda de telle et telle
date, mais seulement l'écrire. Et quand j'écrirais cent fois la même
chose, quelle raison de supposer que Postgate comprendrait mieux
à la centième fois ?

Je ne suivrai pas Postgate dans tous les détails de ses


déformations. Je suis déjà las d'une discussion aussi oiseuse, mon
dégoût naturel de ce genre d'exercice tend à reprendre le dessus et
je risque à tout instant de donner matière à la chaste intervention
de Giauffret. Heureusement un camarade bien connu du noyau de
la R .P ., non suspect de complaisance envers qui que ce soit m'écrit
de Moscou ces lignes que je me bornerai à reproduire : «Figurez-
vous qu'il y a des gens indignes de lire autre chose que des thèses
de Kuusinen, qui prennent ce que vous écrivez au sens propre, et
qui par suite sont scandalisés du “raisonnement” : quand on viole
des statuts on peut bien violer des petites filles. Ainsi X . Ils
entendent au sens propre que d'après vous, les gens qui ont écrit
les manchettes de la “Leningradskaïa Pravda” avaient le délirium
tremens et ils seraient prêts à vous envoyer des certificats de
médecins attestant le contraire. C'est à décourager d'écrire. Il est
vrai qu'après s'être nourri des proses que vous savez, on est
excusable de ne plus saisir l'esprit». Ce n'est pas seulement en
Russie mais aussi en France et en Angleterre parait-il qu'il se
trouve des gens pour prendre au propre cette figure de rhétorique
appelée métaphore et pour donner un sens littéral à une tournure
ironique. Qu'y puis-je? Constater seulement une fois de plus la
déchéance des lecteurs qui se croient «avancés» et mesurer
l'im m ense besogne que l'avenir réserve aux quelques
anachroniques bipèdes, dont je suis, qui s'obstinent à rester
révolutionnaires quand rien ne les y encourage.

J'en viens à des choses plus sérieuses, les commentaires de


Monatte. Celui-ci écrit «qu'après les grandes tourmentes, les
violents efforts de guerre et de révolution, il y a toujours comme
une détente des freins moraux, nous ne pouvons évidemment
songer à rendre telle ou telle tendance responsable d'un tel état de
choses». Cela n'est pas niable, mais on ne peut cependant pas

- 533
accepter cette manière vague d'ignorer certaines responsabilités,
directes ou non. Quand les vingt cinq millions de famille paysannes
russes cultivent la terre, accomplissant les gestes ancestraux
qu'aucune thèse d'aucun congrès d'aucun parti ne leur a jamais
appris ; quand des millions d'ouvriers russes triment au fond des
mines ou sur les chantiers ou devant les haut-fourneaux ou à
l'établi, selon les dures lois de la production moderne de tous les
pays ; quand à la fin de l'année, les statisticiens alignent les chiffres
traduisant les résultats de cet immense labeur, — les dirigeants du
parti s'en attribuent le mérite et la presse à leur dévotion leur fait
honneur des pouds de blé et des tonnes de houille. Si la pluie
nourrit les céréales et si le soleil mûrit la moisson, c'est grâce au
bureau politique, et même à l'Agit-Prop. Mais les millions de
chômeurs, les centaines de milliers d'enfants abandonnés, les
milliers de prostituées, la misère, la mendicité, l'apachisme et
l'ignorance, — ce n'est la faute de personne. C'est l'héritage du passé,
l'état arriéré du pays, les conséquences de la guerre, bref toutes
sortes de causes impersonnelles qui nous valent ces plaies. Une
telle façon de résoudre la question est trop simple. Des marxistes ne
peuvent attribuer à des individus, si puissants soient-ils, des torts
ou des mérites hors de proportion avec des phénomènes
économiques et sociaux d'envergure collective ; nous qui ne
sommes ni des serviteurs du pouvoir, ni des démagogues, nous
cherchons sincèrement à aider la classe ouvrière à faire ses affaires
elle-même, et ne pouvons nous tirer d'embarras par le classique :
«C'est la faute au gouvernement» en contre-partie du «c'est grâce
au comité central léniniste» des flagorneurs attitrés. Nous savons
que ce n'est pas le gouvernement qui produit l'acier et que ce n'est
pas lui qui ordonne de violer les jeunes filles dans la rue. Mais nous
savons aussi que l'Etat n'est pas sans influence sur la production,
surtout en Russie sur la production industrielle, et qu'il joue un rôle
immense dans l'éducation, qu'il peut avoir parfois une action
décisive sur certaines taressociales. Il est donc p ossible que le
gouvernement ait un mérite dans l'amélioration de la production et
il est p o ssib le qu'il ait une responsabilité dans certains fléaux,
quelles que soient par ailleurs les causes objectives qui
interviennent. Dans le cas qui nous occupe, j ’ai dit sous une forme
plus ou moins heureuse, n'ayant pas le talent littéraire de Postgate,
- 534 -
en tout cas j'ai voulu dire, et je le répète, que les dirigeants du Parti
et du pays portent une lourde responsabilité dans la vague de
démoralisation et d'immoralisme dont les effets ont été signalés,
dénoncés et commentés par la presse soviétique quand le mal s'est
avéré virulent. Si les dirigeants donnent l'exemple de l'arbitraire,
du mépris des lois, de la répudiation de toute morale, les dirigés
doivent inévitablement sur d'autres plans, à une autre échelle, sous
diverses formes, donner libre cours à leurs dérèglements et
débordements. J'ai écrit dans la R.P. de septembre déjà : «il faut
une légalité révolutionnaire pour abolir l'arbitraire bureaucratique,
il faut soumettre à la loi — la loi dictée par le prolétariat en
révolution — le secrétariat du Parti, le Politbureau et le Guépéou,
qui actuellement ne connaissent d'autres lois que celles de leurs
improvisations. La dictature du prolétariat doit trouver sa formule
dans un système de droits et de devoirs qui fasse loi pour tous...»
Telle est ma pensée de toujours exprimée sous diverses formes.
Cette question de la légalité a fait couler beaucoup d'encre en
Russie, depuis 2 ans, et comme elle n'est pas résolue, on doit y
insister. Deux juristes communistes bien connus, Krylenko et
Iakhontov ont défendu contre la thèse officielle de l'efficience
révolutionnaire celle de la légalité révolutionnaire et leur point de
vue a été critiquée dans les Isvestia du 7 septembre 1926 (je dis,
camarade Postgate : Isvestia du 7 sept. 1926) dans les termes
suivants :

« Le camarade Iakhontov estime, avec Krylenko, que


l'efficience révolutionnaire doit être intégrée dans les cadres de la
législation en vigueur. Il nous semble que de telles tentatives
d'opposer l'efficience révolutionnaire à la légalité révolutionnaire
peuvent finalement conduire à la négation de la conception
léniniste de la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat,
comme toute dictature est un pouvoir qui n'est lié par aucune loi.»

Voilà qui est parler net, voilà bien la théorie de


l'arbitraire, voilà la pensée des dirigeants du parti, voilà ce que je
conteste et dénonce. Je dis que si le pouvoir lui-même viole ses lois
— et ce n'est pas de nos lois communistes qu'il s'agit — n'importe qui
peut violer n'importe quoi. Je ne prétends pas avoir ainsi résolu la

- 535
question mais c'est déjà quelque chose que de l'avoir posée. Quand
on le voudra j'apporterais là-dessus des faits, des documents et des
arguments. Ce n'est pas tout : les dirigeants ont des responsabilités
lourdes aussi par l'exem ple qu'ils donnent, leurs actes et leurs
paroles ayant une bien plus grande portée que ceux du commun
des mortels. Là encore il y a beaucoup de faits, de documents,
d'arguments à jeter dans le débat. Enfin il est une autre sorte de
responsabilités qui pèsent sur les dirigeants : celle d'interdire ou
d'entraver toute initiative spontanée de la masse ou des individus,
de briser leur activité autonome, d'étouffer leurs créations, de
n'admettre comme n'ayant droit à la vie que les formes
d'organisation officielles, les institutions du Parti ou de l'état
stérilisées par la bureaucratie, et de vouer ainsi au désœuvrement,
à la démoralisation, à la débauche des milliers d'êtres sans culture,
sans maîtrise de soi, sans but de vivre, et comme dit le poète sans
foi ni loi sans feu ni lieu. Je dis que si le parti était un parti, si les
syndicats étaient des syndicats, si les soviets étaient des soviets, si
les coopératives étaient des coopératives, au lieu d'être simplement
des appareils, tout ne serait pas encore pour le mieux dans la
meilleure des républiques soviétiques, mais les maux seraient
moindres, et en voie de réduction au lieu d'aller s'aggravant.

Monatte fait allusion aux «récits idylliques» rapportés de


Russie comme témoignage de la situation là-bas. Certes, ces récits
sont sans valeur scientifique, et n'ont jamais présenté qu'un intérêt
littéraire ou de propagande, mais je ne sache pas qu'un camarade
connaissant réellement les choses de Russie ait fait de tels récits. Le
bourrage de crânes sur le thème russe, c'est la méthode Cachin-
Frossard contre laquelle j'ai vigoureusement réagi en 1921, dès
mon arrivée à Moscou, ce qui m'a valu mon premier conflit avec les
trop zélés serviteurs des puissants, et dont il reste heureusement
des traces écrites. Au lieu de bavarder à tort et à travers sur un
sujet aussi complexe et ardu comme l'ont fait tant de politiciens et
de journalistes pressés de bâcler une série d'articles bruyants, ou
un «bouquin» après quelques semaines ou quelques mois de séjour
là-bas, la plupart ignorant la langue, le pays, son histoire, sa
composition sociale, sa structure économique, ses moeurs, n'ayant
ni liens ni contact avec son peuple, et réduits à n'observer que des
- 536 -
app a ren ces dans deux ou trois grandes villes, au lieu, dis-je de
barbouiller du papier comme tant d'autres, j'ai cru devoir rester en
Russie le plus longtemps possible, essayer de voir les choses «d'en
haut» et «d'en bas», pénétrer dans les milieux les plus divers, enfin
apprendre à connaître la différence entre ce qui est écrit sur le
papier et ce qui existe dans la vie, entre le décret splendide et
l'exécution lamentable, entre la théorie et la réalité. Et à mesure
que je me rendais maître du sujet, j'apercevais mieux tout ce qu'il
fallait encore apprendre et l'impossibilité de transmettre à d'autres
les fruits de ce travail. Il me souvient de m'en être ouvert un jour à
l'ami Pascal, qui dit judicieusement : «La difficulté d'écrire sur la
Russie, c'est que pendant longtemps on n'en sait pas assez, et
qu'après avoir bien travaillé, on en sait trop...» Ce n'est que trop
vrai. Il n'y a pas de langue commune entre celui qui connaît le sujet
et ceux qui l'ignorent : il faut la créer, définir préalablement les
termes, transposer les notions admises. Ainsi, les syndicalistes de la
R.P., spécialistes en la matière, ne se font pas la moindre idée de ce
qu'est un syndicat en Russie ; si l'on prononce le mot, ils se
représentent la chose à l'occidentale, et cela n'a rien de commun
avec ce dont il s'agit. Il en est de même pour tout ce qui n'est pas
spécifiquement défini. Quand je songe à ce que le mot «Soviet» peut
évoquer à l'esprit de celui qui n'en a jamais vu ou qui en ignore le
mode de formation...

Depuis 1917, j'ai fait une besogne apologétique connue


en faveur de la révolution bolchévique et je n'ai rien à en
retrancher. J'ai dit la vérité et je continue. Je ne pouvais pas dire
avant la mort de Lénine des choses qui ne se sont passés qu'après.
Je ne pouvais non plus parler avant de savoir, avant d'avoir vérifié,
contrôlé, éprouvé. Et enfin, il y a temps pour tout : n'est-il pas
naturel, rationnel de faire passer avant tout la défense à l'heure du
danger et de passer à l'auto-critique une fois la sécurité assurée ?
C'est ce que j'ai fait, que je suis prêt à refaire. J'ai défendu la
révolution menacée contre ses ennemis de toute sorte et je persiste
à la défendre contre ses faux amis, contre ses profiteurs et ses
parasites. On sait ce que cette attitude m'a valu. Je ne regrette rien,
sauf de n’avoir rien su faire de plus efficace.

- 537 -
«Si nous ne comprenons pas, il y a de leur faute» écrit
Monatte à propos des camarades qui ont longtemps séjourné en
Russie. Il y a peut-être aussi de la faute du lecteur qui exige des
opinions toutes faites, des sujets tout mâchés, des simplifications
déformatrices quand la question est complexe. Si le lecteur daignait
s'en donner la peine, bien des choses lui seraient accessibles
d'emblée sans qu'il soit besoin de seriner : précisément celles qui
ne varient pas selon le degré de longitude. Supposons cependant
que le lecteur moyen ne puisse se faire une idée suffisante sans
secours. Mais Monatte ? N'a-t-il pas bénéficié d'informations
personnelles précieuses, n'a-t-il pas eu en même temps que moi-
même des entrevues avec des camarades de diverses nuances
d'opinion, qualifiés pour nous documenter, n'avons-nous pas
partagé nos renseignements ? Dans l'énorme «littérature» publié
après coup par l'exécutif, n'a-t-il rien puisé ? N'a-t-il rien lu d'utile
dans divers journaux comme LeTemps (articles de M. Rollin),
L'Inform ation et certaines publications sérieuses comme celles du
Bureau International du Travail. Et si, après avoir tout lu, Monatte
peut écrire : «nous ne comprenons pas, nous ne pouvons pas
comprendre», il y a sans doute d'autres raisons que celle qu'il
invoque.

Monatte me reproche de n'avoir pas donné «en trois


articles», un résumé de ce que pense , de ce qu'a dit dans ses thèses
et déclarations l'opposition russe, puis de n’avoir pas expliqué
pourquoi les critiques et les suggestions n'avaient soulevé nul
grand écho, etc... Malgré mon vif désir de reconnaître quelques
torts, ne fût-ce que comme preuve de conciliation vis-à-vis de mes
critiques, je ne puis considérer comme fondée cette observation.
Trois articles, c'est peut-être beaucoup pour la R.P., ce n'est rien
pour la question russe. A raison de l'importance accordée par la R.P.
à tel autre sujet, infinitésimal devant la révolution russe, c'est cent
articles que mériterait celle-ci. Ensuite je ne pouvais résumer les
thèses de l'opposition avant de les avoir reçues. Et enfin les ayant
reçues très tardivement, Monatte sait comment et pourquoi je
n'avais pas le droit d'en disposer. J'ajoute que depuis trois années,
je me suis systématiquement abstenu de suivre dirigeants et
opposants dans leurs simulacres de discussions théoriques ou
- 538
économiques, destinées à masquer le véritable différend ; j'ai écrit
dix fois que le seul problème qui divisait réellement le Parti était
celui du pouvoir, du régime intérieur quand je ne puis dire que la
millième partie du nécessaire, je me limite à l'essentiel ; j'ai écrit et
je le répète que les fractions aux prises se mettraient aisément
d'accord sur les moyens pratiques de faire progresser la révolution
si la question du pouvoir ne les dressait l'un contre l'autre, ne les
incitait à prendre systématiquement le contre-pied de l'opinion de
l'adversaire par esprit de tendance. Depuis quand se bat-on dans le
parti russe pour savoir s'il faut importer des marchandises, fermer
une usine, accroître l'émission, augmenter les salaires, imposer les
paysans, assigner des fonds à l'industrie ? Depuis la disparition de
Lénine, depuis que la question du pouvoir est posée. Il y a toujours
eu des désaccords et des controverses dans le Parti mais on finissait
par s'entendre pour travailler en commun dans l'intérêt de la
révolution : ce temps n'est plus. Au lieu de s’attaquer aux difficultés
pour les résoudre, on s'en empare pour en faire des armes, on
guette le contradicteur pour le prendre en défaut, on espère son
erreur, on spécule sur ses défaillances. Et c'est le parti qui en
souffre, la révolution qui en pâtit. «Le socialisme dans un seul pays
?» Pourquoi s'est-on battu à ce propos en 1926 et non en 1924 ?
Pour la raison déjà dite. Et «la révolution permanente» ? Pourquoi
s'ingénie-t-on à réveiller d'anciennes disputes classées, appartenant
à une autre époque historique ? Toujours pour la même raison. Il
n'est pas vrai que le parti se soit divisé en 1923 sur «l'intervention
des marchandises», en 1924 sur «les leçons d'Octobre», en 1925,
sur le «socialisme dans un seul pays», en 1926 sur
«l'industrialisation». Il n'est pas vrai que le Parti se soit divisé sur
le Plan, sur la concentration industrielle, sur la stabilisation du
rouble, sur le pourcentage de koulaks. Cela n'est pas vrai car le
parti ne comprend rien à des discussions de spécialistes, encore
embrouillées par des considérations de tactique, de manœuvres
compliquées de fractions. Le parti russe ne comprend pas plus que
toi, Monatte, et tu voudrais que les communistes français soient
mieux partagés ? Après avoir lu l'article de Chliapnikov sur
l'opposition ouvrière, étais-tu plus avancé ? Et après avoir lu un
discours de Staline vois-tu plus clair ? Rappelle-toi l'inepte
discussion sur le point de savoir — en France — s'il fallait, ou non,
- 539 -
fermer l'usine Poutilef, soulevée par des gens qui espéraient porter
un coup à Trotsky et ignoraient que la proposition venait de Rykov.
Oui, le parti russe, les communistes français p o u r r a i e n t
com prendre, mais à condition que les questions soient traitées pour
elles-mêmes, non dans un but de discréditer les uns ou les autres.
Si l'on demande à un communiste moyen quelle somme devrait être
assignée à telle branche d'industrie en telle année, ce camarade, à
moins d'être un imbécile, ne peut que répondre qu'il n'en sait rien,
que c'est l'affaire des spécialistes qui ont la confiance du parti ; si
l'on exige pourtant son avis, il demandera des matériaux d'étude,
consultera les connaisseurs et leurs écrits et essaiera de se faire
une opinion ; mais si ce malheureux doit craindre en se prononçant
de faire le jeu de Trotsky ou de déplaire à Staline, voire de se faire
traiter de contre-révolutionnaire et de perdre son gagne-pain, à
quoi sert de le consulter ? Autre exemple : il s'est livré en Russie de
furieux débats sur le nombre de koulaks ; les statisticiens attitrés
ne peuvent arriver à l’établir, les fractions se servent des chiffres
qui servent leur thèse, les dirigeants donnent l'ordre de modifier
les tables, hier officielles qui les gênent, et là-dessus, on demande
l'avis d'un membre... de la cellule de Citroën. Et si je dis que les
maniganceurs de ces choses méritent du bromure, Giauffret se
plaint de mon «ton» et Postgate conteste gravement le diagnostic.

La preuve que tous ces grands thèmes de discussion ne


sont que des prétextes, c'est que les hommes les plus en désaccord
ont su se rejoindre dans les deux camps et unifier leurs conceptions
disparates. Je ne cite pas de noms et m'abstiens d'énumérer les
sujets de discorde pour abréger mais on sait de quoi je parle : les
deux blocs opposés sont fort hétérogènes et c'est la question du
pouvoir qui les a formés en dépit de toutes autres divergences
théoriques et pratiques. Me demander «un résumé de ce que je
pense, de ce qu'a dit l'opposition dans ses thèses et déclarations»,
c'est oublier que ces textes ont été rédigés sous les pires menaces,
et qu'ils dissimulent plus de choses qu'ils n'en peuvent révéler.

Les opposants ne sont pas libres de s'exprimer, ils


tiennent compte des moyens de pression et de répression de
l'adversaire, des risques à courir... Comme les dirigeants d'ailleurs,

- 540 -
ils ne disent pas toujours ce qu'ils pensent, ils ne pensent pas
toujours ce qu'ils disent. Tout est empoisonné de tactique. Mais je
ferai mieux bientôt que de résumer des thèses, je les publierai
intégralement. Cela n'expliquera pas à Monatte «l'absence de grand
écho dans le parti russe» puisque personne là-bas ne les connaît,
c'est-à-dire que quelques centaines seulement les connaissent sur
un million de membres du Parti.

Pourquoi «nul grand écho» ? J'ai expliqué les conditions


dans lesquelles s'est manifestée la brève tentative de l'opposition
de prendre la parole malgré l'interdiction. Je répète que le parti
ignore tout des questions débattues ; ce n'est pas parce que
l'opposition a réussi à prendre la parole dans quelques cellules — le
parti en compte des milliers — où les orateurs disposaient le plus
souvent de trois minutes, que les ouvriers russes savent quelque
chose des thèses de l'opposition. Mais si les ouvriers avaient eu
cette possibilité de s'informer et de discuter que le Parti leur
refuse, que se serait-il passé ? Voilà une grande question qui
dépasse singulièrement celle de la conférence d'octobre. J'ai dit cent
fois à des camarades russes de l'opposition : «La classe ouvrière
n'est ni avec vous, ni avec les dirigeants. Elle en a assez de ces
histoires auxquelles elle ne comprend rien. Elle est fatiguée par
douze ans de guerre et de révolution. Elle veut du travail, des
salaires meilleurs, des logements plus propres, des écoles pour ses
enfants, et quelques libertés pour elle. Vous ne pouvez
actuellement lui demander un nouvel effort. Travaillez à son
éducation c'est ce que vous avez pour l'heure de mieux à faire...»
Ces choses peuvent être dites et discutées entre gens qui
connaissent tous les éléments du problème. Mais puis-je les écrire
dans la R.P. sans leur donner les développements nécessaires ? Si je
dis que les ouvriers ne sont ni avec les uns ni avec les autres, cela
signifie-t-il pas qu'ils sont contre le Parti, peut-être même avec la
bourgeoisie ? Cela non plus n'est pas. La question n'est pas si
simple. Il ne s'agit plus d'ailleurs d'une péripétie de lutte intestine
du parti, mais bien de l'état de la Russie dans la dixième année de
la révolution. Il faudrait pouvoir exposer objectivement la situation,
l'analyser, puis essayer de dégager des perspectives probables ou

541
possibles. C'est un rien. Combien de lignes Monatte m'accorde-t-il
pour cette bagatelle ?

Ce n'est pas en trois articles qu'on pouvait satisfaire le


lecteur mais en un volume. Que de camarades m'ont incité à écrire
le bouquin sur ce sujet qu'ils me savent posséder à fond. Ils en
parlent à leur aise : depuis neuf ans les bourreurs de crânes de
droite ou de gauche accablent le public de descriptions horrifiantes
ou de récits paradisiaques, d'égale valeur, le désorientent et le
découragent ; l'informateur compétent et consciencieux est pris
malhonnêtement à partie des deux côtés ; à peine signale-t-on un
fait, en indiquant une authentique référence officielle, qu'il se
trouve un Postgate pour faire «tout à fait amicalement» les pires
insinuations, que serait-ce d'un livre donnant mille données et
mille références ? Nous avons à refaire la préparation de cette
partie du public animée de bonne volonté envers la question russe,
désireuse de comprendre, sympathique a priori à la révolution
(sans cette sympathie initiale pas de compréhension possible), qui
demande des faits exacts, des arguments désintéressés, des
témoignages sincères. La tâche n'est pas mince. Raison de plus pour
ne pas décourager ceux qui y collaborent.

Je ne crois pas impossible d'éclairer certains aspects du


problème russe en des articles de dimensions restreintes, pour les
lecteurs capables de reconstituer en esprit l'ensemble, d'enchaîner
eux-mêmes les questions. Mais à condition de les traiter en dehors
des conflits de fractions et de factions. Ce n'est pas au cours d'une
phase aiguë de lutte que ce travail peut être fait utilement, si l'on
demande des articles à l'heure où le parti est en pleine crise, où la
presse informe et déforme à tort et à travers l'actualité impose sa
loi, je cours au plus pressé et délaisse ce qui peut attendre ; c ’est
entre deux crises que l'on peut exposer à loisir et discuter sans
fièvre. Je l'ai dit plusieurs fois à Monatte et à d'autres.

Je finis. Je n'ai pas répondu à tout, bien que l'envie ne


m’en fasse pas défaut, mais j’écris sous l'obsession du manque de
place. Je crois pourtant avoir dit l'essentiel. Telles sont la
complexité et la richesse du sujet que quelques lignes d'affirmation
entraînent quelques pages d'argumentation. On ne peut tirer un fil
- 542 -
sans attirer toute une trame. Puisse cette discussion n'avoir pas été
inutile.

Boris Souvarine.

- 543 -
2 - La controverse
Otto Bauer-Karl Kautsky sur le S t a l i n e

Le débat autour du Staline des grands leaders et théoriciens


de la IIe Internationale pose avec la plus grande clarté comment
une partie de la gauche considéra l'U.R.S.S. pendant près d'un demi-
siècle, allant majoritairement dans le sens d'une approbation
émaillée de quelques réserves «humanistes», tandis qu'une
minorité condamnait, au nom du socialisme et du marxisme, un
régime dictatorial que d'aucuns ne craindront pas de comparer au
fascisme.

Condensé de ces deux types d'argumentation les textes d'Otto


Bauer et de Karl Kautsky ont le mérite d'avoir été écrit «à chaud»
par deux importants théoriciens d'inspiration marxiste qui, pour
des raisons diverses qu'il ne nous appartient pas d'analyser ici, ont
peu attiré l'attention de l'opinion cultivée en France même, au
temps lointain des débats plus ou moins byzantins autour du
m arxism e.1

Chacun des deux textes peut constituer le type idéal d'un


argumentaire pro ou anti-soviétique d'un point de vue socialiste. Le
texte de Fritz Alsen méritait également d'être exhumé car il tentait,
d'une façon symptomatique, l'impossible rapprochement entre ces
points de vue antinomiques dans le mouvement socialiste.

A la suite de ces trois articles, et en contrepoint de leur


problématique, il nous a semblé intéressant de publier le long
compte-rendu que fit La Révolution prolétarienne de l'ouvrage de
Souvarine, sous la plume de son collaborateur, J. Péra.

1 A l'exception notable de la réédition par Henri Weber d'un livre écrit par Kautsky
en 1930 : Le Bolchevisme dans l'impasse, Paris, Collection Quadrige, Presses
Universitaires de France, 1982.

- 544 -
Le texte d'Otto Bauer avait été reproduit en annexe de notre
D.E.A. d'histoire, «Matériaux pour une étude de la pensée politique
de Boris Souvarine», (École des hautes études en sciences sociales,
Paris, 1983-1984). Nous le reprenons ici avec ceux de Karl Kautsky
et de Fritz Alsen qui n'avaient jamais été traduits en français. Nous
les reproduisons dans l'ordre chronologique de leur parution L La
traduction a été effectuée par Daniel Pullara. Qu'il trouve ici
l'expression de notre gratitude pour ce travail.

- Fritz Alsen : «Staline avec et sans masque», Zeitschrift fü r Sozialismus n° 24/25


septembre-octobre 1935,
- Otto Bauer : «Le dictateur dans la dictature», Der Kampf, novembre 1935,
- Karl Kautsky : «Réflexions sur le front unique», Zeitschrift fü r Sozialismus n°
26/27, novembre/décembre 1935

- 545 -
«Staline avec et sans masque»

par Fritz Alsen

Presque simultanément ont paru en France deux livres sur


Staline. L'un de Boris Souvarine 1 — un des co-fondateurs du parti
communiste français et autrefois représentant de ce parti à Moscou,
aujourd'hui farouche combattant des «staliniens» de tous les pays—
l'autre de Barbusse 12, intellectuel communiste français influent, qui
acquit la notoriété avec son honnête et puissant roman contre la
guerre intitulé Le Feu. Ce n'est pas la première fois que la haine
s'avère meilleur historien que la vénération. Souvarine a produit
une œuvre solide et abondamment documentée qui inclut la figure
de Staline dans une description complètement indépendante de la
Russie pré-révolutionnaire, de l'époque révolutionnaire et du
développement de la Russie soviétique ; Barbusse entoure la
présentation emphatique du «chef» d'anecdotes invérifiables et de
statistiques officielles hâtivement compilées. Il ne fait aucun doute
que l'étude de Barbusse n'a rien à voir avec l'historiographie
matérialiste, même si son discours est beaucoup plus truffé de
termes comme «Marxisme», «Léninisme» et «Stalinisme» que celui
de Souvarine. Chez Barbusse, on tombe de temps en temps sur des
définitions qui éclairent tout à fait la nécessité de ses défaillances
(en même temps que la mentalité d'un écrivain «communiste») :
«Le marxisme est un relativisme absolu. (!) Il est, en
dernière extrémité, une affaire de marxistes et non, une fois pour
toute, celle de Karl Marx. Marx est un grand homme, non pas à
cause de son nom, mais parce qu'il est le marxiste le plus
conséquent.»

1 Boris Souvarine, Staline, Aperçu historique du bolchévisme, Paris, 1935, Librairie


Plon.
2 Henri Barbusse, Staline, un nouveau monde nouveau vu à travers un homme, Paris,
1935, Flammarion.

- 546 -
Souvarine montre comment l'historiographie russe officielle
s'abandonne toujours un peu plus à l'accumulation dithyrambique
d'attributs enthousiastes : «colosse d'acier», «grand maître»,
«meilleur léniniste», «le meilleur d'entre les meilleurs» ; le livre de
Barbusse est l'exemple même de ce type d'historiographie qui ne
vise à démontrer rien d'autre que l'infaillibilité de l'homme «entre
les mains de qui repose la meilleure part de ton destin, qui que tu
sois».

Les révolutionnaires allemands qui, dans les conditions les


plus difficiles, entreprennent une nouvelle formation de la lutte
prolétarienne, ne trouveront donc pas chez Barbusse mais bien
dans l'exposé de Souvarine le riche matériau pour toutes les
questions qui les préoccupent aujourd'hui : les conditions de la lutte
illégale, le développement de la Russie Soviétique sous Staline et la
signification de la république soviétique pour la lutte
internationale.

Le débat sur la question de l'organisation devrait s'orienter


aujourd'hui moins d'après les discussions d'avant-guerre, comme on
le fait jusqu'à présent, que d'après les expériences du parti russe.
Souvarine ne développe pas encore une fois en détail la controverse
entre Lénine et Rosa Luxemburg dans laquelle celle-ci s'opposait à
la définition léniniste : «Le jacobin indissolublement lié à
l'organisation du prolétariat et conscient de ses intérêts de classe :
voilà le social-démocrate révolutionnaire». Ce qui paraît beaucoup
plus important à Souvarine, et à nous-mêmes, c'est la forme que
prend ce principe dans la praxis révolutionnaire. On peut presque
mettre en parallèle des aspects qui rappellent curieusement
l'évolution actuelle : en une époque où, contre un ennemi de classe
très puissant, l'union de toutes les forces semblait être une exigence
absolue, les organisations révolutionnaires ne cessaient de se
diviser et Lénine affirmait sans relâche : «avant de nous unir et
afin de nous unir, nous devons nous différencier résolument.»
(Trente ans auparavant, Engels écrivait déjà : «un parti fait la
preuve de sa capacité à vaincre dans la mesure où il se divise et
- 547 -
peut supporter cette division»). Contre le reproche du défaut
d'unanimité, Lénine expliquait : «il n'est ni intelligent ni digne d'un
parti ouvrier de dissimuler ses différences». Il est vrai que les
émigrés d'alors, tout comme ceux d'aujourd'hui, devaient subir la
sévère critique de la partie illégale du parti demeurée à l'intérieur
du pays : «nous avons entendu parler d'une tempête dans un verre
d'eau à l'étranger... Les ouvriers commencent à regarder l'étranger
avec dédain... on fait ce qu'on doit faire. Nous faisons notre devoir à
l'intérieur. Le reste viendra de lui-même» écrivait-il en 1911 du
Caucase à Lénine un de ces bolcheviks de base qui, parmi ses
différents noms de clandestinité, commencera à être connu sous
celui de «Staline».

Mais ce fut certainement l'unanimité idéologique, si


péniblement acquise, qui assura finalement aux bolcheviks la
supériorité. Certes, avant la guerre déjà étaient apparus les aspects
négatifs de la «pureté» sectaire : «Formalisme idéologique, sévérité
semblable à celle d'un procurateur, méfiance à l'égard du
développement historique, égoïsme et conservatisme de
groupes»,tels sont les reproches que Trotsky, en 1914, adresse à ses
futurs compagnons de lutte. Un tel état d'esprit s'était traduit ainsi
au moment de la Révolution de 1905 : on exigeait du Soviet de
Petersbourg l'organisation de masse spontanée du Prolétariat, il fut
contraint finalement d'adhérer à la social-démocratie. Les
documents sont presque émouvants qui montrent comme même
cette petite organisation ne se défendait pas contre la pénétration
de mouchards : des agents de l'Okhrana comptaient parmi les vieux
fidèles de Lénine.

On a souvent remarqué combien il était doublement


admirable qu'un tel parti accédât en un si bref délai à la tête du
mouvement de masse. Mais Souvarine expose avec d'intéressants
détails comment déjà pendant la Révolution et immédiatement
après la prise du pouvoir les défauts spécifiques de l'organisation
bolchévique commençaient à se faire sentir. «Un bon corps de
responsables est précisément l'élément qui fait défaut à toute
révolution», écrivait Engels à Marx, un demi-siècle plus tôt.
L 'expérience pré-révolutionnaire illégale fut, pour les
548
révolutionnaires russes, une mauvaise école du futur : ils durent,
presque d'un jour à l'autre, adapter une organisation restreinte des
révolutionnaires professionnels, organisée militairement, à la
direction d'un état énorme. Il n'y a guère eu que Lénine lui-même
pour reconnaître clairement le grand danger de cette situation :
«Il manque au noyau communiste une formation politique
générale. Si nous prenons Moscou avec ses 4 700 communistes
responsables et l'ensemble de sa machine bureaucratique, qui
dirigera les autres ? Je doute beaucoup que les communistes
soient capables de diriger»

et une autre fois :


«Comment se fait-il qu'il ait fallu deux enquêtes menées
dans la capitale, l'intervention de Kamenev et de Krassine et,
finalement, une discussion du Politbureau, pour acheter des
boites de conserves.»

En définitive, Lénine épingla les rodomontades communistes


dans ces raccourcis : «com-vantardises» et «com-mensonges».
Comment voulait-il surmonter toutes ces défaillances ?

Par d'incessantes et d'inlassables corrections et une


autocritique soutenue et sincère.

Les révolutionnaires allemands peuvent-ils, dès le début,


éviter les dangers dont le livre de Souvarine décrit la genèse ? Il
n'est certainement pas possible a priori de renoncer simplement à
l'organisation de responsables agissant solidairement. Plus de deux
années de lutte dans l'illégalité ont montré que toute activité
antifasciste opérant isolément et à découvert doit succomber
devant les attaques de l'appareil de l'état et que même la tâche de
clarification idéologique qu'on s'était proposé, n'a pas progressé.
Mais il faudra avant tout se fixer comme but de développer dans
l'organisation allemande le nombre le plus grand possible de
révolutionnaires capables d'agir de manière autonome, qui, par
l'exécution des tâches actuelles acquérent la compétence pour les
fonctions futures ; d'autant plus que les problèmes qui se posent à
une Allemagne socialiste seront peut-être encore plus difficiles à
- 549 -
résoudre que ceux qui se posent à la Russie soviétique. On devra
associer la nécessaire unanimité de l'organisation avec une
approche de la réalité qui évite le sectarisme stérile. Pour atteindre
tous ces objectifs, il sera nécessaire de choisir et d'éduquer les
hommes selon des méthodes scientifiques. On ne peut ici que poser
l'ensemble du problème ; on est encore très loin de sa résolution.
Mais il est certain que les expériences russes, rapportées en détails
par le livre de Souvarine, en constitueront le matériau le plus
im portant.

Staline, avec ses forces et ses faiblesses, est le produit tout


entier de son parti. Souvarine l'oppose avec raison à Trotsky qui
s'est formé dans une totale indépendance et a mûri en combattant
avec Plekhanov, Martov, Lénine, aux côtés des représentants les
plus remarquables du socialisme international. Staline en revanche,
sans avoir fait encore ses preuves en tant que personnalité
politique, fut porté par sa ténacité aux plus hautes sphères de
l'appareil du parti, et, plus tard, de l'appareil d'Etat à cause de son
dévouement et de sa fidélité à l'organisation. Dans un parti comme
le parti bolchévique, on doit beaucoup plus compter sur de telles
qualités que sur un don politique inné. D'après la déformation
barbussienne de l'histoire, Staline a vraiment été avant tout le
collaborateur indispensable de Lénine. Une telle représentation
reste à prouver. Par contre, semble exact le jugement pénétrant cité
par Souvarine qu'a porté Lénine sur Staline, en particulier dans le
célèbre et longtemps tenu secret «Testament de Lénine», sur
l'authenticité duquel Souvarine ne partage pas le même avis que
Trotsky. Lénine a d'emblée et en tous points méprisé Staline.
Lénine avait installé Staline à la place qu'il occupait et il savait
qu'en cette place la «cuisine aux piments» était conforme à la
structure du parti. Mais de même que Lénine connaissait les
carences de ce parti, il savait aussi quelles étaient les carences de
Staline. Que la dernière lettre que Lénine dicta avant sa mort fusse
vraiment adressée à Staline dans le but de rompre toute relation
avec lui — cela nous ne le savons pas. Ce n'est guère vraisemblable
et aurait en tout cas signifié une rupture non seulement avec la

- 550 -
personne de Staline, mais aussi avec les méthodes propres à Lénine
de choisir et de traiter les hommes.

La manière qu'a Barbusse de présenter le rôle de Staline dans


la guerre civile est vraiment pénible : Trotsky n'a jamais agi qu'en
désorganisant, la reconstruction entière de l'armée rouge a été
imposée par Staline contre lui, même aux heures critiques de la
paix conclue à Brest Litovsk, Staline seul a vu clair. La présentation
que fait Souvarine de cette époque est d'une valeur d'autant plus
grande qu'elle permet aussi de corriger les aspects tendancieux que
l'on trouve dans les souvenirs de Trotsky, sans qu'elle ne se fonde
le moins du monde sur la légende officielle colportée sans critique
par Barbusse.

L'évolution de Staline en tant qu'internationaliste réclame


maintenant précisément un intérêt particulier, après la fameuse
explication de Staline avec Laval, au cours de laquelle Staline
identifie la tâche de défendre tous les intérêts prolétariens
internationaux avec les intérêts défensifs de la Russie soviétique.
Déjà pendant les négociations de paix de Brest Litovsk et dans
toutes les autres décisions qui dépassaient les frontières de la
Russie, Staline, même quand il était d'accord avec Lénine sur le
résultat, avait toujours fondé ses réflexions sur l’intérêt national, là
où pour Lénine seuls les intérêts internationaux du prolétariat
étaient déterminants. De là sa tendance à mésestimer souvent les
énergies révolutionnaires extérieures à la Russie, ce qui lui
permettait d'appréhender la situation d'une manière plus réaliste
que Zinoviev ou Boukharine, par exemple. Ainsi, d'après Staline, en
octobre 1923, les communistes allemands auraient suspendu leur
insurrection parce qu'ils ne devaient pas y être entraînés. Mais que
Staline, dans ce cas précis, ne délibéra pas sur la base d’une
appréciation lucide de l'ensemble de la situation mais seulement
d'une limitation nationale, on le voit quand il ajoute : «Les fascistes
allemands ne se reposeront pas, mais il est avantageux qu'ils
attaquent en premier ; cela rassemblera l'ensemble de la classe
ouvrière autour du K.P.D.». Souvarine montre combien Staline était
peu capable d'une juste appréciation internationale quand il
démontre la responsabilité entière de Staline dans la fatale tactique
- 551
du Komintern en Chine. On ne trouve guère, chez Barbusse, que
quelques lignes sur l'ensemble des événements chinois ; seulement
l'affirmation que le Komintern et la politique extérieure russe
furent totalement déterminés par Staline lui-même.

Il est facile de percevoir, à partir de tous les détails


rassemblés par Souvarine, le portrait de Staline. Peu importe qu'il
ait été exclu temporairement du parti dans les premières années de
son activité révolutionnaire à cause de ses intrigues et de son goût
du pouvoir, comme le prouve Souvarine, ou qu'il se soit révélé le
charmeur le plus affable, comme le rapporte Barbusse : en tant que
produit de son parti, il sut très tôt se servir à la perfection de tous
les moyens tactiques de ce parti. Plus une organisation se nécrose,
plus elle facilite l'émergence de ceux qui savent se servir
adroitement des personnes et des fractions et sont habiles à les
manœuvrer, de ceux qui associent la conscience de leur propre
médiocrité avec une confiance fondée sur leurs propres capacités
bureaucratiques-dictatoriales. Dès que l'activité de Lénine
s'interrompit, «Staline dépassa Lénine... Le problème à résoudre se
donna en Staline l'homme approprié». Barbusse mesure-t-il la
vérité de ses paroles ? A ceci près que la mission et l’homme qui
l'accomplissait, s'éloignaient de plus en plus de la fonction originelle
d'un parti révolutionnaire.

Le parti révolutionnaire n'était soutenu que par le regard de


Lénine. Quand ce regard s'est éteint, il n'y eut plus aucun
«Bolcheviste». Et c'est une nouvelle leçon pour la postérité : même
une organisation de structure centraliste ne doit pas, en remède à
son déclin, trouver son chef dans un homme irremplaçable.

Le matériau du livre de Souvarine est abondant sur la


question de l'évolution du régime après la mort de Lénine et, en
particulier, sur celle du développement de la bureaucratie du parti.
A la mort de Lénine, le parti comptait 351 000 membres ; à
l'exception de 54 000 ouvriers qui bénéficiaient de conditions de
travail privilégiées, l'ensemble des membres du parti était employé
- 552 -
dans l'administration syndicale ou dans celle des coopératives. En
1927, le parti est passé à 1 200 000 membres ; parmi eux, il y a
un demi million de fonctionnaires, mais seul 100 000 en tout de
l'ensemble des membres peuvent, selon les indications mêmes de
Staline, être comptés au nombre des responsables proprement dits
du parti. Le nombre total des fonctionnaires de l'état avoisine
3 722 000 (contre 800 000 en 1913). En même temps, les organes
du parti sont constamment élargis, afin de rendre avant tout
inefficace toute opposition. Le comité central compte à présent 106
membres, la commission de contrôle 163. On tient pour une règle
que tout bolchevik qui se montre incapable d'accomplir des tâches
pratiques trouve finalement un refuge dans la hiérarchie du
secrétariat du parti ; plus les conflits avec les différentes
oppositions deviennent importants, plus de dévouement aveugle
devient une qualification exclusive. Souvarine montre comment
même dans les différentes oppositions on note un «fétichisme du
parti». Il est douteux que l'on puisse ramener à cela l'échec de tous
ces mouvements d'opposition bien que la critique que fait
Souvarine du trotskysme compte parmi les plus sérieuses que l'on
ait produites jusqu'ici. Ce qui nous semble avoir empêché leur
succès ce n'est pas que les oppositions aient négligé de s'attaquer à
l'organisation monopoliste du parti bolchévique, mais plutôt qu'ils
se soient efforcés de résoudre leurs problèmes avec des méthodes
insuffisantes et des conceptions peu cohérentes.

On compare souvent le régime soviétique actuel aux


dictatures fascistes. Souvarine fait bien de ne pas tracer des
parallèles de ce genre, souvent irréfléchis et de se contenter de
décrire des faits. Ces faits, il est vrai, exigent souvent de telles
comparaisons. On a déjà parlé de la formation de la bureaucratie
parasitaire du Parti. Les moyens de coercition de systèmes qui, à
côté de la terreur directe s'y entendent à réduire à l'épuisement
physique les opposants sont apparemment sem blables.
Concordances plus frappantes et encore plus profondes que celles
qui sont rapportées par Lénine : ainsi quand le gouvernement
russe, comme le gouvernement allemand, affirme que la vraie
démocratie ne règne que dans son pays. On peut supposer avec
certitude que les dictatures sont sincères quand elles affirment cela
- 553 -
: l'isolement réel de la bureaucratie et l'isolement des individus
composant la société, engendré par l'interdiction de toute forme
d'organisations non étatiques, produisent cette apparence de
conformité qui, au niveau le plus haut du régime, doit justement
être prise pour la réalité (et qui, au niveau de la base, ne peut
souvent être brisée que par l'ultime moyen d'expression
«démocratique» : la satire).

D'autres parallèles relèvent de la sphère économique : la


suppression de la «liberté» du salarié par l'institution du travail
obligatoire, du livret detravail et du passeport intérieur grâce
auxquels furent supprimés la liberté de circulation et le droit de
vendre «librement» sa force de travail. Il en va de même pour le
byzantinisme croissant qui ne prend pas moins de formes
grotesques dans le culte de Staline que dans le culte d'Hitler («Pour
la première fois, Staline nous a fait comprendre certaines
découvertes d'Aristote»... «Étudier lestyle de Staline est une des
tâches de la linguistique»). Le niveau le plus bas de la discussion
politique, la banalité de l'expression culturelle sont étroitement liés
: le «cheval de bataille du camarade Vorochilov devient un sujet de
peinture populaire, chaque orchestre soviétique doit devenir un
“militant collectif du marxisme-léninisme”».

Toutes ces concordances que l'on pourrait multiplier à volonté


à partir du matériau utilisé par Souvarine autorisent-elles à
supposer que l'évolution de l'U.R.S.S. tende vers le fascisme ? Nous
tenons une telle fin pour impossible, avant tout parce que la
situation économique de l'Union soviétique est totalement
différente de celle de tous les Etats capitalistes et donc aussi des
Etats fascistes. Lerôle que joue en Allemagne et en Russie la
suppression de la liberté de circulation, etc. doit être examiné très
scrupuleusement en fonction de sa signification économique et
sociale. Il est certain que cette signification ne sera pas la même là
où l'on doit surmonter les phénomènes de crise du système
capitaliste et là où l'on doit surmonter les difficultés de croissance
d'une économique planifiée.

- 554 -
Souvarine et Barbusse se sont aussi posés la question de
l'avenir du «pays de Staline». Naturellement pour Barbusse il n'y a
ici aussi aucun problème. Certes, il proclame : «La bureaucratie a
toujours tort», mais comment peut-on appeler bureaucratique le
régime de Staline ? Il aligne chiffres sur chiffres, les confronte
avantageusement avec le développement économique des autres
pays. Littéralement : «il est interdit de faire obstacle à l'évolution.
Il est interdit de se tromper».

Souvarine connaît d’autres chiffres et d'autres faits. L'échec


irrémédiable, selon lui, du plan, la banqueroute monétaire, le chaos
économique. C'est ici que l'on élève une critique décisive contre son
livre. S'il s'était efforcé, jusqu'à la période de la N.E.P. de souligner à
la fois les aspects positifs et les aspects négatifs, il ne peint l'époque
qui lui succède qu'avec les couleurs les plus noires. Le deuxième
plan quinquennal n'a pas moins échoué que le premier. Pas une
seule fois il n'est mentionné que les nécessités de la défense
militaire ont promu l'industrie lourde à un développement
artificiel, que l'on constate aujourd'hui un virage manifeste vers la
consolidation d'une industrie des biens de consommation, que les
pires anomalies de l'économie nationale sont peu à peu surmontées,
que le pouvoir d’achat du rouble a doublé, que le volume de la
production augmente constamment.

Le livre de Souvarine demeure au fond sans perspective : il


est trop intelligent pour croire à un effondrement du régime actuel,
mais il ne perçoit ni les possibilités de surmonter la situation
présente ni les tendances à l'assainissement de cette situation. Bien
qu'il refuse avec raison la classification habituelle de l'Union
soviétique dans les concepts comme «capitalisme d'Etat», «économie
capitaliste planifiée», «société inca moderne», l'évolution du régime
tend bien, selon lui, à se pétrifier dans une nouvelle forme de
domination de classe, avec la bureaucratie comme classe
exploiteuse. Nous croyons qu'un tel jugement est erroné. Il est
indubitable que l'existence de la bureaucratie constitue pour le
développement de l'Union soviétique vers le socialisme un
handicap grave, peut-être décisif. Mais on ne peut pas pour autant

- 555
parler, à propos de cette bureaucratie, d'une exploitation des
masses laborieuses, d'une accumulation du capital.

Il est impossible en ce lieu de développer en détails et de


porter un jugement sur les tendances évolutives de l'Union
soviétique. On peut seulement indiquer ceci : si peu que nous
partagions les vues de Souvarine, il nous paraît inversement
inadmissible de conclure du processus d'assainissement de
l'économie à une évolution positive de l'Union soviétique qui
s'effectuerait automatiquement dans le sens du socialisme. Une
telle remarque nous semble ici opportune, parce que, ces derniers
temps un tel espoir s'est exprimé justement du côté des socialistes.
Le problème de la Russie soviétique ne peut pas être étudié au
moyen de notions comme «optimisme» ou «pessimisme», ou tout en
blanc, ou tout en noir, mais uniquement par une investigation
critique.

Et il est indubitable que sur ce point le livre de Souvarine


fournit un matériau nouveau et précieux.

(achevé en juillet 1935)

- 556 -
«Le D ictateur dans la dictature»

par Otto Bauer

Depuis sa victoire sur Trotsky, d'une part, et sur Zinoviev et


Kamenev, d'autre part, Staline est devenu le maître absolu du parti
bolchévique, et ainsi la maître absolu de l'Union soviétique. La
dictature du Parti bolchévique n'a cessé de se développer dans le
sens de la dictature personnelle de Staline, avec qui seuls quelques
proches — Vorochilov, Ordjonikidzé, Kaganovitch — partagent le
pouvoir. Il ne fait donc aucun doute que le développement de la
dictature est fortement influencé par la personnalité du dictateur.
C'est avec d'autant plus de curiosité que l'on s'empare de ce
substantiel ouvrage, dans lequel Boris Souvarine qui a pris part lui-
même aux luttes intestines menées à l'intérieur du Parti
bolchévique et qui connaît parfaitement son histoire et sa
littérature, se propose de présenter le devenir et l'essence du
dictateur.

Souvarine nous y rappelle comment Lénine, juste avant la


Révolution d’Octobre se représentait encore la dictature. Lénine
concevait la dictature des Soviets comme une démocratie de la
classe ouvrière, comme «un type suprême» de la démocratie. Certes
les classes capitalistes seront exclues du droit d'élire les Soviets,
ainsi que de la jouissance de tous les droits concernant la liberté.
Mais les classes laborieuses - ouvriers et paysans - détermineront
elles-mêmes dans la République des Soviets leur destin d'une
manière totalement libre. Elles éliront librement les Soviets, et afin
que ceux-ci demeurent de simples organes de la volonté de la
classe ouvrière, on aura soin de faire en sorte que les ouvriers et
les paysans puissent à tout moment rappeler les membres du
Soviet élus par eux et envoyer à leur place de nouveaux
représentants. Il n'y aura plus de bureaucratie. Les Soviets ne
seront pas seulement des organes de la prise de décisions et de la
législation, mais leurs Comités exécuteront également, les décisions
prises et les lois qu'ils auront décrétées. De même, il n'y aura pas de
police, ni d'armée permanente : à leur place sera installée la milice
- 557
de la classe ouvrière qui choisira librement ses supérieurs.
Souvarine oppose à cette représentation léniniste de la dictature
des Soviets la réalité telle qu'elle s'est développée après la
Révolution d'octobre. Une puissante bureaucratie domine les
peuples de l'Union soviétique, la police est reconstruite avec le
G.P.O.U., l'armée permanente avec l'armée rouge. Le parti dominant
a étouffé tous les autres partis, y compris les socialistes. Il domine
le pays au moyen d'un puissant appareil bureaucratique, policier et
militaire. Par rapport à lui, les Soviets ne jouent qu'un rôle
subordonné. Dans la mesure où l'appareil d'Etat opprime
violemment tout mouvement d'opposition, le rôle des Soviets, —
abstraction faite des tâches d'Administration purement locales —, se
limite à ratifier ce que le parti a décidé. Ainsi, c'est avant tout une
dictature du parti qui est née de la dictature du prolétariat. De plus,
c'est l'essence même du parti qui a complètement changé. Depuis la
mort de Lénine, Staline a anéanti dans le Parti une opposition
après l'autre. Il a exclu des organes du Parti et de sa bureaucratie
les partisans de chaque opposition, et les a anéantis en usant de
l'autorité de l'Etat. Alors que du vivant de Lénine, même aux pires
moments de la guerre civile, la discussion était libre à l'intérieur du
Parti, désormais aucune voix critique ne peut plus s'y faire
entendre contre la Direction de Staline. Car le Secrétariat dirige le
Parti au moyen d'une bureaucratie hiérarchisée, et sur toute
personne tentée de critiquer sa prépondérance pèse la menace de
l'exclusion du Parti, du licenciement de son travail, de l'arrestation,
de l'exil, de la prison, et même du poteau d'exécution (en certaines
heures fiévreuses, telles celles qui suivirent l'assassinat de Kirov).
Si de la dictature du prolétariat est sortie la dictature du Parti, de
celle-ci est née la dictature du Secrétariat, et par là, la dictature du
Secrétaire général du Parti : Staline.

Souvarine se propose de présenter le développement de cette


dictature personnelle. La présentation des luttes internes au Parti
bolchévique, dont est issue la dictature de Staline sur le Parti :
luttes entre Staline et Trotsky, et entre Staline d'une part, et
Zinoviev et Kamenev d'autre part, occupe la plus grande part de son
livre. Celui qui étudie l'histoire de ces luttes internes trouvera dans
l'ouvrage de Souvarine un matériau abondant. Toutefois, utilisant
- 558 -
ce matériau, il ne devra pas oublier que l'auteur lui-même a
participé à celles-ci. Un des effets les plus pernicieux à l'intérieur
du bolchevisme est que chacune des fractions en lutte ait mis
l'historiographie à son service, ait altéré l'histoire de la Révolution
en fonction d’intérêts particuliers. Ainsi depuis la victoire de Staline
sur Trotsky, l'historiographie officielle de l'Union soviétique doit
passer sous silence le grand rôle historique joué par Trotsky
pendant la Révolution d'Octobre et durant la guerre civile.
Souvarine cite même en exemple comment les historiographes de
Staline minimisent désormais les actions de Trotsky durant la
guerre civile, actes qu'eux-mêmes avaient glorifiés autrefois, et
imputent à Staline des actes dont il ne fut jamais question avant
qu'il ne devienne le Chef du Parti. Mais personne n'a manipulé
l'histoire de la Révolution comme l'a fait Staline, même ses
adversaires supposés. Souvarine rassemble soigneusement tous les
reproches et accusations que ses adversaires ont allégués contre lui
aux heures les plus véhémentes de la lutte ; au milieu de quoi se
trouvent aussi beaucoup de rumeurs invérifiables concernant cette
époque où Staline, simple fonctionnaire du Parti dans le Caucase,
n'était encore connu que d'un cercle restreint.

Car Souvarine prétend expliquer le développement entier de


la dictature Russe à partir de la personnalité et du caractère de
Staline. Il le décrit comme un homme qui, dès sa prime jeunesse,
paraît amoral : un homme qui, jeune séminariste, dénonçait déjà ses
collègues, qui jeune fonctionnaire du Parti, livrait ses camarades à
la police tsariste. Il le dépeint comme un homme dépourvu de tout
scrupule, pour qui tout moyen est bon qui conduit à ses fins. Qu'il
ait été ainsi dès le début, Souvarine prétend le montrer clairement
par le rôle tenu par Staline dans la guerre des partisans caucasiens
en 1905, en particulier dans la louche affaire des «expropriations»
qui valut même à Staline, et avec lui à la totalité du comité
transcaucasien, d'être exclus du Parti.Il

Il prétend montrer que Staline, possédé par l'avidité du


pouvoir, l'ambition, la jalousie à l'égard de ses camarades, a dès le
début de son activité au Parti écarté de son chemin, par intrigues et
ruses, tous ceux qui lui faisaient obstacle. Il raconte comment,
- 559 -
pendant la guerre civile, à Zarizin, Staline a refusé d'obéir à Trotsky
qui, en tant que Commandant en Chef, était son supérieur, entrant
ainsi en conflit avec lui ; comment depuis lors, jaloux de sa
réputation d'«homme de tribune et de plume», il a intrigué contre
Trotsky, l'a progressivement supplanté dans toutes les fonctions, a
finalement précipité sa chute et son exil.

Quelle que puisse être la vérité de cette présentation, elle


n'explique pas l'évolution de la dictature. Souvarine décrit Staline
comme un homme qui n'a de grandeur que dans l'ambition,
l'absence de scrupules et l'intrigue, et en outre, comme une
personne parfaitement «médiocre et grotesque». Sous la direction
de Staline se construit avec une rapidité déconcertante la puissante
industrie de l'Union soviétique, s'engage triomphalement, par la
collectivisation de l'agriculture, une révolution agraire d'une
dimension inouïe, le niveau de vie et le niveau culturel des masses
populaires de l'Union soviétique s'élèvent d'une façon significative,
la Russie est redevenue une puissance mondiale. Pouvons-nous
réellement croire que cette grande œuvre de notre temps, lourde
de conséquences pour notre avenir, ait pu être accomplie sous la
direction d'un homme dans le fond parfaitement insignifiant ? Mais
quand bien même il serait cet homme, il y aurait cependant à
comprendre quelles circonstances et quelles conditions ont, pour
parler comme Marx, «permis à un personnage médiocre et
grotesque de tenir le rôle d'un héros».

En réalité le développement de la dictature bureaucratico-


militaire du bolchevisme en Russie fut d'abord le résultat de trois
années de guerre civile. Ce n'est pas la discussion des Soviets, mais
seulement une volonté unique et bien trempée, capable de se
subordonner toute l'autorité et de la faire converger vers un même
but, qui pouvait remporter la guerre contre les généraux blancs.
Lorsque la guerre civile fut terminée, une amère nécessité exigea la
poursuite de la dictature. Il y avait peu de pain dans le pays : après
chaque récolte, villes et campagnes, ouvriers et paysans se
disputaient avec acharnement les provisions de blé ; en sorte que
seul un pouvoir se tenant au-dessus des deux classes pouvait
aplanir le conflit ; jamais un libre débat dans les Soviets n'aurait
- 560 -
conduit à une position unanime sur la question de la répartition du
blé. Alors que commençait la reconstruction du pays, seul un
pouvoir dictatorial pouvait imposer aux masses les lourds et
terribles sacrifices sans lesquels l'industrialisation et la
collectivisation rapides auraient été possibles. Mais si, eu égard à
ces conditions historiques, la dictature militaire, bureaucratique et
policière du Parti dominant était inévitable, devenait également
inévitable la dictature dans et sur le parti lui-même.

En un temps où les difficultés économiques ne cessaient de


s'accumuler, où même dans le Parti beaucoup doutaient du succès
et voulaient retourner en arrière, où les cris de détresse des masses
indigentes, affamées et mourant de faim pénétraient dans les
cellules du Parti et influaient sur leur état d'esprit, où toutes les
résistances des travailleurs, des paysans et des intellectuels se
reflétaient dans les opinions des membres du Parti, produisant
parmi eux des divergences, — en une telle époque, ce n'est pas un
parti discutant librement et se décidant par des votes qui pouvait
triompher des nécessités économiques, et de toutes les résistances
d'un peuple de cent millions d'âmes, mais uniquement une volonté
une, tenace et brave. En une telle époque, il devait s'opérer une
sélection parmi les dirigeants de la dictature. Eu égard à ces
conditions historiques, cet homme aux nerfs solides, d'une grande
ténacité, capable et résolu, devait en vue de la victoire à venir,
imposer aux masses même les sacrifices les plus terribles. Par
conséquent, c'est bien l'homme le plus énergique, le plus rude, le
plus capable de maîtriser ses sentiments de pitié, qui devait
l'emporter sur ses concurrents. Maxime Gorki a raconté une fois
que Lénine déclarait apprécier la poigne de Staline, mais pas son
cerveau. «Le cerveau est un organe d'inhibition, c'est là sa dignité»
disait souvent V. Adler. Mais il est des moments où le meilleur
cerveau, justement parce qu'il prévoit toutes les difficultés et tient
compte de tous les obstacles, doit refuser de fonctionner, où la
personne morale qui compatit avec la souffrance de la créature, est
impuissante, où seul le coup de poing peut vaincre, sans trop
s’embarrasser d’inhibitions intellectuelles et morales.

- 561
Une telle sélection se justifie par l'œuvre accomplie. L'œuvre
de Staline, c'est l'industrialisation et la collectivisation de l'économie
de l'Union soviétique, une œuvre qui a bouleversé non seulement
l'image de l'Union soviétique, mais aussi l'image du monde.
Souvarine insiste beaucoup sur le fait que Staline emprunte les
conceptions fondamentales de sa «ligne directrice» à des
adversaires vaincus par lui, conceptions qu'il avait combattues
comme utopiques avant qu'il n'en ait éliminé les auteurs. Mais dans
ce cas précisément, il ne s'agit pas tant de conceptions ou de
projets, mais de leur réalisation ; il s'agit d'avoir la volonté de ne
pas reculer devant les difficultés les plus démesurées, de tenir le
coup face aux obstacles les plus effrayants. Aussi nous est-il arrivé
de considérer la lutte entre Staline et Trotsky comme la lutte entre
l'idée et l'appareil, entre la personnalité et la bureaucratie. Mais
comment, pourrions-nous, face aux résultats impressionnants des
six dernières années, contester que Staline fût plus grand que nous
ne l'avions cru ? Une biographie qui, telle celle de Souvarine,
consacre à la lutte des fractions à l'intérieur du Parti un espace
beaucoup plus large qu’à l'industrialisation et à la collectivisation
de l'Union soviétique, ne rend pas justice à cette œuvre historique.

Ces constatations ne veulent et ne doivent pas être comprises


comme une apologie de tout ce qui arrive et de tout ce qui est
arrivé en Union soviétique sous la responsabilité de Staline. Un
pouvoir sans limites est un tentateur formidable. Et d'autant plus
quand c'est une sélection historique qui a et qui devait projeter au
sommet du pouvoir la personne la plus énergique, la plus rude et la
moins compatissante. Les dures nécessités des bouleversements
révolutionnaires ne peuvent aucunement justifier la rigueur de la
dictature. Elles ne justifient pas que toute opinion différente de
celle du dictateur soit brutalement persécutée, alors même qu'elle
ne met pas du tout en danger le pouvoir révolutionnaire et la
construction du socialisme. Elles ne justifient pas que toute opinion
différente de celle du dictateur soit brutalement persécutée, alors
même qu'elle ne met pas du tout en danger le pouvoir
révolutionnaire et la construction du socialisme. Elles ne justifient
pas que des sociaux-démocrates, un homme comme Jeschov, une
femme comme Sacharova, qui du fond de l'exil ou de la prison ont
- 562 -
suffisamment démontré qu'ils faisaient «front commun avec le
prolétariat» et qu'ils étaient solidaires de l'Union soviétique, aient
été retenus longtemps en prison ou en exil, bien qu'ils ne pouvaient
vraiment pas nuire à la dictature, ni vouloir nuire à la construction
du socialisme. Elles ne justifient pas que l'on abuse du monopole du
Gouvernement sur le papier et la presse pour calomnier et bannir,
comme contre-révolutionnaire, un héros de la révolution
prolétarienne tel que Trotsky, alors même qu'il est isolé et
impuissant. Elles ne justifient pas que la dictature, en des temps
d'agitation fiévreuse — ainsi après l'assassinat de Kirov — fasse
fusiller sans procès publics, jeter en prison, exiler, chasser de leurs
emplois des centaines d'innocents. Elles ne justifient absolument
pas que la dictature, au cours du processus de collectivisation, ait
fait mourir de froid et de faim dans le nord du pays plus de deux
mille paysans expropriés — qui n'étaient pas tous des koulaks !

La terreur a une justification historique aussi longtemps


qu'elle est nécessaire et inévitable pour l'accomplissement de
l'œuvre historique. Car, comme le disait Jaurès dans un passage cité
également par Souvarine, la révolution est la forme barbare du
progrès de l'humanité. Qu’elle doive procéder d'une manière
barbare atteste seulement la barbarie de l'ordre social dont elle
doit délivrer l'humanité. C'est seulement quand la terreur
outrepasse ce qui est nécessaire, ce qui est inévitable pour
l'accomplissement de la tâche historique de la révolution que le
réquisitoire de l'historien l'atteint à bon droit. Dans la mesure où
Souvarine amoindrit l'œuvre, la mesure pour évaluer la terreur lui
fait défaut.

Nous cherchons cette mesure, non pas seulement par égard


pour «l'objectivité» historique, mais à partir d'un fondement
politique et en vue d'une fin politique.

Aujourd'hui, le développement économique de l'Union


soviétique a déjà traversé la zone la plus dangereuse. La dictature
de la terreur a déjà accompli une grande partie de l'œuvre pour
laquelle elle avait été mobilisée, la violence terroriste a déjà rempli
une grande part de sa fonction historique. Désormais, si la
- 563 -
Révolution veut atteindre son but : réaliser la société socialiste, la
terreur pourra et devra progressivement être tempérée, et la
violence abandonnée, à mesure qu'elles ne seront plus nécessaires à
la défense des acquis sociaux de la Révolution. Car le but du
socialisme est d'instaurer un royaume de la liberté : du libre
épanouissem ent de chaque individu et de la libre
autodétermination de la collectivité. Le socialisme tolère la
dictature de la terreur comme moment de transition vers la
suppression des classes et la reconstruction d'un ordre social dans
lequel une liberté pleine et durable devient pour la première fois
possible. Mais c'est là précisément pourquoi il exige que la dictature
se supprime elle-même, dans la mesure où elle a déjà rempli cette
fonction : avoir liquidé les classes d'exploiteurs et rapproché l'ordre
social de sa fin : une Société sans classes.

Mais aucun pouvoir absolu ne se supprime lui-même


volontairement et facilement. Aucune dictature ne renonce d'un
cœur léger à ses moyens habituels de domination. C'est seulement
sous la pression d'une opinion publique socialiste puissante, dont
l'avis doit être pris en compte par la dictature, parce que cela
engage les travailleurs du monde entier, que la dictature se
rapprochera peu à peu, pas à pas du but : une société qui ne
connaîtra plus l'exploitation de l'homme, mais seulement
l'administration des choses. Il faut que cette opinion publique
socialiste reconnaisse l'œuvre historique de la dictature afin
précisément d'en tirer les conclusions suivantes : les moyens de la
terreur, qui furent nécessaires à l'accomplissement de cette tâche,
ne le sont plus aujourd'hui et doivent pour cette raison être
abandonnés.

L'opinion publique doit reconnaître que ces mêmes moyens


sont encore nécessaires austade actuel du développement de la
Société de l'Union soviétique afin d'exiger le renoncement à des
cruautés qu'aucune nécessité ne peut plus justifier aujourd'hui.Il

Il ne faut peut-être pas comprendre la haine de Souvarine


envers Staline — haine qui l’empêche de répondre à cette tâche
historique — uniquement comme l'effet des passions suscitées par
- 564 -
des luttes de fractions à l'intérieur du Parti bolchévique. Il s'agit
peut-être aussi d'une réaction contre cet indigne culte dont les
courtisans de Staline ont entouré leur maître. De fait, on est saisi
d'écœurement quand les fidèles du dictateur le glorifient comme un
«extraordinaire connaisseur de Hegel», quand ils écrivent que grâce
à lui certaines paroles d'Aristote deviennent enfin claires, ou
qu'avec l'aide de sa dernière lettre, on peut enfin comprendre les
thèses de Kant, quand ils le louent comme le meilleur connaisseur
de la langue russe, comme le meilleur styliste, ou le comparent à
Goethe, quand ils le saluent comme «le plus grand dirigeant de tous
les temps et de tous les peuples».

Souvarine rassemble de tels documents afin de montrer


qu'une partie de l'intelligentsia russe s'est comportée, vis-à-vis de
Staline, d’une manière aussi indigne que les intellectuels allemands
à l'égard de Guillaume II, ou de Hitler. Mais aussi écœurants que
soient de tels excès, Souvarine tombe dans l'excès inverse quand il
croit pouvoir décrire Staline comme le Fouché de la Révolution
russe. On trouve dans son livre beaucoup de détails intéressants, de
pensées profondes et de rapprochements stimulants ; mais une
appréciation historique de l'homme qui, à notre époque, a obtenu le
plus de succès, de l'œuvre la plus lourde de conséquence pour
l'avenir, cela on ne l'y trouve pas.

- 565 -
Réflexions sur le front unique

par Karl Kautsky

Parmi les problèmes qui se posent aujourd'hui aux partis de


l'Internationale ouvrière socialiste (I.O.S.), l’un des plus importants
est celui de la construction d'un front unique, d'un groupe de
travail, entre la social-démocratie et le communisme. Il va s'agir
pour nous d'examiner encore une fois très précisément le
partenaire avec lequel nous devons nous allier.

D'où l'opportunité d'un travail récemment paru, en français


seulement, il est vrai, dont l'importance pour la connaissance du
bolchevisme est capitale. C'est le livre de Souvarine intitulé Staline.
Il s'agit, beaucoup plus que ne le laisse entendre le titre, non d'une
simple biographie de Staline, mais d'une présentation de l'évolution
globale du bolchevisme depuis ses débuts, de son idéologie et de
ses combats internes et externes.

A peine paru, le livre a déjà suscité beaucoup de critiques et


aussi d'attaques — une œuvre se proposant un tel objet apparaîtrait
comme un lamentable bousillage si elle ne rencontrait partout que
louanges. Les Zeitschrift für Sozialismus eux aussi ont déjà publié
une recension de Fritz Alsen. Cependant je voudrais encore une
fois revenir ici sur le travail de Souvarine, incité à cela par un
compte-rendu d'Otto Bauer paru dans Der Kampf.

Notre conception divergente de la Russie soviétique est aussi


ancienne que la dictature bolchévique elle-même. Toutefois mon
estime et mon amitié pour Otto Bauer sont si grandes que je ne
prends la parole contre lui qu'à contre-cœur. Mais sa discussion du
problème du front unique me fait un devoir aujourd'hui de parler.

Tout en reconnaissant que le livre de Souvarine constitue un


travail sérieux et érudit, Otto Bauer le tient en bien moindre estime
que moi. Il reproduit de façon totalement inexacte la démarche du
livre quand il affirme : «Souvarine veut expliquer l'évolution
- 566 -
générale de la dictature russe à partir du caractère et de la
personnalité de Staline». C'est faux. Sur les dix chapitres que
comporte son livre, les sept premiers traitent beaucoup plus de
Lénine que de Staline. Souvarine expose les forces par lesquelles
s'expliquent la spécificité du bolchevisme et sa victoire. Les aspects
de la personnalité de Staline ne sont aucunement mis à contribution
pour expliquer «l'évolution générale de la dictature russe» sur
laquelle Staline demeurera longtemps sans influence, mais ils sont
étudiés dans la mesure où il permettent de comprendre pourquoi il
deviendra le dictateur tout puissant. Il fut l'homme qui
correspondit le mieux aux conditions de la Russie et du bolchevisme
de cette époque et qui, par là même, s'imposa le plus tôt à ses
concurrents. Mais ces conditions, il ne les a pas créées. Il n'a pas
non plus déterminé l'orientation de ce qui s'est développé à partir
d'elles.

Telle est bien également l'opinion de Bauer. Ce fut la guerre


civile en Russie, ajoute-t-il, qui imposa d'abord, après 1917, une
dictature militaire et bureaucratique. Ensuite, ce sont les besoins,
des masses qui ont pesé dans ce sens et finalement, la
«reconstruction» de la production, qui entraîna elle-même une
recrudescence de ces besoins. En cette époque de désespoir total,
seule la dictature d'un petit groupe de communiste sur une masse
de cent millions de têtes et seule la dictature d'un seul sur le parti
auraient été capables d'offrir le salut. Bauer dit de cette situation :
«Voilà pourquoi c'est le plus énergique et le plus
impitoyable qui devait l'emporter sur ses concurrents. Maxime
Gorki a dit une fois que Lénine appréciait la poigne de Staline,
mais pas son cerveau. “Le cerveau est un organe d'inhibition”
avait coutume de dire Victor Adler. Mais il advient un moment
où le meilleur cerveau justement parce qu'il perçoit d'avance
toutes les difficultés et tient le compte de tous les obstacles, doit
cesser de fonctionner, où la personne morale compatissante à la
souffrance de la créature est vouée à l'échec, où seul le poing
décidé à frapper peut vaincre, sans trop s'embarrasser
d'inhibitions intellectuelles et morales.»

- 567 -
Goethe a dit une fois que l'infâme est le puissant. Otto Bauer
ajoute que, dans les conditions de la dictature, c'est le plus infâme
qui devient le plus puissant.

Sur ce point, je suis parfaitement d'accord avec Otto Bauer.


Par contre, je dois protester quand il se sert de cette proposition
pour justifier Staline et explique qu'il y aurait des circonstances
dans lesquelles le cerveau, en tant qu'organe d'inhibition de notre
action, devrait être mis hors circuit.

Cette expression n'est pas heureuse. Elle met sur un même


plan inhibitions morales et inhibitions intellectuelles. Les unes sont
pourtant différentes des autres, et peuvent entrer mutuellement en
conflit. Traiter le problème des inhibitions morales, dont la nature
est très compliqué, nous entraînerait trop loin. C'est chose plus
facile avec les inhibitions intellectuelles, c'est-à-dire celles de la
connaissance.

Marx et Engels ont toujours mis l'accent sur la nécessité d'un


grand savoir et d'une intelligence théorique claire. Même Martov,
tenu autrefois en si haute estime par Bauer, a regretté la victoire
du bolchevisme comme «la victoire de l'inculture blanquiste et
anarchiste sur la culture marxiste». Certes Lénine lui-même pensait
que la lutte contre les barbares autorisait le recours à des moyens
barbares, mais il tint toujours en très haute estime le rôle du
cerveau. Il regrettait profondément l'ignorance de la plupart de ses
partisans. Y remédier lui apparaissait comme la tâche la plus
urgente. En vérité, il ne pouvait pas comprendre la nécessité de la
liberté du savoir.

Aucun des susnommés, ni même Victor Adler n'ont vu dans le


cerveau un organe d'inhibition de l'action efficace, mais seulement
un organe d'inhibition de l'action inappropriée.

Comme tel il a sa place en toute circonstances, même et peut-


être d'abord en des temps tumultueux. Ce devait être un évidence
et valoir même jusqu'à la guerre mondiale. Depuis s’est levée une
génération qui méprise la raison et le savoir et ne jure que par la
- 568 -
toute-puissance de la poigne guidée par la volonté de vaincre la
plus brutale. Le bolchevisme, comme le fascisme proviennent de
cette disposition d'esprit. S'y opposer est pour les marxistes une des
tâches les plus importantes. Nous devons sans cesse répéter à la
jeunesse ce que Marx et Engels, Lénine et Victor Adler ont toujours
mis en relief : Instruisez-vous ! Instruisez-vous avant de vous
engager et de poursuivre votre action.

Ce fut certainement la conséquence d'une logique inéluctable


des faits si, en Russie, la dictature du parti communiste évolua vers
la dictature d'un seul homme et si, parmi les concurrents à ce poste,
c'est le plus brutal qui devait l'emporter et non celui qui était
intellectuellement le plus qualifié.

Pourtant, étant données les circonstances de la Russie en


1917, la dictature du parti communiste était-elle inévitable et
nécessaire au socialisme ? Telle est l'opinion d'Otto Bauer. C'est sur
cette question que nous sommes séparés dès 1918. Je soutenais
déjà et je soutiens toujours l'idée que les circonstances
extraordinaires de la Russie en l'année 1917 rendaient certes
possible la dictature bolchévique, mais pas inévitable ou bénéfique
au socialisme. Le raccourci que propose Bauer des étapes de la
dictature bolchévique commence par les trois années de guerre
civile, de 1918 à 1921. En réalité, il faut pour expliquer la dictature
remonter beaucoup plus haut dans le temps.

Après le renversement du tsarisme, en mars 1917, il était


naturel que les différents partis socialistes, sociaux-démocrates et
socialistes-révolutionnaires, coopèrent dans les soviets, mêmes les
deux courants de la social-démocratie, menchéviks et bolcheviks,
Staline compris. Et pourquoi pas ? Tous avaient le même but : une
république démocratique, la journée de huit heures, la confiscation
des grandes propriétés foncières. Souvarine décrit cela très bien et
en détails.

Mais Lénine était extrêmement opposé à cette coopération


entre ses camarades et les autres socialistes. Au sein de la social-
démocratie, il avait depuis longtemps déjà organisé son propre
- 569 -
groupe d'une façon totalement militaire et avait solidement assis sa
dictature au sein de cette organisation. Mais un dictateur ne souffre
aucun autre dieu à côté de lui. Aussi avait-il, dès 1903, entrepris de
diviser le parti social-démocrate russe et déclaré la guerre à tous
les sociaux-démocrates qui ne lui obéissaient pas aveuglément. Ce
n'est pas un hasard si cela eut pour conséquence de créer les
conditions d'une conspiration. Blanqui et Mazzini poussaient et
agissaient de la même façon, voilà pourquoi ils se sont tenus tous
deux à l'écart de la Ière Internationale qui reposait sur ce
fondement démocratique que Marx tenait pour indispensable. Marx
avait déjà transformé la ligue des communistes d'une conspiration
organisée de manière dictatoriale en une société organisée
dém ocratiquem ent.

Depuis cette scission, et encore en juillet 1914 peu avant


l'éclatement de la guerre mondiale, Lénine avait toujours
catégoriquement refusé l'union avec les menchéviks. A la
conférence de Zimmerwald, il fut de ceux qui bataillèrent avec
acharnement pour diviser non seulement la social-démocratie russe
mais aussi l'Internationale. Et maintenant, en 1917, le front unique
du Prolétariat s'accomplirait en Russie grâce à la Révolution ? Cela
lui parut insupportable.

Au moment de l'effondrement de la domination tsariste, en


mars 1917, Lénine se trouvait en Suisse. Il ne revint en Russie
qu'en avril 1917. Il y trouva une situation qui l'exaspérait
beaucoup. Peu avant son arrivée fut réunie une conférence pan-
russe des Soviets qui permit d'établir un large accord des opinions
de mencheviks et des bolcheviks.

«Donc, à la suite de la conférence mentionnée, une


assemblée générale des mencheviks et des bolcheviks fut
convoquée afin de discuter la question de l'alliance des deux
fractions. Cette discussion fut interrompue par l'arrivée de
Lénine qui, non sans une rude résistance venant de nombreux

- 570 -
bolcheviks influents, fit carrément virer la politique bolchévique
!.»

L'ambition de Lénine dans la Révolution russe visait non à


décomposer et à mettre en échec non seulement les organes de
l'administration, mais aussi toutes organisations politiques et
sociales libres autres que la sienne. Il y réussit en effet grâce au
coup d’Etat du 7 novembre.

Pourtant même à ce moment-là il y eut encore des tentatives


pour former un gouvernement unissant les partis socialistes.

«Zinoviev, Kamenev, Rykov, Riazanov, Lozovski et d'autres


dirigeants bolchéviques réclamèrent alors la formation d'un
gouvernement socialiste où seraient représentés tous les partis
soviétiques. Ils expliquaient que le maintien d'un gouvernement
purement bolchévique devait nécessairement conduire à un régime
de Terreur et à l'anéantissement de la Révolution et du pays» 12.

Mais cette fois aussi Lénine obtint la victoire dans son parti. Il
espérait que les élections qui eurent lieu alors pour constituer une
Assemblée Nationale lui donneraient la majorité. En cela il se
trompait. C'est bien la coalition des partis socialistes — menchéviks,
bolcheviks et socialistes-révolutionnaires ensemble — qui réunit
une immense majorité. Les bolcheviks avaient encore une fois la
possibilité de participer à un front unique socialiste et de former
ainsi un gouvernement qui rassemblerait la grande masse du
peuple. La supériorité de cette masse aurait suffi à elle seule à faire
échouer toute tentative de soulèvement armé contre le
gouvernement socialiste. Si les bolcheviks s'étaient alors résolus à
ce front unique, la Russie se serait épargnée trois années de guerre
civile et l'effroyable misère qu'elles apportèrent, la paix et la
liberté auraient favorisé un rapide redressement de l'économie et
avec cela, un prolétariat tellement développé qu'il aurait été

1 D'après Martov, Histoire de la Social-démocratie russe, p. 296.


2 idem, p. 307.

- 571
presque capable de mettre en œuvre une bonne partie de
l'économie socialiste et de la gérer avec succès. Tout cela sans
dictature, sans terreur sanglante, grâce à la démocratie des
prolétaires et des paysans. Naturellement personne ne peut
affirmer en toute certitude que les choses se seraient réellement
passées ainsi, mais il y avait là la possibilité, l'unique possibilité de
faire naître de la Révolution autant de prospérité et de liberté pour
les masses populaires qu'il était permis étant données les
circonstances. Cette possibilité n'était donnée que dans la mesure
où le gouvernement socialiste s'appuyait sur la grande majorité de
la population, ce qui ne pouvait avoir lieu que par le front unique
socialiste.

Ce front unique sera mis en échec sans raison, uniquement à


cause de l'insatiable désir de puissance et de la décision du chef du
bolchevisme. Les bolcheviks commencèrent par dissoudre
l'Assemblée nationale qu'ils avaient eux-mêmes réclamée à grands
cris et profitèrent de la décomposition de l'armée et de la
supériorité de leur propre parti solidement structuré comme une
armée et de la confiance de soldats désorganisés et politiquement
inexpérimentés, qu'ils appâtèrent avec des promesses démesurées,
pour s'emparer seuls du pouvoir d'Etat, pour renforcer ce pouvoir
et écraser leurs adversaires. A partir de 1921, ces adversaires
furent presque uniquement les autres partis socialistes.

Les bolcheviks ne prirent ni n'exercèrent le pouvoir par la


confiance et la force de la majorité de la population, mais par la
volonté d'une faible minorité contre la volonté de la grande
majorité dont ils accrurent énormément la misère par la guerre
civile et la contrainte bureaucratique. C'est pourquoi ils eurent
besoin d'une terreur impitoyable pour affirmer leur dictature qui,
étant données les circonstances, évolua bientôt nécessairement de
la dictature du parti à celle d'un seul homme sur le parti comme
sur l'Etat.

Dès lors que les bolcheviks s'étaient emparés du pouvoir


écraser leurs camarades socialistes, au lieu de s'entendre avec eux,
les choses devaient évoluer dans le sens décrit par Otto Bauer. Mais
- 572 -
il n'est pas exact de prétendre que cette évolution était inscrite
dans la révolution depuis son commencement jusqu'en mars 1917.
Deux voies s'offraient : le front unique socialiste ou la domination
unique des bolcheviks sur tous les autres socialistes. Ce furent les
bolcheviks qui, profitant des circonstances, rendirent impossible le
front unique et érigèrent leur dictature. Dès lors, en effet, il n'y
avait plus de frein au développement d'une situation dans laquelle
«seul peut vaincre le poing qui s'abat sans trop s'embarrasser
d'inhibitions morales et intellectuelles.»

Pour marquer leur opposition à la social démocratie, les


bolcheviks se désignèrent dès mars 1918 sous le nom de
«communistes». Il était naturel qu'en face des alliances
internationales des sociétés modernes, ils transportent leur lutte
contre les socialistes dans tous les pays. Partout ils travaillèrent
avec zèle à liquider les partis sociaux-démocrates, les syndicats
libres, voire même leurs camarades eux-mêmes. Ce qui explique
l'affaiblissement croissant de la Révolution, du mouvement ouvrier
en général et même l'encouragement d'une contre-révolution dans
tous les pays où des circonstances particulières favorisaient
l'apparition des lansquenets du dictateur du Kremlin qui agissait
«sans aucunes inhibitions intellectuelles et morales».

Tels sont les succès dont le prolétariat mondial est redevable


à la dictature si glorifiée des communistes en Russie.

* *

Mais la dictature n'a-t-elle pas remporté en Russie d'autres


succès, bien réels ? N'a-t-elle pas industrialisé et collectivisé
l'économie du pays et ainsi, comme dit Bauer «bouleversé non
seulement l'aspect de l'Union soviétique mais aussi celui du monde,
et accompli l'œuvre la plus grande et la plus significative pour
l'avenir de notre temps» ? Bauer ajoute : «une biographie qui, telle
celle de Souvarine, consacre à la lutte de fractions à l'intérieur du
parti une part plus grande qu'à l'industrialisation et à la

- 573
collectivisation de l'Union soviétique ne rend pas justice à la portée
historique de cette œuvre».

Ce que propose Souvarine, c'est une histoire du bolchevisme


depuis ses débuts et presque un demi-siècle durant. Cela impliquait
bien que l'exposition des idées et des luttes des chefs du parti
occupent plus de place que le plan quinquennal mis en place par
Staline en 1928. La période qui va de cette année-là jusqu'à
aujourd'hui, Souvarine la traite surtout dans les cent dernière pages
de son livre. S'attachant à cette période, Souvarine parle presque
exclusivement du plan quinquennal, il apporte une grande quantité
de faits qui constituent, à vrai dire, un réquisitoire accablant contre
le plan, ses méthodes et ses conséquences. Celui qui veut infirmer
ces faits doit les réfuter. L'allusion, qui encore une fois est inexacte,
au peu d'espace que Souvarine consacre au plan quinquennal, ne
prouve rien. Bauer et Souvarine considèrent les mêmes faits. Mais
l'auteur les éclaire d'une manière totalement différente de celle du
critique. Bauer est obnubilé par les dimensions des nouvelles
constructions et la quantité de nouvelles machines. Souvarine
évalue le plan quinquennal en fonction des hommes.

Avant Staline déjà, en des temps reculés, nombreux furent les


hommes d'Etat qui, régnant sur une énorme main d'œuvre soumise
et démunie, s'étaient attachés à ériger de gigantesques édifices dont
la vue provoquait l'étonnement du spectateur. Quand, aujourd'hui,
les maîtres du Kremlin entreprennent également des choses du
même genre,il n'est vraiment pas besoin d'y voir un
bouleversement de l’image du monde. Ni le pouvoir brutal des
dominants, ni l'esclavage des dominés ne seront amoindris par ces
réalisations. Ce qui est décisif, c'est l'aspect humain et non pas
technique des innovations dans le domaine économique. Et
Souvarine tient justement beaucoup plus compte de ces aspects que
Bauer. Celui-ci considère la construction des usines et des
kolkhozes, mais pas l'avènement d'un nouvelle aristocratie qui,
disposant de ces nouveaux moyens de production les exploite à son
profit. Souvarine le montre très bien : au-dessus d'une centaine de
millions d'êtres asservis s'élève un petit groupe de fonctionnaires.
Au dessus de ceux-ci se tient la petite aristocratie des membres du
- 574 -
parti communiste. Mais au-dessus de tous ceux-là plane
l'aristocratie de la police politique, devant laquelle tremblent les
fonctionnaires et les membres du parti. Mais chacun de ces corps
aristocratiques dotés de privilèges particuliers est soumis au choix
de l'organe central le plus élevé de l'Etat, à la tête duquel se tient
actuellement Staline. Il appelle qui il veut, il renvoie au néant qui il
veut. L'ancienne noblesse héréditaire tenait sa propriété foncière
de son enracinement même et non des mains du Roi ou du Tsar. Elle
pouvait de temps en temps entrer en fronde. Dans un état
dictatorial moderne, cela est exclu. Son aristocratie résulte du choix
des hommes les moins indépendants et les plus faibles. Et les
privilégiés eux-mêmes sont répartis en classes multiples. Cela n'est
pas un hasard. Pour se maintenir, la domination d'une minorité sur
la grande majorité a besoin non seulement de la terreur sanglante,
mais aussi de la division de la population. On fait croire aux
prolétaires qu'ils sont une classe dominante, dans la mesure où ils
seraient favorisés par rapport aux paysans tout en accordant, parmi
les ouvriers, des privilèges particuliers à ces ouvriers-modèles
particulièrem ent serviles et zélés. Ainsi se forme sur
l'anéantissement des anciennes classes une nouvelle division de
classes, une hiérarchie ayant à sa tête le dictateur. Voilà ce qui,
selon Otto Bauer passe pour l'avènement d'une société sans classes.

Celui qui ne considère que la technique et non les hommes


s'imagine facilement que le capitalisme ne serait caractérisé que
par ses machines. Celui qui installe les machines crée les conditions
préalables du socialisme. Mais Marx savait que ce sont les hommes
qui sont décisifs dans la société, les moyens techniques ne le
devenant que dans la mesure où ils influent sur l'existence des
hommes. Marx n'attendait pas l'avènement du socialisme des
machines de la grande industrie capitaliste, mais des prolétaires. Et
pas des prolétaires en général, mais des prolétaires vivants et
agissant dans des conditions déterminées.

Les soviétologues ont souvent qualifié le premier plan


quinquennal de moment d'accumulation primitive du capital. C'était
oublier ce que Marx avait établi, à savoir que ce processus s'était
autrefois accompli avec une impitoyable barbarie et sous
- 575 -
l'impulsion des passions les plus infâmes, les plus sordides, les plus
mesquines et les plus haineuses. L'expropriation des paysans,
l'entassement des travailleurs de l'industrie dans les villes
condamnaient les uns comme les autres aux misères les plus
effroyables et les démoralisaient complètement.

Tels les esclaves d'autrefois, les Fellahs, les coolis etc... de


l'Orient, cette main d'œuvre était également privée de toute
possibilité de résistance, de toute conscience. Elle était totalement
incapable de se secourir par elle-même. De là l'idée de l'utopisme,
selon laquelle une personnalité très douée et très riche devait créer
par ses propres ressources un mode de production qui supprimerait
toute pauvreté et permettraient aux travailleurs de devenir des
hommes libres, heureux et vigoureux.

Marx avait surmonté ce mode de penser. Il voyait la


déchéance du prolétariat. Mais il ne pensait pas que le recours à
une personnalité spirituelle ou matérielle, très douce, un
millionnaire ou un dictateur, permettrait de remédier à cette
déchéance. Les moyens de libération consistaient, selon lui, dans la
lutte de classes, dans le mouvement ouvrier composé de
travailleurs libres à l'intérieur d'un Etat auquel ils arracheraient
l'espace de liberté nécessaire. Les aider à obtenir cette liberté,
encourager de toutes les façons le mouvement des travailleurs,
telles étaient, selon Marx, les tâches pratiques les plus hautes des
socialistes.

C'était devenu une évidence pour chaque marxiste et pourtant


il semble que, sous l'influence de la pensée bolchévique, cela soit en
passe d'être oublié, sinon Bauer ne pourrait pas considérer le
premier plan quinquennal comme un bouleversement du monde.
Souvarine constate avec raison que cette période eut les mêmes
effets qu'autrefois l'accumulation primitive. Elle porta de terribles
coups au prolétariat et à la paysannerie russes.

Otto Bauer lui-même doit convenir que cela lui répugne de


voir «l'indigne idolâtrie dont les courtisans de Staline ont auréolé
leur maître». Mais Staline ne s'est pas contenté de laisser faire ce
- 576 -
culte : il adviendrait le pire à celui qui se permettrait, en Russie
soviétique, de le critiquer. Le culte de la poigne entretenu par des
lèche-bottes serviles est la conséquence naturelle, nécessaire de la
dictature.

Marx pensait que la construction du socialisme ne pourrait


être menée que par la classe ouvrière elle-même. Il ne l'attendait
que là où et au moment où la classe ouvrière atteindrait la force et
l'éducation nécessaires, à ce projet. Et il considérait comme
conditions préalables requises, d'une part un développement
économique élevé et d'autre part, une grande liberté politique, un
développement puissant du mouvement ouvrier. Otto Bauer
s'exprime maintenant d'une toute autre façon. Pour lui, la liberté
n'est plus une condition préalable du socialisme, mais avant tout
son but. Il dit :
«Le socialisme tolère la dictature terroriste comme un
moment de transition vers la suppression des classes et la
reconstruction d'un ordre social dans lequel une liberté entière et
durable deviendra pour la première fois possible.»

D'après la conception d'Otto Bauer, le socialisme ne provient


plus du mouvement ouvrier, lequel exige et présuppose une
certaine liberté d'action des travailleurs, mais de la violence
terroriste exercée par un maître tout puissant, avec tous les
instruments mis à sa disposition, sur la masse du peuple qui, à la
suite d'une dizaine d'années d'oppression sous le joug d'une police
toute puissante, a désappris toute conscience de soi, toute pensée
autonome, toute activité dans des organisations libres.

L'hypothèse de Bauer est une rechute dans l'utopisme pré-


marxiste. Sa conception nous ramène même en arrière de
l'utopisme. Car celui-ci espérait que les progressions du prolétariat
paupérisé vers une communauté socialiste auraient lieu grâce à
l'action d'une personne de haute tenue intellectuelle et morale.
Bauer reconnaît, par contre, que la dictature terroriste a conduit
nécessairement à la toute puissance d'un homme qui s'embarrassait
peu de considérations intellectuelles ou morales et il attend quand
même de lui qu'il conduise une masse d'êtres profondément
- 577 -
affaiblis vers la forme de société la plus évolué possible
aujourd'hui. Pourquoi le dictateur et ses lèche-bottes devraient-ils
d'une manière générale se proposer sérieusement un tel but ? Quel
intérêt les y poussait ?

C'est ici qu'à mon grand dépit se creuse un infranchissable


abîme entre Otto Bauer et, non pas seulement ma conception
personnelle, mais aussi celle qui fut, jusqu'au coup d'Etat des
bolcheviks en novembre 1917, l'idée commune à tous les marxistes,
Lénine compris. Ce ne sont pas de nouvelles connaissances, mais
bien la logique de leur politique de violence à l'encontre des autres
socialistes et de la masse du peuple qui a poussé les bolcheviks et
tous ceux qui sympathisent avec eux à cette vision si néfaste qui
jusqu'à présent, où elle se fait toujours sentir, a conduit le
mouvement ouvrier à un pur et simple désastre.

* *

Dans ce même numéro de Der Kampf où Bauer donne sa


critique de Souvarine, il publie également un article sur le front
unique. En fait, les deux thèmes sont en étroit rapport.

Apparemment il ne s'agit, avec le problème du front unique,


que de réunir encore d'une avancée commune les prolétaires dont
les différentes directions se sont jusqu'à présent combattues les
unes les autres. Qu'est-ce que cela peut bien avoir à faire avec la
spécificité de la dictature en Russie ? Et l'abandon de la guerre
fratricide dans les rangs du prolétariat ne s'impose-t-il pas de façon
urgente ? Les prolétaires sont tous conscients que leur force est
fondée sur leur nombre, comme sur leur unité. Ils regrettent tout
ce qui pourrait perturber leur unité. Ils répugnent à toute lutte
théorique de tendances quand ils en appréhendent une
complication de l'action unitaire. D'un autre côté, on ne doit
certainement pas entraver la mise en œuvre d'une union sous
prétexte que l'on garderait le souvenir encore vivace des premières
luttes internes, alors même qu'elles sont devenues sans objets.

- 578
Pourtant je ne saurais me réjouir de l'aspiration actuelle à la
formation d'un «front unique». Déjà le nom «front unique» donne à
penser. Pourquoi pas «l'union» avec les communistes ? Parce
qu'eux-mêmes n'envisagent pas une telle union. Il ne faut pas que
les ouvriers sociaux-démocrates et les ouvriers communistes se
rassemblent pour travailler ensemble à un but commun selon des
méthodes démocratiques qui impliquent qu'une décision, précédée
d'une franche discussion, soit prise par un vote libre et reconnue
aussi bien par la minorité que par la majorité. Non. Les
organisations qui jusqu'à présent sont séparées doivent le
demeurer et leurs actions communes ne seront mises en œuvre
qu'à la suite d'accords, passés entre elles. Alors même si l'une des
organisations ne représente qu'une toute petite minorité de
l'ensemble du mouvement, l'autre en constitue la grande masse.
Cela conduit à un renversement du principe de la démocratie. Il
peut arriver que, par un désir d'apaisement, la majorité s'incline
devant la minorité, du moins dans la mesure où celle-ci
empêcherait la majorité d'agir conformément à la direction décidée.

Pourtant, cela nedevrait pas arriver si les deux partis


s'accordaient sur tous les points essentiels. Mais alors, pourquoi pas
une union totale au lieu d'un simple front unique ? Que l'on se
contente de cela atteste que les communistes ne veulent pas
s'intégrer dans l'ensemble du mouvement, mais se réserver, dès
que cela leur conviendra, la possibilité de revenir, à tout moment, à
une action séparée.

On pourrait espérer que le front unique constituera au moins


le préambule d'une union complète à venir. Encore faudrait-il que
des deux côtés on s'accordât essentiellement sur les buts, les
intérêts et les méthodes. Mais ce n'est absolument pas le cas pour
ce qui concerne les sociaux-démocrates et les communistes. Sans
doute l'Internationale ouvrière communiste, tout comme
l'Internationale ouvrière socialiste apparaissent comme des
organismes prolétariens ; les organisation de l'une comme de l'autre
sont composées d'une façon toujours plus prépondérante de
prolétaires ; ceux-ci militent ensemble, au coude à coude, dans de
nombreux mouvements, ils sont accablés par les mêmes
- 579 -
souffrances, ils discriminent les mêmes adversaires. Et cependant,
entre ces mêmes travailleurs, il peut exister de profondes
oppositions. Cela ne provient pas uniquement de l'appartenance de
classes, mais aussi de la façon dont l'organisation est structurée, de
la façon dont le simple militant reçoit ses mots d'ordre. Dans la
social-démocratie, ces mots d'ordre sont décidés démocratiquement,
il règne dans ses organisations une démocratie totale, comme
toujours dans toutes les organisations du mouvement ouvrier libre.
Mais il n'en va pas de même chez les communistes. Ils ne sont pas
organisés démocratiquement, comme la social-démocratie, mais
militairement. Ils ne choisissent pas eux-mêmes leurs chefs, leurs
mots d'ordre, mais les reçoivent d'un poste de commandement qui
se tient au-dessus d'eux et en dernier lieu du dictateur, à Moscou.
Les communistes du monde entier sont ses gardes du corps
parfaitement disciplinés. Le communisme est devenu pour les
maîtres actuels de la Russie ce que le panslavisme fut pour les
Tsars. Les communistes, par opposition aux aristocrates russes, sont
seulement beaucoup plus dociles aujourd'hui que ne le furent les
panslavistes. Ainsi, le front unique ne signifie pas, au fond, une
coopération collective de prolétaires qui agissant librement dans le
mouvement ouvrier, mais une collaboration de l'organisation
jusqu'à aujourd'hui la plus démocratique du monde, l'Internationale
ouvrière socialiste, avec la dictature la plus puissante du monde.

Otto Bauer croit, il est vrai, à une communauté durable et


universelle des intérêts et des buts de deux Internationales. Elles
ont pour «but une société sans classes». Néanmoins, on ne juge pas
un homme uniquement d'après la représentation qu'il se fait de lui-
même, ou d'après la représentation qu'il tente d'inculquer à un
autre que lui, mais aussi et surtout d'après son activité pratique :
«vous les reconnaîtrez à leurs fruits».

Les fruits de la domination bolchévique, ce sont, comme nous


l'avons vu, de nouvelles classes. Les bolcheviks ont bien anéanti les
anciennes classes, mais de nouvelles couches aristocratiques se sont
formées. Elles résultent nécessairement des conditions de la
dictature bolchévique, mais elles n'étaient pas prévues par
l'idéologie et la phraséologie du bolchevisme et, par conséquent,
- 580 -
nullement perceptibles du premier coup d'œil. Mais elles existent,
elles s'enracinent de plus en plus profondément et prennent
toujours plus d'importance dans la conduite et l'élan du
bolchevisme. La finalité communiste du bolchevisme devient de
plus en plus une pure et simple décoration, un souvenir ou un
appât pour les socialistes idéalistes dont la dictature veut utiliser la
force en fonction de ses propres buts.

Les anciens bolcheviks, ceux qui prenaient très au sérieux le


communisme, sont limogés à cause de leur opposition aux nouvelles
formes d'aristocratie qui sont les bénéficiaires du système, ils sont
arrêtés, exilés, les plus obstinés seront même anéantis ; d'autres se
sont inclinés. La jeune génération est le plus souvent composée
d'hommes qui n'évoqueront encore le communisme que du bout
des lèvres ; d'hommes dont l'ascension et le maintien au pouvoir,
accompagnés d'exorbitants privilèges, deviendront le contenu
véritable de leur action.

Non pas la suppression detoutes les classes, mais la


substitution de nouvelles classes aux anciennes, voilà bien le
résultat de la Révolution bolchévique de 1917, tout comme celui de
la Révolution française de 1789. A cette époque aussi, les
révolutionnaires ne s'aperçurent pas qu'avec la suppression des
différentes corporations, il ne fondaient pas un système de Liberté,
d'Égalité et de Fraternité universelles, mais frayaient seulement le
chemin à la venue d'une nouvelle société de classes.

Autrefois, tous les marxistes savaient qu'en Russie les


fondements nécessaires à un ordre communiste ou socialiste
n'étaient pas encore donnés. Lénine lui-même le reconnaissait et le
rappelait encore en 1917. Ce sont des circonstances exceptionnelles
qui lui frayèrent la voie vers la dictature. Alors il s'imagine qu'avec
sa toute puissance, il avait le pouvoir de briser les lois sociales
naturelles et de faire surgir, comme par enchantement, un état
socialiste d'une terre aride, au moyen de la dictature la plus
brutale. Mais comme les conditions requises pour cela faisaient
défaut, à savoir un prolétariat nombreux et hautement développé,
c'est encore et à nouveau un état de classes qui est sorti de la
- 581
nouvelle société. La seule chose à quoi parvint Lénine, fut la
disparition des anciennes classes d'exploiteurs ; cependant il ne put
empêcher que naissent des classes de nouveaux exploiteurs et de
nouveaux m aîtres. C urieusem ent, elles correspondent
complètement au caractère spécifique du peuple russe et à sa
situation historique particulière après l'effondrement de l'ancien
système au cours de la guerre mondiale. Le monopole économique
militarisé de l'Union soviétique est certainement très différent de
l'économie du capitalisme privé mais non moins différent du projet
de libération de la classe ouvrière de toute exploitation et de tout
asservissement. Autrefois, la critique bourgeoise du socialisme se
plaisait à présenter notre projet comme une économie de prison ou
de caserne. Indignés, nous rejetions ce genre de présentation. Nous
ne nous doutions pas qu'effectivement une fois que les socialistes
auraient ressuscités comme marxistes, de telles casernes se
réaliseraient et qu'elles ne seraient pas prises en horreur mais
glorifiées pour leur prouesse socialiste, simplement parce que dans
ces casernes il n'y a aucune place pour les capitalistes.

Celui qui prend tout cela en considération ne pourra presque


rien trouver entre l'autocrate russe et le libre mouvement ouvrier
frappé d'anathèmes de cette communauté d'intérêt qui est
nécessaire à la réalisation fructueuse d'un front unique socialiste-
communiste. Un tel front ne serait possible, inévitable même que si
dans le parti communiste, comme ça l’est dans le parti social-
démocrate, les travailleurs étaient organisés librement. Certes il se
peut qu'à l'occasion se produise une situation dans laquelle un parti
social-démocrate et la dictature soviétiques se verraient confrontés
à un même adversaire. Alors pourrait avoir lieu une coopération
éphémère. Une coopération générale, internationale et durable des
deux facteurs est exclue. Ils sont de nature trop hétérogène, trop
différente. Sur la durée une telle coopération ne pourrait reposer
que sur un mensonge. Le régime soviétique est habitué à ce genre
de mensonges, qui fait continuellement passer sa domination
violente pour une libération de l'humanité laborieuse, mais la
social-démocratie ne peut pas croître sur la base d'un mensonge,
quand bien même elle croirait elle-même à ce mensonge. Elle s'y
perdrait.
- 582 -
*

* *

Qu'un front unique général, durable et international entre


sociaux-démocrates et communistes soit impossible, c'est ce
qu'attestent déjà les tentatives faites jusqu'à présent pour élaborer
un tel front. S'il y avait eu des tentatives faites jusqu'à présent de
deux partis ouvriers libres et régis eux-mêmes en fonction de buts
socialistes, elles auraient été saluées avec joie et réalisées aisément.
En réalité, nous voyons que le front unique rencontre les plus
grands obstacles.

C'est de cela dont il est question dans l'article déjà cité de Otto
Bauer, intitulé «Le front unique dans la politique mondiale». Bauer
pense qu'il serait souhaitable que les socialistes et les communistes
collaborent dans tous les domaines, mais cela se heurte à de
grandes difficultés. Cependant il y a un domaine qui ne
supporterait aucune expectative, celui de la politique mondiale. Que
la paix du monde soit menacée, il sera alors nécessaire et urgent de
construire un front unique. C'est la raison qui en est mal vue. La
scission des sociaux démocrates et des communistes est la moindre
cause de menace sur la paix mondiale. Le front unique serait
beaucoup plus important et beaucoup plus urgent pour
sauvegarder ou recouvrer la démocratie. C'est dans ce domaine
qu'apparaissent les péchés capitaux de la lutte communiste contre
la social-démocratie. La paix elle-même n'est menacée que par les
gouvernements fascistes. Afin de la sauvegarder, il serait urgent et
nécessaire de leur substituer un régime démocratique. Le front
unique qui voudrait se limiter à sauver la paix serait tout à fait
inapproprié. Sa condition de possibilité, ce serait qu'il serve avant
tout la lutte pour la démocratie.Il

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais nous ne disposons


que d'un espace limité. Ce n'est pas à cause de cette question que
nous parlons de l'article de Bauer, mais à ceux de ses plaintes sur
l'opposition que le front unique rencontre dans la majorité des
partis socialistes de l'Internationale. Seuls sept partis se sont
- 583 -
prononcés pour le front unique : les partis socialistes français,
espagnol, suisse, italien, autrichien, les menchéviks russes et le
«Bund» juif en Pologne. A l'heure actuelle, cinq de ces sept partis
sont, en substance, des partis d'émigrés. Et au sein du parti suisse,
le rapport entre la social-démocratie et le parti communiste n'est
pas tout à fait serein.

Dans les pays fascistes, les défenseurs du front unique en


escomptent un renforcement de l'opposition à la dictature. En
Russie soviétique, le front unique doit précisément œuvrer en sens
inverse. Là, il a pour tâche de s'opposer aux socialistes. Grâce à ce
processus, beaucoup de menchéviks espèrent gagner la
bienveillance de la dictature et obtenir ainsi la tolérance et
finalement la liberté de mouvement. C'est aussi ce que pense Bauer.
Il croit que le temps est maintenant venu où on pourra, en s'y
prenant prudemment, «modérer petit à petit» la terreur — donc ne
pas en finir immédiatement avec elle ! — car la dictature doit «se
supprimer elle-même». Afin de l'y engager, les sociaux-démocrates
devraient «reconnaître les réalisations historiques» de Staline et
également «reconnaître comme nécessaires les moyens de la
dictature eux-mêmes qui sont encore nécessaires eu égard au degré
de développement actuel de l'Union soviétique». Ainsi pour donner
au dictateur russe le goût de l'idée de démocratie il faudrait
liquider les socialistes russes qui n'ont pas confiance en Staline sur
l'autel du sacrifice qui lui est dédié. Car pratiquement, la dictature
de Staline ne s'exerce plus que contre les sociaux-démocrates, les
socialistes révolutionnaires, les tolstoïens, les anarchistes et les
communistes oppositionnels.

Telle sera la voie vers la démocratie. Grâce à la proclamation


de cette voie, le fascisme sera partout combattu ! Mais puisqu'il est
admis qu'une autre voie n'est pas possible, on mettra en œuvre un
front unique de l'Internationale communiste avec l'ensemble de
l'Internationale ouvrière socialiste.Il

Il ne semble pas que la majorité de cette Internationale


s'engage dans cette voie. La plupart de ses partis ont, comme on l'a
déjà relevé, refusé le front unique. Ils ne veulent pas paralyser leur
- 584 -
force propagandiste en se solidarisant avec un parti qui, à cause de
ses méthodes est partout sur le déclin et ne veulent pas aider ce
parti à obtenir, au moyen de cette alliance, un prestige qu'il
n'acquerrait pas autrement puisqu'il ne représente guère, dans tous
les pays civilisés, qu'une infime minorité.

Cette attitude de la majorité de notre Internationale entraîne


malheureusement Bauer à une idée inquiétante. Il se demande très
sérieusement si les sept partis socialistes qui soutiennent le front
unique n'en viendront pas à se séparer de l'Internationale ouvrière
socialiste. A vrai dire, s'il soulève la question, c'est pour se
prononcer contre la scission. Toutefois, qu'une telle scission
occasionnée par le front unique lui paraisse susceptible d'au moins
une discussion, est déjà remarquable. Hélas, il ne s'en tient pas là. Il
recommande à chacun des sept partis de ne pas se contenter
d'accepter une action commune avec les partis communistes de
leurs pays respectifs. Tous les sept doivent se rassembler plus
étroitem ent afin «d'établir ensemble une jonction avec
l'Internationale communiste». Le fait que ce projet ait été jusqu'à
présent unanimement refusé, y compris par les sept partis eux-
mêmes, ne le trouble pas. Il s'entête dans son projet quoique celui-
ci, s'il était accepté, ne signifierait rien d'autre qu'une scission de
l'Internationale, ce dont Bauer lui-même ne veut pas. Comme si les
choses n'avaient pas leur propre logique !

Depuis le début de leur activité, les bolcheviks furent un


élément de scission partisane et donc d'affaiblissement du
mouvement ouvrier. Il était nécessaire qu'ils le soient dès lors
qu'ils prenaient au sérieux la dictature. Ce n'est que sur la base de
la démocratie que les différentes directions du mouvement ouvrier
pourraient coopérer unanimement en vue d'un but commun. A
diverses reprises, les communistes ont tenté sous divers prétextes
et déguisements de s'infiltrer dans le mouvement ouvrier libre,
dans le but soit de rendre les organisations de ce mouvement
dociles à Moscou, soit de les détruire. Le grand danger de la récente
manœuvre du front unique, c'est qu'elle aussi aboutisse aux mêmes
méfaits et, ainsi, à un nouvel effondrement du mouvement ouvrier.
Aux nombreux méfaits qu'ils ont commis depuis le coup d'état de
- 585
novembre 1917, la désorganisation et la paralysie du prolétariat, ils
y ajouteraient alors ce nouveau : la déchirure de l'Internationale
ouvrière socialiste. L'effort pour construire un front unique peut
facilement conduire à l'apparition, à côté des deux Internationales
qui existent encore aujourd'hui, d'une troisième, une réactivation
du «cercle d'étude» viennois de 1920. Ainsi il faut de nos
camarades examiner rigoureusement le nouveau moyen de salut
qui leur est présenté sous l'étiquette «union».

L'union des prolétaires, oui, mais une union des prolétaires


dans un mouvement ouvrier libre ! Pas d'union qui nourrirait en
son sein de nouvelles discordes.

- 586 -
L’ARTICLE DE J. PERA DANS
LA REVOLUTION PROLETARIENNE K

«A travers les livres,

Boris Souvarine : Staline, aperçu historique du bolchévisme»,

Avoir frémi aux révolutions russes. Avoir donné tout son


enthousiasme à celle d'Octobre. L'avoir défendue à une époque où il
y fallait quelque courage. Puis l'avoir suivie dans son évolution
avec surprise et tristesse jusqu'à rompre toute solidarité morale
avec un régime plus oppressif que le tsarisme décadent.

C'est là mes camarades de la R. P., l'histoire de beaucoup d’entre


vous, le drame de beaucoup d'entre vous en ces dernières années.

Vous lirez donc avec autant de plaisir que moi le gros bouquin de
Souvarine. Au long de ces pages vous aurez l’impression de
marcher en pays connu. C'est votre histoire que Souvarine vous
raconte, en cette histoire du bolchévisme. Les rois aiment beaucoup
paraît-il se faire raconter l'histoire de leur règne ; eh bien, vous
constaterez que pour des raisons différentes sans doute, les
humbles trouvent aussi plaisir et profit à se pencher sur ce qui fut
une grande expérience de leur vie.

Souvarine était très qualifié pour vous l'écrire, cette histoire.


C'est aussi la sienne d'abord. (Je me souviens d'une brochure de
propagande pour la «Troisième Internationale» qui venait d'être
décrétée. La brochure, excellente, et qui me convainquit, finissait
sur une évocation de «l'or de la faucille et du marteau croisés»...
Aujourd'hui Souvarine n'irait plus chercher des presque-
alexandrins pour célébrer l'emblème d'un pouvoir inhumain et
d'une Internationale qui a tué tant de révolutions !) De plus, il a eu
une connaissance directe des milieux qu'il doit juger aujourd'hui et
c'est même un des rares camarades qui sachent bien en même
temps le russe et le français.

Nous avons conservé la présentation typographique et orthographique de cet article.

587
Son travail est extrêmement documenté. Il est écrit avec
beaucoup de sérieux et on peut dire sans esprit polémique;
seulement une passion contenue bien compréhensible et un grand
désir de voir clair.

L'ouvrage s'appelle «Staline». Il étudie donc le caractère de ce


personnage où domine l'opposition entre l'intelligence médiocre et
la force de la volonté; il le suit dans son ascension obscure, depuis
le séminaire jusqu'au jour où les courtisans le proclament «le plus
grand chef de tous les temps et de tous les peuples». Mais fort
heureusement ce n'est pas là le centre du livre et l'ouvrage nous
intéresse en ce que par delà Staline il est, selon la promesse de son
sous-titre, «un aperçu historique du bolchévisme». Sa promesse est
tenue, mais «dans un seul pays», comme on dit aujourd'hui. C'est
l'histoire du bolchévisme en Russie, et c'est regrettable. Le coup
d'oeil aurait certainement gagné à être étendu à la conduite du
bolchévisme et aux résultats qu'il obtint hors des frontières russes.

* * *

Deux parties bien différentes dans le livre : l'avant et Yaprès-


ré v o lu tio n . Pour la première l'auteur n'est qu'historien; de la
deuxième il est témoin. Et les pages qui la composent sont
naturellement bien plus vivantes. C'est à elles surtout que s'est
attaché notre intérêt.

Bolchévisme et terrorisme

Cependant, un point mérite d'être signalé dans l'obscure histoire


révolutionnaire d'avant la révolution : l'attitude des bolchéviks en
face du terrorisme. Pour quiconque a acquis depuis la guerre
quelque habitude des bolchéviks et de leurs écrits, une chose est
évidente : les bolchéviks sont c o n tre les actes de violence

588
individuelle. Ils les réprouvent même à un point déraisonnable. Car
si tous les gouvernements, absolument tous, emploient ou ont
employé le meurtre en certaines circonstances, il faut bien se dire
que ce n'est pas par hasard. De même il semble sensé de penser
que, dans la lutte pour le pouvoir, l'éventualité peut se présenter
de devoir ou tuer ou disparaître, ou bien encore il peut y avoir des
situations où un attentat éclatant soit la seule forme possible de
protestation. A ces raisons de bon sens, les bolchéviks vainqueurs
ont toujours opposé des fins de non-recevoir, répétant qu'il n'est
pas d'autre moyen d'action révolutionnaire que la persuasion des
«masses».

Or, Souvarine ne laisse pas de doute à ce sujet, à la suite de la


révolution de 1905, le budget bolchévik (frais de propagande et
subsistance des révolutionnaires professionnels) fut longtemps
alimenté par des «expropriations» terroristes, effectuées en Russie
par de petits groupes de camarades du parti, en liaison avec les
dirigeants réfugiés à l'étranger, en particulier avec la troïka Lénine-
Krassine-Bogdanov. 1 ... A propos de ces expropriations, signalons la
plus célèbre, celle de Tiflis en 1907 : Sur la grande place, en plein
jour, des fourgons escortés par des soldats sont attaqués à la bombe
et délestés de 300.000 roubles. L'opération fut dirigée par Koba,
celui qui devait devenir Staline, mais il n'y participa point. Selon
Souvarine, en ces sortes de choses il aimait mieux être général
qu'exécutant.

Les procédés de Staline

Pour ce qui est de l'après-révolution, ne nous arrêtons que très


peu sur le côté proprement stalinien de l'étude, ne suivons pas

1 On pourra penser ce qu'on voudra, mais c'était pour se procurer l'argent du tsar,
une manière toujours plus sympathique que celle des administrateurs de L'H um anité à
peu près à la même époque. Sous l'égide du camarade Briand (Aristide), c'était
l'arrosage pur et simple, L 'H um anité recevait à peu près autant à elle seule que toute
l'«abominablement vénale» presse bourgeoise.

589
l'obscur fonctionnaire du parti dans les combinaisons par lesquelles
il s'est haussé jusqu’au plus fantastique des pouvoirs personnels.
Passons vite sur la façon dont il élimine tous ses rivaux, puis les
piétine. «Je dois dire que quiconque admet la lutte sous la condition
de ne pas déconsidérer les chefs nie en fait la possibilité de toute
lutte idéologique dans le parti» déclare-t-il avec cynisme ou peut-
être, comme dit Souvarine, par incapacité de comprendre les idées
autrement qu'à travers les hommes... C'est peut-être là du
matérialisme, mais ça ne nous donne pas envie de nous pencher sur
ces anciennes luttes dont, au long de plusieurs années, nous avons
perçu, étonnés, les échos souvent écœurants.

En bref on pourrait dire que Staline devenu secrétaire général du


parti en 1922 a triomphé de tous ses rivaux du parti pour les
raisons qui font que, dans les pays capitalistes, les cliques qui
tiennent les hautes polices et l'administration des personnes sont
assurées de durer longtemps. «Prenez l'Intérieur et ne le lâchez pas
!», la formule a été, je crois, donnée par un radical, mais c'est un
idéal commun à tous les clans. Le «levier de commande» des
nominations de fonctionnaires, formidable dans un pays où tout ce
qui compte est fonctionnaire, comme Staline sait s'en servir ! Dans
l'ombre, sans arrêt, il «épure», ou il «organise», comme on dit en
Russie _ c'est-à-dire qu'il révoque, déplace, remplace, disgracie,
récompense selon les intérêts du stalinisme. Il «organise» ainsi le
Politbureau, 1 ayant soin de n'y laisser venir aucune question
importante tant qu'il ne s'y est pas assuré une voix, pardon une
personne, de majorité. Il «organise» le Comité Central. Il «organise»
la direction supérieure des polices. Il «organise» les diverses
instances du parti. (Quant aux soviets et aux syndicats, organes
d'importance nulle dans la vie russe, il laisse à des inférieurs le soin
de les «organiser».)

En 1927 quand la scission redoutée par Lénine semble se


réaliser, quand le «trotskisme» va livrer bataille pour le pouvoir,
Staline ne se fatigue pas en littérature ni propagande. Il dispose ses
pièces sur l'échiquier : «Ordjonikidzé, à la présidence de la

En français, «bureau politique», instance suprême du parti.

590
Commission de contrôle; Tchoubar à la place de suppléant rendue
ainsi vacante au Politbureau; Boukharine au gouvernail de
l'Internationale, sans titre présidentiel; de moindres personnages
partout où l'appareil ne semble pas assez sûr.»

Après son triomphe, «il est inutile de suivre dans le détail les
opérations dites «organisatoires» par lesquelles Staline exerce alors
une souveraineté sans limite et dont l'efficacité secrète peut
s'exprimer en trois syllabes : Guépéou... On ne peut discerner les
motifs de la soudaine ascension d'un Syrtsov, promu à la Présidence
du Conseil des commissaires pour la Russie à la place de Rykov
destitué, sinon qu'il fallait bien nommer quelqu'un dont Staline soit
sûr, à tort ou à raison. Personne ne comprend autrement la
désignation de Molotov à la tête du Conseil des commissaires pour
l'Union soviétique, autre fonction retirée à Rykov, quitte à supposer
que Staline voulait s'en débarrasser du Secrétariat...»

Tout naturellement, la manie organisatoire arrive à ne pas


pouvoir se limiter à son domaine initial, le domaine politique, et
elle déborde. Alors le laid disparaît devant le ridicule. «Avant de
réunir le seizième Congrès du Parti, en 1930... on épure le
personnel des syndicats après le parti, les universités après les
bibliothèques et le répertoire théâtral. Là, ce sont les amis de
Boukharine, Rykov ou Tomski, les anciens partisans de la droite qui
pâtissent, et ici tantôt Dostoïevski, tantôt Schiller, tantôt Dickens,
parfois Lohengrin et parfois Werther, au hasard d'initiatives ou
d'influences de philistins ridicules et importants. L'Académie des
Sciences n'est pas épargnée; par diverses sanctions arbitraires,
après l'adjonction d'une série de bolchéviks, sous menace de couper
les vivres et sous prétexte de science sociale, le pouvoir lui interdit
toute velléité d'indépendance intellectuelle et la subordonne en
pratique aux besoins de sa propagande... Quand la Direction centrale
de la statistique gêne Staline, il la supprime car, selon sa presse, «la
statistique ne peut pas être neutre«, il faut une «statistique de
classe.»
L'«organisation», telle est donc la grosse raison apparente du
triomphe de Staline.

591
Mais sous les apparences se cachent souvent des réalités plus
profondes. Trotski a-t-il raison?
«Trotski, attentif à découvrir une lutte de classes derrière toute
lutte de cliques, expliquera ses défaites, sans rien expliquer, par la
sourde poussée des paysans prospères et du capitalisme mondial.»
En fait, il est vraiment impossible d'expliquer quelque chose dans la
Russie postrévolutionnaire par la lutte des anciennes classes. Mais
Souvarine nous paraît approcher de la véritable explication en
indiquant en Staline dès 1923 «le type représentatif d'une classe
sociale en ascension».

LA RUSSIE D'AUJOURD'HUI

Mais, quelle société nous fait cette nouvelle classe dirigeante?


Quelle est la figure de la Russie d'aujourd'hui?

Misère et tyrannie. En ces deux mots pourraient se résumer les


divers tableaux que le livre nous donne de la vie russe au long de
ces années. Deux réalités continues pour la masse du peuple,
cependant que la rubrique «suicides» revenant avec insistance dans
les têtes de chapitre révèle un incontestable désarroi moral pour
une partie, au moins, des dirigeants.

Mais cela est un peu trop sommaire. Entrons un peu dans le


détail. Voyons, si vous voulez, à travers Souvarine, les organes de
gouvernement, puis la condition des gouvernés.

Le gouvernement

Il y a une distance formidable entre la fiction constitutionnelle et


la réalité administrative.

Théoriquement, les diverses Russies sont des fédérations de


soviets, comme la France des communards devait être une

592
fédération de «communes». Mais le temps est loin où Lénine
prévoyait des soviets librement élus et la « c o n c u r r e n c e
démocratique des partis» dans leur sein. La «dictature du
prolétariat» continue et, sous ce régime, comme l'a dit je ne sais
plus quel puissant du bolchévisme, il peut bien exister plusieurs
opinions prolétariennes, mais à la condition que ceux qui n'ont pas
l'opinion du pouvoir soient en prison.

Il n'y a donc pas de soviets véritables. Mais cela n'a aucune


importance car la série théorique des soviets et leurs organes d’État
n'ont aucun pouvoir gouvernemental. Souvarine note le fait dès
1922 : «Les institutions politiques, économiques et administratives
se trouvent assujetties à autant d'organes strictement communistes
parallèles, aux divers degrés de l'organisation. Le Parti se
superpose donc à l'État, comme sur une pyramide un couvercle de
même forme... Comme président du Conseil des commissaires,
Lénine ne fait que convertir en mesures pratiques les décisions
prises au Politbureau sous sa direction, et distribuer la besogne
entre les départements ministériels. Il finit par s'affranchir de cette
fastidieuse occupation et, de son côté, Trotski cessa de perdre son
temps au Conseil, transformé en commission exécutive de hauts
fonctionnaires... Le Comité Exécutif des Soviets, dépouillé des
prérogatives définies dans la Constitution, sert de parlement
croupion, assemblée intermittente de fonctionnaires commis au
vote automatique des projets de lois présentés par son Bureau
permanent, avec faculté de disserter sur d'insignifiants détails.»

Le Parti et son appareil

Le parti est donc l'organe unique de la vie politique de l'immense


«union» des républiques nées de l'ancien empire russe.

Comment vit cet organisme qui souverainement décide des


conditions de vie, morale et physique, de cent trente millions
d'hommes!

593
Souveraineté, certes. Mais il est difficile de la croire collective.

En 1930, «le seizième Congrès, tenu deux ans et demi après le


quinzième au mépris des statuts, réalise enfin l'idéal de Staline
depuis longtemps accompli dans les congrès des Soviets, un meeting
où des orateurs choisis discourent par ordre, où le choeur applaudit
par ordre, vote des motions par ordre, chante par ordre
l’Internationale. Désormais, aux assises du Parti comme auparavant
aux assemblées délibérantes de l’État, les délégués se bornent à
écouter en élèves bien sages la leçon qu'ils auront à réciter en
maîtres prétentieux devant leurs inférieurs. Il en était ainsi dans
bien des congrès précédents mais à un degré moindre et
décroissant à mesure qu'on remonte vers Octobre.»

On verra mieux :

« On assiste en 1934 à une indicible apothéose quand il plaît à


Staline de convoquer le dix-septième Congrès du Parti, trois ans et
demi après le seizième et au lendemain d'une épuration qui a duré
plus d'un an et «nettoyé« quelque 300.000 membres indignes. Tout
gravite alors autour de la célébration du personnage le plus détesté
de l'Union Soviétique. Une préparation soignée crée l’ambiance,
brigades de flagorneurs et champions individuels se piquant
d'émulation dans le panégyrique. Les uns et les autres
collectionnent et dissèquent les aphorismes les plus banaux de leur
idole, en font des sentences «historico-mondiales». Sous tous les
prétextes, et au besoin sans aucun motif orateurs et journalistes
répètent à l'envi «Staline a eu raison» ou «comme l'a dit Staline». Et
chacun s'évertue à trouver de nouvelles épithètes laudatives car
«brigadier de choc», «figure légendaire», «chef aimé», «penseur
génial» et «Staline chéri» perdent leur éclat à force d'être ressassés.
Aux abords du congrès le répertoire se gonfle de nouvelles
hyperboles, dont celle de Boukharine qui traite Staline de«feld-
maréchal de l’armée révolutionnaire».

... Pendant le Congrès un hosanna ininterrompu monte du matin


au soir vers le «colosse d'acier», le «grand pilote», le «grand
ingénieur», le «grand architecte», le «grand maître», le «grand
disciple des grands maîtres», le «plus grand des théoriciens», le

594
«meilleur des léninistes», enfin le «meilleur des meilleurs» ... Tout
cela s'imprime chaque jour, à chaque colonne de chaque page de
chaque journal, dans un tutoiement extatique intraduisible. Au
Congrès, qui s'intitule modestement «Congrès des vainqueurs», le
record est battu par un des favoris, Kirov. lequel salue «le plus
grand chef de tous les temps et de tous les peuples». Les discours
s’ouvrent et se ferment sur une profession de foi à la gloire du
surhomme, avec explosion très spontanée d'ovations et
d'acclamations inextinguibles. Il faut renoncer à dépeindre l’accueil
réservé à Staline lui-même quand il prononce le rapport du Comité
Central. Après le Congrès, les échos du plébiscite se répercutent à
n'en plus finir dans des assemblées locales, des articles, des
résolutions, des télégrammes.

«Ce n’est là qu'un panneau du diptyque. L'autre représente la


déchéance inexprimable des vaincus... Staline exige des adversaires
malheureux qu'ils se flagellent en public, qu'ils confessent leur
abjection à la tribune, qu’ils rampent sous les vociférations de ses
serviteurs acharnés à piétiner des hommes à terre. Une fois de plus,
les capitulards de droite et de gauche reconnaissent leurs erreurs et
plusieurs sont assez lâches pour se charger les uns les autres. Bien
entendu, ils épuisent les dernières ressources du vocabulaire pour
exhaler un enthousiasme de commande au sujet du triomphateur
qu'ils maudissent dans leur for intérieur. Spectacle immonde où ni
dupeurs ni dupés ne sont dupes de leurs duperies réciproques... Il
faut croire que les inflexibles méthodes policières et pénitentiaires
de Staline sont appropriées au milieu car elles lui procurent les
résultats escomptés. A la fin du Congrès, l'un des premiers
partisans notoires de l'opposition, Sosnovski, envoie de Sibérie sa
soumission, suivie de celle de Racovski... Dans les prisons et les
isolateurs, les camps et les bagnes, il ne reste guère que de
courageux objecteurs politiques, dont les noms se perdent dans
l'oubli... La personne de Staline est désormais incorporée à une1

1 Le même personnage, au plus fort de l'étouffement de la propagande de Trotski, au


moment où des équipes, par pleins camions, allaient partout saboter les réunions de la
gauche par des procédés que vous connaissez et par la correction physique des
gauchistes, le même Kirov s'écriait : «Il n'y a jamais eu de plus grande démocratie que
celle d'aujourd'hui dans l'histoire de notre parti.»

595
puissance dictatoriale sans équivalent dans le monde et sans
précédent dans l'histoire. »

... On aurait tort de croire, à la lecture de ces pages, que ce plus


grand tyran de l'histoire n'est qu'un monstre d'ambition et qu'il
s'est poussé au faîte, mû par le seul désir du pouvoir personnel.
Non... Je doute d'ailleurs, d'une manière générale, qu'il y ait des
tyrans cyniques. La plupart des tyrans croient faire le bien ! Et,
pour Staline, son ascension au pouvoir personnel, de même que la
transformation de son Parti en machine à obéir et louer, tient
certainement à la conception qu'avaient les bolchéviks du devenir
de l'humanité. «La pensée maîtresse de son parti se cristallisait en
opinion simpliste ou plutôt mystique selon laquelle les intérêts de
l'humanité seraient représentés exclusivement par un prolétariat
idéal, le prolétariat par un parti prédestiné ce parti par un Comité
central transcendant, le Comité central par son Politbureau. En sa
personne le secrétaire, Staline pouvait donc se considérer comme le
pivot du système soviétique, modèle russe en réduction de la
future république socialiste universelle...» Il y a là, dit Souvarine,
«une superposition d'abstractions dont le dernier terme seul traduit
une réalité incontestable, le pouvoir incommensurable du
Politbureau sur 130 millions d'individus». Mais c'est pour les
«bolchéviks moyens», dont Staline est le «type représentatif», une
série de vérités révélées! «Ayant admis comme un dogme, une fois
pour toutes, le mélange de vérités conditionnelles et d'erreurs
vérifiées composant le bolchévisme, version russe approximative
du marxisme, il mit sa volonté inflexible au service de cette
croyance en s'incorporant à l'appareil, au point qu'on ne pourra
longtemps distinguer entre Staline instrument de l'appareil, et
l'appareil instrument de Staline.»

Quelle est l'importance de cet «appareil», et du Parti lui-même?


Elle est très variable dans le temps, naturellement. Voici quelques
chiffres pour 1927. (Ils ont dû considérablement augmenter
depuis.)

Boukharine déclare le parti communiste «tout à fait à part et au-dessus de tout».

596
«Les cadres organiques du Parti ne comptent pas moins de
100.000 individus pour quelque 1.200.000 membres et stagiaires.
En outre, environ la moitié de l'effectif total, soit plus d'un demi-

million, se compose de fonctionnaires de l’Etat, des administrations


syndicales et coopératives ou d'institutions annexes du Parti.
L'autre moitié, employée dans la production, jouit d'une sécurité
matérielle appréciable et n'aspire qu'à la consolider dans
l'appareil.» «Dans ces conditions, ajoute Souvarine, le communiste
moyen a le choix entre l'orthodoxie confortable et le chômage sans
issue.»

L'« appareil d’État»

A côté des fonctionnaires du Parti, il y a, naturellement, les


*

fonctionnaires de l ’Etat.

« De quelque 800.000 en 1913 d'après N. Roubakine, le nombre


des fonctionnaires était passé à plus de 7.365.000 avant la Nep
pour décliner ensuite et s'établir autour de 3.722.000 en 1927, non
compris ceux du Parti et de ses multiples filiales, ceux des syndicats
et des coopératives... Les statistiques partielles n’autorisent pas une
estimation exacte du total, qui dépasse peut-être 5.000.000 en
1930. «Nous ne pouvons briser cette énorme machine engendrée
par l'état de civilisation extraordinairement arriéré de notre pays»,
regrettait Boukharine au temps de son franc-parler, mais Staline ne
songeait pas à amoindrir l'instrument de domination dont il avait
hérité, qu'il a su depuis perfectionner. Au contraire, en supprimant
la Nep, il renforce encore la bureaucratie qui, par les colkhozes,
commence à s'immiscer même dans la gestion pratique de
l’agriculture tout en achevant d'étatiser le commerce, la coopération
et l'artisanat. Un fonctionnarisme sans précédent prolifère donc et
s'hypertrophie, parallèle à l'industrialisation, diversifié dans les
formes maisimmuable au fond, pour le malheur du pays régenté
par «un trop grand nombre de fonctionnaires trop petits». Il faut
renoncer à décrire hors d'un ouvrage spécial la malfaisance

597
paperassière, le parasitisme insatiable dont les principaux organes
bolchévistes signalent par interm ittence certains effets
tératologiques mais en respectant le mal dans ses causes
profondes.»

Cependant, le nombre des fonctionnaires n'est pas tout par lui-


même. Dans tous les pays du monde, il y a deux sortes de fonctions
tout à fait différentes : il y a des fonctions productives et des
fonctions d'autorité. Le facteur qui m'apporte mes lettres est un
producteur; le flic qui me les ouvre est un parasite et un
oppresseur. Le grand nombre de fonctionnaires dans un pays n'est
pas nécessairement une source d'oppression par lui-même. Il ne le
devient sûrement que si la proportion des fonctionnaires d'autorité
est importante. Or, les gens qui manient les foudres
gouvernementales et policières, les «commissaires de contrôle» en
tous genres, ne diminuent pas en Russie. On vient même de créer
des «sections politiques» à la campagne, dans les stations de
tracteur : imaginez des agents de la Sûreté qui ne seraient pas
seulement chargés de l'espionnage, mais qui auraient pouvoir de
décision en maintes matières qui intéressent la vie du travailleur :
salaire, travail, nourriture, logement.

A noter d'ailleurs un phénomène particulier : la sorte de


«sélection à rebours», comme dit Souvarine, qui s'est opérée entre
ces deux catégories de fonctionnaires. « Les meilleurs hommes de la
révolution furent absorbés dans les cadres intellectuels subalternes
de l’État, en vertu de leurs capacités, tandis que les plus médiocres,
inutilisables dans la production, les échanges, les finances,
l’enseignement, etc., constituaient l'armature du Parti, la «couche
supérieure» de la société soviétique, de par ses prérogatives
politiques. Lénine s'alarmait déjà de faits du même ordre en
sig n a la n t «le manque de culture de la catégorie dirigeante des
communistes» qui ignorent même leur ignorance. Tout bolchévik
reconnu impropre aux responsabilités dans l'un quelconque des
domaines du travail vital trouvait place, en fin de compte, dans la
hiérarchie des secrétaires.» Ordjonikidzé signalait le fait dès 1929 :
«Les gens dont on ne sait que faire, et dont personne n'a besoin, on

598
les place dans les commissions de contrôle», c'est-à-dire dans les
innombrables polices qui sont les organes de la dictature.

Avec le temps, le nombre de fonctionnaires ne fait que


s'accroître. Si bien que la gent bureaucratique, par la part qu'elle
prélève sur le produit du travail «national», c'est-à-dire ouvrier,
arrive à constituer une véritable classe exploiteuse.

«La société dite soviétique repose à sa manière sur une


exploitation de l'homme par l'homme, du producteur par le
bureaucrate, technicien du pouvoir politique. A l'appropriation
individuelle de la plus-value se substitue une appropriation
collective par l'État, défalcation faite de la consommation
parasitaire du fonctionnarisme. Staline a compté pour 1933 environ
8000.000 de fonctionnaires et employés dont il est impossible de
chiffrer le salaire utile. Mais la documentation officielle ne laisse
aucun doute : sur le travail des classes subjuguées soumises à un
sweating System inexorable, la bureaucratie prélève une part
indue correspondant plus ou moins à l’ancien profit capitaliste. Il
s’est donc formé autour du Parti une nouvelle catégorie sociale
intéressée au maintien de l'ordre établi et à la perpétuation de
l’État dont Lénine prédisait l'extinction à mesure de la disparition
des classes. Si les bolchéviks n’ont pas la propriété juridique des
instruments de production et des moyens d'échange, ils détiennent
la machine d’État qui leur permet toutes les spoliations par divers
détours.»

Racovski, déporté, écrivait dès 1930 du fond de la Sibérie :


*
«D ’Etat ouvrier à déformations bureaucratiques, nous nous
développons en un État bureaucratique à survivances prolétaro-
communistes. Sous nos yeux s'est formée et se forme encore une
grande classe dirigeante qui a ses subdivisions intérieures, qui
s'accroît par voie de cooptation calculée... L'élément qui unit cette
classe originale est une forme, originale aussi, de propriété privée, à
savoir le pouvoir d’État.»

Suite (1)

599
Signalons que les survivances «prolétaro-communistes» dont
parle Racovski se chercheraient vainement en dehors du
vocabulaire officiel.

Quant à la nouvelle forme de «propriété privée», il y a là une


réalité, mais je n'aime pas cette expression.

Quiconque en Occident parle de «propriété», surtout privée,


suggère une forme de propriété tout à fait spéciale, celle qu'a
codifiée la révolution française, cette forme où le bien possédé est
sous la dépendance absolue de la personne possédante. Si bien que
la chose possédée devient un appendice du possédant ou, comme on
dit plus élégamment, «le prolongement de sa personnalité». Cette
forme de propriété-là, cette propriété absolue, n'a existé à ma
connaissance qu'à deux époques de l'histoire : dans l'antiquité,
surtout à Rome, et à l'époque contemporaine après la révolution
anglaise et française.

Il est bien évident que cette forme de propriété-là n'existe pas


dans la Russie post-révolutionnaire. Les commissaires politiques
d'un colkhoz, par exemple, ne sont pas propriétaires de ce colkhoz.
Le colkhoz n'est pas attaché à leur personne, c'est eux qui sont
attachés au colkhoz. Comme, au moyen âge, la terre n'était pas
p o ssé d é e , mais seigneurs et paysans lui étaient attachés. Ce qui
n'empêche pas les commissaires d'avoir des ressources plus
abondantes que les paysans (leur traitement), plus des facilités
dans la disposition des biens du colkhoz, comme les seigneurs
avaient une position privilégiée pour disposer des biens du fief.

En somme, l'inégalité des conditions des commissaires et des


paysans paraît résulter d'une exploitation qui se divise en deux
éléments bien distincts : 1° à un degré variable avec la moralité des
sujets, une exploitation qui se rapprocherait de l'exploitation
féodale : c'est l'exploitation directe des paysans du domaine; 2°, et
c’est de beaucoup la plus importante, une exploitation beaucoup
plus diffuse, portant sur le peuple russe tout entier par le fait de
l'impôt, et se concrétisant dans le traitement du commissaire. Cette

600
exploitation-là se comparerait non pas à un phénomène du passé,
mais à un phénomène contemporain, à une certaine forme
d'exploitation des indigènes dans certaines colonies françaises. En
Indochine, au Maroc, par exemple, des Français trop nombreux
forment un appareil administratif qui, par l'impôt, coûte à
l'indigène beaucoup plus qu'il ne lui rapporte L Exploitation
certaine, dont chaque fonctionnaire est participant. Mais dans notre
langue on a une répugnance certaine à dire que cette exploitation-
là, comme l'exploitation directe par le fonctionnaire prévaricateur,
résulte d'une certaine «propriété privée».
y

Marx a pu dire : «La bureaucratie possède l’Etat en propriété


privée.« Cela voulait dire : la collectivité bureaucratique use de
l’État comme bon lui semble — et non pas : tout bureaucrate a la
propriété privée d'une partie de l’État. Disons donc que, dans le cas
de la Russie, il s'agit d'une exploitation de l'homme résultant d'une
certaine forme de propriété collective.

La vie ouvrière

Mais assez de théorie! Quelle est, au pays de la dictature, la


condition des millions d'ouvriers qui se trouvent ne pas être
dictateurs?

Souvarine l'appelle un «servage industriel»

Sa tendance caractéristique est en effet l'attachement de


l'ouvrier à l'usine, comme la caractéristique du servage était
l'attachement du paysan à l'exploitation agricole. Quelques détails:1

1 Ne nous y trompons pas. Cette exploitation indirecte n'existe pas qu'en Russie et
dans les colonies française. Elle tend à progresser considérablem ent en France même.
Mais là ce n'est plus au bénéfice des fonctionnaires, c'est à celui de capitalistes. Le
temps n'est plus où armateurs et compagnies de chemin de fer, par exemple, cherchaient
leur profit dans la seule exploitation de leurs travailleurs et dans une certaine conduite
commerciale de leurs entreprises. Aujourd'hui, ils exploitent la nation entière par des
déficits fictifs que le produit des impôts vient combler.

601
«Une décision du Comité central (7 septembre 1929) avait
institué le «commandement unique» du directeur dans chaque
entreprise de production, abolissant les derniers droits théoriques
des comités ouvriers. Par la suite, les décrets s'accumulent au
préjudice irréparable du prolétariat souverain.

«Staline cherche d'abord à combattre l'instabilité de la main-


d'oeuvre car les mauvaises conditions d'existence chassent les
prolétaires de ville en ville, et la production désorganisée se ressent
de cette migration permanente... En octobre 1930, une ordonnance
fixe sur place les travailleurs préposés au flottage du bois, avec le
concours explicite de la Guépéou (le bois étant marchandise
essentielle d'échange avec l'extérieur). Une autre ensuite étendra la
même mesure à toute l’industrie, afin de «river» les ouvriers, d’en
disposer sans égard à leurs désirs, sans considération des liens de
parenté ou d'amitié, et d'aggraver les sanctions pour indiscipline.
Une troisième supprime le secours aux chômeurs et toute faculté de
choisir lieu de séjour ou métier. Une autre, en novembre, ferme les
Bourses du Travail et prescrit la répartition obligatoire de leurs
disponibles. Après quoi, les dirigeants proclament urbi et orbi la
disparition du chômage. Mais Staline conviendra l'année suivante
de fluctuations de la main-d'oeuvre qui impliquent des millions de
sans-travail sur les routes. Et les revues économiques en comptent
davantage encore dans les campagnes où le surplus improductif de
population ne trouve à s'employer.

«En janvier 1931, un arrêté réquisitionne les anciens travailleurs


des chemins de fer pour les réintégrer de gré ou de force. Une
addition au Code pénal frappe de six ans de prison les infractions à
la discipline dans les transports et prévoit la peine de mort en cas
de préméditation. En février est institué le «livret de travail»
obligatoire, sur le modèle du livret militaire, mentionnant
biographie sommaire du porteur, états de service, punitions,
amendes, motifs de renvois, etc., à l'effet de réprimer l’indiscipline
et les évasions. En mars de nouvelles dispositions pour renforcer
l’autorité directoriale à l'usine, pour sévir contre les ouvriers
«arriérés» coupables de retards, d’absences, de négligence, d'ivresse
ou de paresse. En avril, ravitaillement préférentiel aux brigades de

602
choc, vrai chantage à la faim et droits de priorité pour le logement,
le chauffage, les fournitures les plus nécessaires. En juin, les
salariés sont rendus responsables des avaries du matériel, ce qui
permet d ’assimiler au sabotage les accidents dus à la qualité
défectueuse des outils et de la matière première, au désordre
administratif, à l’incurie gouvernementale. Les chefs d’entreprise,
après le commissariat du Travail, reçoivent pleins pouvoirs de
transférer d'office techniciens et ouvriers spécialisés sans leur
assentiment...

«Ce ne sont là que les principaux anneaux d'une chaîne qui


s ’allonge sans discontinuer. Le décret du 7 août 1932 sur la
y

conservation de la propriété d’Etat stipule la peine de mort pour vol


de marchandises dans les transports. En novembre, même année,
nouveaux décrets : l’un condamne au congédiement pour un jour
d'absence injustifiée au travail, l’autre assujettit les anciennes
coopératives à la direction des usines. Ainsi l'ouvrier congédié ou
défaillant perd son «carnet d'achat» alimentaire, délivré par le
directeur, et en règle générale son logis; le même pouvoir personnel
discrétionnaire s’exerce sur la production et la consommation; les
forçats de l’industrie ne peuvent plus bouger sans s'exposer à
mourir d ’inanition...

Si incroyable que cela puisse paraître, Staline ne parvient pas


encore à retenir tous les travailleurs car beaucoup préfèrent le
vagabondage à l’esclavage. En décembre de cette dernière année du
plan, il décide alors une mesure policière qui rattrape et dépasse de
loin le tsarisme par l'envergure et la rigueur, l’obligation du
passeport intérieur pour toute la population citadine et pour une
partie de la population rurale des grandes villes : nul ne pourra se
déplacer ni résider vingt-quatre heures hors de son domicile sans
le visa de la milice annexée à la Guépéou et le document
dénonciateur indiquera les origines sociales du titulaire, ses
attaches fam iliales, antécédents politiques, occupations et
mouvements, véritable dossier de police avec tous les éléments
d'un éventuel réquisitoire...»

603
* * *

Et les syndicats, organes essentiels de la défense des travailleurs


?

Il est difficile de concevoir l'existence de vrais syndicats dans des


usines où l'espionnage policier est partout et où les soldats en
armes surveillent le travail. Souvarine considère les syndicats
russes actuels comme de simples «annexes de l ’État
bureaucratique».

Quelle est leur importance numérique? Il est très difficile d'en


avoir une idée.

«Staline l'avait avoué en 1923, les effectifs syndicaux passés de


6.000.000 de membres à 4.800.000, «chiffre moindre, mais plus
sérieux», étaient «enflés naguère par des adhésions à peu près
fictives»... En 1924, Staline rectifia encore la statistique , ramenant
à 4.300.000 le chiffre dit «plus sérieux» de l'année précédente, et
sans lui conférer de poids réel.»

Au XVe Congrès du Parti, «Staline mentionne le chiffre global de


10.346.000 salariés citadins et ruraux de toutes catégories, et S.
Kossior évalue à quelque 10.000.000 le nombre de syndiqués. La
totalité des salariés serait donc de plein gré embrigadée dans les
syndicats, y compris les enfants, les manoeuvres, les journaliers, les
domestiques, les nourrices et les millions d'illettrés répartis sur de
vastes territoires sans villes ni communications où les institutions
professionnelles ne peuvent pas exister...»

Pour les coopératives, c'est la même chose. «Au XIII ° Congrès ,


Staline annonçant 13.000.000 de coopérateurs doit corriger en
termes euphémiques : «je ne crois pas à ces chiffres car l'adhésion
aux coopératives de consommation n'est pas encore complètement
volontaire et, incontestablement, il y a là des «âmes mortes» 1.»1

1 Allusion au fameux roman de Gogol qui est, entre autres choses, une satire de la
façon dont les Russes font les comptes démographiques.

604
... Cette imprécision des chiffres est sans doute à rapprocher du
besoin d'une «statistique de classe» proclamé par les staliniens... A
rapprocher aussi de leur conception du journalisme : «l'information,
disent les professeurs de journalisme soviétique ne consiste pas à
donner des nouvelles, mais à faire l'éducation des larges masses«,
«l’information est un instrument de la lutte des classes, non un
miroir pour refléter avec objectivité les événements» ce qui, dit
Souvarine, justifie par avance tous les mensonges au nom de
l'intérêt plus ou moins mal compris de la révolution.

Pour en revenir aux syndicats, Souvarine constate dès 1924 qu'


«en réalité, comme les Soviets, ils avaient cessé d'exister. Les
ouvriers n'attendaient ni protection ni secours de cette
administration dispendieuse aux mains d'un appareil de 27.000
fonctionnaires, strictement subordonné aux bureaux du Parti».

* * *

Comment se nourrissent, se logent et s'habillent ces ouvriers sans


liberté ni syndicats?

Fort mal.

En 1926, «le niveau de vie retarde encore sensiblement pour


l'ensemble des salariés sur celui de l'ancien régime». «Et le point de
comparaison de 1914 indique un degré de misère.». «De plus :
réductions illégales de salaires sous forme de cotisations
obligatoires et souscriptions forcées; retards prolongés dans la paie,
souvent de plusieurs mois, impliquant la dépréciation du gain;
inégalité criante et abusive à l'usine, sans exemple en pays
capitaliste, entre travailleurs spécialisés et manoeuvres, entre
hommes et femmes à travail égal; inanité des lois et décrets de
protection, de sécurité, d'assistance; inapplication généralisée de la
journée de huit heures, violation courante des contrats collectifs par
l'Etat-patron, tels sont les aspects de la situation constatée dans la

605
documentation soviétique, à côté d'une creuse phraséologie de
propagande»

Fin 1929, «après le pain, les autres denrées sont rationnées, puis
les objets manufacturés. Le nombre des bouches à nourrir
augmente, mais les marchandises de nécessité primaire se raréfient
à mesure que les prix montent. Au seuil de l'an 1930, la
consommation par habitant reste en qualité et en quantité au-
dessous de la misérable moyenne d'avant-guerre, car «dans deux
domaines, celui du fe r et celui du blé, nous retardons
considérablement sur 1913«, convenait le président du Gosplan à la
dernière conférence du Parti».

«En 1932, la récolte n'est que de 7 quintaux à l’hectare et de 69,9


millions de tonnes en tout (contre 96,6 en 1913), ce qui suffit, avec
les pertes anormales et la natalité normale, à déterminer la famine,
et cela, malgré les 10 milliards de roubles dépensés, malgré
l'emploi d'un outillage perfectionné, malgré les mobilisations
périodiques de communistes et l’agitation frénétique menée par la
presse à chaque nouvelle saison, les «offensives» sur tous les
«fronts» du labourage et du pâturage, des semailles et des
moissons, de l'engrangement, du battage, du stockage, de tous les
travaux exécutés paisiblement partout ailleurs au monde.»

«La famine, dont la tache noire s’étend de l'Ukraine et du Kouban


à la base et à la moyenne Volga, au Caucase et en Crimée, sur les
terres fertiles de la Russie méridionale, la famine proportionnelle
au degré de collectivisation poursuit ses ravages jusqu'à la récolte
de 1933, exceptionnelle par les conditions climatiques et les
résultats : 89,8 millions de tonnes calculées sur le papier en
multipliant la superficie emblavée par le rendement supposé à
l'hectare, et y compris le grain pourri dans les champs, perdu dans
les transports ou gâché autrement, le plan ayant tout prévu excepté
les hangars pour le remiser, les voitures pour le véhiculer, les
balances pour le peser, les moulins pour le moudre. Si l'on tient
compte des pertes estimées au quart et de l'augmentation des
bouches à nourrir, mais aussi de l'insignifiance des exportations et
de l'excédent de fourrage laissé par l'extermination du gros bétail,
le misérable niveau d'avant-guerre n'était pas encore rétabli.

606
Néanmoins, après la sinistre période vécue, une certaine
amélioration du ravitaillement se fit sentir, comme dans tous les
pays retardataires où l'activité économique dépend presque
entièrement de la moisson.»

Cela n'empêche pas que pour les objets industriels, en 34, «après
comme avant le plan quinquennal, il faut à l’habitant soviétique des
heures et des heures de station, des formalités interminables pour
se procurer une aiguille à Moscou, un clou en province et un peu
partout du sel, un billet de chemin de fer, un gramme de quinine».

Les paysans

Lénine a, paraît-il, déclaré un jour, au temps de la Nep ou du


communisme de guerre, que les paysans avaient plus gagné à la
révolution que les ouvriers. Avec l'après-révolution, la situation
n'allait pas tarder à se modifier, par l’abaissement des paysans au
rang de prolétaires, par l'expropriation des paysans.

La raison qui détermina dans les campagnes une offensive qui,


cette fois, ne fut pas une figure de rhétorique fut la nécessité de se
procurer des ressources pour financer les grands travaux
industriels dont le projet formait le «Plan». Le procédé eut ses
théoriciens et ses justificateurs dans les rangs des communistes dits
de «gauche». Le capitalisme naissant, disaient-ils, n'a pas connu
d'autre «accumulation primitive», c'est-à-dire d'autres ressources
initiales que l'expropriation des paysans et des coloniaux. Notre
société, qui n’a pas de colonies, n'a pas d'autre possibilité de se
procurer un fond d'accumulation que d'aller le prendre dans la
masse paysanne, dans les réserves constituées par les koulaks et
les paysans aisés.

Staline combattait alors ces vues dites «industrialistes», disant


que s'engager dans cette voie ce serait aller vers «une certaine
famine artificielle organisée». Mais, sitôt les industrialistes battus,
c'est à dire exilés ou en prison, il adopte entièrement leurs

607
suggestions, et même les exagère, et dirige le pays sans trembler, à
travers la guerre aux campagnes, vers la famine artificielle et
gouvernementale.

Ce fut la terrible offensive contre le «koulak», le koulak étant


prétendument le représentant du capitalisme au village et en fait
étant le plus souvent, tout simplement, selon l'expression de
Zinovieff, «le paysan qui a de quoi manger».

«Comme toutes les obligations imposées par la violence aux


peuples de l'Union Soviétique, la collectivisation était censée
volontaire, en contradiction flagrante avec le plan qui fixait
d'avance les pourcentages à réaliser.»

«A l'inverse des déclarations rassurantes et sans tenir aucun


compte du plan établi sur l'hypothèse d'un cinquième des
exploitations agricoles à collectiviser et mécaniser en cinq ans,
Staline obtient le triple de la prévision quinquennale en un an et
demi, par le fer et par le sang. En un seul mois, le nombre des
fermes groupées en colkhoz excède celui de douze années de
révolution, sur le papier, car les tracteurs, les machines, les engrais,
l'organisation et le consentement des intéressés font encore défaut.
Ce résultat n'est atteint, par l’expropriation arbitraire et le pillage
illégal, qu'au prix d'une répression sans exemple que Staline
intitule «suppression du koulak comme classe», mais où
succombent par milliers les paysans moyens et pauvres. La
chronique du temps n'a pu recenser en totalité les arrestations en
masse et les exécutions capitales qui ont fait cortège à la
collectivisation, ni les suicides et les assassinats. La statistique
abonde en chiffres vides et en coefficients oiseux, mais n’enregistre
pas plus ces nombreuses victimes que la Guépéou ne livre son
secret sur la déportation barbare de millions d’êtres humains
transportés dans les régions arctiques et au delà de l’Oural. Des
villages entiers, des cantons, des districts ont été dépeuplés, leurs
habitants dispersés et décimés... Un correspondant américain tout
dévoué aux intérêts de Staline évalue à 2.000.000 le nombre
approximatif de des relégués et des exilés en 1929-1930 (N ew -
York Times, 3 février 1931). Mais la vérité apparaît encore plus
atroce dans son ampleur si l'on sait que la dékoulakisation s'est

608
poursuivie sans relâche au cours des années suivantes et que les
calculs officiels varient entre 5 et 10.000.000 dans le
dénombrement des koulaks, non compris les malheureux moujiks
présumés dans l'aisance. (Peu après le premier quinquennium, en
1933, la presse de Rostov a signalé, par dérogation accidentelle à la
consigne du silence, la déportation en bloc de trois stanitsy
cosaques du Kouban, environ 50.000 personnes; or, plus de 100.000
habitants de la même région les avaient précédés sur les chemins
du malheur en direction nord.) On peut donc admettre que
5.000. 000 de villageois au moins, sans distinction d’âge ni de sexe,
ont été chassés de leurs foyers, voués à une misère inique et
beaucoup à la mort. Mr H. Walpole, qui a scruté avec attention les
données du commissariat du Travail, arrive aussi au total de 4 à
5.000. 000 pour 1931, chiffre largement dépassé par la suite, et en
fait état dans son introduction à Out of the Deep, Lettres from
Soviet Timber Camps l, recueil de lettres navrantes de Mennonites
déportés, dont l'authenticité est garantie par le directeur de la
Slavonie Review. Untémoin oculaire qualifié et renseigné, 1.
Solanévitch, un des rares évadés du bagne soviétique où il a
travaillé dans les services de planification et de répartition,
confirmera en 1935 ces estimations avec des précisions nouvelles.
Il est impossible de savoir combien ont péri de faim ou de froid
dans les forêts septentrionales, sur les chantiers des grands travaux
publics et dans lescamps de concentration. Mais des
renseignements partiels en donnent une idée à la fois imprécise et
terrible, surtout de l'hécatombe des enfants expulsés avec leurs
mères, parfois dans l'épouvante de la nuit, et malgré les rigueurs de
l'hiver transportés du sud au climat tempéré vers les zones
glaciales où tant de petits innocents privés de toit, de soins et de
tout, ont trouvé prématurément un tombeau.»

Or, cette offensive a des «répercussions désastreuses pour


l’économie» :

«Les paysans violentés tuent leurs animaux et mangent les


semences, soit pour éviter la confiscation, soit pour protester à leur

1 Anglais : Hors de l'abîme, lettres des camps soviétiques pour le travail des bois.

609
manière. Des millions de bêtes de trait sont abattues alors que la
traction mécanique n'existe encore qu'en projet, _ et il en résulte
une restriction automatique des labours et des emblavures. Des
dizaines de millions de bovins, de moutons, de porcs et de volailles
subissent le même sort, _ et le lait, la viande, les oeufs vont
manquer pendant des années. Une loi improvisée, trop tardive et
peu efficace, punit de prison le meurtre d'un boeuf ou d'un veau
perpétré «par malveillance». On rationne tous les produits, la ration
diminue mais la plupart des aliments disparaissent et le
ravitaillement des centres industriels est compromis pour
longtemps. La bureaucratie accuse tantôt la pluie, tantôt le beau
temps, puis les koulaks et enfin le bureaucratisme.»

Il fallut faire machine arrière :

«L'apprenti sorcier de la nouvelle révolution agraire, d'abord


grisé de sa victoire facile sur les ruraux désarmés, sur des femmes
et des enfants, se ressaisit devant le spectre de la famine et décide
la retraite.» ... «En deux semaines, le nombre des «feux» englobés
dans le «secteur socialiste» tombe de 14.264.000 au 1er mars à
5.778.000 au 15 mars», preuve accablante de la façon dont le
mouvement était «volontaire» !

610
( S uite et f i n )

Quelle est la vie des campagnes, une fois le mouvement achevé?

En 1933, «on vit instaurer, dans l'immensité des plaines, avec des
sentinelles à pied et des gardes à cheval, une surveillance diurne et
nocturne inconnue dans les annales de l'agriculture. Il fallut dresser
des miradors au-dessus de la mer de seigle, afin d'y poster des
guetteurs armés, puis mobiliser la jeunesse communiste et même
des enfants pour épier la maraude; il fallut interdire l'accès des
chemins et des sentiers, sauf aux détenteurs du mot de passe. La
presse félicita des gamins qui avaient dénoncé leurs vieux parents,
«perruquiers» coupables d ’avoir «tondu» quelques poignées d'épis
cachés ensuite au fond d'un seau, recouverts d'herbes ou de fruits.»

«... La peine de mort pour vol s'applique aux larcins dans les
champs : un affamé ayant glané quelques épis ou dérobé quelques
légumes, produits de son labeur, sera passible de la sentence
capitale. De même, par une décision du Comité central, à de vagues
délits comme le sabotage des travaux agricoles et toute espèce
d'intention de nuire dans le labourage et l’ensemencement.»

Paperasserie et parasitisme :

«Une quantité de décrets contradictoires se succèdent pour


imposer le salaire à la tâche et le travail aux pièces dans
l’agriculture collective, pour tout réglementer dans les plus infimes
détails, fixer les normes et assigner les rendements à obtenir tant
des vaches que des hommes et des terres. Par tous les temps, une
pluie de circulaires s'abat sur les colkhoz d'où surgit un phénomène
social sans précédent, une gigantesque bureaucratie agraire. On
évalue dès 1931 à plus de 2.000.000 les fonctionnaires du nouveau
«secteur socialiste», administrateurs, gérants, contrôleurs,
brigadiers, commis et employés divers. Les moujiks répartis, eux
aussi, en brigades pour exécuter la corvée quotidienne doivent
nourrir des légions de parasites qui rognent la part du producteur,

611
supporter d'énormes frais généraux qui grèvent les prix de revient
et rendent les bilans déficitaires.»

Lettres, arts et sciences sous la dictature

«Dès 1925, Staline a transposé dans l'art et la littérature les


méthodes policières en vigueur dans le Parti et dans l'État. Il ne
visait qu'à contrebattre l'influence prépondérante de Trotski et de
trotskistes comme Voronski et Polonski, critiques littéraires et
directeurs des principales revues. Pour faire pièce, dans la
*
Fédération des Ecrivains soviétiques, au groupe le plus important
par la qualité et le prestige de ses membres, l'Union pan-russe des
écrivains, suspecte de quelque indépendance et de certaines
sympathies pour la personnalité de Trotski, il n'hésita pas à
conférer une autorité factice à l'Association des écrivains
prolétariens composée pour les neuf dixièmes d'incapables ou de
simples cacographes... Les courtisans de /'Association domestiquée
par le Parti eurent licence d’imposer au public leurs productions
illisibles et de censurer les auteurs les plus éminents. Constitués en
brigades pour élucubrer leurs extravagances, les uns décident alors
de «conquérir le pouvoir dans la littérature», de «lever des troupes
de choc dans la poésie», de «tracer la ligne bolcheviste dans la
création artistique», <i'«assurer une vigilance de classe sur le front
de l’édition»; d'autres, prétendus champions de «l’hégémonie du
prolétariat dans l’art», proclament la nécessité d'un « p l a n
quinquennal pour la poésie» et d’un «Magnitogorsk en littérature».
Le mot d'ordre est lancé de «rattraper et dépasser Shakespeare et
Tolstoï...»

«Après l’intervention de Staline sur la «contrebande trotskiste»


dans les travaux d ’histoire du Parti, les musiciens prolétariens
déclarent : «A la lumière de la lettre du camarade Staline, de
nouvelles et grandes tâches se dressent sur le front musical. A bas
le libéralisme pourri par rapport aux résonances bourgeoises et aux
théories ennemies de classe!» Et ils entreprennent de «réviser la

612
canonisation des compositeurs du passé, à commencer par
Beethoven et Moussorgski». La lettre de Staline doit faire «d e
chaque orchestre soviétique un lutteur collectif pour le marxisme-
léninisme authentique...» Après la musique, la peinture. Tel critique
d'art dénonce un «paysage contre-révolutionnaire», telle autre
obscure et encombrante nullité proscrit Rembrandt et Rubens... Les
musées de Moscou s'enrichissent de pancartes explicatives suivant
quoi Renoir et Degas représentent le «capitalisme pourrissant»».

La «Production selon un Plan»

Je pourrais arrêter là ma description de la Russie d'aujourd'hui


d'après Souvarine. Mais les «amis de l'U.R.S.S.» et les milliers de
gens touchés par l'innombrable propagande gouvernementale russe
me reprocheraient d'oublier le principal. A l'instigation des états-
majors russes, ce qui séduit ces braves gens ce sont les
constructions industrielles de ces dernières années. Seul, disent-ils,
un régime socialiste pouvait construire tant et si vite en partant de
rien!

Tout en ne donnant pas une grande place à cette question, qui


n'est pas la principale, Souvarine répond par des arguments sensés.

1° Il est faux que les bolchéviks soient partis de rien. La Russie


s'était industrialisée de façon non négligeable avant la révolution ;

2° Les progrès industriels en Russie ont toujours été brusques. La


Russie passée, comme l'actuelle, s'est toujours industrialisée p a r
bonds et à coups de décrets ;

3° La nouveauté du régime russe et ce qui le rend admirable


seraient dans un Plan de production. Mais, justement, il n'y a pas de
plan en Russie; il n'y a pas de «plan» véritable au pays du plan
quinquennal! Sans cela, comment aurait-on pu vouloir réaliser en
quatre ans un plan cinq ans? Comment, dans l'agriculture, aurait-on
pu exécuter en six mois ce qui devait l'être en cinq ans? Le fameux

613
plan n'était pas un plan, par une prévision du développement jour
par jour ou mois par mois de la vie du pays avec coordination
constante entre les diverses activités, c'était une série de
programmes maximum à réaliser en cinq ans, puis en quatre, dans
les principales branches de la production ;

4° Il est incontestable que des usines sont sorties de terre au


long de ce formidable effort. Mais les résultats sont-ils
«harmoniques et durables»? Les turbines du Dnieprostroï peuvent
produire des kilowatts en quantité toute nouvelle pour la Russie et
presque pour le monde, mais le pays n'est pas équipé pour les
utiliser. Au temps où il était antiindustrialiste, Staline disait que la
construction de cette usine équivaudrait à l'achat ruineux d'un
phonographe par un moujik ayant plutôt besoin de réparer sa
charrue ;

5° Il ne faut pas voir dans les résultats obtenus une justification


du régime. Sans cela, l'assèchement des marais Pontins serait une
justification du fascisme ;

6° «Le plan exigeait pour un futur contestable le sacrifice des


générations présentes». «En définitive il n'a été réalisé que dans la
mesure restreinte des prévisions sérieuses et prudentes de ces
économistes, techniciens, spécialistes accusés en 1930 de minimiser
les rythmes, emprisonnés ou déportés pour sabotage, c'est-à-dire
en l'espèce pour crime de clairvoyance. Encore faut-il retrancher de
l'inventaire une ample quantité de production avariée et inscrire au
passif les capitaux immobilisés, les constructions inachevées, les
machines détériorées, les ressources dilapidées, le matériel neuf
inutilisé. Au rebours du vrai progrès économique, les acquisitions
techniques ont conduit à une destruction de richesses, à
l'augmentation des charges et à la dissipation des forces.»

«Staline a sacrifié la consommation à la production, l'agriculture à


l'industrie, la campagne déshéritée aux villes tentaculaires,
l'industrie légère à l'industrie lourde, la plèbe laborieuse au
patriarcat bureaucratique, l'homme à la machine, pour aboutir à
des anomalies, des disproportions, des résultats non coordonnés qui
ne valent jamais les dépenses» ;

614
7° Et c'est certainement le point le plus important : Lénine a pu
dire que le socialisme c'était «les soviets plus l'industrialisation».
Les «soviets» n'existant plus en dehors du vocabulaire et de la
fiction constitutionnelle, on peut dire que Staline a industrialisé la
Russie en tournant le dos au socialisme. En ce malheureux pays «le
souvenir même du programme socialiste ou communiste a disparu,
hormis des pénitenciers».

Le régime knouto-soviétique

Qu'est-ce donc que le régime russe?

C'est un absolutisme que Souvarine appelle «régime knouto-


soviétique», drôle d'expression qui dit assez bien ce qu’elle veut
dire bien qu'il n'y ait pas plus sous ce régime de knout officiel que
de soviets véritables.

Cet absolutisme contemporain a maints traits communs avec ceux


qu'a déjà connus la terre russe.

Avec l’absolutisme de Nicolas Ier, tsar de 1825 à 1855, «les


similitudes sont si fortes que le recueil de lettres séculaires de
Custine vaut d'être consulté comme un des meilleurs ouvrages sur
l'éternelle Russie... où «le gouvernement domine tout et ne vivifie
rien», où «tout le monde pense à ce que personne ne dit», où «les
ridicules du parvenu peuvent exister en masse et devenir l’apanage
d'une nation tout entière», où «le mal qui se donne pour remède n’a
plus de bornes», où ... «la défiance réciproque du gouvernement et
des sujets fait fuir la joie», où «les habitants, pliés à la résignation
se forgent une félicité admirative toute composée de privations et
de sacrifices». Staline a rendu profondément juste la réflexion de
l'auteur mis à sa large contribution ici : «En ce pays la tyrannie
avouée serait un progrès.»

615
Si tentant cependant que soit le rapprochement, on aurait tort de
dire : la Russie est retombée dans son vieil absolutisme; il n'y a rien
de changé!

Si, il y a tout de même du changement; il y a des différences. En


voilà certainement une : le despotisme actuel est plus terrible que
ceux du passé.

Le tsarisme n'interdisait tout de même pas de tenter de ses


soustraire à la tyrannie par l'exil. Mais un décret de juin 1934
prévoit la peine de mort pour la «fuite» à l'étranger d’un sujet
soviétique, qualifiée de «trahison de la patrie» et «désigne toute la
famille du déserteur comme otages à emprisonner pour cinq à dix
ans s'ils n’ont pas dénoncé leur parent, pour cinq ans s’ils ont ignoré
le «crime».

Et puis, le tsarisme d'avant la guerre était tempéré par la


corruption des fonctionnaires et le progrès des idées libérales.
Rappelez-vous la quantité de camarades qui s'échappaient de
Sibérie. S'en échappe-t-on encore aujourd'hui? A vrai dire, c'est
sûrement sous la monarchie pourrissante que la Russie a connu le
plus de liberté, ou si vous préférez la tyrannie la plus faible et
inefficace.

Et puis, même aux époques où le tsar avait bien en mains son


appareil de domination, du fa it de la technique arriérée,
l'oppression était bien moindre que celle d'aujourd'hui.

Quand le seul moyen de transport, pour les hommes comme pour


les nouvelles, était le cheval il était permis d'échapper au despote
par la distance.

Quand le seul moyen de répression était l'arme individuelle,


arme blanche ou fusil, tout rebelle luttait à armes qualitativement
égales contre les émissaires du despote.

Aujourd'hui, par le téléphone, les despotes sont partout à la fois.


Et comment lutter contre leurs avions de bombardement?
(Demandez-le aux manifestants annamites de 1930!) Comment

616
lutter contre leurs auto-mitrailleuses? (Demandez-le aux Syriens de
1919 et 1925 !) Comment lutter contre leurs presses?

Le progrès mécanique a multiplié l'efficience des despotismes.


Peuples d'Europe et peuples coloniaux en font, en ces années, la
terrible expérience.

Les démocrates du début du XIXe siècle se sont bien trompés en


croyant que le progrès technique travaille de lui-même pour la
liberté humaine... Ce serait d'ailleurs sans doute une autre erreur
de penser exactement le contraire, de penser qu'il travaillera
toujours et «de plus en plus» contre la liberté de l'individu. Mais
dans la phase historique actuelle, il lui est contraire, c'est
incontestable. Il y a moins de liberté dans une société où certains
hommes peuvent multiplier leur puissance par du travail passé
(explosifs et fils télégraphiques sont du travail passé) que dans un
groupe dont chaque membre n'a que le travail actuel de ses mains.

Qu'ils veuillent bien réaliser cela ceux qui acceptent avec aisance
l'idée des régimes autoritaires, ceux qui acceptent que le socialisme
soit selon le mot de Spencer «un esclavage futur»! Cet esclavage ne
sera pas un simple rappel du passé. Il sera beaucoup plus terrible
que ce que l'histoire a déjà produit! ... Jetez seulement les yeux sur
les conditions matérielles et spirituelles des millions d'humains, à
l'ombre du drapeau rouge, du Pacifique au Rhin! Et ce n'est qu'un
commencement. Dès que la guerre éclatera, cet esclavage moderne
prendra sa véritable figure.

Pas par hasard!

La Russie stalinienne nous offre donc un triste tableau.

Mais est-ce parce que stalinienne?

Beaucoup de camarades le croient.

617
Beaucoup de camarades qui ont lutté pour la révolution russe à
l'époque héroïque, écœurés de ce qu'est devenu l'objet de leurs
espoirs, trouvent une explication simpliste à leur désillusion en
maudissant Staline. Tous les trotskistes, en particulier. Et chez eux
c'est systématique. Tout était très bien, pensent-ils, dans une très
bonne révolution dirigée par le meilleur des partis. Mais un
mauvais génie nommé Staline est venu. Et tout est devenu très
mauvais.

D'une vue superficielle on pourrait croire que Souvarine partage


cette conception vraiment peu matérialiste. Il y a son titre d'abord,
et son sous-titre qui pourraient laisser croire que l'homme d'acier
est considéré comme le centre de la révolution russe. Et puis,
quelque part, il qualifie de «fait essentiel» de la révolution la
nomination de Staline au Secrétariat général du parti en 1922.

Par contre, il y a dans le livre des éléments nombreux qui


laissent comprendre que ce n'est pas là le fond de la pensée de
Souvarine. Au contraire, son ouvrage laisse penser que les choses
ne sont pas arrivées par hasard : des absences de démocratie
monstrueuses qui nous révoltent en 1935 existaient déjà, au moins
en germe, au temps de Lénine; Staline et son pouvoir personnel
doivent être considérés non pas comme la transformation en plomb
bureaucratique de l'or bolchévik mais comme la continuation
logique d'une politique qui croyait «arriver au bien de la liberté par
le mal de la terreur policière», qui croyait arriver à la liberté par la
tyrannie.

Nous sommes quelques-uns à avoir cru cela, aussi, en 1918. Or,


de la tyrannie n'est sortie que la tyrannie. Nos illusions où se
mêlaient la puissance de la foi et l'amour des solutions faciles sont
tombées. Reconnaissons-le et avouons que c'est nous qui avons
changé et non pas la révolution russe. Souvarine ne dit pas cela
crûment dans son bouquin car il écrit pour le grand public, en
historien et non en militant; mais moi qui m'adresse à des
camarades, je le dis.

618
Tout ce qui nous révolte dans le bolchévisme d'aujourd'hui
existait déjà, ou était prévisible, dans le bolchévisme à qui nous
donnions notre amour.

Est-ce l'absence de démocratie dans le pays? Mais qui peut croire


qu'il y a jamais eu de soviets véritables et que la constitution
soviétique a jamais été appliquée? Dès les premières années Lénine
s'abstenait de la formalité de siéger au Conseil des Commissaires du
peuple, nom qui lui avait beaucoup plu au moment de la révolution,
par sa sonorité de coup de clairon, mais fonction dont il n'avait
jamais pris la réalité au sérieux. Dès 1918, Rosa Luxembourg
écrivait : «Le remède inventé par Lénine et Trotski, la suppression
de la démocratie en général, est pire que le mal qu'il prétend
guérir.» Elle prédit aussi : «Si l’on étouffe la vie politique dans tout
le pays, il est fatal que la vie soit de plus en plus paralysée dans les
soviets mêmes.» Hélas! on l'a paralysée bien ailleurs que dans les
soviets! ... Enfin, cette absence de démocratie dans le pays
n'apparaît-elle pas tout naturelle quand on connaît les idées de
Lénine sur les ouvriers supérieurs aux paysans (même dans la
constitution la représentation des paysans dans les soviets est
prévue plus faible que celle des ouvriers) et sur les intellectuels
révolutionnaires supérieurs aux ouvriers ? 1

Est-ce l'absence de vie indépendante dans les syndicats? Mais


rappelez-vous qu'une des conditions d'adhésion des partis à
l'Internationale Communiste était la promesse de lutter pour la
subordination des syndicats au Parti.

1 Ce dernier point mérite qu'on s'y arrête. Souvarine cite quelques déclarations du
maître caractéristiques.
«L'histoire de tous les pays atteste que livrée à ses seules forces la classe ouvrière ne
peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste.»
Le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit à le subordonner à l’idéologie
bourgeoise.»
... Mais tout n'est pas mauvais dans les idéologies des bourgeois, puisque seuls certains
bourgeois arrivent à être de vrais socialistes :
«le porteur de la science n'est pas le prolétariat, mais la catégorie des intellectuels
bourgeois : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catgorie qu’est
né le socialisme.»
En conséquence :
«La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l’extérieur,
de l’extérieur de la lutte économique.» (Celle-ci est énorme et renferme, avec toute la
tyrannie possible, le germe de la nouvelle classe parasite!)

619
Voici un exemple de cette subordination aux beaux jours de
notre amour fervent :

«En 1921, au Congrès des Syndicats où siégeaient 3.500 délégués


dont seulement 8 social-démocrates, une commission désignée par
le Comité Central du Parti pour «conduire le Congrès» dicte la
résolution à faire passer par la «fraction communiste», qui adopte
cependant un projet de Riazanov. La commission charge Tomski de
défendre sa résolution, mais ce dernier s'en trouve incapable
devant la force de résolution qui anime ses camarades. Le Comité
Central décide alors de ne pas tolérer le vote, destitue de son
propre chef le bureau du Congrès, expédie Tomski au Turkestan et
Riazanov à l’étranger, intimide la fraction qu'il contraint de se
déjuger sous menace de représailles. Une autre commission
spéciale, où figurent Staline et Dzerjinski, experts en répression,
inflige un «blâme sévère» de plus à Tomski exilé. A son retour
l’impénitent Riazanov se voit interdire de parler dans aucune
réunion et de professer à l’Université.»

Est-ce la tyrannie des tyrannies des multiples fonctionnaires?


Lénine se plaignait déjà que les choses fussent «si tristes et si
répugnantes avec l'appareil d’État.»

Est-ce l'abominable pillage des paysans des paysans? Lénine


déplorait déjà les «abominations de bachibouzouks» des rouges à la
campagne.

Est-ce l'absence de vie dans le Parti lui-même soumis à la


prééminence du Politbureau ? Au 13e Congrès, Boukharine
reconnaît que «dans la plupart des cas les élections sont devenues
de pures formalités; non seulement les votes se font sans discussion
préalable, mais sur la seule question qui est contre? Et comme on se
met dans un mauvais cas en votant contre les autorités, l'affaire est
réglée». «Le régime de la poigne que l'on cultive chez nous n'a rien
de commun avec la véritable discipline dit Kossior au onzième
congrès, en 1922. Notre parti charge du bois, balaye les rues et se
borne à voter, mais ne décide aucune question.» «Mais la plus dure
observation formulée contre l'omnipotence du Politbureau le fut
involontairement par Lénine, à l'aide du prosaïque exemple d'un

620
achat de conserves alimentaires propre à révéler la pusillanimité, la
routine, la peur des responsabilités de la haute bureaucratie
soviétique : «Comment se fait-il que dans la capitale de la
République des Soviets, il ait fallu deux enquêtes, l'intervention de
Kamenev et de Krassine et un ordre du Politbureau pour acheter
des conserves ?»

La situation actuelle est d’ailleurs si peu fortuite qu'elle a été


prédite il y a près de trente ans quand Lénine en exil entreprenait
d'imposer le régime du «centralisme démocratique» 1 au parti qu'il
était en train de fonder, Trotski disait que de telles méthodes
conduisent à une situation où «l'organisation du parti se substitue
au parti, le Comité Central se substitue à l'organisation et enfin le
dictateur se substitue au Comité Central». Il prévoit qu'un jour
viendra où une seule opinion aura cours dans le parti, celle du
sommet. Et il ironise : «celui qui le nie doit être rejeté, celui qui
doute est près de nier; celui qui questionne est près de douter»... Il
ne se doutait pas qu'un jour viendrait où l'on s'en prendrait même
à ceux qui ne disent rien, aux «silencieux».

Quant au vieux Plekhanof, à la même époque, il prédit aux


bolchéviks leur évolution vers une situation où «à la fin des fins
tout tournera autour d'un seul homme qui, ex-providentia, réunira
en lui tous les pouvoirs».

L'anticapitalisme n'est pas le socialisme

Avons-nous donc eu tort, en 1918, quand nous avons donné


notre adhésion au bolchévisme?

Ceci demande réflexion.

1 Les deux mots ne jurent-ils pas? L'expression et l'idée paraissent procéder de


l'éternelle utopie de la bonne tyrannie.

621
Dans la mesure où nous avons pu croire que c'était un
mouvement d'où sortirait la libération des hommes, certainement
nous avons eu tort.

Dans la mesure où nous l'avons considéré comme un instrument


de subversion de la noblesses et de la bourgeoisie russes,
certainement nous avons eu raison : il s'est révélée, en Russie, un
instrument de révolution efficace.

Ainsi, à l'expérience (comme d'ailleurs au premier contact, avant


que la foi marxiste n'ait germé dans le cœur) r é v o l u t i o n
anticapitaliste et socialisme apparaissent comme deux choses
différentes.

Le socialisme, la société sans classe dirigeante, la société de


dirigeants n'est encore qu'une aspiration. Si elle doit devenir réalité
bien des conditions sont nécessaires à cette réalisation. Il vaut
mieux les envisager que de fermer les yeux en même temps que le
poing.

La première condition est la disparition de la bourgeoisie


capitaliste. C’est une condition nécessaire. Mais elle n'est pas
suffisante. Supposons-la seule réalisée. En l'état actuel des choses,
cette disparition de la bourgeoisie n'est concevable qu'à la suite
d'une guerre civile victorieuse. Or, en l'état actuel de la technique
militaire, qui dit guerre victorieuse dit état-major, dit clique
dirigeante et oppression. Se figurer que la société de dirigeants
peut sortir de la victoire militaire d'un état-major dénommé parti
ou autrement, c'est déraisonnable... En souscrivant à cela, en 1917,
nous avons opté pour la solution la plus paresseuse.

... Pour que le passage à une société ouvrière sans maîtres soit
raisonnablem ent imaginable, une autre condition que la
suppression violente des maîtres est nécessaire : c'est que dans les
industries, l'influence ouvrière balance l'influence patronale, et pas
seulement par la capacité de résistance ou de revendication des
ouvriers, mais par leur capacité d'organiser la production et la

622
société L Et quand je dis influence ouvrière, je ne veux pas dire
l’influence de quelques individus bien doués, issus de familles
ouvrières et formant l'état-major de quelque C.G.T., tyrans en
perspective - je veux dire l'influence des ouvriers eux-mêmes, des
ouvriers de chaque usine. Il faut que les ouvriers forment une
classe qui égale les autres classes au point de vue cohésion et les
dépasse en valeur humaine.

Tant que cette condition ne sera pas réalisée, la société sans


classes ne sera pas en vue. Et c’est à cela, c'est à cette augmentation
de capacité de la classe ouvrière que nous devons travailler, selon
la pure tradition syndicale et même proudhonienne... Travail plus
dur et plus long que la guerre et la dictature ! *2

On a dit très justement que les peuples ont la liberté qu'ils


méritent 3. Le socialisme est la vraie liberté. Nous ne pourrons le

* A ce moment les syndicats pourront réclamer le pouvoir, dans l’usine et dans le


pays. Pour l'instant, pour ne pas sortir du domaine des choses vraisemblables, ils
doivent chercher à acquérir de l'influence.
2 Sorel avait bien vu ce qu'a de paresseux la solution qui consiste à substituer un
parti à la classe, ou plutôt à créer un parti que l'on décrète instrument d'une classe qui
n'existe encoer que comme vue de l'esprit, qui n'est pas encore «a c h e v é e ». Le
socialisme, dit-il, ne saurait devenir réalité «si la classe révolutionnaire ne possède
pas des qualités lui donnant une constitution beaucoup plus achevée que ne fut celle
d'aucune des classes connues». «Les chefs du socialisme, jugeant qu'il serait au-dessus
de leurs forces de réaliser une réforme morale si profonde, si mystérieuse et si
nouvelle, se contentent d'organiser des partis politiques prolétariens, chose assez
facile.» «...Ils évitent de chercher à approfondir les questions psychologiques,
idéologiques et juridiques posées par le passage de la masse prolétarienne à la classe
achevée.»
3 Les Anglais ont beaucoup plus de liberté politique que nous. Parce qu'ils sont plus
dignes de la liberté. On respecte plus leurs opinions que les nôtres. Parce qu'ils ont,
beaucoup plus que nous, le respect des opinions du voisin ou de l'adversaire. On sait
que c'est une chose admise, en Angleterre, que quand un homme croit avoir quelque
chose à dire aux autres hommes il la dit : il va sur une place ou dans un parc public,
grimpe sur une caisse s'il en trouve une et dit ce qu'il a à dire aux gens qui sont là.
Philosophie, politique, religion sont ainsi discutées sur le forum, par le peuple et
devant le peuple. Soit par eux-mômes, soit par les interruptions qui ne manquent pas,
ces petits rassemblements sont la plupart du temps l'occasion de franche rigolade. Mais
ils ne sont pas seulement ridicules comme on le croit en France. Ils sont très instructifs
pour un Français! Instructifs par la tolérance profonde qu'ils révèlent dans ce peuple.
Des propagandistes catholiques s'adressent à des protestants. Des admirateurs de la
Bible font de l'exégèse devant des anticléricaux. Un anarchiste, un communiste et un
simple rigolo tiennent séance à trente mètres l'un de l'autre... Je me souviens d'un jour
de septembre 34, ce fameux dimanche où le fascisme anglais devait faire son grand
déploiement au cœur de Londres et où, sur la simple initiative des antifascistes
individuels, en dehors de toute organisation, il fut complètement dégonflé. Cet après-

623
mériter que par la culture incessante de la dignité, de la vraie
fraternité, de la tolérance.

Les chemises uniformes, les poings rituellement levés, les récitals


de patronage, la dictature acceptée sont sans doute de bons moyens
de guerre, mais, rabaissant l'homme au niveau de pion, alors qu'il
faudrait l'élever au rang de souverain, ils ne mènent pas au
socialisme, ils lui tournent le dos.

A regarder les choses de sang-froid et à la cruelle lumière de


l'expérience bolchévique, pour les années que nous vivons, la
révolution ou les révolutions sont à l’ordre du jour; le socialisme n'y
est pas.

Le capitalisme nous a fait un tel monde que nous sommes


vraisemblablement à la veille de quelque vingt ans de carnage dans
lesquels il ne sera pas toujours aisé de distinguer ce qui sera
«guerre civile» et ce qui sera «guerre étrangère». Vingt ans
pendant lesquels, dans l’identité des méthodes de combat, gauches
et droites, rouges et blancs perdront toute différence extérieure.
Vingt ans pendant lesquels on va enrégimenter, rabaisser,
bureaucratiser, surmener, affamer, empoisonner et massacrer
l'homme. La société qui est au bout de ces années-là, la société que
nous fera le vainqueur final, je doute qu'elle ait grand-chose de
commun avec la société que nous rêvons, avec la société sans classe
dirigeante.

midi-là donc, dès 2 heures, la foule était dense à Hyde Park. Foule ouvrière et
entièrement antifasciste, foule immense. Bien avant que les fascistes n'arrivent, toutes
sortes d'orateurs étaient là, formant leurs petits meetings individuels. La plupart
ouvriers ou chrétiens, mais aussi des réactionnaires. Parmi ceux-ci, l'un m'a
particulièrem ent frappé. D'allure formidablement hypocrite, orateur d'un club
réactionnaire dont il avait accroché la pancarte à son tréteau, il disait aux ouvriers des
choses dures, fausses et révoltantes. Les ouvriers, tous antifascistes, l'écoutaient avec
colère, hachaient son discours d'interruptions, mais malgré l'énorme disproportion des
forces, la face à claques n'a pas été descendue, la face à claques a été respectée. Un
ouvrier britannique n'use pas de la force contre des arguments, même mauvais et
blessants! J'ai trouvé cela absolument étonnant. Je n'imagine pas une chose pareille en
France... Par contre, une des grandes causes de l'impopularité totale du fascisme
démontrée ce jour-là était que, dans un meeting fasciste récent, des interruptrices
antifascistes avaient été assomées. Procédé latin ou russe que n'admet pas l'ouvrier
anglais.
Angleterre, France, Italie ou Russie, échelle de libertés décroissantes. Et de respects de
l'homme décroissants.

624
Tâchons de limiter la catastrophe!

Alors que tout le monde, pour des raisons grandiloquentes, se


détourne du respect de l'homme, la petite R. P. a un devoir : celui
de sauver cette humble idée, condition sine qua non du socialisme.

J. Péra.

625
BIBLIOGRAPHIE GENERALE

626
I Archives :

Correspondances de Boris Souvarine.


Nous ne mentionnons ici que les correspondances inédites conservées
dans des fonds publics d'archives ou dans des collections privées
auxquels nous avons pu avoir accès, sans tenir compte des lettres de
Souvarine ayant déjà fait l'objet d'une publication. Certaines de ces
lettres ne concernent pas l'amplitude chronologique choisie pour
notre travail. Nous les mentionnons néanmoins comme contribution à
un inventaire futur de la correspondance inédite de Souvarine, en
indiquant dans la mesure du possible le nombre de lettres pour
chaque fond et leurs dates de rédaction.

— Fonds publics :

France
Bibliothèque nationale, Paris, départem ent des manuscrits
occidentaux.
— fonds Georges Bataille, une lettre non datée, (1932?), Réf. N.a. fr.
15854, f. 376.
— fonds André Lang, une lettre du 11 novembre 1967, N.a. fr. 15950,
f. 224.
— fonds Marcel Martinet, huit lettres de 1919 à la fin des années
vingt : . Fonds classé mais non coté à la date des renseignements
communiquées par Mme Florence de Lussy (lettre du 7 décembre
1990).

Imec, Paris, fonds Albert Camus, une lettre du 17 décembre 1952.

Institut français d'histoire sociale, fonds Amédée Dunois, fonds


Maurice Dommanget.

Musée social, Paris, fonds Alfred Rosmer, trente-cinq lettres, 1944-


1957.

— Fonds privés : André Devaux, (une lettre, 2 août 1984), Daniel


Guérin (une lettre, 10 juin 1983), René Lefeuvre (deux lettres, 18 mai
[1970 ?] et 3 janvier 1972, Maximilien Rubel (cinq lettres, 1957-

627
1960), Anne Roche, dix-neuf lettres (1982-1984), Sylvie Sator
(extraits de lettres à Simone Breton, 1929), Fred Zeller (1977-1980).

Autres pays :

Centre international de recherches sur l'anarchisme, Lausanne, deux


lettres à Louis Mercier, 4 octobre 1970 et 22 mars 1973,
communiquées par Mme Marianne Enckell.

Elmer Holmes Bobst Library, Tamiment Collection, New York


University, fonds Max Shachtman, sept lettres, 1963-1964.

Houghton Library, Harvard, Trotsky Papers, huit lettres de Souvarine


à Trotsky, 5328 à 5336, communiquées par MM. Damien Durand et
Pierre Broué.

Institut international d'histoire sociale, Amsterdam, fonds Boris


Souvarine, une lettre de Souvarine à Boris Nicolaïevski du 27
décembre 1959, communiquée par Kees Rodenburg.

— Autres fonds consultés :

Archives Davoust Gaston, lettres et extraits de lettres de Gaston


Davoust et divers documents sur la Conférence dite d'unification
(avril 1933) et l'Union communiste aimablement communiqués par
M. Henri Simon pour l'association des amis de Davoust.

Archives Dommanget Maurice, Institut français d'histoire sociale,


lettre de Georges Bataille à Maurice Dommanget, 1936.

Archives de la Préfecture de Police de Paris, dossier Boris Souvarine,


dossier Russie-affaires diverses.

Archives sur le St al i ne, aimablement communiquées par Mme


Françoise Souvarine.

Lettres de Léon Emery à Boris Souvarine, vingt-quatre lettres, 1959-


1965, communiquées par Mme Elia Surtel.

— Mémoires inédites : Lucien Cancouët, Lucien Laurat, Albert Vassart


(Institut d'histoire sociale).

628
II Journaux et périodiques consultés :

Les périodiques soulignés sont ceux auxquels Souvarine


collabora. Leur dépouillement avec les titres et références des articles
de Souvarine figure à la suite de cet inventaire des sources de notre
étude dans «Une esquisse bibliographique des articles de Boris
Souvarine». Le lecteur désireux de connaître l'étendue de la
participation de Souvarine à tel ou tel périodique est prié de s'y
reporter. Cette recension des périodiques consultés ne concerne que
la période 1924-1940, alors que notre esquisse bibliographique
s'étend de 1916 à la mort de Souvarine.

Annales historiques de la Révolution française, B u l l e t i n


com m uniste. Bulletin mensuel d'information et de presse du Comité
pour l’enquête sur les procès de Moscou et pour la défense de la
liberté d'opinion dans la Révolution, Les Cahiers des droits de
l ' homme. Le Combat marxiste. C o m m u n e . Contre le courant, L a
Correspondance internationale, Le Crapouillot, Le Cri du peuple, La
Critique sociale. L'Ecole émancipée, L ’Effort, Esprit, Essais et combats,
Feuilles libres de la quinzaine, Le Figaro. La Flèche, L'Humanité. Les
H umbles, L ’Internationale, Le Libertaire, La Lutte des classes. Masses,
Les Nouveaux cahiers. Paris-Soir. Le Pays socialiste, Le Populaire, Que
faire ?, Le Réveil syndicaliste, La Révolution prolétarienne. L a
Révolution surréaliste, La Revue anarchiste. La Revue de Paris. Russie
d 'a u jo u rd ’hui, S .1 .A., Syndi cat s, Le Surréalisme au service de la
révolution, Terre libre, Le Travailleur. La Vie intellectuelle

629
III. Périodiques ayant rendu comptes du Staline en
1935 et utilisés au chapitre III.
Nous donnons ci-dessous la liste des périodiques consultés par
ordre alphabétique, suivis de leur référence, du nom du rédacteur de
l'article et de la bibliothèque de consultation ou de la personne qui
nous a bien voulu nous communiquer l'article.

Journaux de langue française :


1. L'Action douanière, 25 juillet 1935,
Lucien Hérard (Bibliothèque nationale, Versailles)
2. La Brochure populaire mensuelle, n°7-8, juillet-août 1935,
Charles Rappoport.(Bibliothèque nationale, Paris)
3. Le Combat marxiste, n° 23, septembre et n° 24, octobre 1935,
Raymond Renaud (Institut d'histoire sociale, Paris)
4. Le Combat syndicaliste, n° 137, 27 décembre 1935 et n° 138, 3
mars 1936
non signé (communiqué par Sylvain Boulouque)
5. Commune, n° 25, septembre 1935,
Georges Sadoul (Bibliothèque de documentation internationale
contemporaine, Nanterre)
6. Le Courrier du Centre, n° 196, 19 juillet 1935,
L. Dumont-Wilden (Bibliothèque nationale, Versailles)
7. La Dépêche de Toulouse, 26 juin 1935,
Emile Vandervelde (Bibliothèque nationale, Paris)
8. L'Ecole émancipée, n° 42, 21 juillet 1935,
Maurice Dommanget (Bibliothèque nationale, Paris)
9. L'Ecole libératrice, n° 1, 14 septembre 1935,
François Crucy (Centre de documentation du SNI-FEN, Paris)

630
10. L'En dehors, n° 287, mi-octobre 1935
(communiqué par Alexandre Skirda)
11. Esprit, n° 40, 1er janvier 1936,
Marcel More (Institut d'histoire sociale, Paris)
12. Etudes, Tome CCXXV, 20 novembre 1935,
Louis Jalabert (communiqué par M. Daniel Pullara)
13. L'Etudiant socialiste, n° 4, janvier 1936,
Jean Rabaut (Bibliothèque de documentation internationale
contemporaine, Nanterre)
14. La France de Bordeaux, 21 août 1935,
Georges Bourgin (Bibliothèque nationale, Versailles)
15. Gringoire, n° 348, 5 juillet 1935,
Jean-Pierre Maxence (Bibliothèque nationale, Paris)
16. L ’Homme réel, n° 19, juillet 1935,
(Institut d'histoire sociale, Paris)
17. L'Idée libre, n° 10, octobre 1935,
J. B. (Centre international de recherches sur l'anarchisme,
Marseille)
18. L'Information sociale, 22 août 1935,
Magdeleine Paz (Bibliothèque nationale, Versailles)
19. Le Journal de Rouen, 3 et 24 septembre 1935,
R.G. Nobécourt (Bibliothèque nationale, Versailles)
20. Lectures prolétariennes, n° 1, 1935,
Robert Ranc (communiqué par Jean-Louis Panné)
21. Le Libertaire, n° 465, 4 octobre 1935
(Bibliothèque nationale, Paris)
22. Marianne, n° 144, 24 juillet 1935
(Bibliothèque nationale, Paris)
23. Le Mercure de France, 1er octobre 1935,

631
Emile Laloy (Bibliothèque municipale, Marseille)
24. Le Mois, n° 56, 1er août au 1er septembre 1935
(Bibliothèque de documentation internationale contemporaine,
Nanterre)
25. Le Musée social, n° 6, juin 1936,
(Le Musée social, Paris)
26. La Nation Belge, 16 juillet 1935,
Charles Bernard (communiqué par la Bibliothèque royale
Albert 1er, Bruxelles)
27. Nouvel Age, 4 septembre 1935, éditorial,
(Bibliothèque nationale, Paris)
28. Les Nouvelles littéraires, n° 665, 13 juillet 1935,
Pierre Dominique (Bibliothèque nationale, Paris)
29. La Nouvelle Revue Française, février 1936,
Etiemble (communiqué par Daniel Pullara)
30. L'Œuvre, n° 7215, 3 juillet 1935,
Gaston Martin (Bibliothèque nationale, Paris)
31. L ’Ordre nouveau, n° 25, 15 novembre 1935,
(communiqué par Pierre Andreu)
32. Le Peuple, n° 5450, 22 décembre 1935,
G. Stolz (Bibliothèque nationale, Paris)
33. Le Populaire, 30 juillet 1935,
Jean-Baptiste Severac (communiqué par le Centre de
recherches sur l'histoire des mouvements sociaux et du
syndicalisme, Paris)
34. Que faire ? Janvier et février 1936,
A. Martin, (Centre d'études et de recherches sur les
mouvements trotskystes révolutionnaires internationaux,
Paris)

632
35. La Révolution prolétarienne, n° 209, 25 octobre 1935, n° 210,
10 novembre , n° 211, 25 novembre 1935,
J. Péra (Institut d'histoire sociale, Paris)
36. Revue anarchiste, n° 24, octobre/décembre 1935,
Nobody (Centre international de recherches sur l'anarchisme,
Marseille)
37. Le Rouge et le Noir, 4 septembre 1935
Ernestan (communiqué par la Bibliothèque royale Albert Ier,
Bruxelles)
38. Russie et Chrétienté, n° 4, septembre 1935,
J.N. (communiqué par la Bibliothèque slave, Meudon)
39. Le Temps, 31 août 1935,
W. d'Ormesson, (Centre de recherches sur l'histoire des
mouvements sociaux et du syndicalisme, Paris)
40. Le Travailleur (Bruxelles), octobre 1935,
N[icolas] L[azarévitch], (communiqué par Alexandre Skirda)
41. La Wallonie, n°204 (16° année), mardi 23 juillet 1935
Lucien Laurat (communiqué par la Bibliothèque royale Albert
Ier, Bruxelles)

Journaux étrangers :
42. Annales Contemporaines, tome LIX, 1935,
Paul Milioukov (communiqué par l'Institut d'études slaves,
Paris)
43. Cité Nouvelle,
G. Fedetov (communiqué par la Bibliothèque de l'Ecole des
langues orientales, Paris)
44. Courrier Socialiste, n° 21, 10 novembre 1935,

633
R. Abramovitch (communiqué par la Bibliothèque de l'Ecole des
langues orientales, Paris)
45. Der Kampf, novembre 1935,
Otto Bauer (Institut d'histoire sociale, Paris)
46. Zeitschrift für Sozialismus,
n° 24-25, septembre/octobre 1935, Fritz Alsen,
n° 26-27, novembre/décembre 1935, Karl Kautsky
(Bibliothèque de documentation internationale contemporaine,
Nanterre)

634
III Ouvrages généraux :

Autobiographies, biographies, écrits de contemporains et


témoignages.

Andreu Pierre, Le Rouge et le blanc (1928-1944), Paris, La Table


ronde, 1977.

Aron Raymond, Le Spectateur engagé, Paris, Julliard, 1981.

Assoulinc Pierre, Gaston Gallimard, un demi-siècle d'édition française,


Paris, Balland, 1984.

Balabanoff Angelica, Ma vie de rebelle, Paris, Balland, 1981.

Bataille Georges, Œuvres complètes, t. I (Premiers écrits 1922-1940)


et t. II (Ecrits posthumes), Paris, Gallimard, 1979.

Belin René, Du secrétariat de la C.G.T. au gouvernement de Vichy,


Paris, Albatros, 1978.

Berneri Camillo, Œuvres choisies, Paris, Ed. du Monde libertaire, 1988.

Bernier Jean, La révolution espagnole et l'impérialisme, Cahiers


libertaires, J.A.C., s. d. [1936], brochure reprise dans Frank Mintz,
Explosions de liberté, Espagne 1936-Hongrie 1956,

Bénédite Daniel, La filière marseillaise, un chemin vers la liberté sous


l'Occupation, préface de David Rousset, Paris, Clancier-Guénaud, 1984.

Bernard Marc, Les journées des 9 et 12 février 1934, Paris, Bernard


Grasset, 1934.

Bloch Marc, L'étrange défaite, Paris, Folio/Histoire, 1992.

Blum Léon, L'Œuvre, Paris, Albin Michel, 1965.

Breton André, Entretiens, Paris, Gallimard/Idées, 1973.

Chazé Henry, Chronique de la révolution espagnole, Paris, Spartacus,


série B n° 110, août 1979.

635
Ciliga Ante, Au pays du mensonge déconcertant, Paris, Gallimard,
1938. Edition définitive : Dix ans au pays du mensonge déconcertant,
Paris, Champ libre, 1977.

Crick Bernard, George Orwell, une vie, Paris, Balland, 1982.

Czapski Josef, Terre inhumaine, Lausanne, L'Age d'homme, 1978.

Emery Léon, Correspondance I, Carpentras, O.D.I.C.E., 1982.

Etchebehere Hippolyte (Juan Rustico), La Tragédie du prolétariat


allemand — défaite sans combat, victoire sans péril, [1933], Paris,
Spartacus série B n° 111, 1981.

Etiemble, Le Meurtre du petit père, Lignes d'une vie II, Paris, Arléa,
1989.

Faucier Nicolas, Dans la mêlée sociale, itinéraire d'un anarcho-


syndicaliste, Quimperlé, La Digitale, 1988.

Friedmann Georges, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970.

Frigulietti James, Albert Mathiez historien révolutionnaire (1874-


1932), Paris, Bibliothèque d'histoire révolutionnaire, Société des
études robespierristes, 1974.

Gide André, Retour d'U.R.S.S., suivi de, Retouches à mon retour de


l'U.R.S.S., Paris, Idées/Gallimard, 1978.

Gorkin Julian, Les communistes contre la révolution espagnole, Paris,


Belfond, 1978.

Guérin Daniel, Front populaire, révolution manquée — témoignage


militant —, Paris, François Maspéro, coll. Textes à l'appui, 1976.

Guchet Yves, Georges Valois, Paris, Albatros, 1975.

Humbert-Droz Jules, De Lénine à Staline, dix ans au service de


l’Internationale communiste 1921-1931, Neuchâtel, La Baconnière,
1971.

Jung Franz, Le scarabée-torpille, Paris, Ludd, 1993.

Koestler Arthur, Hyérogliphes, Paris, Le Livre de poche/Pluriel, 1978.

636
Korsch Karl, Marxisme et contre-révolution ( choix de textes traduits
et présentés par Serge Bricianer), Paris, Le Seuil, 1975.

Krivitsky Walter G., J'étais un agent de Staline, [1939], Paris, Champ


libre, 1978.

Lacouture Jean, Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Le Seuil,


Points/Histoire, 1976.

Laure, Ecrits, fragments, lettres, Paris, U.G.E. 10/18, 1978.

—, Ecrits retrouvés, Marmande, Les Cahiers des brisants, 1987.

Martinet Marcel, Où va la révolution russe ? L'affaire Victor Serge,


Paris, Librairie du travail, 1933. Réimprimé par Plein chant, Bassac,
1978.

de Monzie Anatole, Ci-devant, Paris, Flammarion, 1941.

Moré Marcel, Accords et dissonances, 1932-1944, Paris, Gallimard,


1967.

Pierre Naville, L'Entre-deux guerres, la lutte des classes en France,


1926-1939, Paris, EDI, 1976,

—, Mémoires imparfaites, le temps des guerres, Paris, La Découverte,


1987,

—/Denise Naville/Jean van Heijenoort/Léon Trotsky, Correspondance


1929-1939, Paris, L'Harmattan, 1989.

Ollivier Marcel/Landau Katia, Espagne, les fossoyeurs de la révolution


sociale, Paris, Spartacus série B n° 65, déc. 1975-janv. 1976.

Parain Brice, L'embarras du choix, Paris, Gallimard, coll. Espoir, 1946,

— , De fil en aiguille, Paris, Gallimard, 1960.

Pascal, Mon Etat d'âme, mon journal de Russie, t. III : 1922-1926,


Lausanne, L'Age d’homme, 1982,

— , Russie 1927, mon journal de Russie, t. IV : 1927, Lausanne, L'Age


d'homme, 1982.

637
Pétrement Simone, La vie de Simone Weil, Paris, Fayard, 1978.

Plisnier Charles, Faux passeports, [1937], Arles, Actes Sud, coll. Labor,
1991.

Poretski Elisabeth K., Les nôtres, vie et mort d’un agent soviétique,
Paris, Denoël, coll. Les Lettres nouvelles, 1969.

Prévost Pierre, Rencontre Georges Bataille, Paris, Jean-Michel Place,


1987.

Rappoport Charles, Une vie révolutionnaire 1883-1940 — Mémoires —,


texte établi par Harvey Goldberg- Georges Haupt. Edition achevée et
présentée par Marc Lagana, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de
l'Homme, 1991.

Rollin Henri, L'Apocalypse de notre temps, Paris, Gallimard, août


1939, réédition Allia, 1991.

Ronsac Charles, Trois noms pour une vie, Paris, Robert Laffont, 1988.

Rosenthal Gérard, Avocat de Trotsky, Paris, Robert Laffont, 1975.

Rosmer Alfred et Marguerite (voir Trotsky Léon)

Rouch Jean-Louis, Prolétaire en veston, une approche de Maurice


Dommanget, Treignac, Editions Les Monédières, 1984.

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Sernin André, Alain, un sage dans la cité, Paris, Robert Laffont, 1985.

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638
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— , Ecrits de Londres et dernières lettres, [1957], Paris, Gallimard, coll.


Espoir, 1980,

— , Œuvres complètes, Edition publiée sous la direstion d'André


Devaux et Florence de Lussy, Ecrits historiques et politiques, tome II,

— L'engagement syndical (1927-juillet 1934), volume I, textes


établis, présentés et annotés par Géraldi Leroy, Paris, Gallimard,
1988,

— L'expérience ouvrière et l'adieu à la révolution (juillet 1934-


juin 1937), volume II, textes établis, présentés et annotés par Géraldi
Leroy et Anne Roche, Paris, Gallimard, 1991,

— Vers la guerre (1937-1940), volume III, textes établis,


présentés et annotés par Simone Fraisse, Paris, Gallimard, 1989.

Yvon, L'U.R.S.S. telle qu'elle est (préface André Gide), Paris, Gallimard,
1938.

Etudes historiques et politiques

* Chronologie :

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1853-1943, Milan, Editori riuniti, 1978.

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international Allemagne, Paris, Editions ouvrières, 1990.

Maitron Jean, Pennetier Claude (s. d.), Dictionnaire biographique du


mouvement ouvrier français, quatrième partie 1914-1939, de la
Première à la Seconde guerre mondiale, t. 16 à 43, 1981-1993.

• Ouvrages historiques, études littéraires ou politiques :


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Alquié Ferdinand (sous la direction de), Entretiens sur le surréalisme,


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Brunet Jean-Paul, Jacques Doriot, du communisme au fascisme, Paris,


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Dazy René, Fusillez ces chiens enragés ! Le génocide des trotskystes,


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Droz Jacques, Histoire de l'antifascisme en Europe, 1923-1939, Paris,


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Paris, Dominique Wapler, 1951.

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Vaksberg Arkadi, Hôtel Lux, les partis frères au service de


l'Internationale communiste, Paris, Fayard, 1993.

Werth Nicolas, Les procès de Moscou, Bruxelles, Complexe, coll. La


mémoire du siècle, 1987.

travaux universitaires :

Jacquier Charles, «Matériaux pour une étude de la pensée politique de


Boris Souvarine», mémoire de D.E.A. d'histoire, s.d. Jacques Julliard,
Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1983/1984.

Panné Jean-Louis, «Boris Souvarine : prémices d'un itinéraire, 1895-


1919», mémoire de maîtrise d'histoire, s.d. Jean-Louis Robert,
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1991/1992.

Tourrès Marie, «La Critique sociale mars 1931-mars 1934», mémoire


de maîtrise d'histoire, Université de Besançon.

Articles et numéros spéciaux de revue :

L'Age nouveau, n° 61, mai 1951, «Simone Weil anarchiste et


chrétienne», par Lucien Feuillade, avec des souvenirs de Jean Rabaut,
Louis Mercier, Michel Collinet.

Annales historiques de la Révolution française, n° 193, 1968, «Jean


Dautry», par Henri Dubief.

A n n a li 2 (Studi e strumenti di storia metropolitana milanese),


«L'affaire Francesco Ghezzi, la vie et la mort d'un ouvrier anarcho-
syndicaliste italien en U.R.S.S.», par Charles Jacquier, Milan, Franco
Angeli, 1993.

L'Alternative, n° 24, nov./déc. 1983, «Il ya cinquante ans : la grande


famine en Ukraine», par Bogdan Krawchenko.

A ssociation des Amis d'Alain, Bulletin n° 58, juin 1984,


«Correspondance Alain, Simone Weil, Pierre Kaan, Boris Souvarine».

644
Cahiers du C.E.R.M.T.R.I., n° 7, juin 1985, «Les crimes du Guépéou :
documents sur les assassinats d'Ignace Reiss et de Rudolf Klement».

Cahiers Léon Blum, n° 10, décembre 1981, «Le Populaire et le


premier plan quinquennal», par Oreste Rosenfeld (présentation René
Girault).

Cahiers Panait Istrati, n° 2/3/4, 1987, «Correspondance Panait Istrati


Romain Rolland»,

—, n° 7, 1990, «Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati»,

—, n° 8, 1991, «Istrati, les révolutionnaires et la Russie soviétique»,


par Jean-Louis Panné,

—, n° 10, 1993, «Pour un homme qui est mort trop tôt !» par Albert
Cornier, suivi par «Sur la revue Les Humbles» (Charles Jacquier).

Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet/août/septembre 1979, «Les procès


de Moscou dans le monde».

Cahiers Simone Weil, tome XV, n° 1 et 2, mars et juin 1992, «Lettres


de Simone Weil à Boris Souvarine» (présentation et notes de Charles
Jacquier).

Communisme n° 5, 1984, «Le mouvement communiste international


et ses oppositions, 1920-1940» :
— Guillaume Bourgeois, «Le groupe Que faire ?, aspects d'une
opposition»,
— Colette Chambelland, «La naissance de La R évolution
prolétarienne» ,
— Jean-Louis Panné, «L'affaire Victor Serge et la gauche française».

Le Contrat social, vol. I, n° 4, septembre 1957, «La critique du


marxisme chez Simone Weil», par Simone Pétrement.

Enigmatika, Dossier Léo Malet, Paris, Editions de la Butte aux cailles,


1982, «L'assassinat de Rudolf Klement» par Léo Malet.

Est et Ouest, n° 515, 16/30 septembre 1973, «Hommage à Lucien


Laurat».

645
Est et Ouest, nouvelle série, n° 15, février 1985, «Hommage à Boris
Souvarine».

Le Fou parle, n° 10, juin/juillet 1979, «De quelques articles de Laure»,


présentés par Jérôme Peignot.

L 'H isto ire, n° 103, septembre 1987, «La vie troublante de Ciliga,
communiste yougoslave» (entretien) par Marc Lazar et Jean-Louis
Panné.

Humanisme (revue des francs-maçons du Grand Orient de France), n°


162, mai 1985, «Adieu Boris Souvarine» par Fred Zeller.

Intervention, n° 13, juillet/août/septembre 1985, «Boris Souvarine»


par Charles Jacquier.

Matériaux pour l'histoire de notre temps, n° 9, janvier-mars 1987,


— «La gauche française et l'image de l'U.R.S.S.» par Stéphane Courtois,
— «“L'effet Goulag” ou la question ne sera pas posée» par Daniel
Lindenberg.

La Nouvelle revue socialiste, «Colette Audry, un itinéraire politique»


(entretien).

P o litix, n° 17, 1er trimestre 1992, «Une cause : l'antifascisme des


intellectuels», par Nicole Racine.

Preuves, n° 17, juillet 1952, «John Dewey homme d'action» par Alfred
Rosmer.

Relations internationales, n° 2, 1974, «La presse française et le pacte


germano-soviétique (août 1939)», par Jean-Paul Brunet.

— , n° 53, printemps 1988, «Plutôt que la servitude que la guerre, le


pacifisme intégral dans les années trente», par Patrick de Villepinte.

646
IV R e n se ig n e m e n ts et té m o ig n a g e s ( e n tr e tie n s et
co rresp o n d an c es)

Louis Anderson, Pierre Andreu, Pierre Assouline, Colette Audry,


Daniel Bénédite, Paul et Gina Bénichou, Pierre-Valentin Berthier,
Henri Bouyé, Jean-René Chauvin, Yvan Craipeau, Nicolas Faucier,
Jacques Godechot, Daniel Guérin, Raymond Guilloré, Lucien Hérard,
Robert Jospin, Maurice Laisant, Paul Lapeyre, René Lefeuvre,
Alexandre Marc, Mario Maurin, Maurice Nadeau, Pierre Naville, Jean
Rabaut, Lucienne Rey, Pierre Rimbert, René Ringeas, Anne Roche,
Charles Ronsac, André Senez, Henri Simon, Françoise Souvarine,
André Thirion, Fred Zeller.

647
ESQUISSE BIBLIOGRAPHIQUE
DES ARTICLES
DE BORIS SOUVARINE

648
La bibliographie que nous présentons ci-dessous ne mentionne que
les périodiques auxquels Boris Souvarine a collaboré. Une liste de
livres, brochures et plaquettes a été établie à la suite de l'article de
Jeannine Verdès-Leroux consacré à Souvarine dans le numéro de mai
1984 de la revue Esprit.

Notre travail a été établi grâce à une liste établie par Souvarine lui-
même et se présentant comme suit :

• 1916-1918 Le Populaire du Centre, quotidien


• 1916-1920 Le Populaire de Paris, hebdomadaire, puis quotidien
• 1916-1921 Le Journal du peuple, quotidien
• 1917-1918 Novaïa Jizn (La Vie Nouvelle), quotidien
• 1917-1918 La Vérité, quotidien
• 1918-1920 Clarté, hebdomadaire
• 1920-1925 Bulletin communiste, hebdomadaire
• 1919-1925 La Vie ouvrière, hebdomadaire
• 1920-1925 L'Humanité, quotidien
• 1921-1925 La Correspondance internationale, hebdomadaire
• 1931-1934 La Critique sociale, mensuel
• 1937-1940 Les Nouveau cahiers, bi-mensuel
• 1937-1940 Le Figaro, quotidien
• 1937-1940 Presse -Populaire, Agence
• 1939-1940 Paris-Soir, quotidien
• 1941-1954 The New leader, hebdomadaire
• 1945-1946 Agence France Presse
• 1945-1946 Libération-Soir, quotidien
• 1947 Le Figaro littéraire, hebdomadaire
• 1948 L'Observateur des deux Mondes, bi-mensuel
• 1948-1950 L'Echo d'Alger, quotidien

Collaborations secondaires :

• 1916-1920 Les Hommes du Jour


• 1916-1921 The Labour Leader - Les Nations
• 1917-1918 Ce qu'il faut dire
• 1917-1918 La Vague - L'Avenir International

649
• 1918-1920 Le Phare - La Revue Communiste
• 1920-1925 La Nouvelle internationale
• 1921-1925 L'Internationale - L'Avant-Garde
• 1937-1940 The Modem Quaterly - La Vie Intellectuelle
• 1937-1940 La Revue de Paris - Le Mois Suisse
• 1937-1940 Life
• 1941-1954 The American Mercury - Partisan Review
• 1945-1946 Fortune - Virginia Quaterly

Nos recherches nous ont permis de constater qu'il n'était pas


possible d'identifier les écrits de Souvarine pour les périodiques
suivants : Les Hommes du Jour, The Labour leader, Partisan review,
Fortune et Virginia Quaterly, Libération-Soir, Le Figaro Littéraire de
1947 et le B.E.I.P.I.

Notre ignorance du Russe nous a d'autre part fait délaisser la


Novaïa Jizn de Gorki.
Nous présentons donc ci-dessous le résultat de nos recherches
bibliographiques dans l'ordre alphabétique de présentation des
périodiques que nous avons choisi. Nous avons pensé qu'il était
nécessaire de répartir chaque série de titres en deux parties
chronologiques séparées par la Deuxième Guerre mondiale.

• 1918-1920 L'Avenir international, mensuel


• 1920-1924 Le Bulletin communiste, hebdomadaire
• 1925-1933 Le Bulletin communiste, organe du communisme
international
• 1919-1920 Clarté, hebdomadaire
• 1934 Combat marxiste, mensuel
• 1921-1923 La Correspondance internationale, hebdomadaire
• 1931-1934 La Critique sociale, trimestriel
• 1937-1940 Le Figaro, quotidien
• 1920-1924 L'Humanité, quotidien
• 1921-1923 L'Internationale, quotidien
• 1921-1923 L'Internationale communiste, hebdomadaire
• 1917-1920 Le Journal du peuple, quotidien
• 1929 La Lutte des classes, mensuel

650
1937-1940 Les Nouveaux cahiers, bi-mensuel
1939-1940 Paris-Soir, quotidien
1916-1919 Le P opulaire so cia liste in te rn a tio n a liste ,
hebdomadaire puis quotidien
1925-1926
puis 1936 La Révolution prolétarienne, mensuel
1920 La Revue communiste, mensuel
1937 La Revue de Paris, bi-mensuel
1932-1934 Le Travailleur (Berfort), hebdomadaire
1918 La Vérité, quotidien
1928 La Vérité (Limoges), hebdomadaire
1938 La Vie intellectuelle, bi-mensuel

II - de 1940 à nos jours :

1943 The American Mercury, mensuel


1965 Atlas
1955 Contacts littéraires et sociaux, mensuel
1957-1968 Le Contrat social, bi-mestriel
1962-1963 La Corrèze républicaine et socialiste, hebdomadaire
1981 Le Débat
1977-1978 Dissent
1948-1950 L ’Echo d'Alger
1955-1963 Esope
1956-1983 Est et Ouest
1979-1981 L ’Express, hebdomadaire
1953-1960 Le Figaro, quotidien
1953 Le Flambeau
1955-1965 Preuves, mensuel
1981 Politique Internationale
1956 Problèmes du Communisme
1967 Problems of Communism
1955-1956 La Revue de Paris, mensuel

N.B. : Bien qu'étant une publication périodique, L ’Observateur des


deux mondes ne figure pas dans notre liste. Cette lettre
d'information de politique étrangère a en effet fait l’objet
d'une publication en volume, augmenté de plusieurs textes, en
1983 aux Editions de la Différence.
L ’A v e r tir I n t e r n a ti o n a l

Revue mensuelle d'action sociale, littéraire, artistique, scientifique.

n° 1 - janvier 1918 au n° 32 - août-octobre 1920.

n° 7 - juillet 1918 : «Le mouvement international : La Russie»


(article entièrement censuré).
n° 9 - septembre 1918 : «Le mouvement international : La
Russie».
n° 11 - novembre 1918 : «Le mouvement international : La Russie»
(article entièrement censuré).
n° 25 - janvier 1920 : «Brûlons les vieilles étiquettes».
n° 28 - avril 1920 : «Le Communisme en Allemagne».

Bulletin communiste

1ère année : n° 1, 1er mars 1920 —> 5ème année : n° 46, 14 novembre
1924.
Sous-titré : Organe du Comité de la troisième Internationale du n° 1
(mars 1920) au n° 49 (novembre 1921).
Devient Organe du Parti communiste (S.F.I.C.) à partir du n° 50 (1921)
et jusqu'en novembre 1924.
Parution hebdomadaire.
Le n° 43 du 26 octobre 1922 porte le nom de Bulletin communiste
international (fondé par le comité de la 3ème Internationale) à la suite
de la décision du nouveau Comité directeur du Parti de remplacer son
fondateur et directeur, Boris Souvarine par Paul Louis. Les n° 44
(2 novembre 1922) à 51 (21 décembre 1922) sont publiés par le
Bureau politique du P.C.F. Après le 4ème Congrès mondial de
l'Internationale communiste, la direction du Bulletin revient à Boris
Souvarine avec Amédée Dunois comme directeur suppléant. Le
numéro du 28 décembre 1922 reprend sa numérotation au n° 44,
sans tenir compte des numéros publiés en novembre et décembre
1922 par l'ancienne direction du Parti.

En 1924 le n° 12 du 21 mars 1924 annonce «le changement de


direction du Bulletin assurée désormais par le Bureau politique avec
le concours du camarade Calzan comme rédacteur en chef suite à “une
divergence de vues entre le B.P. et le camarade Souvarine au sujet de
la forme personnelle des polémiques employées par ce camarade
contre le camarade Treint”. A la suite de cette décision Souvarine

652
proteste par une «Lettre aux abonnés du Bulletin communiste»
appelant à une souscription en vue de publier une revue marxiste.
En novembre 1924 le P.C.F. publie un nouvel hebdomadaire les
Cahiers du bolchévisme (organe théorique du Parti communiste
français).

1920 - 1ère année

n° 1 - 1er mars : p. 2 : «Salut à l'I.C.» (Loriot, Monatte,


Souvarine)
«La Ilème Internationale en France»
n° 3 - 1er avril : p. 1/2 : «Une situation nette»,
p. 12 : «Explication définitive»,
n° 4 - 8 avril : p. 11 : «Nous ne sommes pas d'accord»,
n° 5 - 15 avril : p. 1 à 3 : «Noskistes et reconstructeurs»,
«Mise en garde» (Loriot, Souvarine),
«Lettre à Jean Longuet».
n° 6 - 22 avril : p. 1/2 : «L'action communiste en France»
n° 7 - 28 avril : p. 1 : «Le congrès des cheminots»,
p. 2 : «Pour la solidarité prolétarienne. Appel
du Comité de la 3ème.» (Loriot, Monatte,
Souvarine).
p. 15/16 : «Correspondance internationale :
Espagne».
n° 9 - 13 mai : p. 1/2 : «La répression capitaliste»,
p. 2 : «L'arrestation de Loriot».
n 1 2 - 3 juin : «Le complot».
n° 13 - 10 juin : p. 1 à 3 : «Réponse à Longuet».
n° 15 - 24 juin : p. 1/2 : «La grève de mai et les communistes».
n° 16 - 1er juillet p. 1 à 3 : «Le conseil national socialiste».
p. 7 : «Loyauté des reconstructeurs : lettre au
directeur de L ’Humanité » (Delagrange, Loriot,
Souvarine).
n° 17 - 8 juillet : p. 12 : «La réaction syndicalo-socialiste».
n° 18 - 15 juillet : p. 1 à 3 : «Deux discours contre-
révolutionnaires».
n° 19/20 - 22 juillet p. 1/2 : «La trahison permanente».
n° 21 - 29 juillet : p. 1/2 : «Au service de la bourgeoisie».
n° 22 - 5 août : p. 3 : «La dislocation de la majorité».
n° 23/24 - 12 août : «L'alliance mondiale des prolétariats».

653
n° 25 - 19 août : p. 1 : «Leur politique et la nôtre».
n° 26/27 - 26 août : p. 1/2 : «L'orientation nouvelle du Parti
socialiste».
n° 28 - 2 septembre : p. 1/2 : «Vers l'orientation nouvelle du
mouvement ouvrier».
n° 29 - 9 septembre : p. 1/2 : «La politique et les syndicats».
n° 30/31 - 16 septembre : p. 3 à 6 : «Critique des déclarations et
rapports faits par M. Cachin et Frossard devant
l'I.C.»
n° 32 - 23 septembre : p. 1/2 : «Reconstructeurs à tout prix».
p. 9 à 11 : «Le Populaire contre la IIIè
Internationale».
n° 33 - 30 septembre : «Légalité et illégalité».
n° 34/35 - 7 octobre : p. 1/2 : «Au congrès de la C.G.T.»
n° 36 - 14 octobre : p. 1/2 : «L'adhésion à la IIIè Internationale»,
p. 15 : «Mesures de défense».
n° 37 - 21 octobre : p. 1/2 : «La victoire de la gauche allemande».
n° 38/39 - 28 octobre : p. 1/2 : «Nécessité d'une presse
communiste».
n° 40 - 4 novembre : p. 1/2 : «Nécessité d'une presse communiste».
n° 41/42 - 11 novembre : p. 1/2 : «Le 3è anniversaire de la
République Soviets»,
p. 6/7 : «Héros et martyrs du communisme :
John Reed».
n° 43 - 18 novembre : p. 1/2 : «La motion des reconstructeurs».
n° 44/45 - 25 novembre : p. 1 : Hors de l'Internationale
p. 7/8 : «Le Bulletin communiste et L e
Populaire».
n° 46 - 2 décembre : p. 1 à 3 : «Nécessité d'une scission».
n° 47/48 - 9 décembre : p. 1/2 : «Héros et martyrs du
communisme : Lefebvre, Vergeat, Lepetit»,
p. 4 à 6 : «Un comité de résistance».
n° 49 - 16 décembre : p. 1 à 4 : «L 'Internationale des
reconstructeurs».
n° 50/51 - 23 décembre : p.3/4 : «De l'alliance à la fusion».
n° 52/53 - 30 décembre : «Le Congrès de Tours».

1921 - 2ème année

654
n° 1 - 6 janvier : p. 1/2 : «Après le congrès de Tours et la
scission salutaire»,
p. 3 : «Lettre de Loriot et de Souvarine au
Congrès de Tours».
n° 2 - 13 janvier : p. 17/18 : «Il est encore temps de choisir»,
n° 3 - 20 janvier : p. 33/34 : «L'esprit communiste»,
n° 4 - 27 janvier : p. 49 à 51 : «La scission en Italie»,
p. 64 : «Les raisons de Verfeuil».
n° 5 - 3 février : p. 65/66 : «Aux ordres de Moscou ?»
n° 6 - 10 février : p. 81/82 : «Les communistes à l'épreuve»,
n° 7 - 17 février : p. 97/98 : «Les naufrageurs de la C.G.T.»
n° 8 - 24 février : p. 116 : «Voix de prison» (Loriot, Souvarine).
n° 13 - 31 mars : p. 201/202 : «Les communistes devant
l'opinion»,
n° 14 - 7 avril : p. 217/218 : «Le III® Congrès de
l'Internationale communiste».
n° 18 - 5 mar : p. 293 à 296 : «Commentaires d'un
communiste».
n° 33 - 11 août : p. 545/546 : «Contre l'opportunisme de droite
et l'inopportunisme de gauche».
n° 42 - 6 octobre : p. 690 à 697 : «Le III® congrès communiste
mondial - Notes et commentaires».
n° 50 -10 novembre : p. 819 à 823 : «Ni indolence, ni démagogie».
n° 55 - 15 décembre : p. 918 à 926 : «Le parti communiste français à
la veille du congrès de Marseille».
n° 56 - 22 décembre : p. 941 : «La confession de Bakounine» par
Victor Serge. Présentation de B. Souvarine

1922 - 3ème année

n° 5 - 2 février : p. 82 à 85 : «Questions préliminaires»,


n° 14 - 6 avril : p. 262 à 265 : «La scission»,
n° 24 - 8 juin : p. 453/454 : «Participation ministérielle et
gouvernement ouvrier».
n° 26 - 22 juin : p. 493 à 498 : «De quelques aperçus de
l'opportunisme».
n° 27 - 29 juin : p. 509/510 : «Pas cela et pas vous»,
n° 30 - 20 juillet : p. 565/570 : «Contre le courant».

655
n° 32 - 3 août : p. 601/602 : «La crise du parti français vue
par un optimiste» (La C orrespondance
internationale, n° 55, 27 juillet 1922).
n° 33 - 10 août : p. 617/618 : «La Seine»,
p. 619 : «Déclaration»,
p. 620 à 623 : «L'Internationale et le Parti
français. Un discours de Souvarine».
n° 34 - 17 août : p. 633/634 : «Pour ou contre le communisme»,
p. 644/645 : «Deuxième discours de
Souvarine».
n° 36 - 31 août : p. 665 à 667 : «Notre crise».
n° 37 - 7 septembre : p. 681 à 683 : «Des ouvriers, pas
d'ouvriérisme».
n° 38 - 14 septembre : p. 697 à 699 : «Nos désaccords»,
p. 712 : «La révolution prochaine».
n° 39 - 21 septembre : p. 713/714 : «Quatre motions de politique
générale»,
p. 727/728 : «Ouvriers et intellectuels»
(Réponse à une lettre de M aurice
Chambelland).
n° 40 - 28 septembre : p. 729/730 : «Sur le Front unique».
n° 41 - 5 octobre : p. 753/754 : «Le salut de notre parti».
n° 42 - 12 octobre : p. 777 à 779 : «A la veille du congrès»,
p. 782 à 785 : «Pour et contre le Front unique»
(Discours prononcé devant l'Assemblée des
militants de la Fédération de la Seine),
p. 789/790 : «Le IVe Congrès mondial et son
ordre du jour».
n° 43 - 26 octobre : (Fondé par le Comité de la Ille Internationale)
p. 794 à 796 : «Que l'Internationale décide —
La leçon du Congrès».
n° 44 - 28 décembre : p. 818 : «L'Internationale a décidé»,
p. 819 à 822 : «La gauche avait raison».

1923 - 4ème année

n° 8 - 22 février : p. 113 à 116: «Le dénouement de notre crise».


n° 9 - 1er mars : p. 129 à 131 : «Les social-raîtres et le Front
unique».

656
n° 10 - 8 mars : p. 145/146 : «Une tâche pressante parmi les
autres».
n° 11 - 15 mars : «Le courage de la lâcheté».
n° 12 - 22 mars : «L'occasion manquée».
n° 13 - 29 mars : «Les 25 ans du Parti communiste russe»,
«Remaques à propos de l'impérialisme».
n° 14 - 5 avril : «Un parti communiste».
n° 15 - 19 avril : p. 167/168 : «Une brochure de Léon Trotsky».
n° 17 - 26 avril : p. 183/184 : «Le XIIe Congrès du Parti
bolchévik».
n° 19 - 10 mai : p. 223 : «Sur l'Impérialisme».
n° 32 - 9 août : p. 464/466 : «Antoine Ker» (Article écrit à
Moscou pour la revue l 'I n t e r n a t i o n a le
communiste n° 26/27 - 1923).
n° 34 - 23 août : p. 504/507 : «Q uelques problèm es
internationaux».
n° 35 - 30 août : p. 520 à 522 : «L'anniversaire de l'attentat
contre Lénine».
n° 36 - 6 septembre : p. 536 à 538 : «Les Etats-Unis d'Europe».
n° 37 - 13 septembre : p. 560 à 564 : «D'autres problèmes
internationaux».
n° 38 - 20 septembre : p. 576 à 579 : «Syndicalisme et
nationalisme».
n° 39 - 27 septembre : p. 592 à 594 : «Parti et classe».
n° 44 - 1er novembre : p. 787/788 : «Les premiers aspects d'une
guerre civile»,
p. 794/795 : «La question des réparations».
n° 45 - 8 novembre : p. 801 à 803 : «Révolution russe, révolution
allemande, révolution mondiale».
n° 46 - 15 novembre : p. 817/818 : «Péripéties d'une guerre civile».
n° 47 - 22 novembre : p. 841/842 : «Quelques leçons d'un échec».
n° 48 - 29 novembre : p861/862 : «Avec les “hors la loi”».
n° 49 - 6 décembre : p. 877/878 : «Les tâches du Parti bolchévik».
n° 50 - 13 décembre : p. 897 à 900 : «Le XIIIe Congrès du Parti
bolchévik»
n° 51 - 20 décembre : p. 921/922 : «Notre congrès».
p. 923 à 925 : «Le parti communiste russe se
critique et se redresse».

657
n° 52 - 27 décembre : p. 945 à 948 : «Le Cours nouveau du Parti
bolchévik».

1924 - 5ème année

n° 1 - 4 janvier : p. 1 à 3 : «Le congrès de Lyon»,


p. 4/5 : «Le Cours nouveau du Parti
bolchévik».
n° 2 - 11 janvier : p. 41 à 45 : «En vue du congrès».
n° 3 - 18 janvier : p. 65 à 67 : «Le Front unique en France».
n° 4 - 2 5 janvier : p. 97/98 : «La mort de Lénine».
n° 5 - 1er février : p. 121 à 123 : «Lénine et les communistes
français».
n° 6 - 8 février : p. 145 à 151 : «Le Cours nouveau du Parti
bolchévik»
La discussion vue de France
n° 7 - 15 février : p. 177/178 : «Après le congrès de Lyon»,
n° 8 - 22 février : p. 201/202 : «Le Labour Party au pouvoir»,
p. 229 à 231 : «Ce que disent les militants»,
«L'avenir du Bulletin communiste»,
«Réponse à Marcel Ollivier».
n° 9 - 29 février : p. 233/234 : «L'Allemagne et la Révolution»,
n° 10 - 7 mars : p. 257 à 259 : «Le cinquième anniversaire de
l'Internationale communiste»,
p. 278 : «Nos crimes».
n° 11 - 14 mars : p. 281/282 : «Pour les travailleuses, contre le
féminisme».
p. 298 : «Guy Tourette».
n° 14 - 4 avril : p. 252 : Documents : «Résolution sur la
question russe (motion de Souvarine adoptée
par le C.D. de février 1924)».
p. 253/254 : «Lettre aux abonnés du B ulletin
communiste».
n° 15 - 11 avril : p. 364 à 367 : «Résolution sur la situation
générale et l'Internationale communiste»,
n° 25 - 20 juin : p. 616 : «Discours prononcé par le camarade
Souvarine au X IIIe congrès du Parti

658
communiste russe (traduit par le camarade
Lounatcharsky)».
n° 26 - 27 juin : p. 630/631 : «Le cas Souvarine devant
l'Exécutif élargi (Interventions de Souvarine)».

Bulletin communiste

Organe du communisme international (1925-1933)


Rédacteur gérant : Boris Souvarine

La nouvelle série du B u lletin com m uniste reparaît comme


hebdomadaire du n° 1 (nouvelle série) du vendredi 23 octobre 1925
au n° 15 du vendredi 29 janvier 1926. Ce numéro annonce par une
Déclaration du comité de rédaction l’arrêt de sa parution
habdomadaire comme «une nouvelle preuve de fidélité à
l'Internationale communiste» (p. 226), tout en annonçant la création
du Cercle communiste Marx et Lénine. Le point 12 des statuts du
Cercle indique : «Le Cercle publie le Bulletin communiste en principe
mensuel, mais de format et de périodicité variables selon ses
moyens» (p. 243). Le Bulletin communiste reprend sa publication
avec le n° 16-17 (janvier-mars 1927) en indiquant : «A partir des
présents numéros, le Bulletin communiste ne paraît plus comme
revue périodique régulière. Nous le publions en recueil d'articles et
de documents, brochure de notre format traditionnel, selon les
ressources dont nous disposons et le temps que nous laisse la besogne
quotidienne forcée» (p. 250). Le dernier numéro est publié en juillet
1933, n° 32-33.

Notre recensement ne mentionne que les articles explicitement signés


de Boris Souvarine. Il va de soi que les rubriques régulières du
B ulletin : «Entre nous», «nos morts», «A chacun sa place», «entre
camarades», etc., sont de sa plume.

1925 - 6ème année

n° 1 - 23 octobre : p. 3 à 6 : «Exclus, mais communistes»,


p. 13/14 : «Chronique de la vie soviétique. A
propos des concessions».

659
n° 2 - 30 octobre : p. 4/5 : «La crise du communisme»,
p. 14 : «Chronique de la vie soviétique :
Progrès économiques et difficultés nouvelles»,
n° 3 - 6 novembre : p. 35 : «Frounzé»,
p. 36/37 : «Le huitième anniversaire de la
Révolution d'Octobre».
n° 4 - 13 novembre : p. 50/51 : «L'actualité politique et sociale»,
p. 59/60 : «Progrès économiques et difficultés
nouvelles, chronique de la vie soviétique»,
p. 61 à 64 : «Opinions et arguments de nos
lecteurs : réponses».
n° 5 - 20 novembre : p. 66/67 : «La social-démocralisalion du Parti
communiste français».
n° 6 - 27 novembre : p. 84 à 87 : «Ni kérenskisme, ni fascisme ou :
misère des comparaisons superficielles»,
n° 7 - 4 décembre : p. 104/105 : «Kautsky contre Trotsky».
n° 8 - 11 décembre : p. 115 à 118 : «Notre tactique, notre
programme»,
p. 125 à 127 : «Chronique de la vie soviétique :
Avant le XlVe Congrès du Parti»,
n° 9 - 18 décembre : p. 130 : «L'actualité politique et sociale»,
n° 10 - 25 décembre : p. 149 à 153 : «Le XIVe Congrès bolchévik. La
signification d'une défaite».

1926 - 7ème année

n° 11 - 1er janvier : p. 165 à 169 : «Le XlVe Congrès bolchévik. La


défaite prévue et ses suites»,
n° 12 - 8 janvier : p. 178 à 183 : «Premiers résultats et
conséquences possibles (Le XlVe Congrès
bolchévik)».
n° 13 - 15 janvier : p. 202 à 206 : «Le XIVe Congrès bolchévik.
Nouveaux aperçus de la discussion».
n° 14 - 22 janvier : p. 216 à 220 : «Le XIVe Congrès bolchévik.
Quelques fortes paroles de Staline».
n° 15 - 29 janvier : p. 234 à 236 : «Le XIVe Congrès bolchévik. Une
étape vers le mieux »,
p. 236 : «Démenti»,

660
p. 247 : «Lettre au comité exécutif de l'I.C.
(10 décembre 1925)».

1927 - 8ème année

n° 16/17 - janvier/mars : p. 251 à 254 : «Notre crise»,


p. 266 à 268 : «Commentaire suivant la
résolution de l'opposition sur la comité anglo-
russe».
n° 18/19 - avril/juin : p. 282 à 285 : «Guerre et Paix»,
p. 310 à 312 : «Points sur les “i”».
n° 20/21 - juillct/scpt. p. 313/314 : «La scission ?»,
p. 315/316 : «Le recul et la menace»,
p. 317 : «Guerre et Paix»,
p. 324/325 : «La crise du P.C. russe. La
déclaration des trois mille» (présentation).
n° 22/23 - octobre/nov. p. 345 à 352 : «Octobre noir».
n° 24/25 - décembre : p. 381 à 386 : «Avant et après le XVe Congrès
bolchévik».

1928 - 9ème année

n° 26 - janvier/mars : p. 413 à 417 : «La tactique communiste et les


élections».
n° 27/28 - avril/juillet : p. 430 à 438 : «L'accalmie».
n° 29/30 - août/décembre : p. 462 à 465 : «Les lueurs de l'an
XII»,
p. 466/467 : «Trotsky et la révolution
d'octobre (introduction à la lettre à l'Institut
historique du Parti)».

1930 - llèm e année

n° 31 - février : p. 497 à 510 : «Le plan quinquennal»,


p. 518 : «Démenti à la Pravda»,
p. 519 à 521 : «Lettres au groupe communiste
indépendant d'Oissel»,
p. 525/526 : «Mise au point (lettre du 8 mars
1928)»,

661
p. 527/528 : «Réponses à L'Humanité. Lettres
au gérant de L'H um anité du 15 mars 1929 et
du 20 mars 1929».

1933 - 14ème année

n° 32/33 - juillet : p. 529 à 531 : «Un nouveau Parti»,


p. 535/536 : «A propos d'un journal»,
p. 544/545 : «Lettre aux initiateurs du
rassemblement des oppositions».

Clarté

Bulletin français de l'Internationale de la Pensée.


n° 1 - 11 octobre : Cote BN Per Micr. D. 70

1919

n° 4 - 29 octobre : p. 1 : «Les “intellectuels” et le bolchévisme»

1920

n° 8 - 10 janvier : «Les grandes figures de l'Internationale :


Maxime Gorki».
n° 1 0 - 7 février 1920 : p. 3 : «En Russie — L'assassinat de Jeanne
Labourbe».
n° 13 - 20 mars 1920 : p. 2 : «Léonard Frank emprisonné».
n° 15 - 17 avril 1920 : p. 1 : «La révolution allemande».

Combat marxiste

Première année : n° 1, 15 octobre 1933 —> quatrième année, n° 30,


avril 1936. Mensuel. Gérant : W. Epstein.

n° 10/11 - juillet/août 1934 : p. 11/12 : «Les persécutions en


U.R.S.S.»

662
La C o rresp o n d a n ce in te r n a tio n a le

Première année : n° 1, 13 octobre 1921 —> dix-neuvième année, n° 43,


26 août 1939. Bi-hebdomadaire

1921 - 1ère année

n° 5 - 26 octobre : p. 1/2 : «Famine et contre-révolution (Moscou,


2 octobre)».

1922 - 2ème année

n° 42 - 31 mai : p. 325/326 : «Paul Boncour, avocat de la


contre-révolution (Moscou)
n° 44 - 7 juin : p. 44 : Deux français au secours de la contre-
révolution». (Moscou)
n° 55 - 27 juillet : p. 424/425 : «La crise du parti français vu par
un optimiste». (Moscou 12 juillet) - article
reproduit dans le Bulletin communiste n° 32,
3 /0 8 /2 2 .
n° 90 - 23 novembre : p. 685/686 : «La crise du parti français. Le
congrès de Paris».

1923 - 3ème année

n° 33 - 25 août : p. 494/495 : «Le prolétariat français devant la


Révolution allemande» (Moscou, 15 août).

La Critique sociale

Revue des idées et des livres.


Directeur : Boris Souvarine Editeur : Marcel Rivière
n° 1 mars 1931 au n° 11 mars 1934
La totalité des rubriques non signées de la revue était de Souvarine,
en particulier la très intéressante et instructive «Revue des revues».
Une réimpression des onze numéros dans un seul volume relié,
augmentée d'un Prologue de Boris Souvarine, a été publiée en 1983
par les Editions de la Différence, Paris.

663
n° 1 - mars 1931 : p. 1 à 4 : «Perspectives de travail».
Revue des livres :
Sciences sociales : p. 16 : Frédéric Engels : L'origine de la famille,
de la propriété privée et de l'Etat. Traduit par
Bracke (A.M. Desrousseaux) (Paris, Alfred
Costes, 1 vol. in-16 de 240 p.)
p. 17/18 : V.I. Lénine : Œuvres complètes. TX,
la Tactique électorale des bolchéviks et la lutte
contre le menchévisme. (Paris, Editions
sociales internationales, 1 vol. in-8 rel. de
586 p.)
Biographies-mémoires
p. 19 à 22
• Louis R. Gottschalk : Jean-Paul Marat (Paris, Payot, 1 vol. in-8)
• Valeriu Marcu : Lénine (Paris, Payot, 1 vol. in-8)
• Pierre Chasles : La vie de Lénine (Paris, Plon, 1 vol. in-16)
• Pierre Fervacque : La vie orgueilleuse de Trotsky (Paris,
Fasquelle, 1 vol. in-16)
• Hélène Iswolsky : La vie de Bakounine (Paris, Gallimard, 1 vol.
in -16)
• Ilya Ehrenbourg : La vie de Gracchus Babeuf (Paris, Gallimard, 1
vol in-6)
• John Drinkwater : La vie de Cromwell (Paris, Gallimard, 1 vol.
in-16)
• Emmanuel Aegerter : La vie de Saint-Just (Paris, Gallimard,
1 vol. in-16) - p. 19 à 22
• Général Brou ssilov : Mémoires. Guerre 1914-1918. Préface du
Général Niessel (Paris, Librairie Hachette, 1
vol. in-16) - p. 22/23
• J. Steinberg : Souvenirs d'un commissaire du peuple, 1917-
1918 (Paris, Gallimard, 1 vol. in-16) - p. 23

Révolution russe :p. 25/26/27

• G. Grinko : Le plan quinquennal (Bureau d'Editions, 1 vol.


in-16)
L. Sabsovitch : L'U.R.S.S. dans dix ans (Bureau d'Editions, 1
vol. in-8)

664
Qu'est-ce que le plan quinquennal ? (Bureau
d'Editions, une brochure in-8)
V. Molotov : Nouvelle étape (Bureau d'Editions, une
brochure, in-8)
L'édification du socialisme et les malaises de
croissance (Bureau d'Editions, 1 vol. in-16)
J. Staline : La collectivisation du village (Bureau
d'Editions, 1 vol. in-16)
I. Yakovlev : Les exploitations collectives et l'essor de
l'agriculture (Bureau d'Editions, une brochure,
in-16)
A.L. Strong : L'agriculture soviétique moderne (Bureau
d'Editions, une brochune, in-16)
N. Krylenko : La lutte de classe par le sabotage (Bureau
d'Editions, une brochure, in-16)
Krjijanovsky : Révélations sur un complot contre le pouvoir
soviétique (Bureau d'Editions, une brochure, in-
8)
L'ouvrier dans l'Union soviétique (Bureau
d'Editions, une brochure, in-8)
La femme libérée et le plan quinquennal
(Bureau d'Editions, une brochure, in-8)
p. 25/26
Elie Borschak : La paix ukrainienne de Brest-Litvosk. Extrait
du Monde slave (Paris, Alcan, une brochure,
in-8)
*
n° 2 - juillet 1931 :
p. 49 à 50 «D. B. Riazanov».
Revue de livres :
Sciences sociales :
• Lénine : La Commune de Paris (Paris, Bureau d'Editions,
brochure, in-16) - p. 66

Révolution russe :
• P. Gorine : La Révolution russe de 1905 (Paris, Bureau
d'Editions, 1 vol. in-16)
• B. Bajanov : Avec Staline dans le Kremlin (Paris, Les
Editions de France, 1 vol. in-16)

665
• J. Staline : Deux bilans. Rapport du comité central au XVIe
congrès (Paris, Bureau d'Editions, in-8)
Discours sur le plan quinquennal. Préface de
Georges Valois (Paris, Librairie Valois, in-8)
*
n° 3 - octobre 1931 :
Revue de livres :
Histoire :
• A. Gorovtseff : Les révolutions. Comment on les éteint.
Comment on les attise (Paris, Félix Alcan, 1 vol.
in-16) - p. 121/122

Révolution russe
• A. Block : Les derniers jours du régime impérial (Paris,
Gallimard, 1 vol. in-16 de 223 p.)
• L. Bach : Histoire de la révolution russe
I - La révolution politique (Paris, Librairie
Valois, 1 vol. in-8 de 362 p.) p. 125/126

n° 4 - décembre 1931
p. 145 à 147 «Chaos mondial».
Revue de livres :
Sciences sociales
• Lénine : La Révolution bolchévique (Paris, Payot, 1 vol.
in-8 de 387 p.) p. 166
Histoire :
• V. Serge : L'An I de la Révolution russe (Paris, Librairie
du Travail, 1 vol. in-8 de 471 p.) p. 166/167
Révolution Russe :p. 169 à 171
• A. de Monzie : Petit manuel de la Russie nouvelle (Paris,
Firmin Didot, 1 vol. in-16 de 332 p.)

Le coup d'Etat bolcheviste, 20 octobre-


3 décembre 1917. Recueil de documents
traduits et annotés par Serge Oldenbourg
(Paris, Payot, 1 vol. in-8 de 527 p.)
• E. Yaroslavski : Histoire du Parti communiste de l'URSS (Paris,
Bureau d'Editions, 1 vol. in-8 de 539 p.)

666
• V. Molotov (Scriabine) : Le plan quinquennal triomphe (Paris,
Bureau d'Editions, brochure in-16 de 72 p.)

n° 5 - mars 1932 :
p. 193 à 196 «Le socialisme et la guerre».
Revue de livres :
Biographie - Mémoires :
• V. Kluchevski : Pierre le Grand et son œuvre (Paris, Payot, 1
vol. in-8 de 262 p.)
• E. Bey : S ta lin e (Paris, Gallimard, 1 vol. in-16 de
282 p.), p. 223

Politique internationale :
• L. Trotsky : Les problèmes de la révolution allemande
(Paris, Ed. de la Vérité, broch. de 61 p.), p. 224

Union soviétique :
• M. Foubman : Piatiletka. Le Plan russe (Paris, Rieder, 1 vol.
in-16 de 225 p.)
* H.R. Knickerbocker : Les progrès du plan quinquennal (Paris,
Valois, 1 vol. in-16 de 302 p.)

n° 6 - septembre 1932 :
p. 241/242 «Sombres jours».
Revue de livres :
Politique :
• C. Malaparte : Technique du coup d'Etat (Paris, Bernard
Grasset, 1 vol. in-16 de 295 p.) p. 269/270

n° 7 - janvier 1933 :
p. 1 à 6 «Quinze ans après».
Revue de livres :
Histoire :
• L. Trotsky : Histoire de la Révolution Russe
I - La Révolution de février (Berlin, Edition
Granit, . in-16 de 532 p.)
* C. Malaparte : Le bonhomme Lénine (Paris, Grasset, 1 vol. in-
8 Couronne, 385 p.) p. 38/39

667
• F.A. Ossendowski : L é n in e (Paris, Albin Michel, 1 vol. in-8,
445 p.) p. 38/39

Politique Internationale :
• J. Lovitch : Tempête sur l'Europe. Introduction de Henry
Rollin (Paris, Ed. La Flèche d'Or, in-16 écu,
221 p.) p. 40/41.

Bibliographie :
• Victoroff-Toporoff :: Rossica et Sovietica. B ibliographie des
ouvrages parus en français de 1917 à 1930
inclus relatifs à la Russie et à l'URSS (Saint-
C loud, E d itio n s d o cu m en taire s et
bibliographies, 1 vol. in-8 de 130 p.) p. 51

n° 8 - avril 1933 :
p. 57 à 60 «Anniversaire et actualité».

n° 9 - septembre 1933 :
Revue de livres :
Sovietica :
• V. Pozner : URSS. Présentation de Luc Durtain (Paris, Les
œuvres représentatives, 1 vol. in-8 de 255 p.)
p . 132/133

Bibliographies -Mémoires :
• J. Jacoby : Lénine (Paris, Flammarion, 1 vol. de 126 p.) p.
137

n° 10 - novembre 1933 :
Revue de livres :
Doctrines :
• P. Lafargue : Textes choisis, annotés et préfacés par J. Varlet
(Paris, Editions Sociales Internationales, 1 vol.
in-8 de 188 p.) p. 176

Bibliographie : Catalogue méthodique du Fonds russe de la


Bibliothèque du Musée de la Guerre, rédigé par

668
Alexandra Dumesnil avec la collaboration de
Wilfrid Lerat. Introduction de Camille Bloch
(Paris, Alfred Costes, 1 vol. grand in-8 de 734
p.) p. 194/195

n° 11 - mars 1934 :
p. 201 à 205 «Les Journées de février».
Revue de livres :
Biographies - Mémoires :
• O. Rulhe : Karl Marx (Paris, Grasset, 1 vol. in-8 de 423 p.)
p. 247/248

Le Figaro

Cote BN : D 13

1937

n° 37 - 6 février : «L'énigme du ténébreux procès de Moscou».


n° 121/122 - 1/2 mai «Misère de la littérature soviétique».
n° 133 - 13 mai : «Comment s'expliquer la disgrâce du Maréchal
Toukhatchevski».
n° 154 - 3 juin : «Que faut-il penser du suicide de Borrisovicth
Gamarnik commissaire adjoint à la guerre en
URSS ?»
n° 162 - 11 juin : «Le Maréchal Toukhatchevski est-il arrêté ?»
n° 163 - 12 juin : «Le verdict de Staline,
Le Maréchal Toukhatchevski et sept généraux
de l'Armée Rouge sont condamnés à mort».
n° 167 - 16 juin : «Staline et son entourage».
n° ... - 10 juillet : «Les “retouches” d'André Gide».
n° ... - 23 décembre : «Les diplomates soviétiques dans la charrette
de Staline».

1938

n° 49 - 18 février : «La galerie des ambassadeurs soviétiques


transformée par Staline en jeu de massacre».

669
n° 60 - 1er mars : «Nouvelles perspectives sanglantes en URSS».
n° 61 - 2 mars : «Une lutte sans merci pour le pouvoir dans les
coulisses du Kremlin».
n° 62 - 3 mars : «Le procès monstre est ouvert
n° 63 - 4 mars : «Le procès de Moscou».
n° 64 - 5 mars : «Le procès de Moscou».
n° 65 - 6 mars : «Les accusés dénoncent leurs “complices” de
France et d'Angleterre».
n° 66 - 7 mars : «L'incroyable excès des aveux se retourne
contre l'accusation».
n° 67 - 8 mars : «Les débats se poursuivent dans l'obscurité et
l'incohcrcncc».
n° 68 - 9 mars : «Encore des dénégations et toujours des
aveux».
n° 73 - 14 mars : «Après le verdict du tribunal suprême de
l'URSS».
n° 81 - 22 mars : «Les mystères du Kremlin
Les morts en sursis, les assassinats médicaux et
la solitude de Staline».
n° 83 - 24 mars : «“Epuration” soviétique,
Les coupes sombres de Staline dans l'Armée et
la Flotte rouges».
n° 96 - 6 avril : «Hitler va-t-il protéger les Allemands de la
Volga ?»
n° 302 - 29 octobre : «Le silence de Staline».
n° 343 - 9 décembre : «La Guépéou change de tête».

1939

n° 21 - 21 janvier : «Que reste-t-il de Lénine ?»


n° 63 - 4 mars : «Après deux ans de silence... Staline va parler.
Pendant deux jours il lira un interminable
rapport devant le 18e congrès du Parti
bolcheviste».
n° 86 - 27 mars : «Après le congrès bolcheviste,
Le splendide isolement de Staline».
n° 95 - 5 avril : «Après le congrès bolcheviste,
La politique intérieure de l'URSS».
n° 127 - 7 mai : «Après le départ de Litvinov,

670
Une partie serrée se joue entre Hitler et
Staline».
n° 139 - 19 mai : «Ivan Maïski à Genève ou les raisons de
Staline».
n° 206 - 25 juillet : «Heur et malheur de Fedor Raskolnikov».
n° 214 - 2 août : «F. Raskolnikov plaide non coupable».
n° 235 - 23 août : «Depuis longtemps l'URSS désirait un
rapprochement avec le Reich».
n° 236 - 24 août : «Les raisons de Staline».
n° 237 - 25 août : «La promptitude diplomatique de Staline».
n° 239 - 27 août : «Une “lettre ouverte" à Staline. Le réquisitoire
d'un ambassadeur des Soviets».
n° 244 - 1er septembre : «Le conseil suprême de l'URSS modifie la
loi militaire et ratifie le pacte germano-
soviétique».
n° 336 - 2 décembre : «La civilisation finlandaise en péril».
n° 338 - 4 décembre : «Un fantoche : Otto Wilhelm Kuusinen».
n° 354 - 20 décembre «Staline n'aura pas sa victoire à l'occasion
de son 60e anniversaire».
n° 357 - 23 décembre «Pourquoi l'armée allemande est en échec
en Finlande».
n° 364 - 30 décembre «L'armée rouge en Finlande. Pourquoi tout
ressort moral fait défaut aux troupes
soviétiques».

1940

n° 10 - 10 janvier «La technique de la fausse nouvelle


perfectionnée par les bolchéviks».
n° 38 - 7 février : «Staline acceptera-t-il de devenir un
“gauleiter” de Hitler ? Les possibilités d'une
exploitation économique de l'URSS par
l'Allemagne».
n° 57 - 26 février «La “bolchevisation” de l'Allemagne».
n° 129 - 8 mai : «Commissaires du peuple en tutelle. La
création, par Staline, de dix super
commissariats de surveillance confirme les
difficultés où se débat l'industrie soviétique».

671
n° 130 - 9 mai : «Kelim Vorochilov maréchal sans victoire n'est
plus à la tête de l'Armée rouge».

L'Humanité

n° 1 le 18 avril 1904
Sous-titré «journal socialiste» jusqu'au 7 avril 1921
A partir du 8 avril 1921 —> «journal communiste»
Directeur : Marcel Cachin
Cote BN : D 30
Les articles précédés du signe * sont signés Varine

1920

n° 5841 - 19 avril : «Rendons justice aux communistes allemands».


n° 5846 - 24 avril : «L'orientation constante des communistes
allemands».
n° 5855 - 4 mai : «Le bolchévisme national en Allemagne».
n° 5889 - 7 juin : «Une histoire fantasmagorique. Les balivernes
du Matin».
n°5918 - 6 juillet ♦«Crimes et châtiment de la réaction
polonaise».
n° 5959 - 17 juillet : *«Le verrou».
n° 5963 - 21 juillet : *«Toute la Russie debout contre la réaction
polonaise».
n° 5976 - 3 août : *«L'orientation nouvelle».
n° 5993 - 20 août : *«Les deux camps».
n° 6006 - 2 septembre : *«Les conditions de Moscou».
n° 6015 -1 1 septembre : *«Questions de principes».
n° 6022 - 18 septembre : *«Mise au point».
n° 6029 - 25 septembre : *«Pas de scission dans la CGT».
n° 6041 - 7 octobre : *«Réponse à Merrheim».
n°6043 ■ 9 octobre : *«Mes contre-révolutionnaires».
n° 6060 - 26 octobre : *«Le mensonge de l'unité».
n° 6072 - 7 novembre : *«Le devoir».
n° 6080 - 15 novembre : *«L'inévitable».
n° 6124 - 29 décembre : «Une lettre de Loriot et Souvarine».

672
1921

n° 6128 - 2 janvier : ♦«Au travail».


n° 6144 - 18 janvier ♦«La maladie infantile du communisme».
n°6148 - 22 janvier *«Trotsky et Koltchak».
♦«Les troupes de Wrangel insurgées sont
mitraillées par les Français».
n 6150 - 24 janvier ♦«Que de millions».
n 6159 - 2 février : ♦«Complices des bourreaux».
n 6160 - 3 février : «Avec ou contre la révolution».
n 6176 - 1 9 février «Un démenti de Souvarine».
n 6213 - 28 mars : «Le troisième congrès communiste mondial».
n° 6214 - 29 mars : «Le troisième congrès communiste mondial».
n° 6220 - 4 avril : «Le troisième congrès communiste mondial».
n° 6227 -1
- 1 avril : «Pour le rapatriement des citoyens russes».
n° 6294 - 18 juin : «Le 3e congrès de l'IC s'ouvrira le 20 juin».
n 6321 - 15 juillet : «Une lettre de Boris Souvarine à Frossard».
nc 6334 - 28 juillet : «Au congrès de Moscou. Partis communistes et
syndicats».
n° 6336 - 30 juillet «Attendons les textes complets».
n° 6337 -3 1 juillet «Com m unistes et sy n d icalistes. Une
déclaration de Lozowski».
n°6338 - 1er août «L’Internationale de Moscou et les
communistes français».
n° 6424 - 26 octobre : «Notre tactique».
n° 6435 - 6 novembre : «Deux anniversaires».
n° 6448 - 19 novembre : «Notre tactique».
n° 6451 - 22 novembre : «Démenti».

1922

n° 6499 - 9 janvier : «L'Internationale rouge et les scissionnistes


syndicalistes
n° 6516 - 25 janvier : «L'ouverture du 9e congrès panrusse des
Soviets».
n° 6517 - 26 janvier : «Lénine au congrès des Soviets».
n° 6583 - 3 avril : «Le procès des social-révolutionnaires. Réponse
à une campagne de calomnies».

673
n° 6585 - 5 avril : «La vérité. Comment seront jugés les social-
révolutionnaires».
n° 6589 - 9 avril : «Le procès des socialistes révolutionnaires».
n° 6594 - 14 avril : «Le procès des socialistes révolutionnaires.
Conversation avec Konopleva et Semionov».
n° 6606 - 26 avril : «Anatole France mystifié».
n° 6624 - 15 mai : «Le procès des social-révolutionnaires».
n° 6634 - 25 mai : «Premier Mai à Pétrograd».
n° 6643 - 3 juin : «Plutôt l'indiscipline !».
n° 6665 - 25 juin : «Le procès des social-révolutionnaires. Les
menées des Internationales réformistes».
n° 6667 - 27 juin : «Devant le tribunal suprême révolutionnaire.
Notes d'un témoin».
n° 6683 - 13 juillet «Le front unique et l'expérience russe».
n° 6711 - 10 août : «Le procès des S.R.».
n° 6712 - 11 août : «La condamnation du Parti S.R.».
n° 6713 - 12 août : «Les Dieux ont soif !
La condamnation du Parti S.R.».
n° 6714 - 13 août : «Les Dieux ont soif !»
n° 6715 - 14 août : «Les Dieux ont soif !
Les effets de la terreur rouge sur le parti S.R.»,
«Une ignominie»,
«La condamnation du parti S.R.».
n° 6716 - 15 août : «Les Dieux ont soif !
La disparition des S.R. de gauche».
n° 6717 - 16 août : «Les Dieux ont soif !
Crimes des S.R. et châtiment».
n° 6718 - 17 août : «Les Dieux ont soif !
Les accusateurs des S.R.».
n° 6720 - 19 août : «La co n tre-rév o lu tio n m asquée. Une
déclaration des émigrés S.R».
n° 6722 - 21 août : «M. Herriot et les Soviets».
n° 6725 - 24 août : «Les amis des S.R. Leurs boniments».
n° 6726 - 25 août : «La déchéance de deux partis socialistes».
n° 6727 - 26 août : «La fin du parti indépendant d'Allemagne».
n° 6728 - 27 août : «La future scission des socialistes italiens»,
«Un nouveau congrès de Tours».
n° 6729 - 28 août : «Une Internationale de moins».
n° 6732 - 31 août : «Les légendes absurdes».

674
n° 6733 - 1er septembre : « S c is s io n s et fu s io n s dans
l'Internationale».
n° 6746 - 14 septembre : «Leurs calomnies. Le prétendu suicide de
Timofeiev».
n° 6748 - 16 septembre : «La résurection de Timofeiev

1923

n° 6871 - 17 janvier : «Le Parti et la répression vus de Moscou»


(interview).
n° 6872 - 1 8 janvier : «A la veille du Conseil National. La situation du
parti français».
n° 7006 - 3 mars : «Colloque, le 18 mars !»
n° 7007 - 4 mars : «Au pied du mur».
n° 7008 - 6 mars «Jaunes !...»
n° 7016 - 13 mars : «Les communistes norvégiens fidèles a
Moscou».
n° 7017 - 14 mars : «Les communistes norvégiens fidèles a V

Moscou».
n° 7034 - 31 mars : «Le front unique contre les soviets».
n° 7035 - 1er avril : «En Russie soviétique. Ralliem ent au
communisme».
n° 7036 - 2 avril : «Le mouvement antireligieux en Russie
soviétique».
n° 7044 - 10 avril : «Choses de Russie».
n° 7046 - 12 avril : «“Ce n'est pas une résolution, c'est une
tactique...”».
n° 7047 -1 3 avril : «N.E.P.»
n° 7048 - 1 4 avril : «Ce que nous dit Léon Trotsky».
n° 7054 - 20 avril : «Le Parti bolchévik tient son 12e congrès,
Une nouvelle phase de la Révolution».
n° 7055 - 21 avril : «Les bolchéviks discutent».
n° 7057 - 23 avril : «Pendant que siège le Congrès bolchévik».
n° 7058 - 24 avril : «Le parti bolchévik trace sa ligne».
n° 7079 - 16 mai : «Le 12e congrès du Parti bolchévik».
n° 7084 - 21 mai : «Six ans après».
n° 7172 - 17 août : «Tsé-Kou-Bou».
n° 7173 - 18 août : «L'Internationale ham-bourgeoise».
n° 7177 - 22 août : «Perspectives révolutionnaires».

675
n° 7180 - 25 août : «L'Eléphant».
n° 7196 - 10 septembre : «Drôle de libertaire».
n° 7246 - 30 octobre : «Retour de Russie : Interview avec Souvarine».
n° 7247 - 31 octobre : «Le fascisme contre le prolétariat allemand.
Déclaration de Clara Zelkin».
n° 7248 - 1er novembre : «Allemagne et Russie rouges. Un rapport
avec Léon Trotsky. Réponses à quelques
questions».
n° 7250 - 3 novembre : «Le congrès du Parti communiste
norvégien».
n° 7251 - 4 novembre : «La Révolution allemande vue de Moscou.
Un exposé de Léon Trotsky devant les ouvriers
métallurgistes».
n° 7253 - 6 novembre : «La scission dans le Parit communiste
Après la défaite bulgare. Déclarations de
Kolarov».
n° 7260 - 13 novembre : «Dansl'Internationale jaune. Menchéviks
et socialistes révolutionnaires essaient de
fusionner».
n° 7261 - 14 novembre: «La Révolution choisit son heure».
n° 7264 - 17 novembre: «En Russie rouge
Le sixième anniversaire de la Révolution».
n° 7265 - 18 novembre: «Les émigrés russes s'expliquent».
n° 7266 - 19 novembre: «Socialisme et nationalisme».
n° 7274 -27 novembre : «Une ré u n io n com m une des
Internationales social-démocrate et syndical-
réformiste7.
n° 7280 - 3 décembre : «Il faut détruire la presse vénale».
n° 7281 - 4 décembre : «Les Preuves».
n° 7282 - 5 décembre : «Ce que les honnêtes gens doivent savoir.
“L'abominable vénalité de la presse”. Le Figaro
et La Liberté en vilaine posture. Nous ne serons
pas seuls».
n° 7283 - 6 décembre : «Ce que les honnêtes gens doivent savoir.
Un lot de maîtres-chanteurs. Le Sénateur
Bérenger à l'ouvrage. Une manœuvre de M.
Tary».
n° 7284 - 7 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...”. Le Matin dit tout mais... pas cela.

676
7285 - 8 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...”.
M. Bunau-Varilla et sa comptabilité».
7286 - 9 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...”. Le Matin poursuit. L 'H um anité
continue. L'Humanité assigne Le Matin en 500
000 francs de dommages et intérêts».
7287 - 10 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” M. Perchot, sénateur, Légion
d'Honneur et maître-chanteur».
7288 -1 1 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Le Petit parisien et Le Petit journal
ne valent pas mieux que Le Matin !»
7289 - 12 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Agent de change... Agents de
chantage !»
7290 - 13 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” M. Arthur Meyer sur la sellette».
7291 - 14 décembre : «“L’abominable vénalité” du Te mps et
celle de La Liberté et de La Patrie !
Les insulteurs de Jaurès pris la main dans le
sac».
7292 - 15 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Nouvelles poursuites. Nouveaux
documents».
7293 - 16 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Un historique de la corruption... et
la description de quelques procédés».
7294 - 17 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Où nous en sommes».
7295 - 18 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Quelques journaux déjà nommés... et
encore un sénateur !»
7296 - 19 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Un défilé hétéroclite».
7297 - 20 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Le défilé continue».

677
n° 7298 - 21 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Les journaux se suivent... et se
ressemblent».
n° 7299 - 22 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” M. Letellier et M. Lautier à la
caisse».
n° 7300 - 23 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Le Policier Recouly au travail».
n° 7301 - 24 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” A quoi servent les décorations».
n° 7302 - 25 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Les appétits du Temps».
n° 7303 - 26 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Les combinaisons du Temps».
n° 7304 - 27 décembre : «Les discussions entre bolchéviks»,
«“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Où Le Temps passe d'un guichet à
l'autre».
n° 7305 - 28 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” Après Le Temps vénal, Le Temps
félon».
n° 7306 - 29 décembre : «“L’abominable vénalité de la presse
française...” De tout un peu !»
n° 7307 - 30 décembre : «“L'abominable vénalité de la presse
française...” L'Action française aurait touché !
n° 7308 - 31 décembre : «“L’abominable vénalité de la presse
française...” Financiers et journalistes se
donnent la main».

1924

n° 7309 - 1er janvier : «“L'abominable vénalité de la presse


française...” Vaine tentative du M a t i n .
L'Humanité publie ses listes».
n° 7310 - 2 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Le défilé des chéquards».
n° 7311 - 3 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Les chéquards se suivent et se
ressemblent».

678
7312 - 4 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Toujours des noms et des chiffres».
7313 - 5 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” C'est par millions que l'argent russe
était répandu dans la presse».
7314 - 6 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
fran çaise...” Les hommes aux chèques
répondront-ils ?»
7315 - 7 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” C'est le tour de M. Poincaré d'entrer
en scène».
7316 - 8 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Comment on prépare une guerre !
MM. Klotz, Tardieu et Israël sur la sellette».
7317 - 9 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” La main de M. Poincaré et de Klotz
dans le sac d'argent russe».
7318 - 10 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Klotz, grand corrupteur».
7319 -1 1 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Isvolsky expose le rôle de Poincaré
et de Klotz».
7320 - 12 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Une formidable escroquerie.
Comment le Gouvernement russe s'est fait
“rouler” par le Gouvernement français».
7321 - 13 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Les bénéficiaires de l'escroquerie»,
«Sur un livre de Magdeleine Marx» (C'est la
lutte finale : six mois en Russie soviétique.
Flammarion).
7322 - 14 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Encore des chiffres et de nouveaux
noms».
7323 -1 5 janvier : «“L'abominable vénalité de la presse française...
Comment Le Matin se procure de l'argent».
7324 - 1 6 janvier : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Les affaires du Matin».

679
n° 7325 17 janvier «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” M. Ernest Judet accuse»,
«Les S.R. sont graciés».
n° 7327 19 janvier «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Des “m ystères” de presse.
L'incident Louis Isvolsky».
n° 7333 25 janvier «Le successeur de Lénine».
n° 7335 27 janvier «Illitch, cher Illitch».
n° 7336 28 janvier «La légende infâme du wagon plombé».
n° 7337 29 janvier «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” En attendant de nouvelles
révélations».
n° 7339 31 janvier «Qu'on se le dise. Rien de changé dans la
politique soviétique».
n° 7340 1er février «“L’abom inable vénalité de la presse
française...” M. Georges Bourdon dans un
mauvais pas»,
«La légende infâme du wagon plombé,
Réponse à une lettre de Jean Longuet»,
«La Russie, la sottise et la malhonnêteté».
n° 7341 2 février : «Contre la Russie soviétique. Recrudescence de
diffamations».
n° 7342 3 février : «Il y a fagot et fagot».
n° 7343 4 février : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” D'une énigme à l'autre».
n° 7353 14 février «Londres et Moscou».
n° 7364 25 février «Regardez les travaillistes».
n° 7368 29 février «Ramsay Mac Donald court au discrédit».
n° 7370 2 mars : «Le Labour Party prépare la guerre».
n° 7371 3 mars : «Pour l'indépendance de Chypre».
n° 7376 8 mars : «Travaillisme : Impérialisme».
n° 7377 9 mars : «La fin d'un bluff sanglant. Makhno
démasqué».
n° 7380 12 mars : «A la veille des procès
L'abominable vénalité de la presse française».
n° 7381 13 mars : «L'abominable vénalité du M a t i n et de
quelques autres Nouvelles lettres de M.
Raffalovitch».

680
n° 7382 - 14 mars : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Le Matin et ses affaires».
n° 7383 - 15 mars : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Le procès du Matin commence».
n° 7390 - 22 mars : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Le principal témoin de M. Bunau».
n° 7391 - 23 mars : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” Et voici le nom de L'Echo de Paris».
n° 7392 - 24 mars : «“L'abom inable vénalité de la presse
française...” M. Kokovtzev lui aussi parlait de
vénalité».
n° 7396 - 27 mars : «Lettre aux abonnés du Bulletin communiste»
(précédé d'une “déclaration du Comité
Directeur" du Parti Communiste - SFIC -
affirmant : “Le camarade Souvarine a
contrevenu deux fois consécutives aux
décisions du Bureau politique et du Comité
Directeur).

L ’Internationale

Journal communiste du soir.


8 avril 1921 —< 1er décembre 1922
janvier —> juillet 1923
Directeur : Daniel Renoult Cote BN : LC^ 6486

n° 97 - 14 juillet 1921 : «Lettre de Boris Souvarine à Frossard»


(Moscou 23 juin).
n° 202 - 27 octobre 1921 : «Famine et contre-révolution» (Moscou 2
octobre).
n° 361 - 4 avril 1922 : «Les m en so n g es des c o n tre -
révolutionnaires. Le procès des socialistes
russes sera jugé publiquem ent. Les
Internationales deux et deux et demi peuvent
y envoyer des représentants». (Moscou 2 avril)
n° 377 - 20 avril 1922 : «En Russie soviétique. Les contre-
révolutionnaires seront grâciés ou amnistiés.

681
Mais à condition qu'ils cessent de tuer et de
détruire».
n° Al - 23 décembre 1923 : «Paris et Moscou. La reconnaissance
du pouvoir des Soviets».

L'Internationale communiste

Organe du Comité exécutif de l'Internationale communiste.


Paraît simultanément en français, en russe, en allemand et en anglais
n° 1 (1er mai 1919) - dernier n° (août 1939).

n° 19 - décembre 1921 : «Le Parti communiste français à la veille


du Congrès de Marseille» (article reproduit
dans le B u lle tin com m uniste n° 55 - 15
décembre 1921).
n° 26/27 - juillet/août/septembre 1923 :
«Antoine Ker (Notes et souvenirs personnels)»,
Moscou, le 28 juillet 1923 (article reproduit
dans le Bulletin communiste n° 32 - 9 août
1923).

Le Journal du peuple

Hebdomadaire de février 1916 à septembre 1916


Quotidien à patir du 1er janvier 1917
Organe du travail, des sciences, des lettres et des arts
Directeur : Henri Fabre Cote BN : D 86

1917

n° 13 - 22 janvier : «Les crises intérieures en Allemagne pendant


la guerre».
n° 18 - 27 janvier : «Les socialistes allemands et l'Alsace-
Lorraine».
n° 37 - 15 février : «Les femmes, aux urnes».
n° 40 - 18 février : «Une attaque brusquée».
n° 67 - 17 mars : «La Révolution russe et les social-démocrates».

682
n° 68 - 18 mars : «Considérations socialistes sur la Révolution
russe (article partiellement censuré)
n° 70 - 20 mars : «La Russie sans tsar» (article partiellement
censuré)
n° 71 - 21 mars : «Ils tiennent...» (article partiellement censuré)
n° 86 - 12 avril : «Revue des livres»
n° 89 - 15 avril : «Les “yeux de côté” et “l'air malin”».
n° 91 - 12 avril : «La Révolution en Russie. Les chiens aboient...
et les révolutionnaires russes continuent».
n° 98 - 24 avril : «Revue des livres».
n° 102 - 28 avril : «Les colères des Jacques en Russie» (article
partiellement censuré).
n° 120 - 16 mai : «Le peuple russe maître de ses destinées»
(article partiellement censuré).
n° 121 - 17 mai : «La R évolution en Russie» (article
partiellement censuré).
n° 122 - 18 mai : «Le voyage de Martoff, Axelrod et Angelica
Balabanoff» (articlepartiellement censuré).
n° 125 - 21 mai : «Droit au but» (article partiellement censuré).
n° 132 - 28 mais : « D éfaitistes et d é fa itiste s» (a rtic le
partiellement censuré).
n° 140 - 5 juin : «Les socialistes russes devant l'Internationale
et devant l'Histoire».
n° 141 - 6 juin : «Où le lecteur trouvera : quelques mises au
point, un petit cours de russe à l'usage des
journalistes».
n° 153 - 3 juillet : «Revue des livres».
n° 170 - 20 juillet : «Protestation».
n° 179 - 29 juillet : «La révision de la Constitution» (article
partiellement censuré).
n° 203 - 22 août : «Revue des livres».
n° 206 - 25 août : «La Révolution russe. Encore G. Alexinsky».
n° 207 - 26 août : «La situation s... en Russie. Un important
document» (article partiellement censuré).
n° 208 - 27 août : «Revue des livres» (article partiellement
censuré).
n° 209 - 28 août : «Entretien avec Lazzari, secrétaire du PS
italien» (article partiellement censuré).

683
n° 221 24 septembre : «Le Congrès de la Fédération de la Seine»
(article partiellement censuré).
n° 228 1er octobre : «Le congrès fédéral de la Seine. Victoire des
Internationalistes. Par 5145 mandats contre
5005, la Fédération de la Seine repousse la
participation m inistérielle. A l'unanimité,
l'exclusion de Gustave Hervé est demandée».
n° 234 7 octobre : «Le congrès de Bordeaux».
n° 235 8 octobre : «Le congrès de Bordeaux».
n° 236 9 octobre : «Le congrès de Bordeaux».
n° 237 10 octobre : «Le congrès de Bordeaux».
n° 238 11 octobre : «Le congrès de Bordeaux».
n° 249 22 octobre : «Osera-t-on proroger les pouvoirs de la
Chambre».
n° 268 10 novembre : «Le triomphe des Soviets
n° 269 11 novembre : «La Révolution russe. Les minimalistes
contres les maximalistes».
n° 271 13 novembre : «Maximalisme».
n° 287 29 novembre : «Séance tumultueuse à la Chambre. La
Haute-Cour jugera M. Malvy. Après 9 h. de
débat, la Chambre adopte à l'unanimité les
conclusions du rapport Forgeot».
n° 298 10 décembre : «Trotsky, Lénine et Krylenko».
n° 311 23 décembre : «La journée parlementaire».
n° 311 23 décembre : «La nouvelle affaire Dreyfus. Devant une
Assemblée de 3000 citoyens, députés,
journalistes, assistants, M. Caillaux réduit
complètement à néant les accusations absurdes
forgées contre lui».

1918

n° 16 - 16 janvier : «L'affaire Caillaux à la Chambre. Le


gouvernement est contraint de se réfugier
derrière l'ordre du jour pur et simple».
n° 42 - 11 février : «Bluff et calomnie
n° 121 - 1er mai : «La Russie et les espoirs. Fausses nouvelles».
n° 125 - 5 mai : «Karl Marx».
n° 127 - 7 mai : «Le peuple russe au travail».

684
n° 128 - 8 mai : «L'intervention japonaise».
n° 131 -1 1 mai : «Pour la liberté de la presse».
n° 137 - 17 mai : «Guerre ou Paix. Le point de vue de Lénine».
n° 140 - 20 mai : «Expulsion d'un ami de la France».
n° 145 - 25 mai : «Jean Jaurès et l'action française. L'expulsion
de Robert Dell» (article partiellement censuré.)
n° 223 -1 2 août : «La condamnation de M. Malvy et l'opinion
publique».
n° 362 - 26 décembre : «Pour la paix avec la Russie».
n° 363 - 27 décembre : «Un geste symbolique. M. de Lubersac et
Lénine ou comment un officier français
monarchiste serra la main du grand chef
bolchéviste».
n° 365 - 29 décembre : «La solidarité ouvrière a sauvé Tom
Mooney».

1919

n° 5 - 5 janvier : «La vie théâtrale au pays des soviets».


n° 6 - 6 janvier : «La conférence internationale».
n° 16 - 16 janvier : «Le capitaine Sadoul et le lieutenant Pascal».
n° 49 - 18 février : «Le socialisme dans les deux-mondes. Chez le
Tchéco-slovaques».
n° 55 - 24 février : «La fin de la Terreur rouge».
n° 60 - 1er mars : «Le socialisme dans les deux-mondes».
n° 65 ■6 mars : «Les démocrates américains et les Soviets. La
New Republic préconise une politique de
conciliation avec la Russie» (présentation).
n° 69 ■ 10 mars : «L'anniversaire de Lincoln et les socialistes».
n° 74 ■ 15 mars : «Le colonel de Kolontaief».
n° 90 ■ 31 mars : «La paix avec la Russie».
n° 93 - 3 avril : «L'expulsion d'Allessandri».
n° 100 - 10 avril : «Un américain à Petrograd. Ce que cet homme
a vu et entendu».
n° 102 - 12 avril : «La paix avec la Russie».
n° 110 - 20 avril : «La Russie se sauve elle-même. Un exposé
impartial et documenté de la situation au pays
des Soviets».

685
n° 116 - 26 avril : «La vie à Moscou. Ce que rapporte un
journaliste anglais qui a récemment passé la
semaine dans la capitale russe».
n° 119 - 29 avril : «La vie à Moscou».
n° 125 - 6 mai : La situation politique en Russie. L'enquête d'un
anglais».
n° 129 - 10 mai : «Des nouvelles fraîches de Russie. Encore un
Américain qui défend les soviets».
n° 135 - 16 mai : «La nouvelle Internationale. Sa fondation et ses
premiers débats».
n° 136 - 17 mai : «La campagne de Russie. Empêchons ce crime».
n° 141 - 22 mai : «Contre la nouvelle guerre».
n° 143 - 24 mai : «Et Prinkipo ?»
n° 164 - 14 juin : «L'appui des alliés au fusilleur Koltchak».
n° 166 - 16 juin : «Pour la défense du régime des Soviets. Un
exposé de Boris Souvarine devant la Ligue des
Droits de l'homme».
n° 171 - 21 juin : «Pour la défense du régime des Soviets. Un
exposé de Boris Souvarine» (suite).
n° 173 - 23 juin : «Pour la défense du régime des Soviets. Un
exposé de Boris Souvarine» (fin).
n° 181 - 1er juillet : «Les archives secrètes du tsar. Des révélations
sur les origines de la guerre».
n° 190 - 10 juillet : «Le mouvement communiste en Pologne. Ce
que Liebermann n'a pas dit».
n° 197 - 17 juillet : «Tout arrive. L'Académie des Sciences entend
un hommage aux bolchévistes».
n° 204 - 23 juillet : «La douleur poignante d'un savant russe».
n° 206 - 25 juillet : «La vie simple de Bêla Kun.Intéressantes
déclarations du leader communiste».
n° 212 - 31 juillet : «Jaurès»,
«L 'intervention crim inelle en R ussie.
L'assassinat de Jeanne Labourbe par des
officiers français».
n° 220 - 9 août : «Pour sauver la Russie. Redoublons d'efforts».
n° 227 - 16 août : «L'assassinat de Jeanne Labourbe».
n° 229 - 18 août : «Bibliographie socialiste. Education par Ludovic
Zoretti».

686
n° 234 - 23 août : «Comment a été fondé la 3è Internationale. Un
récit inédit».
n° 237 - 26 août : «La Terreur blanche aux Etats-Unis. On réclame
l'amnistie générale. M. Wilson fait la sourde
oreille».
n° 246 - 4 septembre : «La scission chez les socialistes des Etats-
Unis».
n° 252 - 10 septembre : «Voix de Russie. Le conseil central des
syndicats russes lance un appel à la solidarité»
(présentation).
n° 257 - 15 septembre : «Après le congrès».
n° 259 - 17 septembre : «Paix avec la Russie».
n° 261 - 19 septembre : «A la chambre. Un courageux discours de
Jean Longuet» (présentation).
n 23 septembre : «Sauvons les soldats russes».
n 25 septembre : «L'entente contre la Russie. Une inqualifiable
attitude. L'effacement de Koltchak. Les
nouvelles propositions de paix».
n° ... - 29 septembre : «La troisième Internationale».
n° 273 -1 e r octobre : «La crise anglaise. La grève s'étend à d'autres
corporations».
n° 274 - 2 octobre : «La crise anglaise. Les cheminots poursuivent la
lutte».
n° 275 - 3 octobre : «Les grèves anglaises. Les ouvriers sont fermes,
les chefs négocient».
n° 280 - 8 octobre : «La grève des cheminots anglais. La morale de
cette histoire».
n° 282 - 1 0 octobre : «En Russie. De plus en plus fort».
n° 283 -1 1 octobre : «L'étranglement de la République des Soviets.
Le silence des socialistes français».
n° 284 - 12 octobre : «L'inexpiable crime des gouvernants alliés. Le
témoignage de M. Bullitt».
n° 286 -1 4 octobre : «La nouvelle Internationale».
n° 289 -1 7 octobre : «Le peuple français laissera-t-il assassiner la
Russie soviétique ?»
n° 290 -1 8 octobre : «Lettre ouverte au citoyen Frossard».
n° 291 -1 9 octobre : «Le Parti socialiste devant la Russie attaquée».
n° 292 - 20 octobre : «La Révolution russe en danger. Le sort de
Pétrograd».

687
n° 294 22 octobre : «Les assassins continuent».
n° 296 24 octobre : «Jacques Sadoul inculpé. Il est condamé
d'avance»,
«Que faire pour la Russie».
n° 297 ■ 25 octobre : «La vérité sur l'affaire Sadoul».
n° 301 ■ 29 octobre : «Un discours de Lénine».
n° 303 ■ 31 octobre : «Amédée Dunois».
n° 305 - 2 novembre : «Paul Faure».
n° 311 - 8 novembre : «Deux années de révolution bolchévique».
n° 315 • 3 décembre : «Une recrudescence d'opportunisme».
n° 318 ■ 6 décembre : «Le mot et la chose».
n° 319 - 7 décembre : «Tout le peuple à la torture. La famine en
Autriche».
n° 321 - 9 décembre : «Les indépendants allemands ont adhéré à la 3e
Internationale».
n° 323 - 11 décembre : «Le prochain congrès socialiste français».
n° 325 - 13 décembre : «Devant l'Europe dévastée».
n° 326 - 14 décembre : «Dans l’Internationale. La défaite de
Kautsky».
n° 327 - 15 décembre : «Dans l'Internationale. La position de Fritz
Adler».
n° 328 - 16 décembre : «Dans l'Internationale. L'attitude du Parti
français».
n° 329 ■ 17 décembre : «Pour sauver les enfants de Vienne».
n° 331 - 18 décembre : «La famine à Vienne. Dans l'Internationale.
Le Congrès de Strasbourg».
n° 332 - 19 décembre : «Dans l'Internationale. Pour une décision
claire des socialistes français».
n° 334 - 21 décembre : «Dans l'Internationale. Avec les fusilleurs
ou les fusillés».
n° 335 - 22 décembre : «Démagogie stérile».
n° 336 - 23 décembre : «L’Irlande résiste à l'oppression. Une
déclaration de ses élus» (présentation).
n° 338 - 26 décembre : «Le congrès socialiste ajourné».
n° 340 - 28 décembre : «Dans l'Internationale. Reconstructeurs
tardifs».
n° 343 - 31 décembre : «Dans l'Internationale. L'entrée n'est pas
libre».

688
1920

n° 1 - 1er janvier : «Dans l'Internationale. La pierre de touche».


n° 2 - 2 janvier : «Dans l'Internationale. La mort dans l'âme».
n° 3 - 3 janvier : «Dans l'Internationale.L a dislocation des
centres».
n° 4 - 4 janvier : «La 3e Internationale. Malgré l'éteignoir».
n° 5 - 5 janvier : «La 3e Internationale. Ses forces dans le
monde».
n° 7 - 7 janvier : «Dans l'In te rn atio n ale. Une singulière
polémique».
n° 12 - 12 janvier : «Dans l'Internationale. Importante déclaration
du British socialist Party».
n° 14 - 14 janvier : «Le socialisme en Angleterre. Le Congrès des
Conseils ouvriers adhère à la Troisième
Internationale. L'Independant Labour Party
d'Ecosse également».
n° 15 - 15 janvier : «Karl Liebknecht. Rosa Luxembourg. Un an
après l'assassinat».
n° 16 - 16 janvier : «La Révolution russe triomphante».
n° 18 - 18 janvier : «Fin de la guerre».
n° 19 - 19 janvier : «Dans l'Internationale. Des précisions. La paix
avec la Russie».
n° 20 - 20 janvier : «Le pouvoir bolchévik survit à Clemenceau».
n° 21 - 21 janvier : «Les machinations contre la Russie».
n° 22 - 22 janvier : «La vérité sur le meurtre du tsar. Enfin un récit
authentique».
n° 25 - 25 janvier : «La Russie et l'Europe. La double politique des
alliés».
n° 33 - 2 février : «Dans l'Internationale notre désaccord».
n° 35 - 4 février : «Dans l'Internationale. L'accord impossible».
n° 37 - 6 février : «La troisième Internationale. Pour l'adhésion
immédiate».
n° 38 - 7 février : «Vers la troisième Internationale».
n° 40 - 9 février : «Au congrès socialiste de la Seine. L'idée en
marche».
n° 41 - 10 février : «Le congrès socialiste. Le miracle de la
multiplication des mandats. Leur opinion et la
nôtre».

689
n° 42 - 11 février : «Le congrès socialiste. Les deux thèses».
n° 44 - 13 février : «Ignoble manœuvre».
n° 49 - 18 février : «L'Internationale impossible».
n° 52 - 21 février : «Dix mille victimes de la terreur en Hongrie».
n° 54 - 23 février : «Avant Strasbourg».
n° 78 - 18 mars : «18 mars».
n° 79 - 19 mars : «Révolution et contre-révolution en Allemagne.
L'émeute à Francfort. Les impressions d'un
témoin».
n° 80 - 20 mars : «Révolution et contre-révolution en Allemagne.
L'émeute à Francfort. Les impressions d'un
témoin».
n° 82 - 22 mars : «Journées d'émeute à Francfort. Toni Sender
leader des Indépendants».
n° 87 - 27 mars : «La Révolution en Allemagne. A Berlin chez les
communistes».
n° 88 - 28 mars : «La Révolution en Allemagne. La scission chez
les communistes».
n° 89 - 29 mars : «La Révolution en Allemagne. L'opposition
syndicale communiste».
n° 90 - 30 mars : «Une soirée chez Daumiq».
n° 97 - 6 avril : «L'Allemagne socialiste. Les indépendants et la
Troisième. Les déclarations du citoyen Crispien
n° 104 - 13 avril : «Deuxième ou Troisième Internationale. Trois
conférences socialistes en Angleterre».
n° 105 - 14 avril : «Equivoques et contradictions. Entre deux
Internationales».
n° 106 - 15 avril : «La Terreur blanche. L'assassinat de Paul de
Motte».
n° 117 - 26 avril : «Nouveaux attentats contre le peuple russe».
n° 119 - 28 avril : «Réponse de Moscou à Leipzig».
n° 120 - 29 avril : «Encore un grand complot».
n° 121 - 30 avril : «L'Internationale et le premier Mai».
n° 124 - 4 mai : «Le communisme en Allemagne».
n° 125 - 5 mai : «Paix aux Soviets. Les délégations pour la
Russie».
n° 127 - 7 mai : «H om m age du g o u v e rn e m e n t aux
communistes».
n° 130 - 10 mai : «Imbéciles et gredins»

690
n° 151 - 3 1 mai : «La fessée à Daudet. Une lettre de B.
Souvarine».
n° 184 - 3 juillet : *«Faux et faussaires».
n° 191 - 10 mai : * «Tribune libre. Un insulteur de Lénine».
n° 192 -1 1 juillet : * «Anniversaire : Eugène Léviné».
n° 193 - 12 juillet : * «Bourrage. La semaine d'amour».
n° 200 -1 9 juillet : * «Les méprises d'un savant. Par haine du
bolchévisme M. Edmond Perrier a menti. Un
membre de l'Institut, sa “causerie scientifique”,
son ignorance, ses histoire de brigands. Et
quelques démentis...»
n° 209 - 28 juillet : * «Les méprises d'un savant. L'aveu de M.
Perrier».
n° 213 1er août : * «Marcel Cachin et Frossard entrent dans le
“complot”. Ils invitent le Parti socialiste à en
faire autant» (présentation).
n° 219 7 août : * «Deux congrès».
n° 232 20 août : * «Et vive la IIIe Internationale».
n° 242 30 août : * «Autour de la IIIe In te rn a tio n a le .
L'inquiétude bourgeoise».
n° 243 31 août : * «Mise au point».
n° 247 4 septembre * «Tribune libre. Les conditions
d'admission à l'Internationale communiste».
n° 282 9 octobre : * «Les sornettes de Mme Snowden. Ben Turner
les dénonce».
n° 284 11 octobre : * «Tribune libre. Dans le parti italien».
n° 286 13 octobre : * «Tribune libre. Touchante sollicitude».
n° 299 26 octobre : * «Tribune libre. Les chiens aboient...»
n° 311 7 novembre : * «Anniversaire».
n° 323 19 novembre : * «Tribune libre. Patatras...»

Le Journal du peuple Deuxième liste

n° 32 - 10 février : «A la Chambre : l'affaire des carbures».


n° 53 - 3 mars : «A la Chambre : Mucantis et tutti quanti».
n° 57 - 7 mars : «A la Chambre : La crise du blé».
n° 59 - 9 mars : «A la Chambre : l'affaire des carbures».

691
n° 60 - 10 mars : «Une opinion objective sur les causes de la
guerre. Déclaration du Président Wilson».
n° 65 - 15 mars : «A la Chambre : Le comité secret continue».
n° 66 - 16 mars : «Deux incidents à la Chambre».
n° 72 - 22 mars : «Le ministre Ribot devant la Chambre».
n° 74 - 24 mars : «A la Chambre : Les douzièmes provisoires».
n° 78 - 28 mars : «A la Chambre : L'incorporation de la classe
1918».
n° 80 - 30 mars : «A la Chambre : Le régime des entrepôts».
n° 81 - 31 mars : «A la Chambre».
n° 82 - 1er avril : «A la Chambre».
n° 111 - 7 mai : «Vers l'action. Conférence nationale de la
minotité socialiste».
n° 127 - 23 mai : «A la Chambre : discours de M. Ribot sur les
buts de la guerre».
n° 129 - 25 mai : «A la Chambre : Le problème du
ravitaillement».
n° 136 - 2 juin : «La dernière faute à commettre. Le
gouvernement refuse les passeports pour
Stockholm».
n° 158 - 9 juillet : «Après le Comité secret. Violents incidents à la
Chambre».
n° 168 - 18 juillet : «A la Chambre : l'impôt sur le revenu».
n° 171 - 21 juillet : «A la Chambre : On parle du charbon».
n° 172 - 22 juillet : «A la Chambre : Les pupilles de la Nation».
n° 174 - 24 juillet : «La loi des pupilles. Joute oratoire à la
Chambre».
n° 175 - 25 juillet : «A la Chambre : Les pupilles de la Nation».
n° 176 - 26 juillet : «A la Chambre : La loi Mourier».
n° 177 - 27 juillet : «A la Chambre : La loi Mourier est votée».
n° 178 - 28 juillet : «A la Chambre : La révision de la Constitution».
n° 181 - 31 juillet : «Situation politique tendue. Le gouvernement
n'a pas la majorité à la Chambre».
n° 182 - 1er août : «A la Chambre : Une déclaration de M. Ribot.
Les traités secrets avec la Russie» (article
partiellement censuré).
n° 183 - 2 août : «Deux séances à la Chambre. Le renvoi des
vieilles classes. Les crédits provisoires».

692
n° 1 8 4 - 3 août : «Un grand débat politique à la Chambre. Les
passeports seront refusés aux socialistes».

La Lutte des classes


1929
n° 10, mai, «La répression en Russie : Francesco Ghezzi en
prison à Moscou».

Paris-Soir

Cote BN : D 67

1939 - 17è année

n° 5864 - 6 octobre : «Staline a donné le coup de grâce au


Komintern».
n° 5882 - 25 octobre : «L’URSS ne peut apporter à l’Allemagne aucune
aide efficace contre le blocus».
n° 5922 - 4 décembre : «L'Amérique accuse. Les “communazis”
pris la main dans le sac. Les révélations du
“Dies Committee”».
n° 5939 - 21 décembre : «Staline fêtera ses 60 ans. A un mois près
il a le même âge que son irréconciliable ennemi
Trotsky».

1940 - 18è année

n° 5952 - 3 janvier : «Staline ordonne le Politbureau obéit...»


n° 5974 - 25 janvier : «Le printemps sera en Finlande la saison la
plus défavorable aux Russes».
n° 6010 - 1er mars : «Ce que pensent les nazis de Roosevelt et des
Etats Unis. Petits morceaux choisis de la prose
hitlérienne».

Nouveaux cahiers

n° 1 : 15 mars 1937 au n° 57 : avril 1940

693
1937

n 7 - 1 5 juin : «La question du logement».


n° 9 - 15 juillet : «L'ouvrier soviétique».
n° 12 - 15 octobre «Choses d'Espagne».

1938

n° 17 - 1er janvier «Réalités chinoises».


n° 18 - 1er février «Les élections soviétiques».

1939

n° 43 - 15 avril : Note de lecture : Leur morale et la nôtre de L.


Trotsky. Vingt ans au service de l'URSS
d'Alexandre Barmine
n° 48 1er juillet : «Staline cunctator».
n° 50 1er août : «Conversations d'Etat-major».
n° 51 1er novembre : «L'URSS et l’Europe».

Le Populaire

Revue hebdomadaire de propagande socialiste et internationaliste.


Paris
1/8 mai 1916 - 2/15 juillet 1917
Devient Le Populaire socialiste internationaliste le 21.07.17
Cote BN : Per Mic D 56

1916

n° 16 - 14/20 août : «“Grue métaphysique4'».


n° 21 - 18/24 septembre : A lire ou à relire : deux brochures de Paul
Louis L'Europe nouvelle, la guerre d'Orient et la
crise européenne; La charte de L'Humanité
d'Armand Lubiuska.
n° 23 - 2/8 octobre : «Essai de psychologie des socialistes
majoritaires».

694
n° 25 - 16/22 octobre : «Deux mots à Homo».
n° 26 - 23/29 octobre : «Mise au point»,
«Il faut agir».
n° 29 - 13/19 novembre : «Des droits de l’HommeauDroit du
canon»,
«Encore Homo».
n° 30 - 20/26 novembre : «Marcel Cachin et l'Alsace Lorraine».
n° 31 - 27 novembre/3 décembre :
«A nos amis qui sont en Suisse».
n° 32 - 4/17 décembre : «Première impression de Congrès».
n° 33 - 18/24 décembre : «Dans la Fédération de la Seine : la victoire
internationaliste».
n° 34 - 25/31 décembre : «Les débats du Congrèsdu24au29
décembre 1916».

1917

n° 38 - 3/11 février : A lire : Les crises intérieures en Allemagne


pendant la guerre par Paul Louis
n° 41 - 5/18 mars «Le socialisme intangible»,
à lire ou à relire : La guerre et l'armée de
demain par par le Général Percin.
n° 47 - 7/13 mai : «La conférence nationale des socialistes
majoritaires».
n° 48 - 14/20 mai «Le peuple au feu».
n° 51 - 11/24 juin «Un peu de socialisme».
n° 52 - 25 juin/ler juillet : Titre censuré.

Le journal change de titre pour devenir à partir


du n° du 21/7/17 Le Populaire socialiste
internationaliste (hebdomadaire)

n° 64 - 28 septembre : «Le pavillon contre la marchandise».


n° 65 - 6 octobre : «Le refus des crédits».
n° 67 - 20 octobre : «Variations sur le thème de crédits militaires».
n° 69 - 3 novembre : Revue des Livres : La révolution russe. A
Petrograd et aux armées par Claude Anet

695
n° 70 - 10 novembre : «La situation politique en Russie. Quelques
im portants renseignem ents donnés par
Roubanovitch».
n° 71 - 17 novembre : «Le socialisme et la conquête du pouvoir».
n° 72 -24 novembre : Revue des Livres : Les bases d'une paix durable
par August Shvan
n° 73 - 1er décembre : «Délit d'opinion».
n° 76 -22 décembre : «La politique de Lénine. Un télégramme de
Martof suivi de “une explication” par B.
Souvarine. La révolution russe. D'une semaine à
l'autre».

1918

n° 78 - 5 janvier : «La révolution russe. D'une semaine à l'autre».


n° 83 - 9 février : «La révolution russe. D'une semaine à l'autre».
n° 84 - 16 février : «La révolution russe. D'une semaine à l'autre».
n° 86 - 2 mars : Parmi les livres : Le mensonge de la
résurrection de Jésus par Jean Guichard ;
Histoire de la révolution russe par S.R. ; L e s
principes de la société des nations par
Ferdinand Buisson
n° 87 - 9 mars : Parmi les livres : La montée aux enfers par
Maurice Magre ; Une fédération des pays alliés
par Charles Tachet ; Le P.S., la guerre et la paix
(Librairie de L'Humanité) ; Les hontes de la
guerre par Longin

Le jeudi 11 avril 1918, Le Populaire socialiste-


in tern a tio n a liste (hebdomadaire devient L e
Populaire de Paris — Journal socialiste du soir
(quotidien).

n° 204 - 5 novembre : «Thomas Mooney en péril».


n° 232 - 3 décembre : «Contre l'intervention en Russie».
n° 258 - 29 décembre : «Les chiens aboient...»

1919

696
n° 272 12 janvier : Traduction, présentation et notes d'un texte de
John Reed : «La République des Soviets contre
tous les impérialismes».
n° 288 28 janvier : «Pour la paix avec la Russie».
n° 310 19 février : «L'opinion de Norman Angell sur la paix de
demain».
n° 328 9 mars : «Les alliés violeront-ils les droits de l'Irlande».
n° 329 10 mars : «Un congrès socialiste pan-américain».
n° 330 11 mars : «Une controverse sur le bolchévisme».
n° 338 19 mars : «La Russie avec les bolchéviks»,
«Un complot d'Arkhangel».
n° 350 31 mars : «La paix avec la Russie».
n° 370 20 avril : «La révolte aux Indes».
n° 374 24 avril : «Les congrès socialistes en Angleterre».
n° 377 27 avril : «Pour la liberté de l'Inde».
n° 389 10 mai : «Les socialistes révolutionnaires et leurs
diverses politiques».
n° 392 13 mai : «La peur du bolchévisme».
n° 394 15 mai : «Paix avec la Russie !»
n° 396 17 mai : «La campagne de Russie».
n° 399 20 mai : «Autour de Koltchak».
n° 400 21 mai : «La guerre en Russie. Une défaite de Koltchak
bluff contre révolutionnaire».
n° 401 22 mai : «La guerre en Russie. Les armées et les flottes
anglo-françaises contre la Révolution russe»,
«Le manisfeste de Kerensky».
n° 402 23 mai : «Pour ou contre la révolution».
n° 403 24 mai : «La reconnaissance de Koltchak».
n° 404 25 mai : «Les ennemis de nos amis».
n° 410 1er juin : «Les abus de la “République russe”».
n° 440 1er juillet : «La guerre continue encore sur 23 fronts!»
n° 441 2 juillet : «Pourquoi la guerre continue en Europe
orientale».
n° 442 3 juillet : «Dans le Parti socialiste des Etats-Unis».
n° 443 4 juillet : «Les dictateurs alliés au travail. M. Bratiano
quitte le pouvoir».
n° 444 5 juillet : «La discorde parmi les dictateurs, après le
départ de M. Bratiano».
n° 448 9 juillet : «La “République russe”».

697
n° 449 - 10 juillet : «La Conférence piétine. Il faut faire la paix
avec la Russie».
n° 450 - 11 juillet : «La Conférence et la Russie. L'échec de trois
tentatives».
n° 452 - 13 juillet : «Le blocus de l'Allemagne a pris fin. Il faut
ouvrir les frontières russes !»
n° 455 - 16 juillet : «La Conférence s'obstine à prolonger la guerre.
Tous les prétextes lui sont bons».
n° 456 - 17 juillet : «La Conférence et la Russie. Une délibération
sans résultat».
n° 458 - 19 juillet : «Il faut en finir avec l'intervention en Russie.
Un journal libéral anglais dénonce le rôle de M.
Churchill».
n° 459 - 20 juillet : «Trop d'imprudence».
n° 461 - 22 juillet : «La barbarie bochévique. L'éducation, les
lettres, les sciences, les Arts dans la République
des Soviets».
n° 462 - 23 juillet : «Un “témoin” à récuser».
n° 463 - 24 juillet : «Présentation des “Déclarations de Roberts
Deinor”. Témoin des événements de Russie
pendant neuf mois, le journaliste américain
réfute les racontars».
n° 469 - 30 juillet : «Six semaines en Russie».
n° 471 - 1er août : «L'Académie des sciences contre la science et la
vérité».
n° 480 - 10 août : «La conversion d'un anti-bolchévik».
n° 484 - 14 août : «La fourberie de M. Churchill».
n° 487 - 17 août : «Si les gouvernements veulent prouver leur
sincérité et l'excellence de leur politique envers
la Russie qu'ils publient les documents qu'ils
détiennent !»
n° 489 - 19 août : «Fritz Platten assassiné par le gouvernement
roumain».
n° 494 - 24 août : «L'Amérique libérale et la Russie soviétiste. Le
professeur Lomonassaf et le consul Martens
p réconisent une A lliance russo-nord-
américaine».
n° 496 - 26 août : «Le sort de Fritz Platten».
n° 501 - 31 août : «La terreur blanche aux Etats-Unis».

698
n° 507 - 6 septembre : «Les travailleurs mexicains ne veulent pas
la guerre».
n° 510 - 9 septembre : «Wilson et Lénine».
n° 511 - 10 septembre «L'unité socialiste en Angleterre».
n° 514 - 13 septembre : «Tom Mooney».
n° 515 - 14 septembre : «Hommage à Lénine».
n° 516 - 15 septembre : «Pour la Russie».
n° 517 - 16 septembre : «Les révélations de M. Bullitt».
n° 520 - 19 septembre : «M. Lloyd George et les Bolchéviks».
n° 525 - 24 septembre : «Les grèves de l'Amérique».
n° 526 - 25 septembre : «Les beautés du régime démocratique
américain. Nos camarades meurent en prison
avant d'être jugés !»
n° 533 - 2 octobre : «Nouvelles atrocités bolchéviques. Un
monument à Georges Plekhanof».
n° 545 - 14 octobre : «Nous n'oublierons jamais !»
n° 570 - 8 novembre : «Comment les Bolchéviks sont calomniés par la
falsification des textes».

Du 11 novembre 1919 au 30 novembre 1919


Le Populaire cesse de paraître comme tel. Il est
publié en même temps que Le Journal du
peuple, La Bataille, L'Humanité, L 'Œ u v r e ,
L'Heure, etc, sous le titre La Feuille Commune
(publiée avec l'autorisation du Comité de
grève).

n° 4 - 14 novembre : «La victoire des bolchéviks» (partie réservée


au Journal du peuple)

La Révolution prolétarienne

n° 1 janvier 1925 —> n° 301, 25 août 1939


Une nouvelle série débute en 1947 pour se terminer en 1983.
•Revue syndicaliste communiste (1925-1929)
•Revue syndicaliste révolutionnaire (1930-1939)
Les textes publiés en 1925 et signalés par une astérique sont signés
“Un communiste".

699
Le premier numéro du Bulletin communiste (organe du communisme
international) du 23 octobre 1925, publia les “Remerciements»
suivants sous la signature de Boris Souvarine (p. 16) :
«“Un communiste” remercie cordialement les camarades du “noyau”
qui lui ont donné l'hospitalité de leurs colonnes et l'ont
fraternellement aidé à remettre en marche le Bulletin communiste»

n° 5 - mai 1925: «Le dernier comité exécutif élargi de l'IC. Après


six mois de bolchevisation».
n° 6 - juin 1925: «Le dernier comité exécutif élargi de l'IC. Après
six mois de bolchevisation» (suite et fin).
n° 7 - juillet 1925: «Dans l'Internationale communiste. La nouvelle
crise du PC allemand».
n° 8 - août 1925: «Dans l'Internationale. La crise communiste en
Allemagne».
n° 20 - août 1926: «Où va la révolution russe ?»

n° 21 - septembre 1926: «Où va la révolution russe ? Avant la


conférence d'octobre».
n° 22 - octobre 1926: «Où va la révolution russe ? A la veille de
l'orage».
n° 23 - novembre 1926: «Où va la révolution russe ? La “défaite”
de l'opposition».
n° 230 - septembre 1936: «Déclaration» (mis en cause au procès de
Moscou, B. Souvarine a fait la déclaration
suivante).

La Revue communiste

Mensuel scientifique, politique, littéraire


Directeur : Charles Rappoport
n° 1—>mars 1920, dernier numéro—>n° 18/19 : août/septembre 1921

n° 1 - mars 1920 : «Devant les bolchéviks».

La Revue de Paris

700
Bi-mensuelle. Cote Bibliothèque Sainte-Geneviève AE 8° Sup 646

1937 (44e année)

1er juillet: «Cauchemar en U.R.S.S.»

Le Travailleur

«Communiste, syndicaliste et coopératif».


Territoire de Belfort, Doubs, Jura, Haute-Saône
Directeur politique : Henri Jacob, Rédacteur en Chef : Paul Rassinier
Organe de la Fédération Communiste Indépendante de l'Est
Hebdomadaire puis bi-hebdomadaire
1ère année : 3 juin 1932 —> 3ème année : 24 avril 1934
Cote BN : J.O. 95764

1932

n° 21 - 22 octobre: Tribune de discussion : «Sombres jours».

1933

n° 37 - 11 février: «Staline, Famine».


n° 41 - 25 février: «Collaboration».
n° 42 - 4 mars: «Mort de Racovsky ?»
n° 43 - 11 mars: «Terrible leçon».
n° 44 - 18 mars: «Chronique de l'URSS : la Russie actuelle».
n° 45 - 25 mars: Bibliographie. Léon Trotsky : Histoire de la
Révolution russe
n° 46 - 1er avril: «Chronique de l'URSS : le chaos économique».
n° 47 - 8 avril: «Socialistes de Hitler».
n° 48 - 22 avril: «La clé de la situation».
n° 53 - 20 mai: Tribune de discussion : «Sur le boycottage».
n° 57 - 17 juin: «Victor Serge, condamné».
n° 64 - 5 août: «Schmaus»,
«Chronique de l'URSS : Staline, famine».
n° 66 - 19 août: «Trotsky en France».
n° 68 - 2 septembre: «A gauche, droite !»

701
n° 71 - 23 septembre: Tribune de discussion : «Sur un article»,
«Mise au point».
n° 74 - 14 octobre: Tribune de discussion : «Rien de commun».
n° 78 - 11 novembre: «L'Affaire du Reichstag»,
Tribune de discussion : «Front commun.
Réponse à Lucien Hérard».
n° 88 - 30 décembre: «Chronique de l'URSS : Points sur les i».

1934

n° 89 - 3 janvier: «Chronique de l'URSS : Points sur les i» (suite).


n° 90 - 6 janvier: «Chronique de l'URSS : Points sur les i (fin).
n° 103 - 10 mars: Présentation de «L'insurrection de Vienne» de
Julius.

NB: La «Chronique de l'URSS» du n° 55 (3 juin 1933) était précédée


des lignes suivantes : «notre camarade Souvarine, qui a en partie
alimenté la Chronique de l'URSS durant les derniers mois, est
obligé par son travail d'interrompre temporairement cette
collaboration faute de temps disponible. Marcel Ducret et d'autres
camarades auront à assumer cette rubrique dans la mesure où
leurs informations le leur permettront.»

La Vérité

n° 1 : 11 décembre 1917 - dernier n° : 10 novembre 1919


Directeur politique : Paul Meunier
Cote BN : D 310

1918

n° 38 - 17 janvier: «Déclarations de Mme Caillaux. Le Pape et M.


Poincaré. M. Clémenceau et Waldck-Rousseau».
n° 40 - 19 janvier: «L'affaire Caillaux. Vers la lumière», (article
partiellement censuré)
n° 43 - 22 janvier: «M. de Parceval de M. de Luxbourg».
n° 47 - 26 janvier: «Comment les royalistes “bourrent les crânes”»,
(article partiellement censuré)

702
n° 52 31 janvier: «Le voyage de Lénine à travers l'Allemagne».
n° 74 22 février: «Les bénéfices de la société Hotchkiss».
n° 79 27 février: Abus intolérable».
n° 82 2 mars: «Une ligue d'Action républicaine. La réunion
préparatoire - Le refus de Merrheim
n° 89 - 9 mars: «Un entretien avec M. Modigliani, Député au
Parlement italien».
n° 102 - 22 mars: «M. Serrati à Paris».
n° 155 - 14 mai: «Une manifestation des socialistes dissidents».
n° 158 -1 7 mai: «La vie à Petrograd».
n° 212 - 10 juillet: «Ainsi parla Kerensky» (article partiellement
censuré).
n° 223 -2 1 juillet: «Une réponse».
n° 258 - 25 août: «Choses de Russie. Des commentaires et des
fausses nouvelles».
n° 264 -3 1 août: «Choses de Russie».
n° 267 - 3 septembre: «Le sort de Lénine».
n° 268 - 4 septembre: «La guerre civile en Russie. Le sort de Lénine -
Fausses nouvelles - Quelques commentaires».
n° 269 - 5 septembre: «Choses de Russie».
n° 274 - 10 septembre: «Le coup d'Etat d'Arkangel».
n° 303 - 9 octobre: «Le congrès national socialiste. Quatrième
séance».

La Vérité (Limoges)

«Organe hebdomadaire des travailleurs révolutionnaires».


n° 1 : 22 septembre 1928 - n° 15: 29 décembre 1928
Rédacteur-Gérant : Marcel Body

n° 1 - 22 septembre: «Chronique politique de Paris».


n° 5 - 20 octobre: «Chronique politique».
n° 6 - 27 octobre: «Chronique politique».
n° 8 - 10 novembre: «Chronique politique».

Ces chroniques politiques étaient signées du pseudonyme de Léonard


Champagnac (information de Marcel Body)

703
L a V ie in te lle c tu e lle

Cote Bibliothèque Sainte Geneviève : AE 8° Sup 2507

10 avril 1938 - Vol. LVI: «Aveux à Moscou». Repris dans


Contrepoint n° 26, 2ème trimestre 1978.

The American Mercury

Editor Eugene Lyons

Avril 1943 - Vol. LVI: «In defense of General Giraud».

Atlas

The magazine of the world press (Ohio, Etats Unis)

Septembre 1965: «War never ; révolution now».

Contacts

«Littéraires et sociaux». Revue bibliographique et littéraire (mensuel)


Directeur : Guy Vinatrel
n° 1 : septembre 1950

n° 54 (cinquième année) 15 Septembre/15 octobre 1955:


«Un faux “journal” de Litvinov».

Le Contrat social

704
«Revue historique et critique des faits et des idées».
Volume I, n° 1 : mars 1957 au volume XII n° : 4 décembre 1968
Gérants : L. Cancouet puis Marcel Body
Institut d'Histoire sociale, Paris

Volume I - 1957

n° 2 - mai : «Le spectre du marxisme


n° 3 - juillet : «Stalinisme et déstalinisation»,
Compte-rendu : W. Starlinger, Limites de la
puissance soviétique, Ed. Spès.
n° 4 - septembre : «L'évolution soviétique»,
Compte-rendu : Les entretiens de Saint
Germain. Liberté aux liberticides, Cahiers
mensuels de Spartacus.
n° 5 - novembre : «Un anniversaire»,
Compte-rendu : Jacques Lanzmann, Cuir de
Russie, Julliard.

Volume II - 1958

n° 3 - mai : «Autour du sommet».


n° 5 - septembre : Compte-rendu : Myron Rush, The rise of
K hrischev, Washington, D.C., Public Affairs
Press, 1958

Volume III - 1959

n° 1 - janvier : «Crise de régime en France».


n° 2 - mars : «Un congrès ordinaire»,
«Réponse à la lettre de Myron Rush».
n° 3 - mai : «Feu la IIIè Internationale»,
«L'URSS et l'Islam».
n° 4 - juillet : «L'Affaire Toukhatchevski», Mémoire rédigé en
juillet 1957 pour la Commission internationale
contre le régime concentrationnaire.
n° 5 - septembre : Compte-rendu W. Starlinger, Derrière la
Russie, la Chine, Ed. Spès.
n° 6 - novembre : «Le mythe du “défi”»,

705
Compte-rendu : La compétition économique
entre l'URSS et les USA (en russe), Moscou,
1959, Gosplanizdat.

Volume IV - 1960

n° 1 - janvier : «Le culte de Lénine».


n° 2 - mars : «Coexistence et lutte idéologique».
n° 3 - mai : «La quintessence du marxisme et du
léninisme».
n° 4 - juillet : «Khrouchtchev révisionniste».
n° 5 - septembre : «Vent d'Est».
n° 6 - novembre : «Ombres chinoises».

Volume V - 1961

n° 1 - janvier : «Le national-socialisme soviétique».


n - mars/avril «Khrouchtchev et Mao»,
Compte-rendu. Histoire du parti communiste de
l'Union Soviétique, Moscou, 1960, Editions en
langues étrangères.
Léonard Schapiro : The communist party of the
Soviet Union, Londres, 1960. Eyre and
Spottiswoode
n 3 - mai/juin : «Méconnaissance de l'Est».
n 4 - juillet/août «Le programme communiste».
nk 5 - septembre/octobre : «Ignominie de Staline»,
«Le Congrès du programme».
n 6 - novembre/déc. : «Un congrès “historique”».

Volume VI - 1962

n 1 - janvier : «Monolithisme de façade».


n° 2 - mars/avril : «Le spectre jaune».
n° 3 - mai/juin : «Le communisme et l'histoire».
n° 4 - juillet/août : «Les clairs obscurs du néo-stalinisme».
n° 5 - septembre/octobre : «Le rêve communiste et la réalité»,

706
Compte-rendu : Gérard Rosenthal M ém oire
pour la réhabilitation de Zinoviev (l'affaire
Kirov), Paris, 1962, Julliard.
Georges Plekhanov : Œuvres philosophiques,
Tome 1, Moscou, 1962, Editions en langues
étrangères.
n° 6 • novembre/déc. : «Idéologie et phraséologie».

Volume VII - 1963

n° 1 - janvier : «La discorde chez l'ennemi».


n° 2 - mars/avril «Partis frères et idées sœurs»,
«Inhumain, trop inhumain».
n° 3 - mai/juin : «Rappel au conformisme»,
Compte-rendu : Alfred J. Rieber : Stalin and
the french Communist Party, 1941-1947.
Columbia University Press, New-York et
Londres, 1962.
n° 4 - juillet/août «La décomposition du marxisme-léninisme»,
Compte-rendu : Social democracy and the St.
Petersbourg labor movement, 1885-1897.
Harvard U niversity Press, Cam bridge
Massachuschetts, 1963.
n - septembre/octobre : «Au dessus de la mêlée»,
Compte-rendu : Milovan Djilas : Conversations
avec Staline. Paris, 1962, Gallimard.
nv - novembre/déc. : Les imposteurs dans l'impasse

Volume VIII - 1964

n° 1 - janvier : «Du bruit et de la fureur»,


Compte-rendu : V. Lénine : Œuvres choisies, en
3 vol., Moscou, s.d. Editions en langues
étrangères.
n° 2 - mars/avril «Le spectre du trotskisme»,
«Antimarxisme systématique»,
Compte-rendu : Léon Trotsky : De la Révolution
Paris, Editions de Minuit.
n° 3 - mai/juin : «En un combat douteux»,

707
Compte-rendu : Histoire du Parti communiste
de l'Union Soviétique, Editions en langues
étrangères. V. Lénine : Œuvres choisies en 3
vol. Moscou, Editions du Progrès Vol. 3.
n° 4 - juillet/août : «Le désarroi communiste»,
«Comment les archives social-démocrates ont
été sauvées»,
Compte-rendu : Karl Marx et Friedrich Engels :
Textes sur le colonialisme, Moscou, Editions en
langues étrangères.
n° 5 - septembre/octobre : «Exit Khrouchtchev»,
«L'annonce faite à Mao»,
«N. V. Volski (Valentinov)».
n° 6 - novembre/déc. : «A l'Est, rien de nouveau».

Volume IX - 1965

n° 1 - janvier «Dépersonnalisation du pouvoir soviétique»,


Compte-rendu : The Trotsky Papers, 1917-
1922. Edited and annotated by jan M. Meijer.
Tome 1 1917-1919, La Haye, Londres, Paris,
1964, Mouton & Co.
n° 2 - mars/avril : «Le moujik et le commissaire».
n° 3 - mai/juin : «La guerre impossible».
n° 4 - juillet/août : «Vingt ans après».
n° 5 - septembre/octobre «Ni orthodoxie, ni révisionnisme».
n° 6 - novembre/déc. : «Mythes et fictions»,
«Commentaires sur le “martyrologue”»,
«De Ialta à Bandoeng»,
Correspondance : Réponse à Benjamin Ginsburg.

Volume X - 1966

n° 1 - janvier : «Ainsi parla Khrouchtchev»,


Correspondance : Réponse à Léo Moulin.
n° 2 - mars/avril : «Mi-paix, mi-guerre».
n° 3 - mai/juin : «Simulacre de congrès».
n° 4 - juillet/août : «Perspective d'anniversaire»,

708
«La conférence de Ialta. Un commentaire»
(février 1945).
n° 5 - septembre/octobre : «La France entre l'Est et l'Ouest»,
Avant-propos à Michel Borodine en Amérique
(1919) par M. N. Roy.
n° 6 - novembre/déc. : «La troisième guerre mondiale»

Volume XI - 1967

1 - janvier : «Un “Temps des Troubles” en Chine».


n 2 - mars/avril «Cinquante ans après»,
Présentation de «Chez Trotsky : controverse et
déception» par Jacques de Kadt.
n° 3 - mai/juin «La fille de Staline»,
«Le meurtre de Nadièjda Allilouieva»,
Présentation de «Chez Simone Weil : rupture
avec Trotsky» par Jacques de Kadt.
4 - juillet/août «Défaite soviéto-arabe».
nc 5 - septembre/octobre : «Le coup d'octobre»,
«A propos d'un anniversaire : Charles
Baudelaire».
n 6 - novembre/déc. : «Après le jubilé. Staline et les siens».

Volume IX - 1968

n° 2/3 - avril/septembre : «La guerre civile en France»,


Présentation du texte de Paul Barton : «Le viol
de la Tchécoslovaquie».
n° 4 ■ décembre. : «Mao contre la Chine»,
«Les faux dans la guerre politique», suivi de
«Faux et faussaires»,
Compte-rendu : «L'or et le wagon». Z.A.B.
Zeman : Germany and the Révolution in Russia.
Documents from the Archives o f the German
Forein M inistry. London 1958, Oxford
University Press. Z.A.B. Zeman and W.B.
Scharlan : The Merchant of Révolution. The life
of Alexander Israël Helphand (Parvus), 1867-
1924, London, 1965 Oxford University Press.

709
Ida Mett : Le paysan russe dans la révolution
et la post-révolution, Paris, Editions Spartacus,
René Lefeuvre. Georges Lukacs : L é n in e .
Préfacé de J.-M. Brohm. Paris, 1965, Etudes et
Documentations internationales. Jacqueline de
Proyart : Pasternak, Paris, 1964, Gallimard, la
Bibliothèque idéale. Guy de Carmoy : L ’alliance
atlantique disloquée, Paris, 1966, association
française pour la communauté atlantique. Henri
de Montfor : Le massacre de Katyn, Paris, 1966,
la Table ronde. Eugène Lyons : W o r k e r s '
Paradise Lusl. Fifly Years of Soviet Communism
: a Balance Sheet. New-York, 1967, Paperback
Library. T.K. Kytchko : Judaïsme sans fard
(texte intégral, traduit de l'ukrainien), Paris,
Cercle d'Etudes franco-ukrainiennes, Etudes et
Documents. Richard V. Allen : Peace or Peaceful
Coexistence ? With a foreword by Bertram D.
W olfe, Chicago, 1966, American Bar
Association.

Contrepoint

revue trimestrielle
n° 2, octobre 1970, «Le léninisme» (extraits d'une lettre à Trotsky
du 8 juin 1929).
n° 26, 2e trimestre 1978 «Pages retrouvées : Aveux à Moscou».
n° 30, été 1979, «Derniers entretiens avec Babel».
n° 32, n° spécial, 1980, «Le dossier Toukhatchevski et Cie».

La Corrèze républicaine et socialiste

1962 (nouvelle série)


n° 310, 27 janvier, «Le message du Président Kennedy».
n° 314, 24 février, «La vraie figure du matamore Nasser».
n° 317, 17 mars, «Khrouchtchev agriculteur».
n° 322, 24 avril, «La diplomatie dans l'impasse».
n° 325, 12 mai, «Variations sur le thème de Berlin».
n° 333, 7 juillet, «L'expérience soviétique».

710
n° 348, 3 novembre, «La disette au pays de Mao».
n° 351, 24 novembre, «Fausse alerte aux Caraïbes».
n° 352, 1er décembre, «L'évolution soviétique. A l'instar du
capitalisme».

1963 (nouvelle série)


n° 360, 26 janvier, «Dragon de papier et foudres de carton».

Le Débat
Revue mensuelle. Gallimard - Directeur : Pierre Nora
n° 9 - février 1981 : «Panait Istrati et le communisme». Republié en
brochure sous le même titre (Paris, Editions
Champ libre, 1981), puis dans Souvenirs sur
Panait Istrati, Isaac Babel, Pierre Pascal, suivi
de Lettre à A. Soljénitsyne, Paris, Editions
Gérard Lebovici, 1985.

Dissent

Eté 1977 - n° 24 : Solzhenitsyn and Lenine (I)


Hiver 1978 - n° 25 : Solzhenitsyn and Lenine (II). Traduction : A.
Foulke

L'Echo d'Alger

Quotidien.
Cote BN : JO 92220
Boris Souvarine collabora à ce quotidien de 1948 à 1950 sous le nom
de B. Souvart. Le titre général de sa rubrique de politique
internationale était «Tour d'Horizon Mondial».

5 décembre 1948 «Tour d'Horizon Mondial».


12 décembre 1948 «Tour d'Horizon Mondial».
19 décembre 1948 «Tour d'Horizon Mondial».
26 décembre 1948 «Tour d'Horizon Mondial».

711
2 janvier 1949 : «Tour d'Horizon Mondial».
9 janvier 1949 : «L'Allemagne».
16 janvier 1949 : «M. Truman et l'URSS».
23 janvier 1949 : «Le Pétrole».
30 janvier 1949 : «Affaires de Chine».
6 février 1949 : «Staline Dixit».
13 février 1949 : «Les secrets du Japon».
20 février 1949 : «Préparatifs Américains».
27 février 1949 : «Staline contre la Religion».
6 mars 1949 : «Le Scandale communiste».
13 mars 1949 : «A l'Est, rien de nouveau».
20 mars 1949 : «Connaissance de l'URSS».
27 mars 1949 : «Le Pacte Atlantique».
3 avril 1949 : «Le Pacte Atlantique et l'ONU».
17 avril 1949 : «Le Pacte Atlantique et l'Allemagne».
24 avril 1949 : «La Session des Nations Unies».
8 mai 1949 : «Le cache-cache russo-américian».
22 mai 1949 : «La paix et le Proche-Orient».
29 mai 1949 : «Année noires de la Chine rouge».
12 juin 1949 : «Les communistes à l'œuvre en Afrique».
19 juin 1949 : «Encore une conférence pour rien».
26 juin 1949 : «Persécution des Musulmans en URSS».
3 juillet 1949 : «Permanence du problème allemand».
11 juillet 1949 : «Les vicissitudes de la Ligue Arabe».
17 juillet 1949 : «Crise économique et crise de bon sens».
24 juillet 1949 : «La politique extérieure des Etats-Unis».
31 juillet 1949 : «Une nouvelle phase de la guerre froide».
8 septembre 1949 : «Nouvel essor du nationalisme allemand».
25 septembre 1949 : «La guerre des nerfs dans les Balkans».
2 octobre 1949 : «Bombe atomique et stratégie politique».
9 octobre 1949 : «Les conquêtes russes en Asie».
16 octobre 1949 : «Devant les perspectives atomiques».
23 octobre 1949 : «Le pétrole, la guerre et la paix».
28 octobre 1949 : «Le pétrole, la guerre et la paix».
1er novembre 1949 : «Le Désastre américain en Chine».
15 novembre 1949 : «Staline contre Truman».
29 novembre 1949 : «Vers un sordide isolement».
14 décembre 1949 : «Les Nations désunies à l'œuvre».
23 décembre 1949 : «La Chine dans le jeu soviétique».

7 1 2
30 décembre 1949 : «Le relèvement de l'Allemagne».
24 janvier 1950 : «La marée communiste en Asie».
28 janvier 1950 : «La face perdue en Chine».
4 février 1950 : «Convoitises soviétiques sur l'Autriche».
11 février 1950 : «L'espionnage communiste en Amérique».
19 février 1950 : «Rouges et Jaunes contre Blancs».
26 février 1950 : «De la tension à la rupture».
7 mars 1950 : «Rouble élastique et monnaie de singe».
15 mars 1950 : «Encore l'espionnage communiste».
19 avril 1950 : «La politique extérieure américaine».
26 avril 1950 : «Diplomatie totale et incertitude absolue».
12 mai 1950 : «La guerre froide à sens unique».
10 juin 1950 : «La patience britannique à l'épreuve».
9 septembre 1950 : «En marge de la guerre de Corée».
20 septembre 1950 : «Les affaires sont les affaires».
5 octobre 1950 : «Les excuses de M. Dean Acheson».
13 octobre 1950 : «Réflexions devant le 38è parallèle».
22 novembre 1950 : «Incertitudes politiques américaines».

Esope
Liste des articles de Boris Souvarine parus dans ce mensuel du 15
février 1955 au 31 janvier 1963, établie par l'Institut d'histoire
sociale.
1955
«Boulganine remplace Malenkov».
«Le jeu soviétique».
«La vrai leçon de Yalta».
«A l'Est rien de nouveau».
«La conférence de Bandoeng».
«Le nouveau jeu de Moscou».
«Une conférence de plus».
«Détente et neutralisme».
«Boulganine et la politique extérieure».
«L'esprit de Genève».
«La conférence à quatre».
«Les relations Bonn-Moscou».
«L'auto-critique de Molotov».
«Autour de l'O.N.U.».
«Les communistes, l'Inde et le Ghandisme».

713
1956
«Après les élections».
«Toujours la guerre froide».
«L'Occident et les deux transfuges».
«Réhabilitation de cadavres».
«Le spectre de Trotsky».
«Les bolchéviks en Angleterre».
«Le Stalinisme survit à Staline».
«Beaucoup de bruit pour rien (Molotov)».
«Cauchemar en U.R.S.S.».
«Un accès aigu de stalinisme».
«L'école soviétique du suicide».
«Les communistes et les musulmans».
«Suez et Alger».
«Le jeu de Moscou».
«Beaucoup de bruit pour peu de choses».
«Autres révolutions d'octobre».
«Les maîtres chanteurs de Moscou».
«La discorde au camp communiste».
1957
«Russes et soviétiques : ne pas confondre».
«Racontars et commérages sur l'U.R.S.S.».
«La France devant l'O.N.U.».
«Offensive de guerre froide».
«Ce qui se passe à Moscou».
«Quelque réalité soviétique».
«Vaine menace soviétique».
«Affaires très sérieuses en U.R.S.S.».
«Washington et Moscou».
«Khrouchtchev contre l'oncle Sam».
«L'exhibition de Khrouchtchev».
«Crise à Moscou».
«Les soviétiques au Proche-Orient».
«Les relations soviéto-yougoslaves».
«A Moscou, rien ne change».
«Passé le 7 novembre».
«La politique américaine».
«Moscou et la conférence atlantique».
1958

714
«La question d'Occident».
«Moscou joue et gagne».
«Crise agricole en U.R.S.S.».
«Politique de faiblesse».
«Dix ans après le coup de Prague».
«Comédie électorale en U.R.S.S.».
«Encore du bruit pour rien».
«Au sommet de l'absurde».
«Chiffons de papier soviétiques».
«Djilas a dit vrai».
«Outrages à l'oncle Sam».
«Alerte en permanence».
«L'Occident devant la conférence au sommet».
«Négociations avec les communistes».
«L'imposture panarabe».
«“Non” à Khrouchtchev».
«Brûlant épisode de guerre froide».
«Nouvelles négociations inutiles».
«L'éternel chantage».
«Le test de Berlin».
«Le conflit en question».
1960
«La mission de Mikoïan».
«Mikoïan en Amérique».
«Le congrès ne s'amuse pas».
«Préparatifs inutiles».
«Conférence sans surprise».
«Succès ou fiasco à Genève ?».
«Sur la mauvaise voie».
«M. Nixon à Moscou».
«Un invité indésirable».
«Lettre des Etats-Unis : En attendant Khrouchtchev».
«Le défaitisme occidental».
«Grande saison diplomatique».
«Le gâchis arabe».
«Calendrier diplomatique».
«Armement et désarmement soviétiques».
«Fiasco agricole en U.R.S.S.».
«Les perspectives de Khrouchtchev».

715
«Exit Khrouchtchev».
«La descente au sommet».
«Echec ou succès ?»
«L'esprit du camp David».
«Le défi américain».
«Khrouchtchev à l'O.N.U.».
«Khrouchtchev urbi et orbi».
«Bilan d'une expédition».
«Les élections américaines».
«Kennedy, président».
«Ni mystère au Kremlin, ni malaise à Moscou».
«Le néocolonialisme soviétique».
1961
«Bilan de 1960».
«L'U.R.S.S., puissance coloniale».
«L'agriculture soviétique».
«Nouveau chantage soviétique».
«Mécomptes et insolences soviétiques».
«La leçon du Laos».
«Le bolide et la propagande».
«Au-delà des Caraïbes».
«Réalités soviétiques».
«Diplomatie itinérante».
«Le conflit perpétuel».
«L'A.B.C. de la guerre froide».
«Mélodrame sans entr'actes».
«Diplomatie terroriste».
«Hostilité arabo-arabes».
«Berlin et Damas».
«Trois bombes soviétiques».
«M. Kennedy aux “Isvestia”».
«L'O.N.U. en guerre».
1962
«Nasser et l'Occident».
«Le message du Président Kennedy».
«Le gendre de M. Khrouchtchev».
«Imbroglio de conférences».
«Khrouchtchev agriculteur».
«Nuages noirs au Proche-Orient».

716
«Variations sur le thème de Berlin».
«Fiasco chez Mao».
«Discorde au camp d'Occident».
«Derrière le décor du communisme».
«Au secours du communisme».
«Le communisme et la disette».
«Moscou et le Marché commun».
«A l'instar du capitalisme».
«Fausse alerte aux Caraïbes».
«Ni paix ni guerre sur l'Himalaya».
«Dragon de papier et foudres de carton».
1963
«Une protestation soviétique».

Est et Ouest

Bulletin de l'Association d'Etudes et d'informations politiques


internationales 1956-1983. Le bulletin intitulé de 1949 à 1955 BEIPI
commence en 1956 une nouvelle série sous le titre d'Est & Ouest
(BEIPI). La seule différence réside dans le fait que les auteurs ne sont
plus anonymes. Le bulletin sera bimensuel du n° 1 du BEIPI le
15 mars 1949 au n° 619 15/31 juillet 1978 d'Est& Ouest. Il devient
mensuel à partir du n°620 (ler/30 septembre 1978) jusqu'à la fin de
l'actuelle sérieterminée par la mort de son fondateur, Georges
Albertini, n° 674 (mai-juin 1983). Une nouvelle série d'Est & Ouest
sous-titrée «Mensuel de l'A ssociation d'Etudes politiques
internationales publié avec le concours de l'Institut d'Histoire Sociale»
débute en décembre 1983.

1956 - 8^*»« année (nouvelle série)

n° 143 - 1/15janvier: Bibliographie : Le chant interrompu.


Histoire des Rosenberg. Textes de Aragon,
Pierre Courtade, Maurice Druon, Ehrenbourg,
Howard Fast, Jean Freville, etc. (Gallimard)
n° 146 - 16/29 février : «Avant le 20è Congrès du PC de l'URSS».
n° 147 - 1/15 mars : «Le 20è Congrès du PC de l'URSS. Le stalinisme
sans démence».

717
n° 149 - 1/15 mars : «Le cas pathologique de Staline. Khrouchtchev
confirme le BEIPI et persiste dans le stalinisme.
Staline et Hitler»,
«Une partie serrée se joue entre Hitler et
Staline» (article paru dans Le Figaro du 7 mai
1939).
n° 150 - 16/30 avril : «Vue d'ensemble sur le récent Congrès
communiste de Moscou».
n° 156 - 16/31 juillet : «Le culte de Lénine», republication de
l'article «Que reste-t-il de Lénine ?», Le Figaro
littéraire (21 janvier 1939) Le même article
fut traduit sous le premier titre par la revue
The Modem quaterly de New-York.
n° 161 - 1/15 novembre : «A l'Est, quoi de nouveau ?»
n° 163 - 1/15 décembre : «Désinformations sur l'URSS. Les secrets
du Politburo».

1957 - 9ème année (nouvelle série)

n° 168 - 16/28 février : n° spécial : Le communisme européen


depuis la mort de Staline.
«A la mort de Staline»
n° 169 - 1/15 mars : «A tort et à travers».
n° 171 - 1/15 avril : «Les complices de Staline».
n° 178 - 16/31 juillet : «Du nouveau ,à Moscou».
n° 179 - 16/30 septembre: «De Staline en Khrouchtchev».
n° 180 - 1917/1957 : Histoire et bilan de la Révolution soviétique.
«“Octobre” Fictions et réalités».
n° 185 - 16/31 décembre : «Après la disgrâce de Joukov».

1958 - lOème année (nouvelle série)

n° 189 - 16/28 février : «Le “pain gratuit” en URSS».


n° 190 - 1/15 mars : «Commentaires sur les confidences d'un
diplomate communiste».
n° 192 - 1/15 avril : «Atrocités staliniennes et post-staliniennes».
n° 193 - 16/30 avril : «Khrouchtchev, hier et aujourd'hui».
n° 195 - 16/31 mai : «Encore le pain soviétique».
n° 198 - 1/15 juillet : «Khrouchtchev et la “direction collective”».

718
n° 199 - 16/31 juillet : «Chinoiseries intempestives».
n° 200 - 16/30 septembre : «L'axe Moscou-Pékin».
n° 204 - 16/30 novembre : «L'affaire Pasternak».

1959 - llèm e année (nouvelle série)

n° 207 - 1/15 janvier : «Khrouchtchev en scène».


n° 208 - 16/31 janvier : «La confession de Boulganine».
n° 214 - 16/30 avril : «Dimitri Manouilski».
n° 219 - 1/15 juillet : «Khrouchtchev signe son discours secret».
n° 220 - 16/31 juillet : «Sur la folie de Staline».
n° 225 - 16/30 novembre : «Le Dilemme de Khrouchtchev».

1960 - 12ème année (nouvelle série)

n° 229 - 16/31 janvier : «Etrange anniversaire».


n° 240 - 1/15 juillet : «Fiction et réalité».
n° 243 - 1/15 octobre : «Khrouchtchev, Souslov et Mao».
n° 246 - 16/30 novembre : «Moscou contre De Gaulle».
n° 258 - 16/31 décembre : «L'URSS contre les USA».

1961 - 13ème année (nouvelle série)

n° 257 - 1/15 mai : «Un nouvel opium du peuple».


n° 262 - 16/31 juillet : «Mythes et réalités soviétiques».
n° 266 - 1/15 novembre : «Le XXIIè Congrès à Moscou».
n° 267 - 16/30 novembre : «Un Congrès surprise».
n° 269 - 16/31 décembre : «L'assassinat de Béria»,
«Note à la biographie officielle de Béria en
1950 tirée de la G rande E n cy clo p éd ie
soviétique».

1962 - 14ème année (nouvelle série)

n° 277 - 16/30 avril : «Les surprises d'un congrès».


n° 289 - 1/15 décembre : «Situation de Khrouchtchev».

1963 - 15ème année (nouvelle série)

719
n° 293 - 1/15 février : «Les surprises du Comité Central».
n° 295 - 1/15 mars : «La succession de Staline».
n° 299 - 1/15 mai : «Problèmes soviétiques insolubles».
n° 306 - 1/15 octobre : «La case de l'Oncle Tomski».
n° 308 - 1/15 novembre : «Le blé, l'or et le rouble».
n° 310 - 1/15 décembre : «Les affaires sont les affaires».

1964 - 16ème année (nouvelle série)

n° 312 - 1/15 janvier : «Khrouchtchev dixit».


n° 314 - 1/15 février : «Le Courrier socialiste n'est plus».
n° 315 - 16/29 février : «Controverse sur un congrès surprise. De
surprise en surprise»,
«Points sur les “i”».
n° 319 - 16/30 avril : «Sur la judéophobie communiste».
n° 323 - 16/30 juin : «La guerre froide russo-chinoise»,
«N. Volski (N. Valentinov)».

1965 - 17ème année (nouvelle série)

n° 336 - 16/28 février : «Aveux tardifs. Tortures en Union


soviétique au temps de la “Grande purge” :
“l'Année noire”».
n° 339 - 1/15 avril : «Misère de la philosophie de l'histoire
communiste».
n° 346 - 16/31 juillet : «Un document sur le parti communiste
français. Une lettre de B. Souvarine à
l'opposition russe» (Paris, décembre 1927).
n° 348 - 1/15 octobre : «“P utréfaction” du capitalism e et
“socialisme triomphant”».
n° 352 - 1/15 décembre : «Correctif à la prolifération chinoise».

1966 - 18ème année (nouvelle série)

n° 358 - 1/15 mars : «Etat de l'agriculture soviétique».


n° 360 - 1/15 avril : «L'énigme démographique en Chine».
n° 370 - 16/31 octobre : «Population et production en Chine».

1967 - 19ème année (nouvelle série)

720
n° 383 - 1/15 mai : «Perspectives chinoises d'outre-tombe».
n° 390/391 - 1/31 octobre : «Un manifeste de la médiocratie
soviétique».

1968 - 20ème année (nouvelle série)

n° 397 - 16/31 janvier : «Rescapée du bagne soviétique».


n° 408 - 1/31 juillet : «Nouveau correctif au péril jaune».

1969 - 21ème année (nouvelle série)

n° 431 - 16/30 septembre : «Max Eastman».


Supplément au n° 435 - 16/30 novembre : «Anatole Kouznetsov,
homme libre».

1970 - 22ème année (nouvelle série)

n° 442 - 1/15 mars : «La Russie soviétique en 1941, II® semestre».


n° 444/445 - 1/30 avril : «Une controverse avec Lénine : 1916-
1917. “A nos amis qui sont en Suisse”. Post-
scriptum».
n° 451 - 16/31 juillet : «Mort d'Alexandre Kerenski»,
«Ainsi parla Kerenski» (La Vérité, 10 juillet
1918).
n° 458 - 16/31 décembre : «La scission de Tours»,
«Fragment d'un rapport sur la scission de
Tours» (janvier 1921).

1971 - 23ème année (nouvelle série)

supplément au n° 465 - 1/15 avril : «U n p o t-p o u rri de


Khrouchtchev».

1972 - 24ème année (nouvelle série)

n° 490 - 1/15 juin : «Deux anniversaires : Serge Prokopovicz».


n° 496 - 16/31 octobre : Notice bibliographique : Russian sériés on
social history.

7 2 1
n° 499 - 1/15 décembre : «Lénine peu connu». Introduction de B.
Souvarine au livre du même titre de N.
Valentinov (en russe), Librairie des cinq
Continents.
Bibliographie : Henri de Monfort, Le massacre
de Katyn, Presses de la Cité.

1973 - 25^me année (nouvelle série)

n° 505 - 1/15 mars : «Tibor Szamuely (In mémoriam)»,


Bibliographie : Joseph Berger, Nothing but the
Trulh - Michel Bakounine : Les ours de Berne
et l'Ours de Moscou
n° 507 - 1/15 avril : «Le stalinisme, selon Roy Medvediev».
n° 513 - 1/15 juillet : Bibliographie : “Lénine iiber ailes».
n° 514 - 16/31 juillet : Nécrologie : Ida Lazarevitch.
n° 515 - 16/30 septembre : «Un demi siècle d'amitié».
n° 517 - 16/31 octobre : Bibliographie : documentation sur le
communisme.
n° 520 - 1/15 décembre : Deux articles d'Est & Ouest, 1952 et 1956
(BEIPI, n° 78, 1/15 décembre 1952, p. 24/25 et
n° 143, 1/15 janvier 1956, p. 16/17). Post-
scriptum

1974 - 26ème année (nouvelle série)

n° 528 - 1/15 avril : Bibliographie : «Trotski biographe de Lénine».


n° 530 - 1/15 mai : «L'opinion de Roy Medvedev sur L’Archipel du
Goulag » (présentation).
n° 537 - 1/15 octobre : Bibliographie «Les confidences de
Khrouchtchev».

1975 - 27^me année (nouvelle série)

n° 554 - 16/30 juin : Article écrit pour la revue canadienne des


slavistes : Canadian Slavonie Papers suivi d'un
post-scriptum

7 2 2
n° 555 - 1/15 juillet : «Sur l'histoire du Comintern». Compte-rendu
d'abord paru en anglais dans la Slavic Review
(University of Washington)
n° 556 - 15/31 juillet: Les pensées intempestives de Maxime Gorki.
Avant propos de B. Souvarine. Editions de l'Age
d'homme (1975)
n° 559 - 15/31 octobre : «Les souvenirs de Pasternak».
n° 560 - 1/15 novembre : «Les dangers de la route en URSS».
n° 562 - 1/15 décembre : «Histoire de l'idéologie du communisme
soviétique». Article «L'idéologie» dans le
Dictionary of the History of ideas, Charles
Scribner's Sons (1973-1974)
n° 563 - 16/31 décembre : «La guerre polono-soviétique de 1919-
1920».

1976 - 28ème année (nouvelle série)

n° 568 - 1/15 mars : «De Nguyen Ai Quac en Ho chi Minh» (lettre à


la revue américaine Dissent).
n° 569 - 16/31 mars : «A propos de Ho chi Minh».
n° 570 - 1/15 avril : «Soljénitsyne et Lénine».
n° 575 - 16/30 juin : «L'histoire de Russie et Soljénitsyne».
n° 584 - 16/31 décembre : «Nicolas Lazarévitch».

1977 - 29ème année (nouvelle série)

n° 585 - 1/15 janvier : Bibliographie : La chute finale ?


n° 590 - 16/31 mars : «Un pacte de non-agression morale» (un article
oublié d'Anatole de Monzie). Présentation.
n° 595 - 1/15 juin : Les hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev.
Présentation de la préface de Michel Heller
(Editions l'Age d'homme).
n° 599 - 16/30 septembre : «Dernier mot sur les Rosenberg».
n° 602 - 1/15 novembre : «Staline pourquoi et comment». Réédition
Cahiers Spartacus.
n° 604 - 1/15 décembre : Fragments d'historiographie communiste».
Reproduction des questions publiées en
rétablissant le texte complet des réponses à un

723
questionnaire du quotidien parisien J ’informe
(10 novembre 1977).

1978 - 30ème année (nouvelle série)

n° 608 - 1/15 février : «Controverse sur “l'Or et le wagon”», paru


d'abord sous ce titre dans Le Contrat social
(Paris, 1968, vol. XII, n° 4).
n° 610 - 1/15 mars : Réponse au journal russe quotidien de New-
York, Novoié Rousskoié Slovo.
n° 615 - 15/31 mai : «Le communisme et ses idoles» (reproduit avec
l'autorisation de la revue Lire).

1979 - 31ème année (nouvelle série)

n° 610 - 1/15 mars : Contributions à Est & Ouest


I - «Le memento de la guerre froide»,
II - «Le Monde, auxiliaire du communisme»,
III - «Un Caligula au Kremlin»,
IV - «Le testament de Lénine».
n° 628 - 1/31 mai : Un document d'histoire, quarante ans après :
«Staline et Hitler». Un article du Figaro du 7
mai 1939
n° 635 - 1/31 décembre : «Le grand secret du Kremlin» (en
collaboration avec N. Valentinov)
I - De la manie des grandeurs à la folie
sanguinaire
II - Démence du chef et complicité de
l'entourage
III - Des “assassinés” que personne n’a tués.

1980 - 32ème année (nouvelle série)

n° 641 - 1/30 juin : «Soljénitsyne à Zurich» suivi de «Soljénitsyne,


le roman et l'histoire».
n° 642 - 1/31 juillet : Erratum : Soljénitsyne à Zurich.

1982 - 34ème année (nouvelle série)

724
n° 665 - 1/31 juillet : L'utopie au pouvoir (Histoire de l’URSS de 1917
à nos jours) de Michel Heller et Alexandre
Nekrich , Paris, Calmann-Lévy, 1982.
n° 666 - 1/30 septembre : Récit d'un paysan russe de Jean Stoliacoff.
Copyright Mme V. Stoliacoff, 16 Square Port-
Royal - 75013 Paris. Tous droits réservés.

1983 - 35ème année (nouvelle série)

n° 670 - 1/31 janvier : «Du beurre, du blé... et du gaz».


n° 671 - 1/28 février : «Un crime inédit de Staline. Le secret de
famille de Staline révélé. Le viol d'une
adolescente. Une révélation de Joseph Itskov»,
présentation.

L'Express

Hebdomadaire fondé en 1954.

n° 1484 - 15 déc. 1979 : «Souvenirs sur Lénine, Trotsky et Staline»


(document), entretien avec Branko Lazitch.
n° 1535 - 6 déc. 1980 : «La vérité sur le Congrès de Tours»
(document).
n° 1550 - 21 mars 1981: «Angelica, la petite sœur du socialisme» (à
propos du livre d'Angelica Balabanoff : Ma vie
de rebelle, Balland)
n° 1565 - 3 juillet 1981 : «Léon Blum : Les grandes illusions»
(document).
n° 1583 - 6 nov. 1981 : «“Globalement positif’».

Le Figaro

Cote BN : D15 (édition de Paris)

1953

n° 2642 - 8 mars : «Après Staline».

725
n° 2643 - 9 mars : «Malenkov au pouvoir».
n° 2649 - 16 mars : «A l'Est du nouveau».
n° 2655 - 23 mars : «A Moscou : le partage de l'héritage»
n° 2661 - 30 mars : «Il se passe quelque chose derrière le mur du
Kremlin. Un fait de premier ordre : l'étreinte
dictatoriale se relâche...»
n° 2667 - 6 avril : «Un nouveau désaveu du stalinisme».
n° 2670 - 9 avril : «Moscou répudie l'antisémitisme stalinien».
n° 2679 - 20 avril : «Lutte intestines en URSS».
n° 2685 - 27 avril : «Le revirement s'accentue».
n° 2749 - 11/12 juillet : «La chute de Béria».
n° 2750 - 13 juillet : «L'Affaire Béria. Le Polilburo s'est débarrassé
a
d'un “nouveau Staline”».
n° 2755 - 18/19 juillet : «Les prem iers enseignem ents de
l'assassinat de Béria».
n° 2756 - 20 juillet : «En URSS, l'armée entre en scène. En Union
Soviétique, après la Géorgie et l'Ukraine la
“purge” atteint l'Azerbaïdjan».
n° 2770 - 5 août : «Le Conseil suprême de l'URSS se réunit
aujourd'hui».
n° 2773 - 8/9 août : «Le budget de l'URSS n'avoue qu'une partie des
dépenses militaires».
n° 2791 -3 1 août : «Ce que Malenkov n'a pas dit».
n° 2798 - 8 septembre : «Six mois après la mort de Staline».
n° 2803 - 14 septembre : «N. Khrouchtchev premier secrétaire».
n° 2806 - 17 septembre : «Le “déboulonnage” de Staline».
n° 2818 - 1er octobre : «Du beurre capitaliste sur le pain
soviétique».
n° 2841 - 28 octobre : «Staline et les microbes».
n° 2885 -1 8 octobre : «Le procès Béria en perspective».
n° 2891 - 25 décembre : «Après l'exécution de Béria. L'implacable
mécanisme».

1954

n° 2925 - 3 février : «Après 36 ans d'existence, le régime soviétique


n'a même pas résolu le problème de la stabilité
ministérielle».

726
n° 2949 - 3 mars : «Les élections soviétiques donnent un avant-
goût du régime voulu par Moscou pour
l'Allemagne unifiée».
n° 2966 - 23 mars : «Après la mort de Staline, que reste-t-il de sa
légende ?»
n° ... - 16 octobre : «Causer avec Malenkov».
n° 3199 - 21 décembre : «Libérer Formose».
n° 3203 - 25/26 déc. : «Après l'exécution d'Abakounov et de trois
hauts fonctionnaires de la police, rien ne
permet de supposer que l'ère des répressions
illégales soit close en URSS».

1955

n° 3242 - 9 février : «C'est Khrouchtchev qui détient en fait le


pouvoir».
n° 3244 - 11 février : «Les changem ents au Kremlin : un
remaniement d’ordre strictement intérieur».

1956

n° 3563 - 20 février «Sensation à Moscou au Congrès du Parti.


Staline condamné par Mikoyan pour ses
erreurs. Responsabilité dans l'aggravation des
rapports internationaux de l'URSS et de la crise
soviéto-yougoslave : Haro sur les fétiches».
n° 3613 - 18 avril «Après le discours secret de Khrouchtchev, les
révélations commencent à peine».
n° 3650 - 1er juin «L'exécution de Baguirov et Cie. Nouvel épisode
des luttes intestines qui se livrent toujours
dans les sommets du PC de l'URSS»
n° 3676 - 2 juillet «Le testament de Lénine dénonçant Staline
publié à Moscou. Cette divulgation préluderait
à celle du rapport secret de Khrouchtchev. Vers
la réhabilitation de Trotski».
n° 3799 - 23 novembre «Hongrie : grève totale. Abomination de la
désolation».

1957

727
n° 3990- 5 juillet : «Grand dégel»
n° 3992- 8 juillet : «Malheur aux vaincus. Des morts qu'il faut
qu'on tue»
n° 4021 - 10/11 août : «Echec à Khrouchtchev».
n° 4035 - 28 août : «Le verre d'eau»
n° 4063 - 30 septembre : «L'URSS sans plan quinquennal»
n° 4087 - 28 octobre : «Un coup de théâtre à Moscou. “Exit”Joukov »
n° 4093 - 4 novembre: «Un simple accident ?»
n° 4113 - 27 novembre : «L'histoire du docteur Jivago, livre
interdit en URSS »

1958

n° 4173 - 5 février : «Le nouveau tournant de l'agriculture


soviétique»
n° 4289 - 21/22 juin : «Q uelques lum ières dans l'o b sc u rité
soviétique»
n° 4355 - 8 septembre : «Exit Boulganine. Un large débat à
prévoir»

1960

n° 4874 - 6 mai : «Le remaniement de Moscou et l'arrivée de


Kozlov»
n° 4884 - 18 mai : «Au-delà de Khrouchtchev»

NB : Le 1er septembre 1979 et le 20 octobre 1979, Le Figaro a


republié deux articles de Boris Souvarine sur les relations germano-
soviétiques écrits en 1939.

Le Flambeau

Revue belge des questions politiques et littéraires.


Directeurs : Henri Grégoire, Anatole Muhlstein et Charles Moureaux

n° 4 - 1953 (36è année) : — «Faut-il toujours négocier ?»,


— «Amérique et Russie»

728
(L’Observateur des Deux Mondes du 1er
septembre 1948).

Politique Internationale

Directeur général et rédacteur en chef : Patrick Wajsman

n° 12 - été 1981 : «Le mot-clef au Proche-Orient».

Preuves
Cahiers mensuels du Congrès pour la Liberté de la Culture, puis
Cahiers mensuels, enfin Revue mensuelle.
Publié sous la direction de François Bondy.
n° 1, mars 1951.
N. B. : Sur l'histoire de la revue P reuves, on consultera l'anthologie
d’articles de la revue, présentés et choisis par Pierre Grémion,
Preuves, une revue européenne à Paris — postface de François
Bondy — (Paris, Julliard/Commentaire, 1989), ainsi que son article
«Preuves dans le Paris de la guerre froide», Vingtième siècle —
revue d'histoire — , n° 13, janvier 1987, pp. 63-81. L'anthologie
réunie par Pierre Grémion comportait un article de Boris
Souvarine, «Les archives entrouvertes» (n° 66, août 1956), avec
la précision suivante : «Boris Souvarine fut un collaborateur de
Preuves dès les tout premiers numéros de ce qui n'était encore
que les Cahiers mensuels du Congrès pour la Liberté de la Culture.
Mais ses articles restèrent très longtemps anonymes.» Nous
n'indiquons ci-dessous que les articles signés par Souvarine à
partir des tables publiées par la revue.

1955

n° , «Soviétisme ou patriotisme».

1956
n° 66, août «Les archives entrouvertes».
n° 67, septembre «Joukov».

729
1957
n° 74, avril «URSS : les surprises du dégel».
n° 78, août «Khrouchtchev historien» (A. Rossi : Autopsie
du stalinisme).

1959
n° 97, «Ultima verba de Léon Trotski».

1960
n° 107, janvier «Saint Lénine».
n° 116, octobre «Ce parti à nul autre pareil» (Léonard Schapiro :
The Communist Party of the Soviet Union).

1961
n° 130, décembre «Archives sanglantes».

1962
n° 136, juin «Eugène Zamiatine».
n° 142, décembre «Les mémoires d'Ehrenbourg».

1963
n° 145, mars «Réhabilitations en tapinois» (Gérard Rosenthal,
Mémoire pour la réhabilitation de Zinoviev).
n° 146, avril «Extraits du “Staline”».

1964
n° 161, juillet «Shakespeare soviétisé».
«Gorki censuré».
n° 164, octobre «Lénine au naturel».

1965
n° 168, février «Boris Pilniak».
n° 173, juillet «En deçà de la philosophie».
n° 178, décembre «URSS : écrivains réhabilités».

Problèmes du Communisme

Edition française de Problems of Communism

730
n° 5 - 1956 - Vol. III : «Les complices de Staline».

Problems of Communism

n° 2 - 1957 : «The durability of October».

La Revue de Paris

Mensuelle.
Directeur-gérant : Marcel Thiébaut
Cote Bibliothèque Sainte-Geneviève A E 8° Sup 646

1955 - Juillet : «L'URSS puissance coloniale»


1956 - Juin : «Le stalinisme sans Staline».

731
TABLE DES MATIERES
Introduction........................................................................................... 1

Chapitre I, Le communisme oppositionnel (1924-1929)................2 7


I. La «bolchévisation» et l'impossible redressement de
l'Internationale communiste......................................................................2 8
A. Le Cercle communiste Marx et Lénine et
les tentatives oppositionnelles.................................................................. 28
B. La solidarité avec les révolutionnaires persécutés en U.R.S.S....5 6
IL Trotsky et l'Opposition de gauche................................................ 7 1
A. Les premières années.....................................................................7 1
B. De la rupture de 1929 à la mort de Trotsky.................................... 8 2
III. L'évolution de la société soviétique.......................................... 105
A. La domination de l'Etat-parti.............................................................. 105
B. La mise à nu d'une société enchaînée............................................... 11 3

Chapitre II, Le communisme démocratique (1930-1934)...............13 8

I. Les lignes de force d'une pensée politique..................................13 9


A. Révolution française, tradition socialiste et marxisme............. 13 9
§. 1. Albert Mathiez, l'historiographie de la
Révolution française et le stalinisme................................................ 139
§. 2. Perpétuer la tradition socialiste et réviser le marxisme.......148
B. L'observation de la politique internationale.................................... 157
§. 1. L'U.R.S.S : de la famine au plan quinquennal..........................157
§. 2. L’Allemagne et l'arrivée d'Hitler au pouvoir..........................173

IL Boris Souvarine dans la culture politique de la


gauche française de l'entre-deux guerres.............................................. 1 B9
A. Le syndicalisme révolutionnaire et
La Révolution prolétarienne.............................................................. 189
B. Simone Weil, Alain et les Libres propos......................................202
C. André Breton et le surréalisme.....................................................21 0

III. L'échec du Cercle communistedémocratique............................. 221


A. Vers un nouveau parti communiste ?............................................... 221
B. Les 6 et 12 février 1934 et la recomposition
politique du mouvement ouvrier français......................................... ....23 8

- 732 -
Chapitre III, L'écho du Staline (1935)................................................... 257
I. L'explication d'un paradoxe........................................................... 25 8
A. La réédition de 1977...................................................................... 25 8
B. L'accueil du livre en 1935..............................................................264

IL Les conditions d'élaboration et de publication.......................... 269


A. La génèse du livre...........................................................................269
B. Les difficultés de publication........................................................ 27 5

III. L’écho du livre..............................................................................287


A. La presse de droite et d'extrême-droite..................................... 287
B. Les revues littéraires ou intellectuelles.............................................292
C. Le mouvement syndical..................................................................309
D. Le mouvement socialiste................................................................ 320
E. L'extrême-gauche : trotskystes,
communistes oppositionnels et anarchistes...................................33 5

IV. La destinée du livre..................................................................... 357

Chapitre IV, «L'agonie de l'espérance socialiste»,


(1936-1940)........................................................................................ 365

I. La sortie du communisme oppositionnel......................................366


A. Une nouvelle tribune : Les Nouveaux cahiers.............................366
B. Une position originale et atypique dans
le paysage politique du milieu des années trente.............................. 388

IL «Cauchemar en U.R.S.S.»................................................................401
A. Les procès de Moscou..........................................................................4 01
§. 1. L'opinion publique devant le procès d’août 1936..................401
§. 2. Boris Souvarine et les courants anti-staliniens
devant les procès................................................................................ 420
B. Les rapports soviéto-nazis jusqu'en août 1939..............................440

III. La marche vers le second conflit mondial................................ 464


A. Les crises annonciatrices : l'Espagne, la Chine, Munich.............464
B. Les relations soviéto-nazis pendant la drôle de guerre
et l’agression soviétique contre la Finlande..—.............................494

- 733
Conclusion. 510

Annexes :.............................................................................................. 528


— I, Lettre de Boris Souvarine à La Révolution prolétarienne
(5 février 1927)...................................................................................529
— II, La controverse Otto Bauer-Karl Kautsky sur le Staline :....... 544
— Présentation,
— «Staline avec et sans masque», par Fritz Alsen,........................546
— «Le dictateur dans la dictature», par Otto Bauer,...........................5 5 7
— Réflexions sur le front unique», par Karl Kautsky,.....................566
— Le Staline de Boris Souvarine, par J. Péra....................................5 8 7

Bibliographie générale.............................................................................. 6 2 6
Esquisse bibliographique des articles de Boris Souvarine.....____627

- 734 -
Mac
EPrint
26 Rue CriDoa
13005 M w alle
91 47 75 90

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