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wunulesbellesietres.com | catalogue de nos noweautie ior Slostronique Titre original Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftichen Tatsacho © Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1980 ie Erstausgabe erschien 1935 boi Benno Schwabe & Co (© 2008, pour la traduction frangaise ot la'prétace ar Société d'éaition Les Belles Lettres, 95, bd Raspail, 75005 Paris, wmwlesbellesietires.com ISBN : 2:251-49013-X Stepiqnint > EVANS www.stephaninicopias.com.be vasedO2 4 Moz W PREFACE FLECK DANS SONTEMPS, FLECK DANS NOTRE TEMPS : GENESE ET DEVELOPPEMENT D’UNE PENSEE, Un livre venu de nulle part 2 Lhistoire officielle de Genése ot développement d'un fait scientifique est celle d'un ouvrage trés original surgi du néant. Ce livre n’a pas trouvé d'audience lors de sa publication et a &té découvert tardivement grace a un concours de circonstances exceptionnelles. A la fin des années 1940, Ihistorien des sciences Thomas Kuhn, physicien dont 'cauvre se dirigeait alors vers l'épisté- mologle des sciences, remarqua par hasard rouvrage de Fleck en lisant une note de bas de page dans un livre du philosophe Hans Reichenbach, Experience and Prediction. Cette note ne se référait nullement au contenu du livre. Reichenbach, dont la vision des sciences était aux antipodes des idées développées par Fleck, faisait seulement allusion & des illustrations de squelettes humains reproduites dans le livre de ce der- nier. Kuhn fut pourtan 8 trigué par le titre Genése et X —_ GENESE ET DEVELOPPEMENT O’UN FAIT SCIENTIFGUE développement d'un fait scientifique, dont le theme fai sait écho a ses propres préoccupations’. Kuhn affirme que sa premiére lecture du livre do Fleck, en 1950, fut assez superficielle, puisqu'il ne mai- trisait bien ni l'allemand ni la problématique médicale discutée par Fleck. Il fut cependant suffisamment impressionné par certains arguments avancés dans Genése et développement pour mentionner Fleck, dans la préface de Structure des révolutions scientifiques, parmi les auteurs qui avaient influencé sa propre pen- sée2. La ronommée du livre de Kuhn attira attention d'autres chercheurs sur l'ceuvre de Fleck, et le socio- logue Robert Merton a gromu la traduction anglaise. Celle-ci fut publiée en 1979, alors que la « sociologie de la connaissance scientifique » se développait et que l'histoire des sciences connaissait un nouvel essor. Genése et développement d'un fait scientifique tut réedité en allemand, traduit en plusieurs autres langues et intégré au corpus des travaux de sociologie des sciences. Un demi-sidcle devait s!écouler avant que le temps fat mar pour la diffusion des idées do Fleck parmi les philosophes, ‘es historiens et les. sociologues de la science. Fleck lui-méme, décédé en 1961 (une année avant la publication de la premiere édition de la Structure des révolutions scientifiques), ne put bénéti- cler de ce réveil d’intérét pour ses idées. 4. Thomas Kuhn, « Foreword » (1979), dans Ludwik Fleck, Genesis and Development of a Scientific Fact, rad. Fred Bradley & ‘Thaddeus J. Trenn, Chicago & Londres, The University of Chicago Pross, 1978 (1935), p. vil 2. Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago {& Londres, The University of Chicago Press, 1962 (deuxieme édition élargie, 1970). PREFACE x! Uhistoire de la découverte du livre de Fleck, telle qu'elle est présentée dans la préface de la traduction anglaise de Genése et développement d'un fait scienti- fique ou dans celle de la traduction du recueil des articles de Fleck en langue anglaise, Cognition and Fact, posséde l’accent épique de certains récits de grandes découvertes scientifiques : une découverte importante faite par un savant isolé dans I'indifférence de ses col- lagues et le silence du milieu professionnel, la recon- naissance tardive de limportance d'idées développées ‘en marge des institutions officielles, la gloire posthume du savant °, Une telle présentation est pourtant aux anti- podes de la vision de la science développée par Fleck. Selon lui, le mythe d'un génie isolé développant une ceuvre importante est un pur non-sens. La science moderne, souligna Fleck & maintes reprises, est tou- jours une activité collective. La production et la validation des connaissances scientifiques ne peuvent étre réali- sées a |'écart ni do la société ni de la culture. II est donc probable que le développement des idées de Fleck Iui- méme ne fit pas exception a cette ragle. C’est pourquoi la premiére partie de cette postface trace les circons- tances qui ont vu naitre les idées novatrices de Fleck, en insistant sur le « collectif de pensée » qui a favorisé réclosion de ces idées. La deuxiéme partie suit I’évolu- tion de la pensée de Fleck. Enfin, la derniére partie sur- vole rapidement la réception de ses idées. 8, Thaddeus Trenn, « Pretace », dans Fleck, Genesis and Development of a Scientiic Fact, op. ci, p.xiexix ; Robert Cohen et Thomas Schnella, « Introduction », dans Robert Cohen et Thomas Schinelle (dit.), Cognition and Fact : Materials on Ludwik Fleck, Dordrecht, Reidel, 1986, p. x00 x La double marginalité de Ludwik Fleck. Ludwik Fleck (1896-1961) naquit & Lvov (Lemberg) en Ukraine, dans une famille juive. Lvov appartenait alors & empire austro-hongrois, La ville devint polonaise en 1919, fut occupée par 'armée soviétique en 1939, avant d'étre conquise par les Allemands en 1941. Dans cette ville, dans laquelle il vécut jusqu'en 1943, Fleck fit des études de médecine entre 1914 et 1920*. Altiré par la bactériolo- gie, il devint assistant de Rudof Weigel, un spécialiste du typhus mondialement renommé, d'abord & Przemysl, puis aluniversité de Lvov oi Weigel fut nommé professeur de bactériologie®, Fleck'ne parvint cependant pas & obtenir Un poste universitaire et travailla de 1923 & 1928 a hdpi tal général de la ville de Lvov, oi il devint le directeur du laboratoire du département de dermatologie et des mala- ies vénériennes. Cette tache lui permit de se familiariser avec |e test de Wassermann ; il écrivit d’ailleurs durant cette période plusieurs articles sur le perfectionnement de ce test. En paralléle, Fleck ouvrit un laboratoire privé danalyses médicales. Entre 1928 et 1936, il travailla éga- lement comme directeur du laboratoire d'analyses de la caisse d’assurance maladie de la ville de Lvov, poste qi perdit en 1935, alors que l'antisémitisme sévissait on Pologne. Jusqu’en 1939, Fleck travailla uniquement dans son laboratoire privé. 4. Thomas Schnell, « Microbiology and philosophy of science, Lwow and the German holocaust : Stations of lfe-Ludwik Fleck, 1896-1961 », dans Cohen et Schnelle (dit), Cognition and Fact Materials on Ludak Fleck, op. cit, p. 3-36. 5. Sur Welgo), of. Paul Weindling, Epidemics andl Genocide in Eastern Europe, 1890-1845, Oxford, Oxford University Pross, 2000. PREFACE x Pendant l'occupation soviétique (septembre 1939- juin 1941), Fleck, qui poursuivait ses recherches et ses publications dans des revues scientifiques, fur nommé comme enseignant a |'école de médecine de Lvov (rebaptisée institut médical d’Ukraine) et directeur du laboratoire municipal de bactériologie. Déchu de ses fonctions avec I'occupation allemande de Lvov et déporté au ghetto de cette ville, Fleck travailla dans le laboratoire de I'hépital du ghetto, et y développa un test de diagnostic du typhus, puis un vaccin contre cette maladie préparé a partir de lantigéne trouvé dans urine dos malades. Le typhus était un probléme de santé majeur non seulement dans le ghetto, mais aussi pour les troupes allemandes. Aussi les Allemands encoura- gérent-ils une produetion & grande échelle du vaccin éla- bord par Fleck. En 1943, avec la liquidation du ghetto de Lvov, Fleck, sa femme et leur fils furent déportés & Auschwitz. Repéré par les Allemands comme un expert du typhus, il fut envoyé & Buchenwald, od il participa & la production d'un vacsin contre cette maladie. Cette activité garantit sa survie et celle de sa famille, Apres la guerre, Fleck occupa une séri et de recherche en Pologne (a Lublin, Wroclaw ot Varsovie), et devint membre de Académie polonaise des sciences. Spécialisées en immunologie, ses recherches scientifiques portaient avant tout sur le réle des globules blancs dans les maladies infectieuses, ot sur le phénoméne de « leukergie » (agglutination des leucocytes), quill fut le premier & décrire. En 1957, avec la libéralisation partielle du régime communiste en Pologne, Fleck et sa femme obtinrent la permission d’émigrer en Israél ol vivait déja leur fils. La, Fleck fut employé par l'Institut des recherches biologiques de Nes Ziona. II mourut en Israél en 1961 XIV GENESE ET DEVELOPPEMENT D’UN FAIT SCIENTIFIQUE Toute sa vie Fleck travailla comme bactériologis‘e et immunologiste, et il mena aprés la guerre une cartiére scientifique réussie dans ce domaine. Entre 1926 et 1946, il développa, en paralléle a son activité scientifique, des réflexions hautement novatrices sur la science, et dont le point d’orgue fut la publication, en 1935, de Genése et développement d'un fait scientifique. Une des raisons de ‘originalité de 'ceuvre de Fleck est son ancrage profond dans le véou des chercheurs, résultat de sa riche expé- rience professionnelle. Il est cependant tres rare qu'un chercheur travaillant sur la paillasse parvienne a prendre du recul sur ses activités quotidiennes, & les objectiver, ot «Aen faire une analyse fine et détaillée. A mon sens, deux | facteurs peuvent expliquer cette particularité présentée par Fleck : d'une part sa marginalité au sein de la profes- | sion, a la fois institutionnelle et théorique, et d'autre part l'existence en Pologne d'une tradition de réflexion sur la | médecine enracinée dans observation des activités des médecins. Fleck. n’ayant pu obtenir de poste universitaire avant la guerre, a été obligé de s'en tenir a des emplois dans des laboratoires d'analyses de routine. I n'a pour autant jamais renoncé & ses aspirations scientifiques, et a continué de se percevoir comme un chercheur. La pour- suite de recherches scientifiques et la publication d'ar- ticles dans des revues savantes furent des moyens de persévérer dans cette direction et d'avoir accés a la communauté scientifique. Linstitutionnalisation de l'en- seignement de l'histoire et de la philosophie de la méde- cine en Pologne entre les deux guerres, comme existence d'une tragition locale de rétlexions théoriques ‘sur la médecine, auraient pu fournir 4 Fleck une voie alternative pour s‘intégrer dans un miliou universitaire et pour conciler Fidée quill avait de lui-méme, a la fois de PREFACE xv savant et de penseur, avec son statut professionnel. Par ailleurs, Fleck fut peut-étre d'autant plus marginal qu avait développé un point de vue non orthodoxe sur des questions clés dans son domaine scientifique, & savoir la stabilité des espéces bactériennes et la spéciticité chi- mique des anticorps®. Les idées scientifiques de son maitre, Rudolf Weigel, furent probablement le point de départ des réflexions de Fleck sur la dynamique des rapports entre les micro- organismes pathogénes et leurs hdtes. Weigel avait éla- boré la théorie de la « cyclogénie », selon laquelle des bactéries pathoggnes comme certains parasites proto- zoaires, tels que celui de la malaria, ont des cycles de vie complexes dans organisme. De tels cycles ne peu- vent étre observés dans les conditions standardisées do la culture des bactéries en laboratoire. Fleck alla plus loin dans cette direction. Pour lui, toutes les observa- tions faites dans le laboratoire ne peuvent étre que des artefacts. La théorie de la cyclogénie r’allait pas suffi- samment loin, puisqu'elle postulait "existence d’un nombre restreint de formes microbiennes possibles. Fleck soutint que les bactéries ont des capacités quasi limitées de modifier leur structure (la morphologie, les antigénes de l'enveloppe bactérienne) et leur métabo- isme, et qu’elles le font pendant leur interaction avec leur hote”. 6, Gad Freundenthal et lana Lowy, « Ludwik Fleck’s role in society, A case study using Joseph Ben David's paracigm for the sociology of knowledge », Social Studies of Science, 18, 1988, p.625-652. 77 Lucwik Fleck, « Sur le concept de l'espace en bactériologie » (en polonais}, Polska Gazeta Lokarska, 10(28), 1931, p. 522-539 Fleck, Genese et développement d'un fait scientifique, p. 108, XVI GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTFIQUE En parallale, Fleck s'opposa fortement la vision dominante de limmunité comme réaction entre les structures chimiques fixes des bactéries (des antigénes) et des molécules bien définies dans le sérum (les anti- corps). La vision chimique de la relation antigéne / anti- corps devait étre remplacée par une perception selon laquelle les anticorps ne sont pas des entités chimiques fixes, mais des propriétés physico-chimiques du sérum?. Une telle vision dynamique et holiste (ou « écologique ») des interactions entre 'héte et le parasite était & contre- courant des idées développées par la grande majorité des bactériologues et des immunologistes des années 1920 et 1930. Durant cette période, oes deux disciplines furent dominées par des approches chimiques et par des recherches focalisées sur la spécificité des ant génes bactériens et des anticorps sériques®, Loppo- sition de Fleck aux idées dominantes de sa discipline et la recherche de lorigine de ce quiil considérait comme des idées erronées ainsi que les raisons de leur persis- tance, voil& deux’éléments qui stimulérent certainement sa réflexion. Un autre paramatre important dans la genése de sa pensée est peut-étre l'existence, en Pologne, d'une tradition de réflexion critique sur la pra~ tique médicale : celle développée par I'Ecole polonaise de philosophie de médecine. 8. Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 148, 9. Arthur Silverstein, A History of Immunology, San Diego, ‘Academic Press, 1989 ; Anne-Marie Moulin, Le dernier langage de la médecine, Paris, PUF, 191 PREFACE xu Lécole polonaise de philosophie de la médecine : réflexions critiques sur la pratique médicale. Le premier texte épistémologique de Fleck fut un article publié en 1927 dans le bulletin Archives d'histoire et de philosophie de la médecine". II s'agissait du texte d'une conférence faite un an plus tot dans le « Cercle des amateurs de l'histoire de la médecine » de Lvov, un ‘organe local de l'association polonaise d'histoire et de philosophie de la médecine!’ Les médecins sont sou- vent intéressés par histoire de leur profession, et cer- tains nourrissent une véritable passion pour histoire et pour les réflexions philosophiques. La revue Archives dihistoire et de philosophie de la médecine reflétait les ‘raditions des « médecins humanistes », mais, en paral- léle, se réclamait explicitement d'une autre tradition celle de |'Ecole polonaise de la philosophie de la méde- cine’, Le terme « Ecole polonaise » fut proposé par le médecin et historien de la médecine Wladylaw Szumowski en 19°7%. Il s'agissait d'un regard rétros- 10. Ludwik Fleck, « Quelques traits spécitiques de la pensée médicale » (en polonals), Archiwum Histoy i Filozofli Medecyny, 8, 1927, p. 55-64 11. Fleck fut parm les membres fondatours de ce cercle, et par- ticipa & toutes sas reunions, on 1925 et 1926. u. Fritz, « Notes des réunions de cercle des amateurs de l'histoire de la médecine & Lvor », Archivum Historf i Filozofi Medecyny, 4. 1825, p. 154-156 Ibid, 4, 1925, p. 331-332; bid, 5, 1926, p. 149 ibid, 5, 1926, p.299. 12, Adam Wrzosek, « Les buts ot les taches des Archives de Ihistoire et de la philosophie de la médecine », Archives dhistove et do Ia philosophio da la mAdocine, 1, 1924, p. 1-13. 13. Wiadyslaw Szumowski, « Quelques mots sur I'Ecole polc- raise de la philosophie de la médecine », Polski Miosicznik Lekarcki, Kiey, 5-6, 1917. Xvill GENESE ET DEVELOPPEMENT DUN FAlT SCIENTIFIQUE pestif sur activité intense d’un groupe de médecins polonais au tournant du sidcle, qui ont réfléchi sur la nature de activité médicale. Cette activité fut ralentie par les conséquences de la révolte de 1905 contre 'oc- cupation russe : la fermeture du journal La critique méai- cale, lieu principal des débats de cette école, la mort ou activité ralentie de plusieurs participants actifs & ces débats, et finalement la premiére guerre mondiale. Létablissement de |’enseignement de l'histoire et de la philosophie de la médecine dans des écoles de méde- cine aprés la proclamation de l’indépendance de la Pologne ne conduisit cependant pas au renouveau de cette tradition. Linstitutionnalisation de ces disciplines contribua plutét au développement d'approches plus tra- ditionnelies et & 'alignement des réflexions théoriques ‘au sujet de la médecine sur les tendances développées dans ce domaine a I’étranger. Cependant, certains articles publiés dans Archives d'histoire et de la philo- sophie de la médecine durant la premiere période de la parution de ce journal (1924-1929) se situaient dans la continuation de la tradition de I’Ecole polonaise de phi- losophie de ia médecine, Les médecins-philosophes polonais avaient réfléchi sur la spécificité de la médecine en prenant comme point de départ les activités professionnelles quoti- diennes des médecins. Il semblerait que la combinaison inhabituelle de la pratique médicale et des réflexions abstraites sur cette pratique ait reflété les repercussions sur la médecine de la situation politique en Pologne a la fin du xix® siecle. Des médecins occidentaux aux aspi- rations théoriques s’étaient orientés vers la recherche solentifique et les carridres universitaires, et ceux inté- ressés par les aspects sociaux de la médecine étaient devenus des hygiénistes. Sous occupation russe, de PREFACE xu telles trajectoires professionnelles étaient impossibles pour les médecins polonais. Nornbre d’entre eux furent formés a Iétranger (le plus souvent en Allemagne) dans des écoles de médecine de pointe. Cependant, a leur retour en Pologne, tous, y compris ceux attirés par la recherche scientifique ou par action sociale, furent obl gés de se tourner vers l'exercice pratique de la méde- cine. C'est ainsi que certains parmi eux furent particuliérement sensibles au fait que les importants acquis de la «médecine scientifique », dans la deuxiéme moitié du xix® siécle, n'ont pu se traduire par des progrés thérapeutiques. Leurs connaissances approfondies en physiologie, en pathologie, en embryo- logie ou en histologie n’étaient pas d'un grand secours quand il s'agissait d’alléger les souffrances de leurs malades et d'infléchir le cours de la maladie. Ce déca- lage entre les développements théorétique et pratique de la médecine fit sans doute naitre des réfiexions sur le rapports entre art et science de la médecine, sur le rOle des classifications en médecine, sur la différence entre 'entité « maladie > et les phénoménes patholo- giques uniques observés chez un individu unique, ou ‘encore sur les éléments pris en compte lors d'une déci- sion médicale. De telles réflexions furent notamment développées dans les écrits de Tytus Chalubinski (1820- 1889), d’Edmund Biernacki (1866-1911), d'Wladysiaw Bieganski (1857-1911), et de Zygmunt Kramsztyk 1848-1920)" Zygmunt Kramsztyk occupe une place particuliére parmi les penseurs de l'Ecole polonaise. Il fut le fonda- 14. Voir A ce sujet lana Lowy, The Polish Schoo! of Philosophy of Medicine : From Tytus Chalubinski (1820-1889) 1o Ludwik Fleck (1896-196 1), Dordrecht, Kiuwer, 1990. XX GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE teur et 'éditeur de Critique médicale, journal qui, durant la courte période de sa parution (1897-1908), joua un rdle clé dans l'émergence des rétlexions théoriques sur la médecine en Pologne. Kramsztyk fut aussi celui, parmi les penseurs polonais, dont les idées, notamment ‘sur la nature des « faits cliniques », furent les plus proches de celles développées par Fleck. Une observa- tion neutre et objective, selon Kramsztyk, ne peut exis- ter. Le but d'une observation influence inévitablement la nature de cette observation : nous tendons & percevoir en priorité les éléments qui nous semblent utiles. En outre, les phénomanes naturels sont toujours observés a travers les « yeux de esprit », c’est-a-dire & travers le tre des idées préconcues de lobservateur. Par exemple, lorsque les idées changent sur la nature d'une maladie, les médecins percoivent certains phénoménes pathologiques d'une maniare radicalement différente. Pour cette raison les illustrations dans les atlas de pathologie, censées étre les représentations fidéles des ‘observations cliniques, vieilissent souvent mal 'S, Or ces idées évoluent sans cesse. La science est un phéno- méne dynamique qui ne peut &tre appréhendé en dehors d'une perspective historique : « Pour un scienti- fique, la science est immobile ~ pour un historien c'est un courant-rapide ;-pour le premier, la science existe — pour le second, elle devient’®. » La distance n'est pas si grande entre une telle vision dynamique de la science et celle développée dans Genése et développement d'un fait scientifique. 45. Zygmunt Kramsziyk, Notes critiques sur la médecine (en polonais), Varsovie, E. Wende, 1809, 416. Zgmunt Kramsztyk, « Sur importance du savoir historique » (en polonais), La crtique médicale, 3, 1899, p. 253-256. PREFACE xx Dans son livre et dans ses articles, Fleck ne cite pas les travaux de l'Ecole polonaise de la philosophie de la médecine. Cela n’a rien d’étonnant : Fleck ne fait aucune référence aux travaux des historiens ot des philosophes de la science et de la médecine. Nous pouvons suppo- ser néanmoins qu'il connaissait certains travaux de Ecole polonaise. Lorsqu'll était étudiant a I'école de médecine de Lvov, histoire de la médecine était ensei- gnée par Wladyslaw Szumowski, un propagateur zélé des idées de l'Ecole polonaise. Durant sa période d’ac- tivité dans le cercle des Amateurs de histoire de la médecine & Lvov (1925-1926), il a vraisembleblement lu le journal Archives d'histoire et de la philosophie de la médecine, qui publia & cette époque plusieurs articles discutant les idées de Chalubinski, de Bieganski, de Biernacki et de Kramsztyk. Leur pensée, oubliée par la suite, était trés répandue dans les cercles médicaux en Pologne dans les années 1920. Les penseurs associés & Ecole polona’se de philo- sophie de la médecine ne furent sOrement pas les seuls @ influencer l'évolution des idées de Fleck. Ce dernier mentionne dans son livre la psychologie de la Gestalt, les sociologues Emile Durkheim et Wilhelm Jerusalem, et 'anthropologue Lucien Lévy Bruhl. De méme, son article « Sur la crise de la “réalité” » de 1929, qui contient do nombreuses idées développées dans Gendse et déve- loppement d'un fait scientifique, est une réponse directo Aun texte du physicien Kurt Reizler qui discute les consé- quences épistémologiques de la théorie de la complé- mentarité de Niels Bohr”. Cependant le contact avec les 17. Yehuda Elkana, « Is there a distinction between internal and external sociology of science ? », in Cohen et Schnelle (dir.), Cognition and Fact : Materials on Ludiwik Fleck, op. ct, p. 308-316, (GENESE ET DEVELOPPEMENT D’UN FAIT SCIENTIFIQUE penseurs ou les courants cités par Fleck dans son livre n’explique pas les origines de son innovation méthodolo- gique majeure : la conviction — déja explicitée dans lar- ticle « Sur la crise de la “réalité” » — que toute réflexion théorique sur les sciences doit étre sol idement ancrée dans lobservation des activités concrétes des cher- cheurs : « On confond les sciences naturelles et sciences exacles avec ce quielles devraient étre, ou plutot avec ce qu'on voudiait qu’elles soient® » Il est possible que Fleck ait été inspiré, dans sa démarche, par l'approche des médecins-philosophes polonais, @ savoir fonder la réflexion & propos de la nature de la médecine sur une analyse détaillée des pratiques des médecins. Des maladies aux « faits scientifiques » : le dévelop- pement des idées de Fleck. Le point de départ des réflexions épistémologiques de Fleck fut la spécificité de la médecine. En atteste le titre de son premier texte théorique, « Sur quelques traits spécifiques au mode dé pensée médical Certaines des idées discutées dans ce texte font écho a des débats conduits par les philosophes polonais de la médecine de la génération précédente. Fleck explique ainsi que les « maladies » sont des entités fictives qui existent que dans les classifications construites par des médecins. Or nous trouvons dans la nature une variabilité quasi infinie de phénoménes pathologiques. La complexité et la multi-dimensionnalité de ces phéno- ménes rendent illusoire l'espoir de développer un point 18. Luawik Fleck, « Sura crise de Natunwissenschaften, 18, 1929, p. 425-430. PREFACE de vue unique et homogene sur la maladie. Le mieux qu’ll soit possible de faire est de développer des points de vue partiels et incommensurables : « Dans Je cas d'un probleme médical, on est obligé de changer sans cesse Vangle de vision et d’abandonner une attitude mentale consistante [...] ceci conduit & lincommensu- rabilité des idées développées a partir des maniéres dis- tinctes d'appréhender les phénoménes pathologiques. Pour ceite raison, une compréhension uniforme de fa morbidité n'est pas possible. Ni la théorie cellulaire, ni 'humorale, ni approche fonetionnelie des maladies, ni le point de vue “psychogénique” ne peuvent seuls épui- ser toute la richesse des phénoménes morbides"® Dans son deuxiéme texte théorique, Varticle « Sur la crise de la réalité » de 1929 (publié dans la revue alle- mande Die Naturwissenschaitén), Fleck radicalisa sa vision et affirma que non seulement les maladies humaines mais aussi les baciéries qui induisent des maladies sont impossibles A appréhender d'un point de ‘yue uniforme et unique. Selon ui, le but de chaque inves- tigation modifie linvestigation elle-méme et influence la perception des objets étudiés. Le méme microbe étudié par les biochimistes et par les épidémiologistes corres- pond en fait & deux entités incommensurables, et ceci dans le sons le plus littéral — ils ne sont pas mesurés selon les mémes méthodes. Pour cette raison, « en finde compte on arrive & des vérités aivergentes et non échan- geables qui dépendent du but de investigation ». Toute connaissance scientifique dépend du contexte de sa pro- duction, ce qui peut expliquer les écarts entre des 49, Fleck, « Quelques traits spécifiques de la pensée mécicale », op. lt. YOIY GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FA\T SCIENTIFIQUE connaissances scientifiques produites par des cultures différentes. « iy a des cultures, par exemple la culture chinoise, qui, dans des domaines importants tels quo 2 médecine, sont arrivées & des conclusions trés aifié- rentes de nous, les Occidentaux. Devons-nous les punir par notre pitié ? lis ont une histoire aifférente, des aspi- rations difiérentes et des exigences différentes qui sont décisives pour leur cognition. » Des études épistémolo- giques doivent donc toujours prendre en considération le contexte social, culture! et historique du développement des connaissances”, Pour Fleck, « /a cognition n’est pas une contempla- tion passive ni acquisition d'une seule perception pos- sible de quelque chose donné a'avance. C'est une interrelation active, une instance de faconnement et d'étre fagonné, bref, un acte créatif ». Fleck présente la science comme « un labeur incessant, synthétique plu- 16t qu’analytique, semblable a une riviére qui creuse son propre lit ». Cette image saisissante des interactions dynamiques et non prédéterminées entre la « science » et son « contexte » met aussi on relief une autre idée importante de Fleck : la science est un effort collectif des tres humains. Définir la production des connais- sances scientifiques comme « labeur » ne veut nulle- ment dire dévaloriser ces connaissances. Pour Fleck, C'est exactement le contraire : « De quoi veut-on que la réalité absolue soit indépendante ? Si on désire la rendié indépendante des humains, on doit prendre en considération Ie fait que dans un tel cas elle n’aura aucune utilité pour des étres humains. » Esquissée brié- verent dans « Surla crise de la “réalité" », lidée que la 20. Fleck, « Sura crise de la “réalité" », op. cit PREFACE xxv production des connaissances nouvelles est avant tout un labeur collectif et que « les réalités existantes se fon- dent sur le travail continu et sérieux de tres grands groupes » se trouve au centre de Gendse et dévelop- pement d'un fait scientifique. Science et technoscience : instruments, méthodes et « faits », argument développé dans |e livre de Fleck est bien trop riche pour tenter de le résumer en quelques para- graphes*. Nous pouvons juste mettre en avant quelques éléments saillants. Le point de départ de Fleck fut _une controyerse entre deux.savants allemands, Wasserman et Bruck, sur la priorité de la découverte de la réaction a'un test diagnostique de la syphilis. Fleck s'est appuyé sur cette controverse pour s'opposer a iée qu'on peut parler d’un « découvreur » (ou da plu- sieurs « découvreurs ») d'un fait scientifique nouveau, et pour opposer la vision qui met en avant le réle des grands hommes » et des « génies de la science » (Newton, Lavoisier ou Pasteur) celle de la science comme travail collectit et comme phénoméne social et culturel. La Téaction de Wassermann se prétait particu- igremént bien a une telle analyse. 21. Un exemple parmi d'autres : Fleck discute Ie fait que les médecins de lAntiquité, puis ceux de la Renaissance, ont repré- sonié les organes sexuals féminins comme un miroir das organes masculins, ot ont décrt es physiologies sexuelles féminine et mas- culine comme paraliéles. Fleck reprodull, pour ilustrer ses propos, des images de lives danatomie. Voir Genése et développement dun fait sciontique, p. 65-66. Catte idée est au centre du livre de Thomas Laqueur, Making Sex : Body and Gendor irom the Greeks to Freud, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990. XVI GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAlT SCIENTIFIQUE La desoription de agent étiologique de la syphilis, la bactérie Treponema pallidum, en 1905, fut immé- diatement suivie (en 1907) par la description par Wasserman et ses collaborateurs d’un test sanguin pour la détection de cette maladie. Le principe de ce test était une réaction du sérum des personnes infec- tées avec un extrait de tissus provenant d'un animal syphilitique. Cette réaction devait révéler la présence d'anticorps spécifiques contre le tréponéme. Lobser- vation selon laquelle le sang des malades réagit aussi avec des extraits du tissu sain a mis en question 'hy- pothése selon laquelle ce test révélait la présence des anticorps spécifiques. Le test de Wassermann mesu- rait « des changements dans le sang syphillitique », explique Fleck, mais il n’était nullement clair pour déterminer de quels changements il s'agissait. En outre, le test décrit par Wasserman et ses collabo- rateurs n’était pas suffisamment fiable pour une uti sation diagnostique. Lincertitude concernant ses bases théoriques rendait plus ardues les tentatives de le perfectionner. Aussi les ehercheurs furent-ils obligés de procéder par tatonnements. De telles ten- tatives furent cependant poursuivies par des cen- taines, voire des milliers de spécialistes, qui ont réussi en fin de compte & améliorer ce test et ale rendre uti- lisable en clinique. Pour Fleck, l'histoire de la trans- formation collective de la réaction de Wassermann démontre qu'un fait scientifique n’est pas « décou- vert » par un chercheur qui a eu un moment d'illumi- nation, mais est le fruit defforts continus de la part d'un tras grand nombre d'individus. A terme, un tel effort conduisit au développement d'une pratique nou- velle, mais aussi a 'émergence d'une nouvelle spé- cialité médicale, la sérologie, ou. pour utiliser le PREFACE xxv langage de Fleck, d'un « style de pensée » et d'un « collectif de pensée » nouveaux’. Fleck s'appuie sur d'autres exemples tirés de son expérience de bactériologue et de sérologiste pour ana- lyser les éléments qui influencent la genase et le déve- loopement des faits scientifiques. II se penche sur le rle décisif de 'apprentissage, done de acquisition d'un « style de pensée d'une communauté scientifique don- née » (Cest-a-dire des connaissances considérées comme acquises, les méthodes utilisées pour répondre & des questions considérées comme légitimes et perti- nentes, et les modalités de validation des connais- sances nouvelles), et sur la maniére dont les chercheurs pergoivent les phénoménes naturels. Ce « style de pen- s6e » permet eux chercheurs de retrouver l'ordre dans le chaos initial des observations faites en laboratoire, et d'insérer ces observations dans le corpus des connais- sances de leur discipline scientifique®. Fleck s'intéresse en paralléle au role des méthodes employées pour étu- dier les phénoménes dans leur fabrication. Les cher- cheurs observent la nature et établissent les « faits » & iravers le prisme du style de pensée de leur commu- nauté scientifique. La codification stricte des conditions dans lesquelles les chercheurs ont observé des bacté- ries pathogénes a ainsi profondément influencé les résultats de ces observations : « Les espéces ont été percues comme fixes parce qu’elles ont 616 étudiées selon une méthode fixe et rigide, explique Fleck. Le style de pensée qui ut ainsi développé a parmis la perception 22. Le terme « style de pensée » peut induire en erreur. En fat, ce terme englobe a la fois les concepls et les pratiques partagées au sein dune communauté scientiioue donnée. 23, Fleck, Genése et développement d'un fat scientifique, p. 6S. XXVII|_ GENESE ET DEVELOPPEMENT O'UN FAIT SCIENTIFIQUE de nombreuses formes et I’établissement de nombreux Jaits utiles. Mais il a aussi rendu impossible la recon- naissance d'autres formes et d'autres faits” Fleck souligne que le développement de la science est toujours contextuel, historique et contingent. II n'y a aucune trajectoire prédéterminée ni de progression défi- nie favance, Une autre succession des événements his- toriques, une autre évolution des innovations techniques, ou bien d'autres formes c'organisation sociale auraient certainement produit d'autres « styles de pensée » et d'autres « faits ». En 1929, Fleck constate déja que « /a trajectoire des sciences est trés affectée par ordre dans lequel les solutions sont trouvées, dans la mesure oli un tel ordre détermine le développement des possibilités techniques, 'éducation des futurs chercheurs et la tor- ‘mation des concepis et des comparaisons*® ». Les tech- niques d’investigation de la science contemporaine, souligne-til dans Genése et développement a'un fait scientifique, sont ainsie résultat d'un développement his- torique précis : « Elles sont telles qu’elles sont a cause de leur histoire particuliére. » Les concepts scientifiques actuels, fruits d'une histoire spécifique, sont loin d'étre la seule possibilité logique d'ordonner et de comprendre les phénomeénes naturels. On ne saurait donc comprendre la science sans se pencher sur son histoire : « Toute théo- * tie de la connaissance qui ne pratique pas 'analyse his- torique comparative n'est qu'un vain jeu de mots, une epistemologia imaginabilis®®, » Dans deux courts textes publiés en 1939, Fleck élar- git ses réflexions sur la spécificité de la recherche scien- 24, Flack, ibid, p. 163. 25. Flock, « Sura crise de la "réalité" », op. cit 28, Fleck, Genase et développement d'un fait scientiique, p. 44, PREFACE 404 tifique récente. Le collectif de la science contemporaine, explique-t-il, devient de plus en plus dense. C'est la, et non dans des qualités abstraites telles que les diffé- ences entre les créativités artistique et scientifique, que réside la principale différence entre la science et l'art : « Lartiste traduit ses expériences en une certaine pro- duction matérielle par certaines méthodes convention- nelles. Sa liberté individuelle est en fait restreinte. Sit dépasse certaines limites, son couvre cessera d’exister. Le scientifique traduit aussi son expérience, mais ses méthodes et les matériaux qu'll utilise sont plus proches dune tradition spécifique — celle de la science [...]. Si on appelle “densité sociale" le nombre des interactions entre les membres d'un collectit, la différence entre le collectif des scientifiques et celui des artistes sera sim- plement la différence respective de leurs densités : le collectif de la science est beaucoup plus dense que celui de l'art. Les obstacles qui limitent le chercheur scienti- fique dans sa libre création, et qu’on pergoit comme “le noyau dur de la réalité" auquel il est confronté au cours de son travail, résultent de cette densité”’. » La complexité et la densité de la science contempo- raine refletent des développements institutionnels. La ‘Structure sociale de la science contemporaine, souligne Fleck dans Genése et développement d'un fait scient- fique, est immédiatement visible & toute personne qui veut bien sy intéresser: « Nous voyons un travail collectiforga- nnisé avee une alvision du travail, un travail en commun, un travail préparatoire, des moyens techniques, un échange contradictoire d'idées, de la polémique, etc..De nom- 27. Ludwik Fleck, « Réponse au commentaire de Tadeusz Bilkiewicz » (en polonais), Przeglad Wspolazesny, 1€n, 1999, p. 168- 172, OOK GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE breuses publications sont signées par plusieurs auteurs et, en plus de ces derniers, dans le cas des sciences exactes, les noms de Finstitution et de son directeur sont presque toujours cités. Il existe une hiérarchie scientifique, des groupes, des disciples et des opposants, des socié- tés, des congrés, des périodiques, des institutions d’échanges®®. » Dans un de ses derniers textes sur la science, « Problémes de la science de la science » (1946), Fleck met de nouveau l'accent sur ce point : « On ne peut pas percevcir les sciences comme un ensemble d’énon- cds ou comme un systéme de pensée. Ce sont des phé- noménes culturels complexes, autrefois peut-étre individuels, de nos jours collectifs[...). Une structure orga nisée spéciique avec ses hiérarchies, ses modalités de communication et de coopération, ses tribunaux internes, son opinion publique et ses instances de décision®. » En 1939, Fleck rattache en paralléle la densité crois- sante du collectif de la science contemporaine a la com- plexification des instruments et des approches utilisés par les chercheurs. Par voie de conséquense, il est de plus en plus difficile de distinguer entre les phénomenes et les méthodes utilisées pour les produire : « Les spé- cialistes dépassent d'une maniére croissante Iidée de la “chose en sai’, car, lorsquls pénetrent plus en profon- deur leur objet d'étude, ils se trouvent de plus en plus distanciés des ‘choses’ et plus proches des “méthodes” : plus on s'enfonce dans la forét, moins on rencontre d'arbres et davantage de bacherons™. » Cette 28, Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 78. 29, Ludwik Fleck, » Problemes de la science de la science » (en polonais), Zycie Nauki, 1, 1946, p. 882-936. 30. Fleck, « Réponse au commentaire de Tadeusz Bilikiewicz », op.cit. PREFACE woot image de Fleck résume aussi de maniére concise une des idées centrales développées a partir des années 1970 par des études sociales et culturelles de la science, Les phénomanes observés par la science contemporaine sont des «techno-phénoménes », appréhendés et représentés a travers les technologies et les pratiques des chercheurs’". Pour Fleck - et pour les chercheurs qui étudient la science aujourd'hui -, ce constat ne veut nullement dire que les travaux des scien- tifiques se déroulent dans un vide et sont du domaine de la libre construction. Le concept de « résistance » déve- loppé par Fleck résume efficacement les interactions complexes entre les activités des chercheurs et les contraintes imposées par le monde matériel, rhorizon indépassable de leurs investigations. Mais, d’autre part, Pimpossibilité intrinséque de séparer les objets et les phénoménes étudiés — « fa chose en soi » — et les méthodes utilisées pour l'étude de ces phénomenes transforme toutes les tentatives d’étudier la science sans étudier en méme temps les pratiques des scientifiques en une « épistémologie imaginaire Une science qui circule : des experts et leur pul Fleck ancre fermement la science au coeur de la société. Un « fait scientifique » est toujours produit par un seul « collectif de pensée ».1\ se cristallise & travers des tatonnements, des doutes, une mise en question, des débats et des controverses, puis il se stabilise, et 31. Pour la discussion de ce point chez Fleck, cf Allan Young, ‘The Harmony of ilusions : Inventing Post Traumatic Stress Disorder, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 9-10. 32. Fleck, Genése et développement dun fat scientifique, p. 162. XK GENESE ET DEVELOPPEMENT D"UN FAIT SCIENTFIGUE devient un « fait incontestable » pour le collectit dori- gine. Toute trace de labeur investi dans sa production est alors soigneusement gommée ; les « faits » devien- nent naturels, évidents, allant de soi, et les chercheurs oublient souvent la maniére précédente de voir des choses ; « Comment pourrait-il en étre autrement® ? » Les faits scientifiques ne restent pourtant pas confinés @ un cercle réduit de spécialistes. Pour exercer une influence, doivent quitter leur communauté d'origine et se déplacer parmi d'autres « collectifs de pensée », scientifiques ou non. Fleck consacre une partie impor- tante de son livre & de tels déplacements. La circulation des « faits scientifiques » est d’abord une source din- novation a 'intérieur de la science. Les connaissances « circulent a l'intérieur de la communauté, sont taillées, transtormées, renforcées ou affaiblies, influencent d'autres connaissances, I'élaboration de concepts, de conceptions et d'habitudes de pensée® ». Certaines choses sont perdues, mais d'autres sont trouvées durant ce processus : « Cette transformation de style de pensée ~ c'est-avaire la transformation de la disposition our une perception dirigée — donne de nouvelles pos- sibiltés de découvertes et crée de nouveaux faits**, » Les « faits scientifiques » sont aussi enrichis par leur circulation en dehors du domaine clos de la recherche scientifique. Fleck s'intéresse de ce fail aux interactions entre les représentations savantes et populaires des phénomnes naturels. Dans la premiere partie de Genése et développement d'un fait scientifique, penche sur histoire des perceptions professionnelles 33, Fleck, bid, p. 182. 84, Fleck, ibid, 9.78. 35. Flack, ibid, p. 190. PREFACE 60 et profanes de la syphilis. La syphilis fut pergue comme une malédiction héréditaire, lige & la dégénérescence. Dio la force de rimage populaire du « sang syphili- tique », qui a joué un réle important dans obstination des chercheurs a élaborer un test sanguin capable de mettre en évidence la présence d’un « mauvais sang » Selon Fleck, les chercheurs ne sont pas isolés du monde extérieur. lls sont affectés par les événements extérieurs a la science, et en méme temps les fagon- nent (« une siviére qui fait son lit »). Ceci est encore plus vrai sills travaillent sur une question — telle que celle du diagnostic de la syphilis — qui a une grande importance sociale et culturelle, et qui a généré une multitude d'images puissantes®®. En outre, dans un tel cas, le « cercle ésotérique » des experts interagit avec les cercles exotériques consécutifs — celui dos utilisateurs professionnels (des chercheurs et des professionnels dans d'autres domaines) -, puis avec celui du public en général, et enfin, si le probleme scientifique a des réper- cussions sociales directes, avec la sphére politique’”. Ainsi, le ministre allemand de ta Santé, Friedrich Althoff, a joué un réle important dans la mise en chantier et la promotion d'un test sanguin pour la détection de la syphilis. Conscient de importance de la syphilis comme probleme de santé publique; et de peur que les 36, Fleck, Gentse ef dévelopcement d'un fait eclentifique, p. 30- 83, La transmission de la syphilis & la descendance est une in‘ection classique : les meres contaminées peuvent transmettre le germo & leurs entants, notamment au cours de I'sccoucherent. La croyance fn I« hérédosyphilis » fut oourtant si tenace que, méme apres la description du germe de catte maladie, certains cherchours ent sou. tenu qu'un enfant syphiltique pouvait naitre d'un pare contaming et une mere indemnar— y\¢ 0 37. Flock, ibid, p. 196. YOY GENESE ET DEVELOPPEMENT D’UN FAIT SCIENTIFIQUE Allemands soient dépassés dans ce domaine par les Frangais, Althoff a initié les recherches sur un test san- quin pour la détection de la syphilis, fourni les moyens matériels et suivi de prés avancée des travaux™. Un autre aspect important, seulement évoqué par Fleck, est le réle de la standardisation, de la régulation et de encadrement légal des « faits scientifiques » pro- duits par les chercheurs dans le « développement » de ces fats. Le collectif de pensée des sérologistes rendit utilisable la réaction de Wasserman, « en unifia la mise en ceuvre, du moins grossiérement, ce qui fut réalisé grace & des moyens fondamentalement sociaux : congres, presse, régiements et mesures légisiatives” ». Cet aspect important de la circulation du tost de Wasserman fut rendu plus saillant encore par histoire de ce test aprés 1935. Un diagnostic positif de la syphi- lis était 6 & la stigmatisation du malade et au boulever- sement de la vie familiale, Par ailleurs, en ‘absence d'un traiternent véritablement efficace de cette maladie, un résultat positif du test de Wasserman faisait planer le spectre de la souffrance et d'une mort prématurée pour le malade, son conjoint et ses enfants. Il fallait done s'as- surer que chaque résultat positif corresponde en effet @ une infection par le tréponéme“°. C'est pourquoi le test {ut calilbré pour une spécificité maximale (pas de tolé- rance des faux positifs), au prix d'une sensibilité moins 98. Flock, ibid, p. 121 39. Fleck, ibid, p. 199. 140. Le Salvarsan, introduit par Paul Ehrlich en 1909, puis les dr vés de cette molécule, furent un grand pas en avant dans la théra- pie da la syphilis, mais leur elficacité ne fut quo partielle, et le fraitement était long, désagréable, et non dépourvu de risques. puisque ces subsiances avaient une toxicité considérable. PREFACE wav grande (une certaine tolérance des faux négatifs*’). II fallait s'assurer, par ailleurs, que, en dépit de la com- ploxité de ce test et de la nécessité de |e recalibrer en permanence, il soit exécuté correctement dans les labo- ratoires d'analyse de routine. Dans les années 1920, la Ligue des nations organisa une série de contérences internationales dont le but était de comparer des méthodes utilisées dans divers labo- ratoires de sérologie & travers le monde. Des experts, qui avaient élaboré des variantes de la réaction de Wassermann, recevaient des échantillons de sérum (selon usage, environ une moitié provenait de malades, et l'autre diindividus sains), et devaient les tester en aveugle selon leur méthode. Lobjectif souhaité était 'ob- tention de moins d'un pour cent de résultats faux posi- tifs. Lassociation nord-américaine des microbiologistes convoqua des conférences semblables. En plus, elle vérifia systématiquement la qualité des analyses conduites dans les laboratoires américains d'analyse ; les laboratoires qui avaient produit trop de résultats faux positifs risquaient de se faire retirer 'autorisation de pra- tiquer la sérologie de Wasserman. Les conférences et les contrdles de qualité contirmérent qu’aux mains des spécialistes le test de Wassermann était hautement fiable, et qu'un individu ayant regu un résultat positif avait plus de 95 % des chances (voire plus de 99 % de 41, Dans d'autres situations on peut faire un choix opposé, Face ‘une épidémie qui se propage rapidement, les spécialistes vont souvent préiérer caliorer le test diagnostique pour une sensibilté maximale, aux dépens de la spécificité. Leur but sera de repérer {avec cerlitude tout individu contaminé, méme au prix d'un certain hombre de faux positis:il est moins grave dans de telles conditions {de mettre en quarantaine quelques porsonnes indemnes que de per- ‘mettre aux personnes contaminées de circuler dans la communauté, YOON GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE chances s'il était testé dans un laboratoire de haut niveau) d’étre infecté par le tréponéme. Lorsque Fleck éerivait son livre, le lien entre le test de Wassermann et la maladie syphilis était un fait scientifique stable, confirmé a maintes reprises. La confiance en la fiabilité du test de Wassermann a conduit & la généralisation du dépistage de la syphilis par la voie légale. Ce dépistage était auparavant limité & des populations ciblées, comme les malades présentant des symptémes suspects ou les clients des cliniques spécialisées dans le traitement des maladies véné- riennes. A la fin des années 1930 et dans les années 1940, il fut étendu des populations non ciblées, telles, que les soldats ou les candidats au mariage obligés de passer des examens médicaux prénuptiaux. La généra- lisation du dépistage de la syphilis produisit cependant des résultats inattendus. Le test de Wassermann avait 6t8 calibré pour une spécificité maximale aux dépens de sa sensibilité. On pouvait dés lors s’attendre A ce que le nombre des cas dépistés fat minime en regard de la fréquence de la syphilis, estimée par les épidémiolo- gistes, au sein de la population générale. C'est exacte- ment le contraire qui fut constaté : le nombre des cas dépistés fut sensiblement plus grand que les projections épidémiologiques. Lécart entre les données épidémio- logiques et sérologiques fut particuliérement visible dans les populations faiblement touchées par la syphi lis. En outre, certains individus dépistés positifs - par ‘exemple, les jeunes filles de « bonne famille » & la veillo de leur mariage - ne pouvaient étre accusées & la légare de dissimuler un passé libertin. Le développement d'un test de dépistage de la syphilis fondé sur un principe différent (le test @'immo- bilisation du tréponéme) a permis de confirmer les PREFACE woo soupgons des épidémiologistes. Dans les années 1950, il s'avéra que le test de Wassermann avait en fait une spécificité faible : les changements dans le sang syphilitique mesurés par ce test pouvaient étre retrouvés dans d'autres pathologies, parmi elles les maladies auto-immunes, certaines affections cardio- vasculaires ou des maladies du foie*, De tels « vrais faux positifs » n'ont pas été repérés avant I'introduction de tests de dépistage de masse, puisque durant cette période la syphilis était trés fréquente au sein de la population testée. La proportion de « vrais faux posi- tifs » dans cette population fut donc négligeable com- parée a celle des individus infectés par le treponéme. Ceci fut également vrai pour les échantillons testés dans des contérences internationales. Par contre, la fréquence de la syphilis au sein de la population géné- rale fut souvent moindre que celle des pathologies qui produisent des « vrais faux positifs*? ». Le fait scientifique nouveau étudié par Fleck, « le fait que la prétendue réaction de Wasserman est lige & la syphilis », s'est en fin de compte avéré beaucoup moins 42, Aujourdhui les cherchours considérent que lo test do Wasserman masure des anticorps contre la composante lipidique du tréponéme, De tls anticorps sont moins spécifiques que les ant corps contre les protéines bactériennes, et ils ont une réaction exci sée avec des lipides quion retrouve dans les fissus normaux. En outre, dans certaines pathologies lorgenisme produit des anticorps contre des lipides, qui Induisent un résultat positit du test de Wasserman. Berard Zale, « Some comments on Fleck’ interpre- talion of the Bordet-Wessermann reaction in view of present bio- chemical knowiedge », dans Cohen et Schnelle (dir), Cognition and Fact : Materials on Ludwik Fleck, op. cit, p. 399-408, 43. llana Lowy, « Les fats scientifiques et leur public : histoire de ‘a détection de la syphilis », Revue de synthése, 4° s.n° 1, 1995, p.27-54. 000 mFIQUE | GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FaiT SC solide qu’on le croyait en 1935". Son histoire peut démontrer que les falts sont faits, mais aussi qu'ils peu- vent étre défaits, et caci de multiples maniéres. La dis- location du lien fort entre la réaction positive dans le test de Wassermann et linfection par le tréponéme n’a pas eu pour origine des changements dans la pratique des chercheurs et des médecins, mais l'introduction du dépistage de masse de la syphilis ot donc des consicé- rations relatives & la santé publique et & des modifica- ions de la législation. La réaction de Wassermann fut le premier test de dépistage d'une maladie a bénéficier d'un encadrement Iégal spéoifique, et son histoire est aussi l'histoire d'un tel encadrement. Fleck ne pouvait probablement pas prévoir & quel point le cas qu’ll avait Choisi a’étudier serait une illustration exemplaire des iens complexes entre la science, expertise, la politique et la loi. De « Gognition et fait » 4 la « Science comme une culture et une pratique » ; la ,éception des idées de Fleck. Pour étudier la science, Fleck proposa, en 1946, de créer une discipline spécifique, la science de la science « La science da la soience est une science a part, fondée sur observation et lexpérimentation, sur les recherches historiques et sociologiques*®, » De nos jours, de tres nombreux historiens, sociologues et anthropologues de la 44. Fleck, Gendse e développement d'un fait scientifique, p. 170. 45. Fleck, « Problemes de la science de la science », op, cit. Le terme « science de la science » (naukoznawstvo) ne fut pas déve Topp par Fleck. Ila ses origines dans la tradition polonaise des recherches en sciences sociales de 'entre-deux-guerres. PREFACE oon science font précisément cela : i's étudient des pratiques scientifiques du passé et du présent, observent des cher- cheurs & la paillasse et déchiffrent des cahiers de labo- ratoire. lis reconsttuisent également des instruments anciens et des techniques d'autrefois et manent des investigations anthropologiques, ethno-méthodologiques et linguistiques dans les laboratoires. Par ailleurs, iis sul vent les déplacements des chercheurs, ainsi que leurs méthodes et instruments, dans le monde extérieur. Comment s'insére la réception de Fosuvre de Fleck dans ce renouveau de la « science do la science » ? La premiére conférence internationale dédiée & la pensée de Fleck fut tenue a Berlin en 1984. Les textes prononcés pendant cette conférence furent inclus dans le volume Cognition and Fact Materials on Ludwik Fleck, de 1986. Le titre du livre indique la principale préoccupation des organisateurs de cette conférence = la contribution de Fleck a une meilleure compréhen- sion de la cognition. Une telle interprétation est assu- rément légitime. Le livre de Fleck accorde une place importante au développement des structures cogni- tives, et oscille entre les interprétations qui soulignent le réle des actions des chercheurs et celles qui mettent "accent sur leurs maniéres de penser, une ambiguité qui se retrouve dans les diverses interprétations don- nées A expression « style de pensée ». Cependant, est intéressant de noter qu’aucun des contributeurs au volume Cognition and Fact ne discute la contribution de Fleck a l'étude des pratiques des chercheurs, Méme la contribution de Steven Shapin, centrée sur les simi tudes et les différences entre approche de Fleck et le programme de la sociologie de la connaissance scien- tifique (Sociology of Scientific Knowledge, ou SSK), parle principalement de la contribution de Fleck (et de XL GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FaIT SC! IQUE la SSK) a une meilleure perception des usages sociaux de la science*®, A partir des années 1980, les historiens, les socio- logues, les philosophes et les anthropologues qui avaient étudié les sciences développérent un intérét croissant pour les instruments scientifiques, les tech- niques utilisées par les chercheurs, les systémes expé- rimentaux, la socialisation des chercheurs, les modalités de la validation et de la diffusion des connaissances nouvelles, les techt éraires et sociales des scientifiques, les liens entre la science et l'industrie, ou entre la science et la politique*’. Résumée dans le titre d'un recueil d’articles sur le sujet, De la science comme savoir a la science comme culture et comme pratique, cette évolution a enrichi et nuancé la réception du livre de Fleck*®. Lhistorien des sciences Jan Golinski la résume ainsi en faisant de Fleck le pionnier de I'ap- proche étudiant la science comme modalité de raison- nement pratique et comme travail. Selon Golinski, Fleck a également été l'un des premiers (avec Gaston Bachelard) & soutenir que les ressources humaines et matérielles sont une partie constitutive des phénomenes expérimentaux, et que de tels phénoménes argent a « History of science and its sociological reconstructions », dans Cohen at Schnelle (dit), Cognition and Fact: Materials on Ludwik Fieck, op. ci, p. 325-388. Shapin fut un des. plonniers de la SSK. liques », Annales HSS, 3, 1995, p. 487-522. 448. Andrew Pickering, « From science as knowledge fo science as practice and culture », dans Androw Pickering (dir), Scionce as Practice and Culture, Chicago & London, Chicago University Press, 1982. PREFACE xu travers un engagement dans le monde matériel_au (6le, Golinski souligne la contribution de Fleck la com- préhension de la nature de l'expérimentation dans les sciences naturelles : « La description riche et réfiéchie du vécu du chercheur faite par Fleck continue a nous lancer un défi et a imposer une responsabilité. Le socio- logue et /historion ne veulent pas simplement reproduire fe récit du chercheur sur la nature du travail expérimen- tal, ils aspirent a transcender un tel récit et a le contex- tualiser pour pouvoir Vintégrer dans leur cadre analytique. Mais ils devraient rétiéchir sérieusement avant de mesurer leur vision de la pratique scientifique 4a subtilité et 4 'élégance de celle de Fleck™. » Dans introduction de ta traduction anglaise de Genése et développement d'un fait scientifique, Kuhn affirme quia la relecture du livre de Fleck il fut frappé par l'abondance des idées qu'on peut y trouver. Kuhn fut particuliérement intéressé par la contribution de Fleck & la compréhension des rapports entre ia science des chercheurs et celle des manuels, ainsi que par ses remarques sur les difficultés de communication entre les \dividus appartenant des « collectifs de pens&6 > dit- férents, Tous ces themes faisaient écho a ses propres préoccupations. D'autres penseurs ont mis 'accent sur d'autres sujets : en particulier, sur les pratiques des chercheurs, leur socialisation, la consolidation et la dif- 49. Jan Golinski, Making Natura’ Knowledge : Constructivism and the History of Science, Cambridge, Cambridge Univorsity Prass, 1938, p. 92.35, 50. Jan Golinski, « The theory of practice and the practico of theory. Sociological approaches in history of science », Isis, 81 1990, p. 492-505, surtout p. 505. XU GENESE ET DEVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE fusion des connaissances ; mais aussi sur le role des « proto-idées », sur importance de la vulgarisation, sur les relations entre raisonnement scientifique et cogni- tion en général ; au encore sur le réle des images, des métaphores et des modifications du langage. La richesse et le foisonnement de lceuvre de Fleck ainsi que, dans une certaine mesure, son caractére inachevé, et de ce fait ouvert, permettent de toujours y découvrir des aspects nouveaux et de continuer & y puiser des idées pour des études futures. Dans la préface de la tra- duction anglaise du livre de Fleck, Thomas Kuhn explique que I'couvre de Fleck est une source abon- dante et largement inexplorée : « Fleck continue a ouvrir des pistes pour des recherches empiriques®". » Et nous pouvons penser que cela est plus vrai aujourd'hui qu’en 1976. Le développement rapide des études historiques, sociologiques, philosophiques ou anthropologiques cen- trées sur les sciences, et 'accumulation impression- nante des connaissances dans ces domaines augmentent encore I'intérét de la’lecture et de la relec- ture de Genése et développement d'un fait scientifique. lana Lowy CERMES - INSERM Paris 51. Kuhn, « Forword », op. cit, p. X. AVANT-PROPOS* Un fait scientifique médical est particuliérement bien adapié 4 notre réflexion puisqu'il est, dans son histoire comme dans son contenu, trés richement constitué et qu'il n'a pas encore été usé par la théorie de la connais- sance. Quest-ce qu'un fait ? | est opposé aux théories éphéméres en ce au’ serait solidement établi, durable, indépendant de l'opi- nion subjective du chercheur. II est le but de toute la critique des méthodes utilisées pour ’étal constitue l'objet de la théorie de la connaissance. a, Les notes introduites par des lettres sont les notes de la tra- ductrice. Les notes introduites par des chiffres sont les notes de LLudwik Fleck, Les notes ont été rendues de la maniére dont ellos sont pares dans léction originale. Uno bibliographia des ouvrages: cités par L. Fleck se trouve & la fin de fouvrage. Les expressions on italique dans le texte correspondent au texte allemand. Il est & noter que ce texte, 18s riche et tres dense, a, selon toute vraisemblance, &té dorit dans rurgence et a été publié dans une forme encore inachevée — ce qui, pariois, peut en rendre la lecture un peu dificil,

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