a perception d'un geste opere et travalle par saisie globale,
et pertet diffcilement de distinguer les éléments et les
‘apes qui fondent, autant pour lacteur que pour Vobservateut, la
charge expressive de ce geste. Chaque individu, chaque groupe socal,
dans une résonance avec son environnement, crée et subit ses
_mythologies du corps en mouvement, qui fagonnent ensuite les grilles
‘luctuantes, conscientes ou non conscientes, en tout cas actives, de la
‘perception. La danse est le feu par excellence qui donne & voir les
tourbillons 04 saffrontent ces forces de 'évotution culturelle, qui tend
{i produire en méme temps & contréler ou méme & censurer les
nouvelles atitudes de lexpression de soi et de Fimpression d'autri.
Ainsi, le geste et sa captation visuelle fonctionnent sur des
phénoménes d'une infinie varigté qui interdisent tout espoir de
reproduction & Yidentique, La danse classique, codifiée par
Beauchamp au XVIF sidee, n'échappe pas & cette problématique :
malgré Yapparente conservation des figures ~ une arabesque, une
attitude, un zond de ambe..~ la fagon dont ces gests sont produits et
‘perous varie profondément d'une époque & Yautre. La moindre
variation de la partie du corps qui initie le mouvement, Jes Aux
intensté qui onganisent, la maniére qu’a e danseur d’anticiperet de
‘visualise mouvement quillva produire, tout cela fit qu'une méme
‘igure ne produira pas pour autant le méme sens. Ainsi la figure, la
forme d'un geste nous aide peu A comprencdre son exéaution, etencore
‘moins sa perception par le danseur et le spectateut. Devant, cette
difficult, la tentation est alors grande de se contenter de classifier les
danses par Spoques historiques, par origines géographiques, par
‘catégores sociales, par partis pris musicaux, par Yesthétique du
costume ou de la soGnographie, par la forme donnée des différents
‘segments corporels mis en ju. Fn effet, tous oes paramttes décrivent
a merveile le contenant, mais approchent peu les richesses de la
dynamique interne du geste qui font sens. 1 est cependant permis de
repérer certaines constances non dans Jes incividus ou les figures
aquils émettent, mais dans les processus opérateurs du mouvement et
eson interpxStation visuele.
LE PRE-MOUVEMENT OU LE LANGAGE
NON CONSCIENT DE LA POSTURE
Comme Vont fait remarquer Rudolf Laban’, Erwin Strauss?
ct d/autres, a posture érigée, au-deta du problame mécanique de
Ja locomotion, contient déja des éléments psychologiques,
expressifs, evant méme toute intentionnalité de mouvement ou
Alexpression. Le rapport avec Je poids, cestadire avec la
gravité,contient déja une humeus, un projet sur le monde, C'est
cette gestion particuliére @ chacun duu poids qui nous fait
reconnattre sans erreur, et au seul bruit, une personne de noire
entourage qui monte un escalier: Inversement, en apesanteur,
comme les cosmonautes nous Je montrent, Vexpressivité est
radicalement autre, car Je repére essentiel qui nous permet
dinterpréter le sens d'un geste est profondément modifié,
Nous nommerons « pré-mouvement » cette attitude
envers le poids, la gravité, qui existe déj@ avant que nous
ougions, dans le seul fait d’@tre debout, et qui va produire la
charge expressive du mouvement que nous allons exécuter. La
‘meme forme gestuelle ~ par exemple une arabesque — peut étre
chargée de significations différentes selon la qualité du pré-
‘mouvement, qui subit de tr8s grandes variations alors méme
que la forme perdure, Cest lui qui détermine l'état de tension
du comps et qui définit la qualité, la couleur spécifique de
chaque geste. Le pré-mouvement agit sur organisation
gravitaire, cfest--dire sur la fagon dont le sujet organise sa
‘posture pour se tenir debout et répondre la oi de a pesanteur
dans cette position. Tout un systéme de muscles dits gravitaires,
dont Faction échappe pour une grande part & la conscience
vigile et & la volonté, est chargé d’assurer notre posture ce sont
eux qui maintiennent notre équilibre et qui nous permettent de
tenir debout sans avoir a y penser, Il se trouve que ces muscles
sont aussi ceux qui entegistrent nos changements d'état affectif
et €motionnel. Ainsi, toute modification de notre posture aura
‘une incidence sur notre état émotionnel, et réciproquement tout
changement affectif entrainera une modification, méme
imperceptible, de notre posture.
Ces muscles gravitaires, parce qu'ls sont changés dassurer
notre équilibre, anticipent sur chacun de nos gestes : par exemple,
sije veux tendre un bras devant moi, Ie premier muscle & entrer en
action, avant méme que mon bras ait bougé, sera Je muscle da
rmollet, qui anticipe la déstablisation que va provoquer le poids du
bras vers Favant, Cest le pré-mouvement, invisible, imperceptible
pourle sujet hi-méme, qui met en ceuvre en méme temps leniveat
mécanique et Ie niveau affectif de son organisation. Selon notre
Inumeur et 'imaginaite du moment, la contraction du mollet qui
prépare a nore insu Je mouvement du bras sera plus ou moins
forte et done changer la signification pergue. La culture, histoire
d'un danseur, et sa manitre de ressentir une situation, deVinterpréter, va induire une « musicalité posturale » qui
accompagnera ou prendra en défaut les gestes intentionnels
exéoutés, Les effets de cet état affectf, qui donnent a chaque geste
sa qualité et dont on commence & peine A comprendre les
mécanismes, ne peuvent pas étre commandés par la seule
intention. Crest ce qui fait toute la complexité du travail du
danseur...et de Fobservateur
Dans le film Ziegfeld Follies de Vincente Minelli (1945), Fred
Astaire et Gene Kelly exéeutent un duo od ils réalisent en méme
temps et précisément les mémes gestes. Cependant, pour chacun
des danseurs, Yeffet produit est redicalement différent, Comment
cexpliquer cette différence ? Le passage du film au alent image par
image, nous montre que malgré leur intention de produire les
‘mémes mouvements, Vanticipation de Yattaque du geste ~ Ie pré-
-mouvement~est Vopposé chez l'un et autre: Gene Kelly ‘assure
abord du sol par un mouvement de jambes et de rassemblement
du corps (mouvement concentrique) puis s‘oriente dans Vespace
parle regard ou le bras etamorce son attaque dans un repoussé dur
sol, suivi d’une extension dans la direction choisie. I organise son
rapport la gravité de basen haut, du dedans vers le dehors, Pred
Astaire, & Fopposé, commence toujours par un mouvement
orientation dans espace, regard, téte ou bras : cela provogue
dabord une extension, une suspension (mouvement excentrique),
puis entraine un déséquilibre qui est ensuite stabilisé par un
‘mouvement de jambes vers le sol. Il onganise son rapport & la
sgravité de haut en bas, dix dehors vers le dedans. Dans le ralenti,
Gene Kelly démarre toujours iégtrement plus tard, mais arrive
avant, tant cette concentration anticipatrie lui donne une qualité
«explosive », particule & la qualité fline de son mouvement, La
maniére de Fred Astaire est plus étale dans le temps, parla grace de
son inimitable suspension.
Ces flux organisation gravitaire, qui se jouent avant
Yatiaque, vont alors modifier profondément la qualité du geste et
le colorer de nuances qui nous « sautent » aux yeux, sans que nous
ppuissions toujours en donner la raison, On peut cés lors distinguer
Je mouvement, compris comme un phénoméne relatant les stricts
déplacements des différents segments du corps dans l’espace - at.
‘méme titre qu'une machine produit un mouvement ~ et le geste,
qui sinscrit dans I'écart entre ce mouvement et la toile de fond
tonique et gravitaire du sujet: Cest-2-dire le pré-mouvement dans
toutes ses dimensions affectives et projectives. C’st la que réside
Vexpressivité du geste humain, dont est démunie la machine.
VEXPRESSIVITE,
DU CENTRE DE GRAVITE,
Heinrich von Kleist a parfaitement décrit ce phénoméne
dans un texte fondamental, Les Marionretes, ot dialoguent un
«premier danseur » classique et un spectateur de marionettes
2 danseur exprime sa passion pour Jes marionnettes :« [1 un
danseur désireux de se perfectionner pourrait apprendre d’elles,
toutes sortes de choses », ditil, et il sen explique ainsi: « Car on
estaffecté, vous le saver bien, lorsque l’ame (vis matrix) se trouve
en un point qui nest pas le centre de gravité du mouvement: »
Le danseur défint «la grace » comme cet état ot il n'y a pas de
décalage entre le centre de gravité etle centre du mouvement, La
‘marionnette serait en quelque sorte porteuse d’un signe pur, tout
simplement parce qu'elle n'a pas & gérer son propre poids : du
{eit qu’elle est suspendue par le haut du corps au liew de reposer
sur le sol, ses segments corporels obéissent & la stricte loi
mécanique, Quelle que soit la fagon dont on projette la
marionnette dans espace, la trajectoire que décrivent ses
membres autour du centre de gravité est une parabole parfaite,
Au contraire de homme, la marionnette n’est pas en proie &
cette hésitation de Vaffectivité qui crée une distance entre le
centre de gravité et le centre du mouvement, imperfection
cinétique générée par Vinterférence des affects. C’est dans ’écart
entre le centre moteur duu mouvement et le centre de gravité,
dans cette tension, que réside la charge expressive du geste. Le
danseur de Kleist, critiquant le maniérisme de son époque, fait
ainsi appel ala radicalitésignifiante de la marionnette. Dans ce
cas, Vexpressivité est du ressort du marionnettiste, qui donne
naissance aux élans du centre de gravité, la marionnette étant un
nterpréte lisse qui ne parasite pas ces élans,
Les résistances internes au déséquilibre, qui sont
organisées par les muscles du systéme gravitaire, vont induirela
qualité et In charge affective du geste. L'appareil psychique
s‘exprime a travers le systtme gravitaire, cest par son biais qu‘il
charge de sens le mouvement, le module ete colore du désir, des
inhibitions, des émotions. Le tonus résistant du systéme
gravitaire s'induit avant méme Ie geste, ds le moment o8 se
formule le projet d’une action, et ce & insu du sujet, en amont
de sa conscience vigile. C’est pourquoi les professionnels du
mouvement, Jes danseurs en particulier, savent que pour
améliorer, modifier ou diversifier la qualité du geste, il faut en
atteindre toutes les dimensions, y compris celle du pré-mouvement, que seul Vaccts & l'imaginaire permet de toucher,
Crest cette mattrise de Yorganisation gravitaire et de ses
modulations, propre au travail de la danse, qui permet aux
danseurs de Pina Bausch de dissocier radicalement deux niveaux
expression : par exemple, de pouvoir proférer un texte, tout en
développant une gestuelle qui porte une charge significative
opposée A ce qui est dit, Cette distorsion entre Vexpressivité
vocale et celle du geste serait trés difficile & obtenir pour des
‘acteurs, dont Ja maftrise recherche au contraire Ja transparence
‘entre le propos (le texte) et attitude corporelle,
LES ATTITUDES POSTURALES COMME LIEU
D‘INSCRIPTION DE LHISTOIRE
Ce qui détermine organisation gravitaire d'un individu
est un mélange complexe de paramétres philogénétiques,
culturels, et individuels, I ‘agit aussi bien de la trace du passage
de la quadrupédie & la verticalité dans Vhistoire de Vhumanité,
de Vévolution de la marche, que d'une histoire individuelle
enserrée dans un environnement culturel, Pour V'individu,
Yapprentissage du langage, parallale A celui de Ja marche,
organise son autonomie dans le monde, compte tent des aléas
complexes de la séparation d’avec la mére,.. Rien de moins,
finalement, que le rapport symbolique qui va lier, chez
Vindividu, attitude posturale, affectivité et expressivité, sous la
pression fluctuante de son milieu. Toute modification de
Yenvironnement entrainera une modification de Yorganisation
sgravitaire du sujet ow du groupe concerné, Les mythologies dix
corps circulant dans un groupe social sinscrivent ainsi dans le
systéme postural et, réciproquement, Vattitude corporelle des
individus se fait le médium de cette mythologie, Une certaine
représentation du corps, qui surgit aujourd’hui sur tous Jes
Gerans de télévision et de cinéma, patticipe & la constitution de
cette mythologie. L/architecture, Yurbanisme, les visions de
espace, Je miliew dans lequel évolue te sujet vont également
avoir une influence déterminante sur son comportement gestuel.
Lintérét pour Yorganisation verticale et 1a conquéte de
nouveaux territoires trouve dans I’Allemagne des années trente
deux issues radicalement opposées. Chez Mary Wigman,
Yattitude incantatoire, d’orante, marque Vaffirmation d'une
tension axiale ascensionnelle, laquelle est cependant sans arrét
lige & Yexploration d’un espace imaginaire intérieur qui va
contredire cette ascension, dans une redéfinition perpétuelle des
fronti@res de son corps propre. Au méme moment, avec la
montée du pouveir nazi, un « autre corps » se dessine autour
un axe solide : un corps armé, dont les frontidres fixes, qui ne
laissent plus ‘ouverture aux variations des frontigres internes,
ira conquérir d’autres « territoires » autour des forces d'un autre
«axe », Pour ce pouvoir, Yatitude de Mary Wigman est alors
déerét6e dégenérée,
Ces deux conceptions, Yume travaillant Vimaginaire, Yautre
le contraignant par une idéologie, infléchissent Vorganisation
tonico-gravitaire qui anticipe et accompagne tout geste, toute
attitude corporelle. Les films de Leni Riefenstehl (Les Dieu die
sinde, sur les jeux Olympiques de Munich en 1936) et ceux de
Mary Wigman portent aujourd‘hui la trace de ces oppositions
dans la « pensée en mouvement »
Les danseuss, qui partagent Fexpérience sociale commune
au groupe auquel ils appartiennent, vont travailler avec cette
expérience comme substrat, dont leur danse se fera
alternativement expression ou Tinstrument de temise en
question, Le sens attaché auxx modulations du poids qui s‘exerce
sur Yaxe gravitaire permet ainsi de repérer les évolutions
profondes de histoire dea danse, Par exemple, le développement
de esthétique du ballet romantique est indissolublement lié& une
quéte de Vétévation qui s‘exprime & travers Ies pointes, les
machineries qui emportent Jes danseuses dans les airs, et surtout
uune évolution de la technique qui, au fil des années, fat tier les
corps jusqu’a la morphologie caractéristique des ballerines
balanchiniennes (dont organisation gravitaire est proche de celle
que nous avons décrite pour Fred Astaire, quand bien méme les
signes gestuels sont différents). Au contraie, la danse moderne
marque le retour au poids, Ja chute et au pied nu. Des nuances
‘vont ensuite s'introduire dans les qualité du « transfert de poids »,
qui deviendront le centre ce Yattention d'une Doris Humphrey ou
d'une Mary Wigman, par exemple.
I n’y a toutefois aucune régle linéaire qui permettrait
dVimaginer que tout bouleversement de espace social entratne
immmédiatement un changement visible et repérable dans la
production chorégraphique. .On observe plutOt des périodes
accumulation de tensions esthétiques, qui peuvent ne trouver
que beaucoup plus tard une expression artistique, de méme
quiune explosion sociale est le fruit d’accumvulations de tensions
quiatteignent un jour un seuil qui force leur expression,LA PERCEPTION ET LE REGARD SANS POIDS
Ce sont Jes phénoménes ccimplexes de la perception qui,
tenant les rénes clu mouvement, permettent aussi d’approcher une
compréhension des processus 8 ceuvre lorsque Yon est spectateur
d'une danse, Le mouvement de. autre met en jeu Vexpérience
propre du mouvement de Vobservateur : Vinformation visuelle
sgénére, chez le spectateut, une expérience kinesthésique (sensation
interne des mouvements de son propre corps) immédiate, les
modifications et les intensités de Yespace corporel du danseur
trouvant ainsi leur résonance dans Je corps du spectateur, Le
visible et Je kinesthésique étant totalement indissociables, Ja
production du sens lors d'un événement visuel ne saurait laisser
intact!¢tat de comps de Iobservateur: ce que je vo's produit ce que
je essens, et réciproquement mon état corporel travaille & mon
insu Finterprétation de ce que je ois.
Crest la sensation de notre propre poids qui nous permet de
ne pas nous confondre avec le spectacle du monde. Dans le
démarrage d'un train, il arrive que nous ne sachions pas si cst
notre train qui bouge ou celui qui nous e6toie a Vextérieur; dans le
cas d'un spectacle de danse, cette distance éminemment subjective
gui sépare Yobservateur du danseur peut singuligrement varier
(qui bouge réellement 2), provoquant par la méme un certain effet
de « transport », Trans-porté par la danse, ayant perdu la
certitude de son propre poids, le spectateur devient en partie Ie
poids de Yautre, Nous avons vu & quel point cette gestion du
‘poids modifie expression, nous voyons maintenant & quel point
elle modifie aussi pour le spectateur ses impressions, Comme Ja
‘pesanteur organise Ic avant » du mouvement, elle organise aussi
Yavant dela perception uu monde extriewr. Quand, parle transport,
Je regard est moins contraint par la pondéralité, il voyage
difiéremment. Cest ce qu’on peut nommer Fempathie kinesthésique
ou la contagion gravitaire,
TL sagit 1A de quelque chose dessentiel : dans le corps du
danseur, dans son rapport aux autres danseurs, sejoue une aventure
politique (le partage du terrtoite), Une « nouvelle donne » de
YYespace et des tensions qui Yhabitent va intetroger les espaces etles
tensions propres du spectateur, Cest la nature de ce trans-port qui
organise la perception du spectatewr Il est donc impossible de parler
de danse ou plus généralement du mouvement de Yaue, sans se
rappeler quill s‘agit d’uune perception particuliére, et que la
signification du mouvement se joueautant dans le comps du danseur
‘que dans celui du spectateur, Ans, le réseau complexe d'héritages,
dapprentissages et de réflexes qui détermine la particularité du
mouvement de chaque individu détermine également sa fagon de
peteevoir le mouvement des autres,
LA FIGURE ET LE FOND
Les esthétiques particulitres & Merce Cunningham et Trisha
Brown peuvent éclairer A cet endroit deux modes opératifs
dlistincts des voies dela perception parla nature des transports mis
cen jeu, Tous deux se sont éloignés cle ce qui pourrait faire récit, de
tout contenu narratif qui souvent, dans les danses qui les
pécédaient, donnat a texture orientant chez le spectateur a sasie
de la figure observée
Cunningham reprend, dans une de ses pices, ce qu’on
appelle une « promenade » en danse classique : une danseuse en
ddemi-pointe sur une jambe, les deux mains posées sur le bras de
son partenaire, pivote au gré de la promenade que celui-ci effectue
autour delle, Cette figure, 6temellement reprise dans les pas-de-
dew classiques, y trouve habituellement une change lige aux émois
amourewx, redoublée par la nature du regard qu’échangent les
partenaires. Chez Cunningham, cette figure prend une valeur
tellement autre que 'on ne reptre pas qu’il s‘agit de la méme
forme. Les partenaires ne sont pas préoccupés par la relation
psychologique,mulle tension ne se it dans leurs yeux, comme sices
yeux écoutaient simplement V’écho lointain de la découpe de
espace quils provoquent, peut-étre aussi un écho lointain de la
pensée de Kleist, Les danses ce Cunningham imposent a distance,
interdisent le transfert, les obligent ainsi le spectateur & voir le
signe, la figure, pour ce quis sont, Privé d'un mouvement « déja
interprété >, il est placé face & de nouveaux codes esthétiques, La
pudeur du chorégraphe passe par le danseur : celui-i connat la
forme laquelle il doit aboutir, ou les regles du dispositif qui fera
merger cette forme (et qui peut intégrer des jeux aléatoires), Isat
quiil doit rendre cette figure sans trouble, pour ne risquer aucune
altération de cette construction, I1n’est pas Ia pour se donner & voit
Iui-méme, mais pour permettre Vapparition du signe recherché ou
provogqué par le hasard,
(On peut considérer Vattitude postural tle prémouvement,
préalable inévitable du geste, comme un arritresplan sur lequel se
dessine Je mouvement apparent : Ta figure, Le danseur cun-
ninghamien offe une surface aussi neutte, aussi invisible, aussi peutroublée datfect que possible, afin que la Sigure reste daire ~qu’elle
ne soit pas troublée par le fond. Lfabsence de modification
perceptible de la personne, en préalable au mouvement, permet de
voirnon plus le sujet dansant, mas a figure qui est donnée, La prise
de distance entre 'émotion du danseur et ce qu'il produit se ejoue
chez le spectateur entre la figure observée et sa propre émotion = il
ne peut pas se laisser emporter directement par la danse. Privé de
cette donnée kinesthésique immédiate, Vobservateur est contraint
‘dans son imaginaire perceptif. Ia alors le choix d'un plaisir traduit
par lesensible, dans les jeux de la fiction perceptive... et perspective,
Irecréefinalement son propre bouleversement ntérieur: d8slors le
spectateur, plus que le danseur, est le véritable interpre de la danse
de Cunningham,
Dans un autre regisre, Yexemple le plus extréme de la
recherche de'Trisha Brown estson solo, Ifyou auld ee me, eré6 en
1994 ; intégralement dansé de dos, ce solo est la quintessence de
izaines d’années de travail, A Vopposé de lesthétique
canninghamienne, on n'y voit pratiquement aucun signe affirmé ;
Jes bras et les jambes ne s‘arrétent sur aucune forme, is semblent
étre que le prolongement de tensions qui travaillent un espace
originel, au niveau de lémergence du pré-mouvement, précisément
28 od se joue Yéquilibre postural. Le public n'a done d’autre choix
que de voir la « toile de fond », le Hea de origine du mouvement
Je marionnettist est mis & nu, Ce faisant, elle cache aussi les signes
produits par la face, le visage étantI'un des res lieux du corps of
sfinscrit une rhétorique immédiatement lisible. En esquivant son
visage, ele prive le public des signes de Vaffect, interdit toute
{nterprétation intempestive de sa danse, et imposela vision du fond.
Tandis que le danseur de Cunningham élimine toute trace de
‘sa propre émotion, toute forme d’interprétation de la figure qu’il
donne & voir, celui de Trisha Brown est sans cesse nourri par son
propre mouvement, tenant compte de ce qu'il erée, laissant sa
‘propre sensbilité@tre affectée par ce mouvement, finterprétant la
‘igure qu‘ produit dans un jeu d’« auto-afection »t de son propre
geste tout & fait différent de la pratique cunninghamienne. Le
danseur, chez Tisha Brown, n'est pas tant fid@le & Vespace qui
Yentoure qu‘attentif & une dynamique particulitre dui mouvement,
qui nécessite une écoute et un ressenti de la phrase véeue dans la
plus infime trace de son origine : dans le pré-mouvernent Iui-méme
[si le Kinesthésique passe avant le regard. Tisha Brown considre
rnon seulement que le danseur doitse laisse toucher par son propre
geste, touchant ainsi le spectateur, mais aussi qu’en retour Ja
présence du spectateur et du milieu peut influencer et modifier la
ntation. Ds lors, chacun, danseur comme spectateur,
embarque vers la terra incognita des eszaces sensibles & découvrir.
Pour reprendie la métaphore de la tolle de fond et de la figure,
Trisha Brown, au contraire de Cunningham, s‘tiache & rendre
visible le fond, lepré-mouvement, dansson origine et dontles échos
continuent d/habiter la forme produite.
Lastimulation qu‘opére le spectale suvrait done deus traets
différents dans les sphéres perceptives ce observatewr. Chea Trisha
Brown, cette stimulation opérerait d/abord dans le sensible
Kinesthésique (non encore interprété) pour émerger ensuite comme
perception consciente. Chez Cunningham, ce serait d’abord une
interprétation perceptive (construction/déconstruction) qui
travaille Ia matidre observée et qui touche ensuite le sensible
Kinesthésique du spectateur.
ENJEUX POLITIQUES : LES VARIATIONS
D'UN MEME SIGNE
Ce sont bien deux projets politiques, deux modes de relation,
aver Je monde qui se jouent dans Jes approches dux mouvement
respectives de Cunningham et Trisha Brown. Bincore faudrait’l
affiner les lectures, pour voir commert, & Yintérieur fun méme
Tangage, selon les périodes, les danseurs de la compagnie, le travail
dun chorégraphe connatt des modulations. C’est ce que Yon peut
observer dlairement chez Martha Grakam, par exemple, dont les
choix techniques, fondés sur la fameusealternance contractoneense,
perdurent sur une période extrémement longue. Les documents
filmés de différentes époques permettent de voir que la contraction,
courbement du bas du dos naturellement ts complexe, comespond
rune forme’ peu prés constant travers les années, mais connaft de
formidables variations de qualité et de signification selon les,
périodes. Au début de Foeuvre de Grahem, dans les années trente il
‘agit d'un mouvement concentrigue, qui rassemble le corps (et qui
rest pas sans rappeler le style de Gene Kelly tel que nous Yavons
‘écrit. Dans Jes ceuvres Jes plus rérentes, est exactement le
contraire, méme si la forme reste apparemment la méme : le
‘mouvement est devenu excentrique ‘plus proche cette fois de
organisation de Fred Astaire); i s'agit pls d'une élongation, d'une
‘ouverture de Fespace qui s'incurve en s’@irant, que d'une contraction
‘au sens propre ; le nom na pas changé, mais la signification est
‘pratiquement oppasée (et prépare dj le curve de Cunningham),Lacfficulté rendire compte de ces phénoménes est la base
de toute Foeuvre de Laban, qui opposait « pensée motrice » et
««pensée en mots » (dans ses ouvrages La Maftris du mouvement et
[fort, en particulier) 1 défendait Vide que les fondements d'une
calture se jouent dans ces rapports particuliers entre tne certaine
gestion du poids et les valeurs d’expressivité, travers les flux et les
traitements de espace et du temps. Cette impuissance & saisir par
notte organisation linguistique le sens profond du mouvement Ia
amené vers faventure de son sysiéme de notation, qui s'eppuie non
sur tne métaphore linguistique, mais sur une représentation
piclographique, 1épondant analogiquement aux états de corps, non.
encore projets dans la sphére de Vinterprétation linguistique.
attention aux contenus du mouvement, sa qualité, platot
qq ses contenants (Epoque, soénographie, costumes, narration,
musique, ete), & son contour, fait jallir des corrélations, des
similituces, entre des danses qui seraient habituellement classées
dans des catégories éoignées : est bien dans le geste lui-méme que
‘organise la production du sens, Poursuivant cette idée, nous
‘pourtions rapprocher le style d’ Agrippina Vaganova avec celui de
Doris Humphrey, et apparenter une certaine tradition de YOpéra de
Paris avee Cunningham. En effet, chez les deux premiéres, il y aun
parti pris de non-frontalité par rapport au corps du danseur, une tes
‘grancle mobilité de a cage thoracique, une grande importance de ce
quion appelle Fépaulé (lgire torsion de Ja ceinture soapulaite), ce
qui donne un vértable gauchissement du plan du buste, equel va
‘tre un point fort de leur expressivté, Le bras accepte le mouvement
de'omoplate avant de se déplacer, et laisse parla échapper quelque
chose de affect qui donne notamment ce sentiment de qualité
expressive particuliére de Vécole de Vaganova, ou du Iyrisme de
Doris Humphrey.
‘Au contraire, chez. Cunningham et pour une part de Vécole
frangaise, Je corps du danseur est beaucoup plus frontal (cette
frontalité dx comps du danseur est la contreparti, chez Cunningham,
dela défrontalsation de Vespace soénique). Lomoplate est beaucoup
plus contréiée, lemouvement du brasn’est pas accompagné par celui
deYépaule, ce qui entraine une certane sobriété dans exposition du
sentiment, La cage thoracique est ainsi contrélée par le sol, & travers
le bassin, alors que chez les deux premiéres ¢est toujours le centre de
Ja cage thoracique (cher & Delsarte) qui initie Je mouvement. Ces
deux approches dans Yexpression du haut du corps vont entratner,
mposer des différences danse travail des ambes, quidévelopperont
ainsi des techniques distnctes,
‘Ainsi, est Yanalyse et Ja compréhension des contenus
dynamiques du geste qui permettent opérer des rapprochements
centre des familles esthétiques traditionnellement opposées : Ja
technique de Vagnnova sort proche, de ce point de vuc, dua travail
ddeDoris Humphrey. Nous pourtions de méme saisir un lien entre le
style de Bournonville et celui de Dominique Bagouet, quant & Ia
qualité du rapport au sol et dela liberté ces fu scapulaires. Ou, at
contrare, dans une forme apparemmentidentique de frappé de pied
aut sol, commune au Kathakali, au flamenco, ou A la fap dance,
remanque ls différences accent dans la dynamique du poids et de
Ja suspension quiidentifent, pour le spectaleus la nature partculiére
de chacune de ces danses.
Sartout, ce mode d'approche remet accent sur le travail du
danseur Ini-méme, qui conditionne pleinement la production du
sens, Iest en effet troublant de voir & quel point Phistoire nous laisse
‘nombre de traces surles costumiers les musiciens, les chorégraphes,
mais reste totalement muette sur Je danseur et son travail, son
centrafnement, ses techniques corporeles, bref, sur les fondements
réels dela danse.
Ce silence estil vraiment Je seul fait de la tradition
cessentiellement orale de Ja transmission en danse ? Ou bien ce
voile donneraitil & découvrir que la «res-publica » entraine
nnécessairement dans son sillage une certaine contrainte de la «es-
corporea»? Le danseur serait alors un héraut, témoin des
mouvements de la culture qui repose peut-éte avant fout aut plus
profond de la gendse du geste